Les Confidences d’une jolie femme/Partie 1

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Duchesne (Première Partiep. 5-107).

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

PREMIERE PARTIE.


Quelle idée ! Quoi, vous voulez que je vous révele les ſecrets de ma vie, c’eſt-à-dire, les très-pitoyables ſuites d’une très-défectueuſe éducation ? En vérité, Monſieur, c’eſt abuſer du pouvoir que l’amitié vous donne ſur moi. Penſez donc à quels reſſouvenirs cruels, humiliants, vous me condamnez ! Combien de fois vous me forcerez de rougir, & pour moi-même, & pour des perſonnes dont je dois reſpecter la mémoire ; mais vous tenez à cette fantaiſie, vous m’en faites une loi de reconnoiſſance… Et bien, je me rends, duſſé-je vous ennuyer par la redite de mille choſes que vous ſavez déjà, & que l’ordre de la narration ne me permettra pas d’omettre.

M. de Tournemont, né dans la haute Finance, entra au ſervice dès ſa plus tendre jeuneſſe. La nature même l’avoit ſi bien deſtiné pour cet état, qu’il parvint aux grades les plus honorables, ſans qu’on pût attribuer ſon avancement à la faveur.

Auſſi-tôt qu’il s’y fut fait un nom, ſon pere, dont il étoit l’unique héritier, deſira de lui procurer une grande alliance. Mademoiſelle de Balzine, accordée au prix de l’or, apporta en dot une ame de glace, un eſprit de feu, beaucoup d’orgueil, autant de beauté, joints à une paſſion ſi forte de dominer, qu’elle la rendoit capable d’y ſacrifier toutes les autres.

Premier fruit de ce mariage, je fus d’abord regardée par ma mere comme une poupée dont elle s’amuſoit ; mais une poupée n’étoit pas faite pour captiver l’attention d’une jeune femme avide de plaiſir, & livrée à la diſſipation.

Abandonnée, ſelon l’uſage, aux ſoins des domeſtiques, je reçus, dans cette école, les germes des défauts qui ſe développerent ſucceſſivement en moi.

On avoit décoré du titre de ma gouvernante, une fille à qui Madame de Tournemont n’avoit pas jugé la capacité néceſſaire pour la ſervir : j’appris d’elle à n’articuler des mots, que d’après les idées des autres, à déguiſer ſoigneuſement les miennes, à ne conſidérer tous les objets que dans un faux jour. Du reſte, j’eus des maîtres ; j’acquis des talents agréables ; on orna mon eſprit ſans le former, & mon cœur demeura vuide de principes.

Mes progrès furent ſi rapides, qu’à onze ans je paſſois pour un prodige ; … ſifflée, dreſſée, montée à reſſorts, on me produiſoit dans un monde qui m’admiroit, & où je m’admirois encore bien davantage.

Ce triomphe de ma vanité me ſuffit pendant quelque temps : bientôt je m’apperçus qu’il étoit incomplet. Dès mes premières années, j’avois conçu des notions de l’amour. On dit tout devant les enfants, & les enfants ne perdent rien. Divers propos, ſur ce chapitre, avoient fait trace dans ma mémoire ; l’exemple de Madame de Tournemont les fit paſſer juſqu’à mon ame.

Une mere inſpire naturellement à ſa fille un goût d’imitation ; je pris la mienne pour modele, dès que je fus en âge de faire des comparaiſons ; j’étudiois ſes airs, ſes mines, ſes paroles, & ce n’étoit pas dans ce qu’elle avoit de bon, que j’excellois à la copier.

J’allai plus loin ; je devins jalouſe des hommages qu’on lui prodiguoit : on me diſoit que j’étois jolie ; mais ce n’étoit pas du même ton qu’à elle. Je deſirois ce je ne ſais quoi, que je ne me définiſſois pas, mais qui me paroiſſoit extrêmement flatteur. Mon cœur cherchoit à s’occuper ; mon imagination fermentoit : cela va de ſuite.

