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Les Confessions d’un révolutionnaire/X

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X.


23 — 26 JUIN :


RÉACTION CAVAIGNAC.


Si pourtant, persistez-vous à me dire, le Gouvernement provisoire avait été composé d’éléments plus homogènes, d’hommes plus énergiques ; si Barbès et Blanqui, au lieu de se faire opposition, avaient pu s’entendre ; si les élections avaient eu lieu un mois plus tôt ; si les socialistes avaient dissimulé quelque temps leurs théories ; si…… si…… si….., etc. : avouez que les choses se fussent passées d’une toute autre manière. Le Gouvernement provisoire aurait achevé en quinze jours la Révolution ; l’Assemblée nationale, toute formée de républicains, aurait combiné, développé son œuvre, nous n’aurions eu ni 17 mars, ni 16 avril, ni 15 mai ; et vous, historien subtil, vous en seriez pour votre théorie de l’impuissance du pouvoir, et de l’incapacité révolutionnaire du gouvernement.

Raisonnons donc ; et, puisque les faits abondent, citons des faits. Le 17 mars, le 16 avril, le 15 mai ne vous ont pas convaincus : je vais vous raconter une histoire qui vous donnera à réfléchir. Mais auparavant sachons un peu ce que c’est que l’histoire.

Il y a deux manières d’étudier l’histoire : l’une que j’appellerai la méthode providentielle, l’autre qui est la méthode philosophique.

La première consiste à rapporter la cause des événements, soit à une volonté supérieure dirigeant de haut le cours des choses, et qui est Dieu ; soit à une volonté humaine momentanément placée de manière à agir sur les événements par son libre arbitre, comme Dieu. Cette méthode n’exclut pas absolument tout dessein, toute préméditation systématique dans l’histoire : mais ce dessein n’a rien de nécessaire, il pourrait être à chaque instant révoqué au gré de son auteur ; il dépend entièrement de la détermination des personnages, et de la volonté souveraine de Dieu. De même que Dieu, suivant les théologiens, aurait pu créer une infinité de mondes différents du monde actuel ; de même la Providence aurait pu diriger le cours des événements d’une infinité d’autres manières. Si, par exemple, Alexandre le Grand, au lieu de mourir à trente-deux ans, avait vécu jusqu’à soixante ; si César avait été vaincu à Pharsale ; si Constantin n’était pas allé s’établir à Bysance ; si Charlemagne n’eût pas fondé ou consolidé le pouvoir temporel des papes ; si la Bastille ne s’était pas laissé prendre le 14 juillet, ou qu’un détachement de grenadiers eût chassé du Jeu de paume les représentants du peuple, comme firent ceux de Bonaparte à Saint-Cloud, n’est-il pas vrai, demande l’historien providentiel, que la civilisation aurait pris un autre cours, que le catholicisme n’aurait pas eu le même caractère, et qu’Henri V ou Louis XVII serait roi ?

On voit qu’au fond cette théorie n’est pas autre chose que celle du hasard. Ce que le croyant nomme Providence, le sceptique l’appelle Fortune : c’est tout un. Morey et Alibaud, croyant par le régicide hâter le triomphe de la démocratie ; Bossuet, rapportant l’histoire universelle à l’établissement de l’Église catholique, apostolique et romaine, étaient de la même école. En fait de science historique, il n’y a pas de différence entre le pyrrhonisme absolu et la plus profonde superstition. Cette politique du dernier règne, sans système malgré son pompeux verbiage, politique de bascule et d’expédients, vaut, au fond, autant que celle de Grégoire VII. C’était une routine qui suivait, comme le catholicisme, son développement dans une cécité profonde, et sans savoir où elle aboutirait.

La méthode philosophique, tout en reconnaissant que les faits particuliers n’ont rien de fatal, qu’ils peuvent varier à l’infini, au gré des volontés qui les produisent, les considère tous cependant comme dépendant de lois générales, inhérentes à la nature et à l’humanité. Ces lois sont la pensée éternelle, invariable de l’histoire : quant aux faits qui les traduisent, ils sont, comme les caractères d’écriture qui peignent la parole, comme les vocables qui expriment les idées, le côté arbitraire de l’histoire. Ils pourraient être indéfiniment changés, sans que la pensée immanente qu’ils couvrent en souffrît.

Ainsi, pour répondre à l’objection qui m’est faite, il était possible que le Gouvernement provisoire fût composé d’autres hommes ; que Louis Blanc n’en fît point partie ; que Barbès et Blanqui ne vinssent pas compliquer de leur influence rivale une situation déjà si complexe ; que la majorité de l’Assemblée nationale fût plus démocrate : tout cela, dis-je, et bien d’autres choses encore étaient possibles ; les événements auraient été tout différents de ce que nous les avons vus : là est le côté accidentel, factice, de l’histoire.

Mais la série révolutionnaire au milieu de laquelle le monde moderne est engagé, série qui résulte elle-même des conditions de l’esprit humain, étant donnée, plus un préjugé, admis par tout le monde et combattu en même temps par tout le monde, d’après lequel c’est à l’autorité constituée sur la nation de prendre l’initiative des réformes et de diriger le mouvement, je dis que les événements qui devaient s’en déduire, quels qu’ils fussent, heureux ou malheureux, ne pouvaient être que l’expression de la lutte qui s’engagerait fatalement entre la tradition et la Révolution.

Tous les incidents auxquels nous avons assisté depuis février tirent leur signification de cette double donnée. D’un côté, une révolution économique et sociale, qui vient, si j’ose ainsi dire, à heure militaire, s’imposer à la suite de vingt révolutions antérieures, politiques, philosophiques, religieuses ; de l’autre, la foi au pouvoir, qui dénature à l’instant cette Révolution, en la présentant sous une physionomie antilibérale et absurde. Encore une fois, la Révolution de février pouvait avoir une autre péripétie, d’autres acteurs, des rôles ou des motifs différents. Le spectacle, au lieu d’être une tragédie, pouvait n’être qu’un mélodrame : le sens, la moralité de la pièce restait le même.

D’après cette conception philosophique de l’histoire, les faits généraux se classent, s’engendrent l’un l’autre avec une rigueur de déduction que rien dans les sciences positives ne surpasse ; et comme il est possible à la raison d’en donner la philosophie, il est possible à la prudence humaine d’en diriger le cours. Dans la théorie providentielle, au contraire, l’histoire n’est plus qu’un imbroglio romanesque, sans principe, sans raison, sans but ; un argument pour la superstition comme pour l’athéisme, le scandale de l’esprit et de la conscience.

