Les Confidences (Lamartine)/Livre 5

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Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 86-103).


LIVRE CINQUIÈME



I


Toutes nos leçons de religion se bornaient pour elle à être religieuse devant nous et avec nous. La perpétuelle effusion d’amour, d’adoration et de reconnaissance qui s’échappait de son âme était sa seule et naturelle prédication. La prière, mais la prière rapide, lÿrique, ailée, était associée aux moindres actes de notre journée. Elle s’y mêlait si à propos, qu’elle était toujours un plaisir et un rafraîchissement, au lieu d’être une obligation et une fatigue. Notre vie était entre les mains de cette femme un sursum corda perpétuel. Elle s’élevait aussi naturellement à la pensée de Dieu que la plante s’élève à l’air et à la lumière. Notre mère, pour cela, faisait le contraire de ce qu’on fait ordinairement. Au lieu de nous commander une dévotion chagrine qui arrache les enfants à leurs jeux ou à leur sommeil pour les forcer à prier Dieu, et souvent à travers leur répugnance et leurs larmes, elle faisait pour nous une fête de l’âme de ces courtes invocations auxquelles elle nous conviait en souriant. Elle ne mêlait pas la prière à nos larmes, mais à tous les petits événements heureux qui nous survenaient pendant la journée. Ainsi, quand nous étions réveillés dans nos petits lits, que le soleil si gai du matin étincelait sur nos fenêtres, que les oiseaux chantaient sur nos rosiers ou dans leurs cages, que les pas des serviteurs résonnaient depuis longtemps dans la maison et que nous l’attendions elle-même impatiemment pour nous lever, elle montait, elle entrait, le visage toujours rayonnant de bonté, de tendresse et de douce joie ; elle nous embrassait dans nos lits ; elle nous aidait à nous habiller ; elle écoutait ce joyeux petit ramage d’enfants dont l’imagination rafraîchie gazouille au réveil, comme un nid d’hirondelles gazouille sur le toit quand la mère approche ; puis elle nous disait : « A qui devons-nous ce bonheur dont nous allons jouir ensemble ? C’est à Dieu, c’est à notre Père céleste. Sans lui, ce beau soleil ne se serait pas levé ; ces arbres auraient perdu leurs feuilles ; les gais oiseaux seraient morts de faim et de froid sur la terre nue, et vous, mes pauvres enfants, vous n’auriez nit lit, ni maison, ni jardin, ni mère pour vous abriter et vous nourrir, vous réjouir toute votre saison ! Il est bien juste de le remercier pour tout ce qu’il nous donne avec ce jour, de le prier de nous donner beaucoup d’autres jours pareils. Alors elle se mettait a genoux devant notre lit, elle joignait nos petites mains, et souvent en les baisant, dans les siennes, elle faisait lentement et à demi-voix la courte prière du matin que nous répétions avec ses inflexions et ses paroles. Le soir, elle n’attendait pas que nos yeux, appesantis par le sommeil, fussent à demi fermés pour nous faire balbutier, comme en rêve, les paroles qui retardaient péniblement pour nous l’heure du repos ; elle réunissait au salon, aussitôt après le souper, les domestiques et même les paysans des hameaux les plus voisins et les plus amis de la maison. Elle prenait un livre de pieuses instructions chrétiennes pour le peuple ; elle en lisait quelques courts passages à son rustique auditoire. Cette lecture était suivie de la prière, qu’elle lisait elle-même à haute voix, ou que mes jeunes sœurs disaient à sa place quand elles furent plus âgées. J’entends d’ici le refrain de ces litanies monotones qui roulait sourdement sous les poutres et qui ressemblait au flux et au reflux régulier des vagues du cœur venant battre les bords de la vie et les oreilles de Dieu.

