Les Confessions (Tolstoï)/08

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 65-69).
◄  VII
IX  ►


VIII

Maintenant je suis en état d’exposer plus ou moins logiquement tous ces doutes, mais alors je n’aurais pu le faire. Je sentais seulement que malgré toute la logique et la certitude de mes conclusions sur la vanité du monde, confirmées par les plus grands penseurs, il y manquait quelque chose. Était-ce dans le raisonnement même, dans la forme de la question ? Je ne le savais pas. Mais je sentais que ma conviction raisonnable, toute parfaite qu’elle fût, ne suffisait pas. Toutes ces conclusions ne pouvaient me convaincre assez pour m’amener à faire ce qui ressortait de mes raisonnements, c’est-à-dire à me tuer. Et je mentirais si je disais que la raison seule m’empêcha de me tuer. Mon esprit travaillait, mais il y avait encore autre chose qui travaillait, quelque chose que je ne puis appeler autrement que la conscience de la vie. C’était comme une force qui m’obligeait à faire attention à ceci plutôt qu’à cela, et cette force me tira de ma situation désespérée et donna à mon intelligence une tout autre direction. Cette force m’obligeait à fixer mon attention sur ce fait que ni moi, ni des centaines d’hommes semblables à moi, nous ne sommes toute l’humanité, et que je ne connais pas encore la vie de l’humanité.

Si j’examinais le cercle étroit de mes pensées, je ne voyais que des hommes qui ne comprenaient pas la question de la vie, ou qui, la comprenant, l’étouffaient par l’ivrognerie ou mettaient fin à leurs jours, ou, par faiblesse, traînaient une vie désespérée. C’était tout ce que je voyais. Il me semblait que ce cercle étroit des savants, des riches, des oisifs, auquel j’appartenais, était toute l’humanité, et que les milliards d’autres êtres qui avaient vécu avant nous et vivaient encore n’étaient pas des hommes, mais des bêtes de somme quelconques.

Quelque étrange, incompréhensible, monstrueux, que me semble maintenant ce fait, comment ai-je pu laisser échapper, dans mon analyse de la vie, tout ce qui m’entourait de tous côtés — la vie de toute l’humanité ; — comment ai-je pu me tromper aussi ridiculement, jusqu’au point de penser que ma vie, et celle de Salomon, et de Schopenhauer, étaient la vraie vie, la vie normale, tandis que la vie de milliards d’autres êtres n’était qu’une circonstance sans importance ? Quelque étrange que cela me paraisse maintenant, je vois qu’il en a été ainsi. Dans l’orgueil de mon esprit, il me semblait indiscutable que c’était moi, avec Schopenhauer et Salomon, qui avais posé la question sur le terrain de la vérité et de l’exactitude, et qu’il ne pouvait y en avoir d’autre.

J’étais si convaincu que tous ces milliards d’êtres n’étaient pas encore arrivés à comprendre toute la profondeur de la question, qu’en cherchant le sens de la vie je ne pensai pas une seule fois : « Mais quel sens ont donc donné à leur vie ces milliards d’êtres qui vivent et qui vécurent ? » Longtemps je vécus dans cette folie particulièrement propre, non dans les paroles mais dans les actes, à nous, libéraux et savants.

C’est peut-être grâce à mon affection étrange, physique, pour le peuple ouvrier, que j’ai enfin aperçu et compris qu’il n’est point si sot que nous le pensons. Ou bien, grâce à la sincérité de ma conviction que je ne pouvais rien savoir et que le mieux à faire était de me pendre, ai-je senti que si je voulais vivre et comprendre le sens de la vie, il fallait chercher ce sens, non chez ceux qui ayant perdu le sens de la vie veulent se tuer, mais chez cette multitude d’êtres humains, qui ont vécu et vivent, qui organisent et supportent et leur vie et la nôtre.

Je me retournai donc vers les masses énormes des hommes, qui ont vécu et qui vivent, simples, ignorants, pauvres. Et je vis tout autre chose. J’ai vu que ces milliards d’hommes, qui ont vécu et qui vivent, à de très rares exceptions près ne pouvaient entrer dans ma classification. Il m’était impossible de voir en eux des hommes qui ne comprissent pas la question, puisqu’ils la posent et y répondent avec une clarté extraordinaire. Je ne pouvais non plus les ranger parmi les épicuriens, puisque leur vie comporte plus de privations et de souffrances que de plaisirs. Encore moins pouvais-je les classer dans la catégorie de ceux qui, stupidement, mettent fin à leur vie insensée, puisqu’ils s’expliquent chaque acte de leur vie et la mort elle-même, et regardent le suicide comme le mal le plus grand. Il en résultait que toute l’humanité avait une connaissance quelconque du sens de la vie, que je ne reconnaissais pas et méprisais. Il en résultait que la science raisonnée ne donnait pas le sens de la vie, mais excluait la vie, et que le sens attribué à la vie par des milliards d’hommes, par toute l’humanité, était basé sur une science quelconque, mensongère et méprisable.

La science raisonnée, en la personne des savants et des penseurs, nie le sens de la vie, tandis que d’énormes masses humaines, toute l’humanité, reconnaissent ce sens dans la science raisonnée. Et cette science raisonnée, c’est la foi, cette même foi que je ne puis accepter : Dieu un et trois ; la création en six jours ; le démon et les anges, et tout ce que je ne puis accepter à moins d’être fou !

Ma situation était affreuse. Je savais que je ne trouverais rien dans la voie de la science raisonnée, sauf la négation de la vie, et dans la foi, rien sauf la négation de la raison, ce qui était encore moins possible que la négation de la vie. D’après la science raisonnée, la vie ne peut être qu’un mal. Mais les hommes le savent, il dépend d’eux de ne pas vivre, et ils ont vécu et vivent, je vis moi-même, bien que je sache depuis longtemps que la vie est un non-sens, qu’elle est un mal. De la foi, il résulte que pour comprendre le sens de la vie je dois renoncer à la raison, à cette même raison pour laquelle le sens est nécessaire.