Ce qui entretient la foi à la Providence est la confusion involontaire des lois de la société avec les accidents qui en forment la mise en scène. Le vulgaire, apercevant une certaine logique dans les faits généraux, et rapportant à la même source les faits de détail, dont il ne découvre ni le but ni la nécessité, puisqu’en effet cette nécessité n’existe pas, en conclut une Volonté providentielle qui règle souverainement les petites choses comme les plus grandes, le contingent et le nécessaire, comme dit l’école : ce qui est tout simplement une contradiction. Pour nous, la Providence en histoire est la même chose que la révélation surnaturelle en philosophie, l’arbitraire dans le gouvernement, l’abus dans la propriété.

On va voir, dans l’événement que j’ai à raconter, tandis que la démocratie, d’une part, et le parti conservateur, de l’autre, obéissant aux mêmes passions, s’efforcent avec une ardeur égale d’exercer sur les événements une pression favorable à leurs idées, l’histoire se dérouler suivant ses lois propres avec la précision d’un syllogisme.

Le Gouvernement provisoire avait garanti, de la manière la plus formelle, le droit au travail. Cette garantie, il l’avait donnée en vertu de sa prétendue initiative, et le peuple l’avait acceptée comme telle. L’engagement avait été pris de part et d’autre de bonne foi. Combien d’hommes en France, au 24 février, même parmi les adversaires les plus acharnés du socialisme, croyaient impossible à un État aussi fortement organisé que le nôtre, aussi abondamment pourvu de ressources, d’assurer de l’ouvrage à quelques centaines de mille travailleurs ? aucun. La chose paraissait si facile, si simple ; la conviction à cet égard était si générale, que les plus réfractaires au nouvel ordre de choses se fussent trouvés heureux de terminer à ce prix la Révolution. D’ailleurs, il n’y avait pas à marchander : le peuple était maître, et quand, après avoir porté le poids du jour et de la chaleur, il ne demandait pour honoraires de sa souveraineté que de travailler encore, le peuple pouvait à juste titre passer pour le plus juste des rois et le plus modéré des conquérants.

Trois mois avaient été donnés au Gouvernement provisoire pour faire honneur à son obligation. Les trois mois s’étaient écoulés, et le travail n’était pas venu. La manifestation du 15 mai ayant apporté quelque désordre dans les relations, la traite tirée par le peuple sur le gouvernement avait été renouvelée ; mais l’échéance approchait, sans que rien donnât lieu de croire que la traite serait payée.

— Faites-nous travailler vous-mêmes, avaient dit les ouvriers au gouvernement, si les entrepreneurs ne peuvent reprendre leur fabrication.

À cette proposition des ouvriers, le gouvernement opposait une triple fin de non-recevoir.

— Je n’ai point d’argent, disait-il, et par conséquent je ne puis vous assurer des salaires.

Je n’ai que faire pour moi-même de vos produits, et je ne saurais à qui les vendre.

Et quand bien même je les pourrais vendre, cela ne m’avancerait absolument de rien, parce que, par ma concurrence, l’industrie libre se trouvant arrêtée me renverrait ses travailleurs.

— En ce cas, chargez-vous de toute l’industrie, de tous les transports, de l’agriculture même, reprenaient les ouvriers.

— Je ne le puis, répliquait le gouvernement. Un pareil régime serait la communauté, la servitude absolue et universelle, contre laquelle proteste l’immense majorité des citoyens. Elle l’a prouvé le 17 mars, le 16 avril, le 15 mai ; elle l’a prouvé en nous envoyant une assemblée composée aux neuf dixièmes de partisans de la libre concurrence, du libre commerce, de la libre et indépendante propriété. Que voulez-vous que je fasse contre la volonté de 35 millions de citoyens, contre la vôtre, ô malheureux ouvriers, qui m’avez sauvé de la dictature le 17 mars ?

— Faites-nous donc crédit, avancez-nous des capitaux, organisez la commandite de l’État.

— Vous n’avez point de gage à m’offrir, observait le gouvernement. Et puis je vous l’ai dit, tout le monde le sait, je n’ai point d’argent.

C’est à l’État de donner crédit y non de le recevoir ! on nous l’a dit, et nous ne l’avons point oublié. Créez un papier-monnaie ; nous l’acceptons d’avance et le ferons recevoir aux autres.

— Cours forcé ! assignats ! répondait avec désespoir le gouvernement. Je puis bien forcer le paiement, mais je ne puis forcer la vente ; votre papier-monnaie tombera en trois mois sous la dépréciation, et votre misère sera pire.

— La Révolution de Février ne signifie donc rien ! se dirent avec inquiétude les ouvriers. Faut-il que nous mourrions encore pour l’avoir faite ?

Le Gouvernement provisoire, ne pouvant ni organiser le travail, ni donner crédit, du reste routinier comme tous les gouvernements, avait espéré qu’avec du temps et de l’ordre il ramènerait la confiance, que le travail se rétablirait de lui-même ; qu’il suffirait en attendant d’offrir aux masses ouvrières, qu’on ne pouvait abandonner à leur détresse, une subvention alimentaire.

Telle fut la pensée des ateliers nationaux, pensée toute d’humanité et de bon désir, mais éclatant aveu d’impuissance. Il eût été pénible, dangereux peut-être, de dire brusquement à ces hommes qui avaient cru un moment à leur prochaine émancipation, de retourner à leurs ateliers, de solliciter de nouveau la bienveillance de leurs patrons : cela eût été pris pour une trahison envers le peuple, et jusqu’au 15 mai, s’il n’était pas gouvernement, le peuple était roi. Mais d’un autre côté le Gouvernement provisoire s’était bientôt aperçu qu’une rénovation économique, telle qu’il l’eût fallu pour donner satisfaction au peuple, n’était point affaire d’État. Il avait éprouvé que la nation répugnait à cette méthode révolutionnaire ; il sentait de plus en plus que ce qu’on lui avait proposé sous le nom d’organisation du travail, et qu’on avait cru si facile, lui était interdit. Ne voyant pas d’issue à ce labyrinthe, il avait pris le parti de rester dans l’expectative, et, en même temps qu’il provoquerait de son mieux la reprise des affaires, de nourrir les ouvriers sans travail, ce dont personne assurément ne pouvait lui faire un crime.

Mais, ici encore, le gouvernement se berçait de la plus fatale illusion.

Le parti doctrinaire, rallié au parti absolutiste, parlait haut depuis la débâcle du 15 mai. C’était lui qui régentait le gouvernement et l’Assemblée, et qui, de la tribune et par ses journaux, donnait le mot d’ordre à la France, républicaine si vous voulez, mais surtout conservatrice. Pendant que les démocrates, à force de serrer le pouvoir, étaient en train de le précipiter, les doctrinaires, poussés par les jésuites, s’apprêtaient à le ressaisir. L’occasion se montrant favorable, ils ne pouvaient la laisser échapper.