Perſuadée que la différence qu’on mettoit entre ma mere & moi, n’avoit pour fondement que le plus ou le moins de beauté, je redoublai d’efforts pour arriver au même terme. Ma coëffure devint une affaire très-importante… Madame de Tournemont s’y montroit difficile ; je ne manquai pas de me le rendre auſſi…

Mes fréquentes humeurs déplurent, avec raiſon, aux femmes qu’on chargeoit de ma parure ; elles porterent des plaintes à ma mere ; je fus citée à ſon tribunal, & j’y comparus au moment de ſa toilette : là, les yeux attachés ſur ſon miroir, elle me tança vivement, pour avoir conſulté le mien.

La réprimande porta ſur pluſieurs objets. On parla des vertus chrétiennes, d’actes de religion que je ne voyois pratiquer à qui que ce fût. Cette maniere de prêcher ne pouvoit pas être bien efficace, auſſi n’aboutit-elle qu’à me faire diſſimuler, avec plus de ſoin, le culte que je rendois à ma petite perſonne, en attendant que quelqu’un vînt le partager.

J’étois dans ces diſpoſitions, quand le Marquis de Rozane, ami de M. de Tournemont, amena ſon fils à Paris pour le mettre dans les Mouſquetaires. Le Comte avoit près de dix-ſept ans ; j’en avois à peine treize. Mon viſage promettoit beaucoup ; le ſien étoit céleſte ; mais ſon maintien, ſes diſcours, exprimoient cette candeur, cette innocence timide que donne une ſage éducation… Plus avancée que je n’aurois dû l’être, j’apperçus facilement les moyens propres à détruire l’extrême retenue du Comte : un voyage que nous fîmes enſemble, à la campagne, me procura la facilité de les mettre en œuvre. Quelque opinion que j’euſſe de mon adreſſe, elle ſe trouva inſuffiſante… Il eſt rare qu’une fille de treize ans en ait aſſez pour ſubjuguer un cœur tout neuf ; mais ce que mes agaceries n’avoient pu faire, s’opéra inſenſiblement par la force de l’exemple. Tout reſpiroit l’amour & la galanterie autour de ma mere ; le Marquis de Rozane même, quoiqu’ami de mon pere, n’étoit pas un des moins empreſſes auprès d’elle… L’air étoit contagieux… le jeune Comte en ſentit l’influence ; & comme nulle des femmes de la ſociété n’étoit réduite à briguer ſa conquête, il m’adreſſa tout bonnement ſes premiers vœux. Quelle joie j’en reſſentis ! combien ils ajouterent à la haute eſtime que je faiſois de moi-même ! Je me crus un perſonnage, dès que je pus me dire que j’avois un amant… Je pris un ton, je me donnai des airs analogues à ma nouvelle importance ; c’étoit dans le ſallon que j’allois apprendre mon rôle, & je le jouois fort paſſablement avec Rozane.

Tout le monde remarqua le goût qu’il avoit pour moi : on en badina : on eut tort ; les amours enfantins ne ſont pas autant ſans conſéquence qu’on veut bien ſe l’imaginer : nous penſâmes en fournir la preuve.

Ma mere vivoit dans une continuelle diſtraction. Ma gouvernante ne ſavoit ni voir, ni penſer à propos. Les étrangers s’amuſoient de nous : mon pere ſeul auroit pu nous arrêter ; mais des affaires le retenoient à Paris.

Ainſi livrés à nous-mêmes, dans une ſécurité profonde, nous aurions ſûrement fait bien du chemin, ſans une aventure qui fut comme le prélude de tous les chagrins de ma vie.

Un matin je perdis un éventail aſſez beau, que je cherchai inutilement dans les endroits où j’avois été. Voulant continuer ma recherche, après le dîner, j’allai dans l’appartement de ma mere, lorſque tout le monde fut paſſé au ſallon. Rozane me ſuivit pour m’aider : nous étions l’un & l’autre de bonne foi ; mais en dérangeant le couſſin d’une bergere, je mis la main ſur un livre, que j’avois vu ce jour-là même entre celles de Madame de Tournemont. Je l’ouvris, & le Comte vint, par deſſus mon épaule, regarder ce dont il traitoit. C’étoit une de ces productions clandeſtines, dont les voluptueuſes images portent un poiſon ſubtil dans l’ame la mieux prémunie… Quelques lignes que nous parcourûmes, exciterent en nous une vive curioſité. J’avois déja lu pluſieurs brochures ; aucune ne m’avoit paru auſſi piquante. Pour le Comte, c’étoit peut-être la premiere fois qu’il jettoit les yeux ſur un de ces Ouvrages. Il me propoſa de le lire enſemble : j’y conſentis ; mais où ? il n’y avoit pas moyen de nous établir dans la chambre de ma mere ; un inſtinct ſecret nous ſaiſoit ſentir la néceſſité de nous cacher… Nous délibérâmes ; & le réſultat de cette grave délibération fut, que nous irions nous enfoncer dans le boſquet le plus éloigné du château, bien perſuadés qu’on ne nous y devineroit pas.