L’un de nous était toujours chargé de dire à son tour une petite prière pour les voyageurs, pour les pauvres, pour les malades, pour quelque besoin particulier du village ou de la maison. En nous donnant ainsi un petit rôle dans l’acte sérieux de la prière, elle nous y intéressait en nous y associant, et nous empêchait de la prendre en froide habitude, en vaine cérémonie ou même en dégoût. Outre ces deux prières presque publiques, le reste de notre journée avait encore de fréquentes et irrégulières élévations de nos âmes d’enfants vers Dieu. Mais ces prières, nées de la circonstance dans le cœur et sur les lèvres de notre mère, n’étaient que des inspirations du moment ; elles n’avaient rien de régulier ni de fatigant pour nous. Au contraire, elles complétaient et consacraient, pour ainsi dire, chacune de nos impressions et de nos jouissances.

Ainsi, quand un frugal repas, mais délicieux pour nous, était servi sur la table, notre mère, avant de s’asseoir et de rompre le pain, nous faisait un petit signe que nous comprenions. Nous suspendions une demi-minute l’impatience de notre appétit, pour prier Dieu de bénir la nourriture qu’il nous donnait. Après le repas et avant d’aller jouer, nous lui rendions grâce en quelques mots. Si nous partions pour une promenade lointaine et vivement désirée, par une belle matinée d’été, notre mère, en partant, nous faisait faire tout bas, et sans qu’on s’en aperçût, une courte invocation intérieure à Dieu, pour qu’il bénît cette grande joie et nous préservât de tout accident. Si la course nous conduisait devant quelque spectacle sublime ou gracieux de la nature, nouveau pour nous, dans quelque grande et sombre forêt de sapins où la solennité des ténèbres, les jaillissements de clarté à travers les rameaux, ébranlaient nos jeunes imaginations ; devant une belle nappe d’eau roulant en cascade et nous éblouissant d’écume, de mouvement et de bruit ; si un beau soleil couchant groupait sur la montagne des nuages d’une forme et d’un éclat inusités, et faisait en pénétrant sous l’horizon de magnifiques adieux à ce petit coin du globe qu’il venait d’illuminer, notre mère manquait rarement de profiter de la grandeur ou de la nouveauté de nos impressions pour nous faire élever notre âme à l’auteur de toutes ces merveilles, et pour nous mettre en communication avec lui par quelques soupirs lyriques de sa perpétuelle adoration.

Combien de fois, les sous d’été, en se promenant avec nous dans la campagne, où nous ramassions des fleurs, des insectes, des cailloux brillants dans le lit du ruisseau de Milly, ne nous faisait-elle pas asseoir à côté d’elle, au pied d’un saule, et, le cœur débordant de son pieux enthousiasme, ne nous entretenait-elle pas un moment du sens religieux et caché de cette belle création qui ravissait nos yeux et nos cœurs ! Je ne sais pas si ces explications de la nature, des éléments, de la vertu des plantes, de la destination des insectes, étaient bien selon la science. Elle les prenait dans Pluche, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre ; mais, s’il n’en sortait pas des systèmes irréprochables de la nature, il en sortait un immense sentiment de la Providence et une religieuse bénédiction de nos esprits à cet océan infini des sagesses et des miséricordes de Dieu.

Quand nous étions bien attendris par ces sublimes commentaires, et que nos yeux commençaient à se mouiller d’admiration, elle ne laissait pas s’évaporer ces douces larmes au souffle des distractions légères et des pensées mobiles ; elle se hâtait de tourner tout cet enthousiasme de la contemplation en tendresse. Quelques versets des psaumes qu’elle savait par cœur, appropriés aux impressions de la scène, tombaient avec componction de ses lèvres. Ils donnaient un sens pieux à toute la terre et une parole divine à tous nos sentiments.