Les adversaires du gouvernement prétendirent donc que le rétablissement de l’ordre, et par suite le retour de la confiance, était incompatible avec l’existence des ateliers nationaux ; que si l’on voulait sérieusement faire renaître le travail, il fallait commencer par dissoudre ces ateliers. En sorte que le gouvernement se trouvait enlacé d’un double cercle, acculé en face d’impossibilités géminées, soit qu’il voulût procurer du travail aux ouvriers, ou seulement leur donner crédit, soit qu’il désirât les renvoyer chez eux, ou se décidât pour un temps à les nourrir.

La réaction se montrait d’autant plus intraitable, qu’elle pensait, non sans raison, que les ateliers nationaux, comptant alors plus de 100,000 hommes, étaient le boulevard du Socialisme ; que cette armée une fois dispersée, on aurait bon marché et de la démocratie, et de la commission exécutive ; peut-être pensaient-ils qu’on pourrait, avant de discuter la Constitution, en finir avec la République. La partie était belle : ils étaient décidés à suivre leur chance, et à profiter de leur fortune. Ces hommes, si chatouilleux à l’endroit de la banqueroute quand il s’agit de leurs rentes, étaient prêts à violer la promesse faite au nom du pays par le Gouvernement provisoire, à faire banqueroute aux ouvriers du travail qui leur avait été garanti, et, au besoin, à soutenir cette banqueroute par la force.

Telle était donc la situation :

Comme prix de la Révolution de février, et en conséquence de l’opinion que l’on avait de la qualité du pouvoir, il avait été convenu entre le Gouvernement provisoire et le peuple, que celui-ci se démettait de sa souveraineté, et qu’en prenant le pouvoir, le Gouvernement s’engageait à garantir, sous trois mois, le travail.

L’exécution du traité étant impossible, l’Assemblée nationale refusait d’y souscrire.

De deux choses l’une : ou il interviendrait une transaction ; ou bien, si les deux partis s’obstinaient, il y aurait une catastrophe.

Aux uns l’humanité, le respect de la foi jurée, le soin de la paix ; aux autres les embarras financiers de la République, les difficultés de la question, l’incompétence démontrée du pouvoir, commandaient de se prêter à un accommodement. C’est ce qui fut compris du côté des ateliers nationaux, représentés par leurs délégués, mais surtout par leur nouveau directeur Lalanne et par le ministre des travaux publics Trélat, qui dans ces jours déplorables se conduisit en homme de cœur, et fit son devoir.

Comme cette partie des faits relatifs à l’insurrection de juin est restée jusqu’ici fort obscure, que le Rapport d’enquête sur les affaires de juin n’a eu garde d’en faire mention, et que là pourtant se révèlent tout à la fois, pour la grande majorité des ouvriers, la cause ; pour un petit nombre, embauchés par les agents royalistes et bonapartistes, l’occasion et le prétexte de ces sanglantes journées, j’entrerai dans quelques détails. Il faut que le peuple connaisse à quels ennemis il avait affaire et comment s’escamotent les révolutions ; il faut que la bourgeoisie sache à son tour comment on exploite ses terreurs, et quels intrigants font servir ses sentiments de loyale modération à leur politique exécrable. Les principaux renseignements m’ont été fournis par M. Lalanne lui-même, qui m’a témoigné, à cette occasion, une complaisance dont je ne saurais trop ici le remercier.

Le Commission exécutive venait de constituer un ministère. Le 12 mai, Trélat est appelé aux travaux publiés, département auquel incombait la charge des ateliers nationaux. Il aperçoit immédiatement les dangers de la situation, et cherche sans retard les moyens d’y parer. Dès le 17, malgré le trouble apporté par la journée du 15, il institue une commission qu’il charge de lui faire un rapport sur les ateliers nationaux, et de lui proposer une solution. Le lendemain 18, cette commission se réunit ; elle délibère sans désemparer pendant la journée entière. Le rapport est rédigé dans la nuit suivante, lu à la commission dans la matinée du 19, discuté et arrêté dans cette seconde séance, copié et remis sur-le-champ au ministre. Après en avoir entendu la lecture, Trélat déclare qu’il en adopte toutes les conclusions, donne ordre de le faire imprimer de suite ; et dès le 20, à deux heures, l’imprimerie nationale avait tiré les 1,200 exemplaires destinés à l’Assemblée constituante et aux principales administrations. La distribution devait avoir lieu le jour même.

Tout à coup l’ordre est donné de surseoir à la distribution ; pas un exemplaire ne doit sortir du cabinet du ministre, la Commission exécutive en a ainsi décidé. Elle craint que les conclusions du Rapport, que certains principes qui y sont exprimés, le droit au travail entre autres, ne soulèvent dans l’Assemblée nationale une opposition violente. Depuis le 15 mai, des passions hostiles commencent à se faire jour : il ne faut pas leur donner un prétexte d’éclater. Ainsi, quand l’audace pouvait seule la sauver, la Commission exécutive s’abandonnait à la peur : l’heure de sa retraite avait sonné.

Arrêté dès le début dans la voie de réforme à la fois prudente et radicale où il s’engageait, le ministre ne se rebute pas. Il cherche au moins à extirper les abus les plus criants parmi ceux que la Commission lui a signalés ; mais il ne reçoit du jeune directeur qui avait présidé dès l’origine à la création des ateliers nationaux que des promesses non suivies d’effet. On eût dit qu’un fatal génie s’acharnait à aggraver le mal, en même temps qu’il en empêchait le remède. Quelques jours se perdent ainsi en efforts inutiles. Trélat veut vaincre l’inertie qu’il rencontre, donner plus d’autorité à ses ordres, s’entourer de plus de lumières ; dans ce but, il reconstitue la Commission et y fait entrer les administrateurs expérimentés qui représentent divers départements ministériels. Cette Commission se réunit le 26 mai, sous la présidence du ministre ; elle appelle le directeur, et reconnaît bientôt qu’elle n’a rien à attendre de lui. Il est remplacé le jour même.

De ce moment, la Commission des ateliers nationaux s’établit en permanence ; elle reprend une à une, modifie, étend ou restreint les propositions qui faisaient l’objet du premier rapport. D’abord elle s’occupe de la réforme des abus ; elle réduit les bureaux qui avaient pris un développement excessif ; remplace le travail à la journée par le travail à la tâche ; organise, avec le concours des autorités municipales, un contrôle, et du premier coup reconnaît que sur 120,000 noms inscrits, 25,000 doivent être rayés pour double ou triple emploi. Mais toutes ces mesures sont de pure répression ; il ne s’agit pas de réduire peu à peu les cadres de cette grande armée, il faut pourvoir au travail des hommes que l’on congédie : la commission le sent, et c’est l’objet de son incessante préoccupation.