Nous commençâmes notre lecture avec une égale avidité ; les tableaux frappants dont elle étoit remplie, nous firent rougir comme de concert. Emus, agités, nous continuâmes, mais ſans oſer nous parler, ni même nous regarder.

Plus vive, moins circonſpecte, & ſans doute plus ignorante à bien des égards, je bazardai une queſtion dont je ne connoiſſois pas la force. Rozane, mieux inſtruit, baiſſa les yeux, répondit d’une maniere embarraſſée, peu ſatisfaiſante ; cependant je n’inſiſtai pas… A ſon tour le Comte m’en adreſſa une, dont je me tirai tout auſſi mal… Muets, interdits, nous prîmes & abandonnâmes pluſieurs ſois le livre… L’intervalle que nous avions d’abord mis entre nous, avoit peu à peu diſparu… Rozane, un bras paſſe autour de mon corps, me ſerroit machinalement… L’abyme s’ouvroit ſous nos pieds, lorſqu’une ſubite apparition vint nous garantir de la chûte.

Ma mere s’étant plaint, dès avant le dîner, d’un grand mal de tête, ſe diſpenſa de jouer, & deſcendit au jardin avec le Chevalier de Murville, le plus aſſidu de ſes admirateurs.

J’ignore combien avoit duré leur promenade, quand ils tournerent leurs pas vers le boſquet où nous étions. Etonnés d’entendre des voix dans un endroit & à une heure où ils avoient lieu de ſe croire ſeuls, ils approcherent, à la faveur d’une charmille, & ſe placerent de façon qu’aucune de nos paroles, aucune de nos actions ne pouvoit leur échapper. Madame de Tournemont frémit, en appercevant ſon livre dans nos mains, & les pernicieux effets qu’il avoit produits ſur nous… Jugeant ſa préſence abſolument néceſſaire, elle parut, & Murville eut l’indiſcrétion de ſe montrer avec elle.

La vue d’un ſpectre m’auroit inſpiré moins de terreur que celle de ma mere… Je voulus me lever, le tremblement de mes jambes me fit retomber ſur mon ſiege.

Rozane, preſqu’auſſi troublé que moi, s’étoit éloigné de quelques pas, en ſe tournant à demi, pour cacher une partie de ſa confuſion.

Vous êtes une jolie perſonne ! dit ma mere. Venez, Mademoiſelle, venez apprendre comment on traite une petite fille qui oſe s’émanciper. Je m’étois relevée en m’appuyant contre un arbre ; mais, les yeux fixés ſur la terre, je reſtois immobile comme un criminel devant ſon Juge. Rozane, qui s’étoit un peu remis, entreprit de me défendre. On lui impoſa fiérement ſilence, & le Chevalier lui lança quelques épigrammes qui le firent changer de couleur : il ouvrit la bouche, la referma, mordit ſes levres… Toute ſa phyſionomie annonçoit le deſir de répondre ; mais la partie n’étant pas égale, il ſe retira avec une indignation contre Murville, que la ſuite des événements convertit en une haine véritable.

L’éloignement du Comte me fit retrouver des forces. Il ſembla que j’étois moins accablée de mon humiliation, depuis qu’il n’en étoit plus le témoin… J’obéis alors, ſans héſiter, à l’ordre de retourner au Château. Ma mere m’y reconduiſit elle-même… Pendant tout le chemin je fus en butte à ſa colere, & aux railleries déplacées du Chevalier : il s’étoit emparé du livre, & s’égayoit par des remarques qui m’en apprenoient beaucoup plus que je n’en avois imaginé.