II


En rentrant, elle nous faisait presque toujours passer devant les pauvres maisons des malades ou des indigents du village. Elle s’approchait de leurs lits, elle leur donnait quelques conseils et quelques remèdes. Elle puisait ses ordonnances dans Tissot ou dans Buchan, ces deux médecins populaires. Elle faisait de la médecine son étude assidue pour l’appliquer aux indigents. Elle avait des vrais médecins le génie instinctif, le coup d’œil prompt, la main heureuse. Nous l’aidions dans ses visites quotidiennes. L’un de nous portait la charpie et l’huile aromatique pour les blessés, l’autre, les bandes de linge pour les compresses. Nous apprenions ainsi à n’avoir aucune de ces répugnances qui rendent plus tard l’homme faible devant la maladie, inutile a ceux qui souffrent, timide devant la mort. Elle ne nous écartait pas des plus affreux spectacles de la misère, de la douleur et même de l’agonie. Je l’ai vue souvent debout, assise ou à genoux au chevet de ces grabats des chaumières, ou dans les étables où les paysans couchent quand ils sont vieux et cassés, essuyer de ses mains la sueur froide des pauvres mourants, les retourner sous leurs couvertures, leur réciter les prières du dernier moment, et attendre patiemment des heures entières que leur âme eût passé à Dieu, au son de sa douce voix.

Elle faisait de nous aussi les ministres de ses aumônes. Nous étions sans cesse occupés, moi surtout, comme le plus grand, à porter au loin, dans les maisons isolées de la montagne, tantôt un peu de pain blanc pour les femmes en couches, tantôt une bouteille de vin vieux et des morceaux de sucre, tantôt un peu de bouillon pour les vieillards épuisés faute de nourriture. Ces petits messages étaient pour nous des plaisirs et des récompenses. Les paysans nous connaissaient à deux ou trois lieues a la ronde. Ils ne nous voyaient jamais passer sans nous appeler par nos noms d’enfant qui leur étaient familiers, sans nous prier d’entrer chez eux, d’y accepter un morceau de pain, de lard ou de fromage. Nous étions, pour tout le canton, les fils de la dame, les envoyés de bonnes nouvelles, les anges de secours pour toutes les misères abandonnées des gens de la campagne. Là où nous entrions entrait une providence, une espérance, une consolation, un rayon de joie et de charité. Ces douces habitudes d’intimité avec tous les malheureux et d’entrée familière dans toutes les demeures des habitants du pays, avaient fait pour nous une véritable famille de tout ce peuple des champs. Depuis les vieillards jusqu’aux petits enfants, nous connaissions tout ce petit monde par son nom. Le matin, les marches de pierre de la porte d’entrée de Milly et le corridor étaient toujours assiégés de malades ou de parents des malades qui venaient chercher des consultations auprès de notre mère. Après nous, c’était à cela qu’elle consacrait ses matinées. Elle était toujours occupée à faire quelques préparations médicinales pour les pauvres, à piler des herbes, à peser des drogues dans de petites balances, souvent même à panser les blessures et les plaies les plus dégoûtantes. Elle nous employait, nous l’aidions selon nos forces à tout cela. D’autres cherchent l’or dans ces alambics ; notre mère n’y cherchait que le soulagement des infirmités des misérables, et plaçait ainsi bien plus haut et bien plus sûrement dans le ciel l’unique trésor qu’elle ait jamais désiré ici-bas : les bénédictions des pauvres et la volonté de Dieu.


III


Quand tout ce tracas du jour se taisait enfin, que nous avions dîné, que les voisins qui venaient quelquefois en visite s’étaient retirés, et que l’ombre de la montagne, s’allongeant sur le petit jardin, y versait déjà le crépuscule de la journée qui allait finir, ma mère se séparait un moment de nous. Elle nous laissait, soit dans le petit salon, soit au coin du jardin, à distance d’elle. Elle prenait enfin son heure de repos et de méditation à elle seule. C’était le moment où elle se recueillait avec toutes ses pensées rappelées à elle et tous ses sentiments extravasés de son cœur pendant le jour, dans le sein de Dieu, où elle aimait tant à se replonger. Nous connaissions, tout jeunes que nous étions, cette heure à part qui lui était réservée entre toutes les heures. Nous nous écartions tout naturellement de l’allée du jardin où elle se promenait, comme si nous eussions craint d’interrompre ou d’entendre les mystérieuses confidences d’elle à Dieu et de Dieu à elle ! C’était une petite allée de sable jaune tirant sur le rouge, bordée de fraisiers, entre des arbres fruitiers qui ne s’élevaient pas plus haut que sa tête. Un gros bouquet de noisetiers était au bout de l’allée d’un côté, un mur de l’autre. C’était le site le plus désert et le plus abrité du jardin. C’est pour cela qu’elle le préférait, car ce qu’elle voyait dans cette allée était en elle et non dans l’horizon de la terre. Elle y marchait d’un pas rapide, mais très-régulier, comme quelqu’un qui pense fortement, qui va à un but certain, et que l’enthousiasme soulève en marchant. Elle avait ordinairement la tête nue ; ses beaux cheveux noirs à demi livrés au vent, son visage un peu plus grave que le reste du jour, tantôt légèrement incliné vers la terre, tantôt relevé vers le ciel, où ses regards semblaient chercher les premières étoiles qui commençaient à se détacher du bleu de la nuit dans le firmament. Ses bras étaient nus à partir du coude ; ses mains étaient tantôt jointes comme celles de quelqu’un qui prie, tantôt libres et cueillant par distraction quelques roses ou quelques mauves violettes, dont les hautes tiges croissaient au bord de l’allée. Quelquefois ses lèvres étaient entr'ouvertes et immobiles, quelquefois fermées et agitées d’un imperceptible mouvement, comme celles de quelqu’un qui parle en rêvant.