Elle présente successivement au ministre des propositions spéciales de nature à rassurer les travailleurs sur les intentions du pouvoir. Des encouragements aux associations ouvrières, la colonisation algérienne sur une vaste échelle, une loi sur les prud’hommes, l’organisation d’un système de caisses de retraite et d’assistance, telle est la part qu’elle propose de faire aux légitimes exigences de la classe ouvrière. Des primes à l’exportation, des avances sur les salaires, des commandes directes, une garantie sur certains objets manufacturés, sont les mesures qu’elle indique en faveur des commerçants et des industriels. Le bourgeois et l’ouvrier avaient part égale à la sollicitude de la commission : comme dans sa pensée leurs intérêts étaient solidaires, elle ne les séparait point dans ses projets d’encouragement et de crédit. Elle évalue à 200 millions la dépense totale à répartir entre les divers départements ministériels ; mais elle est convaincue qu’il s’agit là d’une dépense productive, d’une charge apparente et non réelle, beaucoup moins lourde pour le pays que les conséquences d’un plus long chômage.

Trélat adopte pleinement ces vues. Il ne s’agissait plus là, en effet, ni de communisme, ni d’organisation égalitaire, ni de mainmise universelle de l’État sur le travail et les propriétés. Il s’agissait simplement de revenir au statu quo, de rentrer dans l’ornière, d’où la secousse de février nous avait fait sortir. Trélat cherche à faire pénétrer ces idées dans les commissions de l’Assemblée nationale ; mais en vain. On objecte la pénurie du Trésor ; et l’on ne veut pas voir qu’il s’agit de sauver le Trésor lui-même, en lui rendant, par une large distribution de crédit, ses recettes anéanties. On affecte de ne pas comprendre que les sacrifices faits au travail profitent moins encore à l’ouvrier qu’au patron, et qu’après tout la bourgeoisie est encore la partie la plus intéressée à cette reprise tutélaire du travail. — « 200 millions pour licencier une armée de 100,000 hommes, s’écriait M. le baron calculateur Charles Dupin ! » Comme si les 100,000 hommes des ateliers nationaux n’avaient pas été une minime fraction de la classe travailleuse alors sans ouvrage ! Ah ! si au lieu des travailleurs, il avait été question d’une compagnie de chemin de fer !... — « 200 millions ! c’est bien cher ? Ce serait une honte d’admettre que, pour conserver la paix publique, il fallût payer à chacun de vos 100,000 ouvriers une prime de 2,000 fr. Nous n’y consentirons jamais. Tout au plus pourrait-on, en prononçant la dissolution immédiate, donner à chaque homme le salaire de trois mois, soit 100 fr., en tout 10 millions, ce qui est loin de 200. Avec cette avance, les ouvriers se retireraient sans doute satisfaits. »

Et dans trois mois ?... demandait le directeur Lalanne.

Mais il s’agissait bien de raisonner, vraiment ! Des clameurs s’élèvent contre tout projet de nature à ménager les transitions ; on veut en finir. On le dit tout bas d’abord, et l’on se contente prudemment de faire aux actes du gouvernement une sourde opposition. Mais bientôt on s’enhardit, on se décide à courir les chances d’une lutte terrible. Cette voix qui répète incessamment qu’il faut en finir, et qui s’échappe à travers les portes des bureaux de l’Assemblée, porte dans les masses le trouble et l’exaspération. Et cependant les ouvriers, bien éloignés déjà de cette époque où ils assignaient un terme de trois mois à l’organisation agricole-industrielle, consentaient tous à rentrer chez leurs patrons, avec la seule garantie que leur donnait la nouvelle loi sur les prud’hommes, votée sous l’initiative de Flocon, alors ministre du commerce. — Du travail ! un travail utile ! tel était le cri que d’une voix unanime poussèrent pendant tout le cours du mois de juin plus de cent mille hommes. — Oui, s’écriait Trélat, dans une des plus belles inspirations dont ait retenti la tribune française, il faut que l’Assemblée nationale décrète le travail, comme autrefois la Convention décréta la victoire ! Ce noble langage excite le sourire des malthusiens. En vain, d’accord avec le ministre, le directeur Lalanne vient annoncer, le 18 juin, à une commission de l’Assemblée, et le 20, au Comité du travail, que l’on touche à une catastrophe ; les oreilles restent sourdes à la vérité, les yeux se ferment à la lumière. Le sort était jeté ! La dissolution est résolue ; elle s’exécutera, coûte que coûte. À la séance du 23 juin, le citoyen de Falloux vient lire le rapport qui conclut au renvoi immédiat des ouvriers, moyennant une indemnité de chômage de trois millions, soit par homme environ trente francs !... Trente francs, pour avoir fondé la République ! Trente francs pour la rançon du monopole ! Trente francs en échange d’une éternité de misère ! Cela rappelle les trente deniers payés à Judas pour le sang de Jésus-Christ ! À cette offre de trente francs, les ouvriers répondent par des barricades.

J’ai dit ce qui fut fait du côté des ateliers nationaux pour arriver à une conclusion pacifique. Je vais, historien fidèle, donner la contre-partie de ce récit, afin que le lecteur sache quelles ont été de part et d’autre les intentions, quelle part de responsabilité revient à chacun dans ce lugubre drame.

Tous mes documents sont extraits du Moniteur.

Pressé d’en finir, le gouvernement, par une décision ministérielle, avait d’abord offert aux ouvriers de 17 à 25 ans l’alternative, ou de contracter des engagements dans l’armée, ou, sur leur refus, de se voir exclus des ateliers nationaux. — La famine ou l’esclavage : voilà comment les doctrinaires entendaient procéder à la dissolution des ateliers nationaux.

Le 21 juin, la Commission exécutive donne des ordres pour que les enrôlements commencent de suite. « Le public et les ouvriers eux-mêmes, dit le Moniteur, verront avec plaisir que par cette mesure on commence enfin la solution de cette grave question. Les ateliers nationaux ont été une nécessité inévitable pour quelque temps : maintenant ils sont un obstacle au rétablissement de l’industrie et du travail. Il importe donc, dans l’intérêt le plus pressant des ouvriers eux-mêmes, que les ateliers soient dissous ; et nous sommes persuadés que les travailleurs le comprendront sans peine, grâce au bon sens et au patriotisme intelligent dont ils ont fait preuve si souvent. »

Le 22 juin, le gouvernement informe les ouvriers que, dans l’état de la législation, les engagements ne peuvent être contractés qu’à dix-huit ans ; mais que, pour faciliter la dissolution des ateliers nationaux, un projet de décret, en ce moment soumis à l’Assemblée nationale, abaisse à dix-sept ans la limite de l’âge requis pour l’enrôlement volontaire.

L’âge de l’apprentissage devenu l’âge de la conscription ! quelle touchante sollicitude ! quel commentaire à la théorie de Malthus !