On me relégua dans ma chambre juſqu’à ce que Madame de Tournemont eût le loiſir de prononcer ſur mon châtiment. Ma gouvernante, qui s’étoit ſi mal acquittée de ſon emploi, ſut ſévérement réprimandée : elle s’en vengea par des duretés qu’elle me prodigua au hazard, ne ſachant pas ce qui avoit excité l’orage.

Nos parents accordent ſi peu de conſidération aux perſonnes qu’ils chargent de notre enfance, que nous nous accoutumons de bonne heure à les dédaigner d’après eux : c’eſt ce que, dans cette occaſion, je fis éprouver à Marcelle. Ses reproches me parurent le coup de pied de l’âne : je les repouſſai avec tant d’emportement, qu’elle ſe crut obligée de rappeller ma mere ſur la ſcene… Sa préſence ne m’en impoſa point ; les digues étoient rompues ; ma fureur continua, tellement qu’elle-même ſortit des bornes, & penſa ſe porter juſqu’aux voies de fait… La nouveauté, l’impétuoſité du mouvement avec lequel elle s’approcha de moi, m’atterrerent à l’inſtant. Je devins pâle, défigurée ; un friſſon univerſel me ſaiſit… on me crut malade… Madame de Tournemont s’arrêta… Il ne fut plus queſtion de me corriger, mais de me mettre promptement au lit.

Je fus guérie dès que je n’entendis plus le tonnerre gronder ſur ma tête, & que je pus raiſonner à mon aiſe ; car on raiſonne à treize ans avec de l’eſprit, & quelques connoiſſances ébauchées.

Ma mere ſe préſenta la premiere à l’examen : j’oſai me demander pourquoi ſi tendre, ſi careſſante, ſi indulgente, lorſque je n’étois qu’un enfant dépourvu de tout mérite, elle devenoit ſi froide, ſi repouſſante, ſi rigide, à meſure que j’acquérois des années & des avantages plus capables de me concilier ſon affection ?… Comment ſe pouvoit-il que je me fuſſe rendue tant de fois repréhenſible, en m’attachant ſoigneuſement à l’imiter ?… Que vous dirai-je ? tout fut appellé au tribunal de la vanité outragée, & jugé par la malignité.

Murville étoit néceſſairement impliqué dans ce procès : je le haïſſois depuis long-temps, parce qu’il ne m’avoit jamais honoré de ſon attention, que pour flatter ma mere à mon préjudice. Ce Murville, qui a fait un ſi grand rôle dans mon hiſtoire, étoit d’une nobleſſe plus ancienne qu’illuſtrée : ſon titre de cadet le mettoit aſſez mal avec la fortune. C’étoit un de ces hommes à la mode, pour qui la nature ſembloit avoir été prodigue d’agréments, & fort économe de vertus. Une taille aiſée, une phyſionomie noble & fine, beaucoup d’eſprit, peu de ſentiment, quoiqu’il le jouât ſupérieurement bien ; des goûts extrêmement vifs, une plaiſanterie légere, une converſation brillante ; ſes airs tantôt polis & ſéduiſants, tantôt importants & déciſifs, étoient toujours ceux d’un grand Seigneur : je le peins tel que je l’ai vu depuis ; car alors je ne le trouvois qu’odieux. Tout cela tournoit au profit de Rozane : mon cœur s’élançoit vers lui, comme vers le ſeul être que je croyois diſpoſé à partager mes peines. Je les adouciſſois en me promettant de les lui communiquer, ainſi que mes obſervations critiques… Les romans que j’avois lus, me fourniſſoient mille petites ſupercheries, dont je pouvois faire uſage pour lui parler en liberté ; mais ces jolis édifices s’écroulerent le lendemain, quand je ſus que Rozane & ſon pere venoient de retourner à Paris. Je n’avois pas encore aſſez de fineſſe pour diſſimuler mon chagrin… Mes pleurs coulerent ; ma mere en gronda plus ſort ; Murville en rit ; chacun tira ſur moi ; la ſeule Comteſſe de Saintal en eut pitié : elle ſentit le danger d’aigrir un caractere impétueux, & de fortifier des paſſions naiſſantes par une contradiction directe.