Elle parcourait ainsi pendant une demi-heure, plus ou moins, selon la beauté de la soirée, la liberté de son temps ou l’abondance de l’inspiration intérieure, deux ou trois cents fois l’espace de l’allée. Que faisait-elle ainsi ? vous l’avez deviné. Elle vivait un moment en Dieu seul. Elle échappait à la terre. Elle se séparait volontairement de tout ce qui la touchait ici-bas pour aller chercher dans une communication anticipée avec le Créateur, au sein même de la création, ce rafraîchissement céleste dont l’âme souffrante et aimante a besoin pour reprendre les forces de souffrir et d’aimer toujours davantage.

Ce que Dieu disait à cette âme, Dieu seul le sait ; ce qu’elle disait à Dieu, nous le savons à peu près comme elle. C’étaient des retours pleins de sincérité et de componction sur les légères fautes qu’elle avait pu commettre dans l’accomplissement de ses devoirs, dans la journée ; de tendres reproches qu’elle se faisait à elle-même pour s’encourager a mieux correspondre aux grâces divines de sa situation ; des remercîments passionnés à la Providence pour quelques-uns de ces petits bonheurs qui lui étaient arrivés en nous : son fils, qui avait annoncé d’heureuses inclinations ; ses filles, qui s’embellissaient sous ses yeux ; son mari, qui, par son intelligence et son ordre admirables, avait légèrement accru la petite fortune et le bien-être futur de la maison ; puis les blés qui s’annonçaient beaux ; la vigne, notre principale richesse, dont les fleurs bien parfumées embaumaient l’air et promettaient une abondante vendange ; quelques contemplations soudaines, ravissantes, de la grandeur du firmament, de l’armée des astres, de la beauté de la saison, de l’organisation des fleurs, des insectes, des instincts maternels des oiseaux, dont on voyait toujours quelques nids respectés par nous entre les branches de nos rosiers ou de nos arbustes. Tout cela entassé dans son cœur comme les prémices sur l’autel, et allumé au feu de son jeune enthousiasme s’exhalant en regards, en soupirs, en quelques gestes inaperçus et en versets des Psaumes sourdement murmurés ! Voilà ce qu’entendaient seulement les herbes, les feuilles, les arbres et les fleurs dans cette allée du recueillement.


IV


Cette allée était pour nous comme un sanctuaire dans un saint lieu, comme la chapelle du jardin où Dieu lui-même la visitait. Nous n’osions jamais y venir jouer ; nous la laissions entièrement à son mystérieux usage sans qu’on nous l’eût défendu. A présent encore, après tant d’années que son ombre seule s’y promène, quand je vais dans ce jardin, je respecte l’allée de ma mère. Je baisse la tête en la traversant, mais je ne m’y promène pas moi-même pour n’y pas effacer sa trace.