Tandis que la Commission exécutive vaque à ces soins urgents, que le Comité des travailleurs s’ensevelit dans les enquêtes, les rapports, les discussions, les projets, la réaction jésuitique harcèle le ministre des travaux publics, épouvante l’Assemblée nationale sur les conséquences communistes du rachat des chemins de fer, montre partout la main de l’État prête à s’emparer du travail libre et des propriétés. M. de Montalembert, avec l’à-propos le plus perfide, cite le passage suivant du journal la République, écrit sous l’inspiration de la théorie d’initiative gouvernementale qui dominait alors :

« Nous ne chercherons pas à tourner la difficulté ; on ne gagne rien à ruser avec les gens d’affaires... Oui, c’est de la question de votre propriété et de votre société qu’il s’agit ; oui, il s’agit de substituer la propriété légitime à la propriété usurpée, la société entre tous les membres de la famille humaine et de la cité politique, à la cité des loups contre les loups, qui fait l’objet de vos regrets. Oui, la remise du domaine public de la circulation à l’État, que vous avez dépossédé, est le premier anneau de la chaîne des questions sociales que la Révolution de 1848 retient dans les plis de sa robe virile. »

Mais, honnête jésuite, prenez pour l’exécution et l’exploitation des chemins de fer tel système que vous voudrez, pourvu que le pays ne soit pas volé, que les transports se fassent à bas prix, que les ouvriers travaillent ; et laissez la République avec la Gazette et le Constitutionnel !...

Mais c’est dans la séance du 23 juin, où chaque discours, chaque phrase qui tombe de la tribune, vous fait entendre le ronflement du canon et le roulement de la fusillade, qu’il faut suivre le complot de la coalition jésuitico-juste-milieu.

La séance débute par un bulletin militaire. Le président informe l’Assemblée que la garde républicaine, marchant avec la garde nationale, vient d’enlever deux barricades rue Planche-Mibray, et que la troupe de ligne a fait plusieurs feux de peloton sur les boulevards.

Après cette communication, le citoyen Bineau demande la parole pour une motion d’ordre. La veille, à l’issue de la séance, le ministre des travaux publics avait présenté une demande de crédit de 6 millions pour les travaux à exécuter sur le chemin de fer de Châlon à Lyon, aux environs de Collonge. C’est qu’à Lyon comme à Paris, il y avait des masses ouvrières qui demandaient du travail ; et le ministre n’avait pu faire mieux que de les employer sur cette ligne, dont l’exécution était arrêtée définitivement. Or, le citoyen Bineau venait objecter que le crédit ne pouvait pas être alloué, attendu que la loi de rachat n’étant pas votée, il serait irrégulier de commencer les travaux avant d’avoir alloué le crédit.

Trélat se récrie qu’il ne peut concevoir une telle opposition, puisque, si le rachat n’est pas voté, la compagnie devra rembourser le montant des travaux ; et qu’en conséquence rien n’empêche d’occuper toujours sur ce point les ouvriers. Toutefois, sur la motion du citoyen Duclerc, ministre des finances, la discussion du projet de crédit est ajournée.

L’incident vidé, Flocon, ministre du commerce et de l’agriculture, monte à la tribune. Il parle de la gravité des événements, il dit que le gouvernement est à son poste ; et, croyant sans doute retenir les masses insurgées en jetant le déshonneur sur l’insurrection, il déclare, bien haut, dit-il, afin que du dehors on l’entende, que les agitateurs n’ont d’autre drapeau que celui du désordre, et que derrière eux se cache plus d’un prétendant, appuyé par l’étranger. Il supplie, en conséquence, tous les bons républicains de se séparer de la cause du despotisme.

Cette politique malheureuse ne réussit qu’à enflammer les gardes nationaux sans apaiser les ouvriers, et à rendre la répression plus impitoyable.

La lutte engagée, on ne pouvait reculer. M. de Falloux choisit cet instant pour déposer sur la tribune le rapport relatif à la dissolution des ateliers nationaux, rapport dont les conclusions étaient, ainsi que nous l’avons vu, connues depuis deux jours des ouvriers. On peut dire de celui-là qu’il alluma la mèche incendiaire qui produisit la conflagration de juin. En vain, le citoyen Raynal s’oppose à la lecture du rapport : Je ne crois pas, s’écrie-t-il, qu’il y ait opportunité dans le moment actuel. — De toutes parts : Lisez ! lisez !

Et M. de Falloux donne lecture.

Corbon fait observer que le Comité des travailleurs, tout en étant d’avis de la dissolution, avait cependant reconnu que l’on ne devait y procéder qu’après avoir donné aux ouvriers les garanties auxquelles ils avaient droit ; que le Comité avait préparé à cette fin un décret, dont il fait connaître les dispositions. Le décret est désavoué.

Ici, la discussion est de nouveau interrompue par une communication du président sur les faits d’armes qui se passent au dehors. Il annonce que la fusillade est engagée sur les boulevards ; que les barricades s’élèvent dans la cité ; qu’une femme du peuple a été blessée à l’épaule. Tout Paris est en armes !

À ces mots, Creton, que rien n’arrête, demande la parole pour faire déclarer l’urgence d’une proposition ainsi conçue :

« La Commission exécutive déposera dans le plus bref délai possible l’état détaillé de toutes les recettes et de toutes les dépenses effectuées pendant les cent vingt-sept jours écoulés depuis le 24 février jusqu’au 1er juillet 1848. »

C’était le procès fait au Gouvernement provisoire et à la Commission exécutive. Pendant qu’on la forçait de licencier les ateliers nationaux, le seul appui qui lui restât ; pendant que, pour plaire à ses ennemis, elle fusillait dans la rue ses propres soldats, et que chacun de ses membres exposait sa vie sur les barricades, on la traduisait à la barre, on lui demandait ses comptes. Point de temps perdu pour les hommes de Dieu : la Providence les protège. L’urgence est accordée.

La discussion du projet de rachat des chemins de fer est alors reprise. Le citoyen Jobez à la parole.

« Quelle que soit la gravité des circonstances, je pense que la discussion doit subir les phases qu’elle aurait suivies dans un moment de calme et de paix... Partisan décidé de l’exécution des grands travaux publics par l’État, je viens pourtant combattre le projet de rachat qui vous est présenté, et appuyer les conclusions de votre commission des finances. »

Et pourquoi ce jeune représentant, l’un des plus honnêtes et des plus modérés de tous les républicains du lendemain, vient-il abjurer son opinion avec tant d’éclat ?

Ah ! c’est que le Gouvernement avait fait entendre qu’il comptait sur l’adoption du projet de rachat des chemins de fer pour donner un travail utile aux ouvriers, et qu’en ôtant au Gouvernement cette ressource, on prenait entre deux feux la Révolution. Les ouvriers demandent du travail ! Non, point de travail, dit Jobez, dont la pensée répond à celle de Bineau.