Cette Comteſſe étoit veuve d’un diſſipateur, avec lequel elle avoit été malheureuſe, & dont elle reſpectoit la mémoire par ſon ſilence : elle vivoit à la campagne, pour ſe ménager le moyen de ſoutenir honorablement au ſervice, un fils qui lui reſtoit de ſon mariage. Son amitié pour mon pere, & le voiſinage de la campagne l’engageoient à venir paſſer quelques jours chez lui de temps à autre. Sa prudence, ſa raiſon, ſa compatiſſante bonté me rendirent le calme… Je connus des ſentiments, des idées nouvelles ; … je goûtai même le charme de la confiance, ſi peu fait pour un enfant, mais dont Madame de Saintal avoit l’art de me rendre ſuſceptible.

Nous aimons tant les perſonnes qui ne s’uniſſent point à nos perſécuteurs, que je m’attachois fortement à la Comteſſe… Elle devenoit tout pour moi. Cette préférence étoit trop marquée, d’ailleurs ſa conduite à mon égard, faiſoit à ma mere une leçon qu’elle ne jugea pas à propos de recevoir… Son mécontentement perça ; la Comteſſe ne voulut point l’entretenir ; … elle partit.

Ce départ m’auroit replongée dans la déſolation, ſi l’arrivée de mon pere n’avoit ſuppléé à ce que j’avois perdu. Sa préſence fit changer le ton ; je recouvrai la paix… Mes goûts, mes chagrins, mes attachements furent oubliés bientôt après.

Tranquille ſous une telle ſauvegarde, je jouiſſois du bonheur qui m’étoit propre, quand M. de Tournemont fut attaqué d’une pleuréſie, qui l’enleva le ſeptieme jour. Quoique je ne viſſe pas encore toute l’étendue de ce malheur, j’en eus une douleur plus vive, plus profonde, qu’on ne devoit l’attendre de ma légéreté.

Mes larmes ne ceſſerent point en retournant à Paris : au contraire, elles devinrent plus abondantes à la vue des lieux que mon pere avoit habités. Je perdois en lui mon appui, mon défenſeur contre les mortifications qui commençoient d’agiter ma vie : ce ſont là de ces privations qu’un intérêt d’inſtinct nous fait ſentir à tout âge.

Cette continuité d’affliction fatigua ma mere ; elle ſe reſſouvint que j’avois à remplir des devoirs de religion, dont juſques-là on ne m’avoit point occupée. Ce fut la raiſon, ou le prétexte qui accéléra mon entrée au Couvent de ***.

Le Cloître étoit un ſéjour bien extraordinaire pour moi ; & ce qui ne me l’étoit pas moins, c’étoit d’avoir à vivre, à traiter d’égale avec ma ſœur ; car j’en avois une, dont je n’ai pas encore eu l’occaſion de parler.

Un an, au plus, fondoit mon droit d’aîneſſe ſur Mademoiſelle d’Aulnai ; mais on l’avoit établi dans ma tête ſur tant de prétentions, que je me croyois d’un ordre infiniment ſupérieur au ſien. Divers accidents avoient rendu ſa naiſſance très-fâcheuſe à Madame de Tournemont ; elle en avoit reſſenti long-temps, & bien douloureuſement les ſuites ; delà, ſans doute, étoit née une forte d’averſion pour cet enfant, dont elle ne revint jamais.

Des bras de ſa nourrice, Mademoiſelle d’Aulnai avoit paſſé dans le Couvent où l’on me conduiſit. Je ne la connoiſſois que pour l’avoir vue rarement à la grille, ou quand mon pere obtenoit qu’elle ſortît pour quelques heures. Alors même les ſentiments de ma mere ſervant de regle aux miens, j’étois reſtée pour cette ſœur au deſſous de l’indifférence.

Notre accueil, au Couvent de ***, fut auſſi glacé qu’il le devoit être. Dans les diſpoſitions où nous étions toutes deux, la néceſſité d’habiter ſous un même toit, nous paroiſſoit également onéreuſe, & nous auroit peut-être rendu implacables l’une pour l’autre, ſans Madame de Saintal, qui depuis un mois s’étoit retirée dans cette maiſon.