Quand elle sortait de ce sanctuaire et qu’elle revenait vers nous, ses yeux étaient mouillés, son visage plus serein et plus apaisé encore qu’à l’ordinaire. Son sourire perpétuel sur ses gracieuses lèvres avait quelque chose de plus tendre et de plus amoureux encore. On eût dit qu’elle avait déposé un fardeau de tristesse ou d’adoration, et qu’elle marchait plus légèrement à ses devoirs les reste de la journée.


V


Cependant j’avançais en âge, j’avais dix ans. Il fallait bien commencer à m’apprendre quelque chose de ce que savent les hommes. Ma mère n’instruisait que mon cœur et ne formait que mes sentiments. Il s’agissait d’apprendre le latin. Le vieux curé d’un village voisin (car la cure de Milly était vendue et l’église fermée) tenait une petite école pour les enfants de quelques paysans aisés. On m’y envoyait le matin. Je portais sur mon dos dans un sac un morceau de pain et quelques fruits pour déjeuner avec mes petits camarades. Je portais de plus sous mon bras, comme les autres, un petit fagot de bois ou de ceps de vigne, pour alimenter le feu du pauvre curé. Le village de Bussières, où il desservait une petite église, est situé à un quart de lieue du hameau de Milly, au fond d’une charmante vallée dominée d’un côté par des vignes et par des noyers sur des pelouses, s’étendant de l’autre sur de jolis prés qu’arrose un ruisseau et qu’entrecoupent de petits bois de chênes et des groupes de vieux châtaigniers. La cure avec son jardin, sa cour et son puits, était cachée au nord derrière les murs de l’église, et tout ensevelie dans l’ombre du large clocher.

Au midi seulement, une galerie extérieure de quelques pas de long, et dont le toit était supporté par des piliers de bois avec leur écorce, ouvrait sur la cuisine et sur une salle dont le vieillard avait fait notre salle d’étude. J’entends d’ici le bruit de nos petits sabots retentissant sur les marches de pierre qui montaient de la cour dans cette galerie. Nous venions de Milly cinq ou six enfants tous les jours, quelque temps qu’il fît. Plus la température était pluvieuse ou froide, plus le chemin était pour nous amusant à faire et plus nous le prolongions. Entre Bussières et Milly, il y a une colline rapide dont la pente, par un sentier de pierres roulées, se précipite sur la vallée du presbytère. Ce sentier, en hiver, était un lit épais de neige ou un glacis de verglas sur lequel nous nous laissions rouler ou glisser comme font les bergers des Alpes. En bas, les prés ou le ruisseau débordé étaient souvent des lacs de glace interrompus seulement par le tronc noir des saules. Nous avions trouvé le moyen d’avoir des patins, et, à force de chutes, nous avions appris à nous en servir. C’est là que je pris une véritable passion pour cet exercice du Nord, où je devins très-habile plus tard. Se sentir emporté avec la rapidité de la flèche et avec les gracieuses ondulations de l’oiseau dans l’air, sur une surface plane, brillante, sonore et perfide ; s’imprimer à soi-même, par un simple balancement du corps, et, pour ainsi dire, par le seul gouvernail de la volonté, toutes les courbes, toutes les inflexions de la barque sur la mer ou de l’aigle planant dans le bleu du ciel, c’était pour moi et ce serait encore, si je ne respectais pas mes années, une telle ivresse des sens et un si voluptueux étourdissement de la pensée que je ne puis y songer sans émotion. Les chevaux même, que j’ai tant aimés, ne donnent pas au cavalier ce délire mélancolique que les grands lacs glacés donnent aux patineurs. Combien de fois n’ai-je pas fait des vœux pour que l’hiver, avec son brillant soleil froid, étincelant sur les glaces bleues des prairies sans bornes de la Saône, fût éternel ainsi que nos plaisirs !