« Depuis la réunion de l’Assemblée, continue-t-il, toutes les fois qu’on parle des ateliers nationaux, on vous répond par le rachat des chemins de fer. Et lorsqu’on dit : Mais sans ce rachat vous avez 311 millions de travaux à exécuter, portez-y tout ou partie des ateliers nationaux ; on répond : Donnez-nous la loi de rachat. Les arguments sont toujours les mêmes ; et, par une coïncidence singulière, il se trouve que ce recensement des ateliers nationaux demandé depuis la réunion de l’Assemblée n’est pas encore accompli, et que les travaux qui ont été choisis sont tous à la porte de Paris. »

Pure chicane. Il ne s’agissait pas des travaux que le Gouvernement avait à exécuter, il en a pour plusieurs milliards ; mais des sommes qu’il y pouvait mettre. Or, il croyait que la loi de rachat des chemins de fer devant lui procurer et plus d’argent et surtout plus de crédit, cette loi était éminemment favorable à l’occupation des ouvriers.

Le 17 mars, le peuple avait demandé au Gouvernement provisoire l’éloignement des troupes, et n’avait pu l’obtenir. Le 23 juin, la réaction impose à la Commission exécutive la dispersion des ateliers nationaux, c’est-à-dire l’éloignement du peuple ; il est accordé sur-le-champ. Il y a toute une révélation dans ce rapprochement.

À peine le citoyen Jobez est descendu de la tribune, que le ministre de la guerre, général Cavaignac, y monte pour donner de nouveaux renseignements sur l’insurrection. L’émeute est chassée des faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin ; elle n’occupe plus que les quartiers Saint-Jacques et Saint-Antoine. La garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, la ligne enfin (car toutes les forces dont le pouvoir dispose étaient alors réunies contre le peuple), sont animées du meilleur esprit.

Ainsi, c’était à coups de fusil que l’Assemblée nationale payait la dette du Gouvernement provisoire ! Eh bien ! je le demande : quels furent les plus coupables, des insurgés de mars, d’avril, de mai, ou des provocateurs de juin ? de ceux qui sollicitèrent le Gouvernement, afin d’en obtenir du travail, ou de ceux qui lui firent dépenser 2,500,000 cartouches pour le refuser ?

Mais qu’aurait pu le canon contre l’innocence, s’il n’avait eu le renfort de la calomnie ? À cette même heure où le général Cavaignac faisait part à l’Assemblée de ses dispositions stratégiques, le maire de Paris, A. Marrast, écrivait aux municipalités des douze arrondissements la circulaire suivante : on dirait un édit de Dioclétien.


« Paris, 23 juin 1848, trois heures après-midi................................

« Citoyen Maire,

« Vous êtes témoin depuis ce matin des efforts tentés par un petit nombre de turbulents pour jeter au sein de la population les plus vives alarmes.

« Les ennemis de la République prennent tous les masques ; ils exploitent tous les malheurs, toutes les difficultés produites par les événements. » — (Qui donc exploitait la difficulté, si ce n’est ceux-là même qui affectaient de s’en plaindre le plus ?) — « Des agents étrangers se joignent à eux, les excitent et les payent. Ce n’est pas seulement la guerre civile qu’ils voudraient allumer parmi nous ; c’est le pillage, la désorganisation sociale, c’est la ruine de la France qu’ils préparent, et l’on devine dans quel but.

« Paris est le siége principal de ces infâmes intrigues ; Paris ne deviendra pas la capitale du désordre. Que la garde nationale, qui est la première gardienne de la paix publique et des propriétés, comprenne bien que c’est d’elle surtout qu’il s’agit, de ses intérêts, de son crédit, de son honneur. Si elle s’abandonnait, c’est la patrie entière qu’elle livrerait à tous les hasards ; ce sont les familles et les propriétés qu’elle laisserait exposées aux calamités les plus affreuses.

« Les troupes de la garnison sont sous les armes, nombreuses et parfaitement disposées. Que les gardes nationaux se placent dans leurs quartiers, aux bords des rues. L’autorité fera son devoir : que la garde nationale fasse le sien. »


La proclamation de Senard est plus furieuse encore. Je n’en citerai que ces paroles :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ils ne demandent pas la République ! Elle est proclamée.

« Le suffrage universel ! Il a été pleinement admis et pratiqué.

« Que veulent-ils donc ? On le sait maintenant : ils veulent l’anarchie, l’incendie, le pillage !... »

Jamais complot fut-il suivi avec une plus implacable persévérance ? Jamais la famine et la guerre civile furent-elles exploitées avec une habileté plus scélérate ? Et pourtant on se tromperait, si l’on croyait que j’accuse tous ces hommes d’avoir voulu, pour un intérêt de coterie, la misère et le massacre de cent mille de leurs frères. Il n’y a dans tout ceci qu’une pensée collective qui se développe avec d’autant plus d’acharnement que chacun de ceux qui l’expriment à moins conscience de son funeste rôle, et qu’usant de son droit d’initiative, il ne peut subir la responsabilité de ses paroles. Les individus sont susceptibles de clémence ; les partis sont impitoyables. L’esprit de conciliation avait été grand du côté des ateliers nationaux : c’est qu’ils étaient organisés, qu’il y avait des hommes parlant en leur nom et répondant pour eux, Trélat et Lalanne. Le parti réactionnaire, livré à ses fanatiques instincts, ne voulait rien entendre, parce qu’il n’était pas représenté et qu’il agissait sans répondant. Voulez-vous, dans une lutte politique, assassiner votre adversaire, sans encourir l’odieux du crime ? Point de délibération, et le scrutin secret.

Après Cavaignac, Garnier-Pagès, l’âme égarée, la voix pleine de sanglots, vient porter à son comble l’exaltation réactionnaire. — Il faut en finir ! s’écrie-t-il (Oui ! oui !) ; il faut en finir avec les agitateurs ! (Oui ! oui ! bravo ! bravo !)

Le citoyen Bonjean propose qu’une commission soit nommée pour marcher avec la garde nationale et les troupes, et mourir s’il le faut, à leur tête, pour la défense de l’ordre ! La motion est accueillie avec transport.