On conçoit qu’en telle compagnie et par une telle route nous arrivions souvent un peu tard. Le vieux curé ne nous en recevait pas plus mal. Accablé d’âge et d’infirmités, homme du monde autrefois, élégant et riche avant la révolution, tombé dans le dénûment depuis, il avait peu de goût pour la société d’enfants étourdis et bruyants qu’il s’était chargé d’enseigner. Tout ce que le bonhomme voulait de nous, c’était la légère rétribution que la générosité de nos parents ajoutait sans doute au mince casuel de son église. Du reste, il se déchargeait de notre éducation sur un jeune et brillant vicaire qui vivait avec lui dans sa cure, et qui le traitait en père plus qu’en supérieur. Ce vicaire s’appelait l’abbé Dumont. Le reste de la maison se composait d’une femme déjà âgée, mais belle et gracieuse toujours. C’était la mère du jeune abbé. Elle gouvernait doucement et souverainement le ménage des deux prêtres, aidée par une jolie nièce et par un vieux marguillier qui fendait le bois, bêchait le jardin et sonnait la cloche.

L’abbé Dumont n’avait rien du sacerdoce que le dégoût profond d’un état où on l’avait jeté malgré lui, la veille même du jour où le sacerdoce allait être ruiné en France. Il n’en portait pas même l’habit. Tous ses goûts étaient ceux d’un gentilhomme ; toutes ses habitudes étaient celles d’un militaire ; toutes ses manières étaient celles d’un homme du grand monde. Beau de visage, grand de taille, fier d’attitude, grave et mélancolique de physionomie, il parlait à sa mère avec tendresse, au curé avec respect, à nous avec dédain et supériorité. Toujours entouré de trois ou quatre beaux chiens de chasse, ses compagnons assidus dans la chambre comme dans les forêts, il s’occupait plus d’eux que de nous. Deux ou trois fusils luisants de propreté, décorés de plaques d’argent, brillaient au coin de la cheminée ; des fourniments de poudre, des balles, du gros plomb de chasse, étaient épars ça et la sur toutes les tables. Il tenait ordinairement à la main un grand fouet de cuir à manche d’ivoire, terminé par un sifflet pour rappeler ses chiens dans les montagnes. On voyait plusieurs sabres et des couteaux de chasse suspendus aux murs, et de grandes bottes à l’écuyère, armées de longs éperons d’argent, se dressaient toutes vernies et toutes cirées dans les coins de l’appartement. On sentait à son air, au son mâle et ferme de sa voix, et à cet ameublement, que son caractère naturel se vengeait par le costume du contre-sens de sa nature et de son état.

Il était instruit, et beaucoup de livres épars sur les chaises attestaient en lui des goûts littéraires. Mais ces livres étaient, comme les meubles, très-peu canoniques. C’étaient des volumes de Raynal, de J.-J. Rousseau, de Voltaire, des romans de l’époque ou des brochures et des journaux contre-révolutionnaires. Car, bien qu’il fût très-peu ecclésiastique, l’abbé Dumont était très-royaliste. cheminée était couverte de bustes et de gravures représentant l’infortuné Louis XVI, la reine, le Dauphin, les illustres victimes de la révolution. Toute cette haine pour la révolution et toute cette philosophie dont la révolution avait été la conséquences conciliaient très-bien alors dans la plupart des hommes de cette époque. La révolution avait satisfait leurs doctrines et renversé leur situation. Leur âme était un chaos comme la société nouvelle : ils ne s’y reconnaissaient plus.

On juge aisément, sur un pareil portrait, qu’entre un vieillard infirme qui se chauffait au feu de la cuisine tout le jour et un jeune homme impatient d’action et de plaisir, qui comptait comme autant d’heures de supplice les heures qu’il retranchait pour nous de la chasse, notre instruction ne pouvait pas s’étendre rapidement. Aussi se borna-t-elle, pendant l’année tout entière, à nous apprendre deux ou trois déclinaisons de mots latins dont nous ne comprenions même que la désinence. Le reste consistait à patiner l’hiver, a nager l’été dans les écluses des moulins, et à courir les noces et les fêtes des villages voisins, où l’on nous donnait les gâteaux d’usage dans ces circonstances, et où nous tirions les innombrables coups de pistolet qui sont partout le signe de réjouissances.

Je parlais le patois comme ma langue naturelle, et personne ne savait par cœur mieux que moi les chansons traditionnelles si naïves que l’on chante, la nuit, dans nos campagnes, sous la fenêtre de la chambre ou à la porte de l’étable ou couche la fiancée.