Mauguin demande que l’Assemblée se constitue en permanence. Adopté. Les rapports se croisent, les nouvelles du champ de bataille deviennent de plus en plus graves. Considérant propose d’adresser une proclamation aux ouvriers, afin de les rassurer sur leur sort, et de mettre un terme à cette guerre fratricide. Mais les partis sont impitoyables. On ne veut point de réconciliation ; on ne permet pas même à l’auteur de la proposition d’en donner lecture. Elle est écartée par la question préalable. « Notre devoir est de rester impassibles à notre place, répond le stoïque Baze, sans délibération avec l’émeute, sans pactisation quelconque avec elle par la discussion d’une proclamation. »

Le sang bouillonne à Caussidière. Il était nuit. — « Je demande, s’écrie-t-il, qu’une proclamation soit faite aux flambeaux, et qu’un certain nombre de députés se rendent, accompagnés d’un membre de la Commission exécutive, dans le cœur de l’insurrection. » — Les cris : À l’ordre ! vous parlez comme un factieux ! Monsieur le président, suspendez la séance ! accueillent les paroles du Montagnard. Le ministre Duclerc, qui tout à l’heure tombera sous les coups de la réaction, traite lui-même cette proposition d’insensée.

Beaune se joint à Caussidière. Cris plus nombreux : Suspendez la séance !

Sur de nouveaux détails fournis par le général Cavaignac, Lagrange revient à la charge. — De toutes parts : Suspendez la séance !

Enfin le dénouement approche, le mot de l’intrigue est révélé. Pascal Duprat propose que Paris soit déclaré en état de siège, et tous les pouvoirs remis au général Cavaignac.

Je m’oppose à la dictature ! s’écrie Larabit.

Tréveneuc : La garde nationale demande de tous côtés l’état de siège.

Langlois : C’est le vœu de la population.

Bastide : Dépêchez-vous ; dans une heure l’Hôtel-deVille sera pris.

Germain Sarrut : Au nom des souvenirs de 1832, nous protestons contre l’état de siège. (Cris : À l’ordre !)

Quentin Bauchart et d’autres veulent qu’on ajoute à la proposition de Pascal Duprat un article additionnel ainsi conçu : « La Commission exécutive cesse à l’instant ses fonctions. » — C’est une rancune, répond dédaigneusement le ministre Duclerc.

Enfin, on annonce que la Commission exécutive, qui depuis vingt-quatre heures, courant de barricade en barricade, faisait, pour le compte des honnêtes et modérés, tirer sur ses propres troupes, n’attendant pas qu’on la destitue, résigne ses fonctions.

Maintenant, c’est au sabre à faire le reste : la toile tombe sur le quatrième acte de la Révolution de Février.

« Ô peuple de travailleurs ! peuple déshérité, vexé, proscrit ! peuple qu’on emprisonne, qu’on juge et qu’on tue ! peuple bafoué, peuple flétri ! Ne cesseras-tu de prêter l’oreille à ces orateurs de mysticisme, qui, au lieu de solliciter ton initiative, te parlent sans cesse et du Ciel et de l’État, promettant le salut tantôt par la religion, tantôt par le gouvernement, et dont la parole véhémente et sonore te captive ?……

« Le pouvoir, instrument de la puissance collective, créé dans la société pour servir de médiateur entre le travail et le capital, se trouve enchaîné fatalement au capital et dirigé contre le prolétariat. Nulle réforme politique ne peut résoudre cette contradiction, puisque, de l’aveu des politiques eux-mêmes, une pareille réforme n’aboutirait qu’à donner plus d’énergie et d’extension au pouvoir, et qu’à moins de renverser la hiérarchie et de dissoudre la société, le pouvoir ne saurait toucher aux prérogatives du monopole. Le problème consiste donc, pour les classes travailleuses, non à conquérir, mais à vaincre tout à la fois le pouvoir et le monopole, ce qui veut dire à faire surgir des entrailles du peuple, des profondeurs du travail, une activité plus grande, un fait plus puissant qui enveloppe le capital et l’État et qui les subjugue. Toute proposition de réforme qui ne satisfait point à cette condition n’est qu’un fléau de plus, une verge en sentinelle, virgam vigilantem, disait un prophète, qui menace le prolétariat. » — (Contradictions économiques, Paris, Guillaumin.)

Ces lignes, écrites en 1845, sont la prophétie des événements que nous avons vus se dérouler en 1848 et 1849. C’est pour avoir obstinément voulu la révolution par le pouvoir, la réforme sociale par la réforme politique, que la révolution de Février a été ajournée et la cause du prolétariat et des nationalités perdue en première instance par toute l’Europe.[1]

Combattants de juin ! le principe de votre défaite est dans le décret du 25 février. Ceux-là vous ont abusés, qui vous ont fait, au nom du pouvoir, une promesse que le pouvoir était incapable de tenir. Vaincre le pouvoir, c’est-à-dire résorber le pouvoir dans le peuple par la centralisation séparée des fonctions politiques et sociales ; vaincre le capital par la garantie mutuelle de la circulation et du crédit : voilà quelle devait être la politique de la démocratie. Cela est-il donc si difficile à entendre ?

En mars, en avril, en mai, au lieu de vous organiser pour le travail et la liberté, en profitant des avantages politiques que vous donnait la victoire de février, vous courûtes au Gouvernement, vous exigeâtes de lui ce que vous seuls pouviez vous donner, et vous fîtes reculer de trois étapes la révolution. En juin , victimes d’un odieux manque de foi, vous eûtes le malheur de céder à l’indignation et à la colère : c’était vous jeter dans le piège qui depuis six semaines vous était tendu. Votre erreur fut d’exiger du pouvoir l’accomplissement d’une promesse qu’il ne pouvait tenir ; votre tort, de vous insurger contre la représentation nationale et le gouvernement de la République. Sans doute vos ennemis n’ont pas recueilli le fruit de leur intrigue ; sans doute votre martyre vous a grandis : vous êtes cent fois plus forts aujourd’hui que sous le premier état de siége, et vous pouvez rapporter à la justice de votre cause vos succès ultérieurs. Mais, il faut le reconnaître, puisque la victoire ne pouvait vous donner rien de plus que ce que vous possédiez déjà, la faculté de vous concerter pour la production et le débouché, la victoire était d’avance perdue pour vous. Vous étiez les soldats de la République, cela est vrai, et les républicains ne le comprirent pas ; mais les gardes nationaux étaient aussi les soldats de la République, les soldats du suffrage universel et de la liberté. N’accusez jamais de félonie toute une fraction, la plus considérable, du peuple ; ne conservez point de rancune pour ceux de vos frères trompés qui vous ont combattus. Que ceux-là seulement qui vous ont séduits par des utopies funestes se frappent la poitrine ; quant à ceux qui, dans ces jours de deuil, n’ont eu d’intelligence que pour exploiter votre misère, je souhaite qu’ils n’abusent jamais assez de leur pouvoir d’un moment pour attirer sur leurs têtes de trop justes représailles.

Pour moi, le souvenir des journées de juin pèsera éternellement comme un remords sur mon cœur. Je l’avoue avec douleur : jusqu’au 25 je n’ai rien prévu, rien connu, rien deviné. Élu depuis quinze jours représentant du peuple, j’étais entré à l’Assemblée nationale avec la timidité d’un enfant, avec l’ardeur d’une néophyte. Assidu, dès 9 heures, aux réunions des bureaux et des comités, je ne quittais l’Assemblée que le soir, épuisé de fatigue et de dégoût. Depuis que j’avais mis le pied sur le Sinaï parlementaire, j’avais cessé d’être en rapport avec les masses : à force de m’absorber dans mes travaux législatifs, j’avais entièrement perdu de vue les choses courantes. Je ne savais rien, ni de la situation des ateliers nationaux, ni de la politique du gouvernement, ni des intrigues qui se croisaient au sein de l’Assemblée. Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent. Je m’étais mis à lire tout ce que le bureau de distribution remet aux représentants, propositions, rapports, brochures, jusqu’au Moniteur et au Bulletin des Lois. La plupart de mes collègues de la gauche et de l’extrême gauche étaient dans la même perplexité d’esprit, dans la même ignorance des faits quotidiens. On ne parlait des ateliers nationaux qu’avec une sorte d’effroi ; car la peur du peuple est le mal de tous ceux qui appartiennent à l’autorité ; le peuple, pour le pouvoir, c’est l’ennemi. Chaque jour nous votions aux ateliers nationaux de nouveaux subsides, en frémissant de l’incapacité du pouvoir et de notre propre impuissance.

Désastreux apprentissage ! L’effet de ce gâchis représentatif où il me fallait vivre, fut que je n’eus d’intelligence pour rien ; que le 23, quand Flocon déclara en pleine tribune que le mouvement était dirigé par des factions politiques ou soudoyé par l’étranger, je me laissai prendre à ce canard ministériel ; et que le 24 je demandais encore si l’insurrection avait bien réellement pour motif la dissolution des ateliers nationaux ! ! ! Non, monsieur Senard, je n’ai pas été un lâche en juin, comme vous m’en avez jeté l’insulte à la face de l’Assemblée ; j’ai été comme vous et comme tant d’autres, un imbécile. J’ai manqué, par hébétude parlementaire, à mon devoir de représentant. J’étais là pour voir, et je n’ai pas vu ; pour jeter l’alarme, et je n’ai pas crié ! J’ai fait comme le chien qui n’aboie pas à la présence de l’ennemi. Je devais, moi élu de la plèbe, journaliste du prolétariat, ne pas laisser cette masse sans direction et sans conseil : 100,000 hommes enrégimentés méritaient que je m’occupasse d’eux. Cela eût mieux valu que de me morfondre dans vos bureaux. J’ai fait depuis ce que j’ai pu pour réparer mon irréparable faute ; je n’ai pas été toujours heureux ; je me suis trompé souvent : ma conscience ne me reproche plus rien.


  1. Cinq mois après les journées de Juin, une intrigue, formée au sein du parti dit Républicain honnête et modéré, essaya de rejeter sur le général Cavaignac seul la responsabilité entière de la guerre civile. Si le général, disait-on, faisant droit aux avertissements et aux instances de la Commission exécutive, avait fait venir plus tôt et en plus grand nombre les troupes qu’on lui demandait ; si, dès le premier jour, il avait lancé ses soldats sur les barricades au lieu de laisser l’insurrection se développer librement, les choses se fussent passées d’une autre manière, et Paris n’aurait pas été livré, pendant quatre jours, aux horreurs de la guerre civile.
    …...On en concluait tout bas, que l’émeute avait été favorisée, le massacre préparé, organisé par le général Cavaignac, de connivence avec MM. Senart et Marrast, dans le but de s’emparer, à eux trois, du gouvernement, et de former un triumvirat.
    …...Ces bruits donnèrent lieu, le 25 novembre 1848 , à une discussion solennelle de l’Assemblée constituante, qui, sur la motion de Dupont (de l’Eure), déclara que le général Cavaignac avait bien mérité de la patrie. Mais le coup était porté ; la gauche extrême, que la circonstance dans laquelle se produisait l’accusation, la mémoire des faits, la loyauté avec laquelle le général Cavaignac remit le Pouvoir, aurait dû tenir en garde contre de pareils commérages, les accueillit avec avidité : et le général Cavaignac, dont les explications ne furent point aussi péremploires qu’on pouvait l’espérer, attendu que dans sa position toute récrimination lui était interdite, le général Cavaignac, vainqueur de juin, en est demeuré le bouc émissaire.
    …...Nous qu’aucun intérêt de coterie, aucun grief personnel, aucune rivalité d’ambition n’anime, nous pouvons dire la vérité.
    …...Oui, il y eut provocation, machination, complot, contre la République, en juin 1848 : les faits que nous avons racontés, et qui tous sont authentiques, le prouvent. Les ateliers nationaux en furent le prétexte ; la dissolution de ces ateliers servit de signal.
    …...Mais, dans ce complot, tout le monde a trempé, directement ou indirectement, avec préméditation ou sans préméditation : d’abord, les légitimistes, les orléanistes, les bonapartistes, dont les orateurs menaient l’Assemblée et l’opinion, pendant que leurs agents poussaient à l’émeute ; en second lieu, les républicains modérés, au nombre desquels il faut compter MM. Arago, Garnier-Pagès, Duclerc, Pagnerre, etc., qui, tous, jouèrent un rôle actif dans la répression ; enfin la Montagne, dont l’inertie dans ces moments déplorables mérite au plus haut degré le blâme de l’histoire.
    …...Sans doute, le général Cavaignac a eu sa part dans les intrigues qui s’agitaient au sein de l’Assemblée, au-dedans et au-dessous de la Commission exécutive. Mais le faire chef de complot, et par ambition encore, lui qui ne songea seulement pas à se débarrasser, quand il le pouvait, de la concurrence de Louis Bonaparte, c’est lui supposer gratuitement avant, des idées que son élévation subite ne lui fit pas même concevoir après.
    …...Le général Cavaignac fut l’instrument d’une réaction anonyme, et pour ainsi dire acéphale, formée contre la République socialiste par l’hostilité des uns, l’inertie des autres, la peur et la folie de tous. Quant aux dispositions stratégiques, tant incriminées, du général, je dirai, sans m’en faire juge, que ce n’est point aux rouges à s’en faire les critiques ; que reprocher à Cavaignac d’avoir manqué d’énergie et de rapidité dans la répression de l’émeute, c’est se rendre solidaire, à un autre point de vue, de la provocation, en approuvant le rappel des troupes contre lequel protestait le Peuple ; enfin, que si les victoires non-sanglantes du général Changarnier aux 29 janvier et 13 juin 1849 semblent accuser la capacité du général Cavaignac, il ne faut pas non plus faire si bon marché de la force et du courage des insurgés de juin 1848. À force d’accuser le général Cavaignac, on finit par calomnier l’insurrection et par verser le mépris sur toutes les grandes journées populaires, depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 24 février 1848.