VI


Mais cette vie entièrement paysanesque, et cette ignorance absolue de ce que les autres enfants savent à cet âge, n’empêchaient pas que, sous le rapport des sentiments et des idées, mon éducation familière, surveillée par ma mère, ne fît de moi un des esprits les plus justes, un des cœurs les plus aimants, et un des enfants les plus dociles que l’on pût désirer. Ma vie était composée de liberté, d’exercices vigoureux et de plaisirs simples, mais non de dérèglements dangereux. On savait très-bien, à mon insu, me choisir mes camarades et mes amis parmi les enfants des familles les plus honnêtes et les plus irréprochables du village. Quelques-uns des plus âgés avaient, jusqu’à un certain point, la responsabilité de moi. Je ne recevais ni mauvais exemples ni mauvais conseils parmi eux. Le respect et l’amour que tout ce peuple avait pour mon père et pour ma mère rejaillissaient sur moi, tant le pays m’était comme une famille dont j’étais, pour ainsi dire, l’enfant commun et de prédilection.

Je n’aurais jamais songé à désirer une autre vie que celle-là. Ma mère, qui craignait pour moi le danger des éducations publiques, aurait voulu prolonger éternellement aussi cette heureuse enfance. Mais mon père et ses frères, dont j’aurai à parler bientôt, voyaient avec inquiétude que j’allais toucher à ma douzième année dans quelques mois, bientôt a l’adolescence, et que l’âge viril me surprendrait dans une trop grande infériorité d’instruction et de discipline avec les hommes de mon âge et de ma condition. Ils s’en alarmaient tout haut. J’entendais, à ce sujet, des représentations vives à ma pauvre mère. Elle pleurait souvent. L’orage passait et se brisait contre l’imperturbabilité de sa tendresse et contre l’énergie de sa volonté si flexible et pourtant si constante. Mais l’orage revenait tous les jours.

L’aîné de mes oncles était un homme d’autrefois ; il était bon, mais il n’était nullement tendre. Élevé dans la rude et stricte école de la vie militaire, il ne concevait que l’éducation commune. Il voulait que l’homme fût formé par le contact des hommes ; il craignait que cette tendresse de mère interposée toujours entre l’enfant et les réalités de la vie n’énervât trop la virilité du caractère. De plus, il était fort instruit, savant même et écrivain. Il voyait bien que je n’apprendrais jamais rien dans la maison de mon père qu’à bien vivre et à vivre heureux. Il voulait davantage.

Mon père, plus indulgent par sa nature et plus influencé par les idées maternelles, ne se serait pas décidé de lui-même à m’exiler de Milly ; mais la persistance de mes oncles l’emporta. Ils étaient les rois de la famille et ses oracles, à peu près comme le bailli de Mirabeau dans la famille de ce grand homme. L'avenir de la famille était entre les mains de cet oncle, car il gouvernait ses frères et ses sœurs. Il n’était point marié ; il fallait le ménager. Son empire un peu despotique, comme l’était alors l’autorité d’un chef de maison, s’exerçait avec une souveraineté fortifiée par son mérite distingué et par la considération dont il était investi. Par prudence et par amour pour ses enfants, ma mère céda. Mon arrêt fut porté, non sans bien des temporisations et bien des larmes.

On chercha longtemps un collège où les principes religieux, si chers à ma mère, fussent associés a un enseignement fort et à un régime paternel. On crut avoir trouvé tout cela dans une maison d’éducation célèbre alors à Lyon. Ma mère m’y conduisit elle-même. J’y entrai comme le condamné a mort entre dans son dernier cachot. Les faux sourires, les hypocrites caresses des maîtres de cette pension, qui voulaient imiter le cœur d’un père pour de l’argent, ne m’en imposèrent pas. Je compris tout ce que cette tendresse de commande avait de vénal. Mon cœur se brisa pour la première fois de ma vie, et quand la grille de fer se referma entre ma mère et moi, je sentis que j’entrais dans un autre monde, et que la lune de miel de mes premières années était écoulée sans retour.