Comme fille de ſon ami, & comme objet de l’averſion de ſa mere, la Comteſſe avoit, dès le premier moment, diſtingué ma ſœur de ſes compagnes ; charmée de ſon eſprit, de certaines qualités ſingulieres à ſon âge, elle s’étoit plue à l’étudier, & ſe flattoit de la bien connoître. La ſuite lui prouva qu’elle s’étoit mécomptée, & que les événements pouvoient ſeuls développer un ſemblable caractere.

Jamais, ſans être fauſſe, on ne fut plus cachée. Mademoiſelle d’Aulnai parloit peu, & toujours d’un ton meſuré. Plus véhémente que vive ; plutôt ſombre que ſérieuſe ; aimant paſſionnément le plaiſir ſans être gaie ; ſon humeur, ſa volonté étoient comme un reſſort, dont les forces s’accroiſſoient en proportion de celles qu’on employoit à le comprimer. Aſſez bien du côté de l’extérieur, pour n’avoir point à redouter de concurrence ; la taille ſvelte ; les mouvements expreſſifs ; une de ces phyſionomies piquantes, qui plaiſent autant & plus que la beauté : l’irrégularité même de quelques-uns de ſes traits y donnoit un jeu ſurprenant… Son air fin, ſéduiſant quelquefois, devenoit fier, dédaigneux quand elle le vouloit, & elle le vouloit ſouvent. Madame de Saintal lui connoiſſoit beaucoup de ſang froid, de fermeté d’ame, & cette faculté rare chez les jeunes perſonnes, de ſavoir ſe décider dans quelque occaſion que ce pût être. Elle n’ignoroit pas combien, ſur tout cela, je différois de ma ſœur… Gaie, vive, étourdie, franche par caractere, diſſimulée par éducation ; mais oubliant volontiers les leçons que j’avois reçues pour me livrer à mon naturel ; facile à perſuader, plus encore à ſéduire par le goût, l’exemple, ou la nouveauté… J’avois beſoin d’être arrêtée, d’être conduite : Mademoiſelle d’Aulnai étoit plus faite qu’une autre pour y réuſſir ; mais il falloit que je ceſſaſſe de la mortifier par des comparaiſons toutes au profit de ma vanité, que je priſſe de la confiance en elle, que nous nous aimaſſions enfin ; & nous en étions l’une & l’autre à mille lieues. Madame de Saintal ne s’effraya point des barrieres qui nous ſéparoient : elle eſpéra les renverſer, en donnant quelque choſe à l’habitude de vivre enſemble, & aux rapprochements néceſſaires de notre poſition : la mal-adreſſe des Religieuſes penſa détruire ce ſage projet.

Mademoiſelle d’Aulnai étoit telle que la nature & les inſtructions du Couvent l’avoient formée ; on avoit, au contraire, prodigué tous les ſoins poſſibles pour me donner des graces, des talents… J’avois la voix belle, du babil, l’air du monde, c’en étoit plus qu’il n’en falloit pour m’attirer l’admiration générale. Je fus louée, prônée, careſſée & propoſée pour modele à ma ſœur. Enorgueillie de mes ſuccès, j’élevai le ton, je redoublai de dédains avec elle ; quoique j’en fuſſe repouſſée d’une façon à m’atterrer… Nous nous aigriſſions de plus en plus ; les altercations ſe renouvelloient ſans ceſſe, & malheureuſement on me donnoit toujours raiſon… La Comteſſe ſentit que loin de faire fond ſur ce qu’elle avoit regardé comme un moyen de conciliation, il falloit ſe hâter d’en prévenir les effets… On m’avoit accordé une permiſſion illimitée de la voir elle demanda la même grace pour ma ſœur, & l’obtint. Accoutumée aux diſtinctions flatteuſes, je fus piquée de ſa démarche, & je lui en marquai un peu d’humeur. Comment ! me dit-elle, auriez-vous de la répugnance à vous rencontrer avec votre ſœur ? — Non, Madame ; mais je croyois que vous mettriez quelque différence entre nous, & que j’irois chez vous plus ſouvent qu’elle. — Pourquoi cela ? — Parce que je vous aime, & que je me flattois d’être aimée davantage. Et bien, c’eſt pour qu’elle m’aime, & pour l’aimer auſſi, que je deſire de la voir… Lui envieriez-vous la douceur d’avoir une amie ? A cela je détournai la tête, & ne répondis point. Penſez, ajouta-t-elle, combien cette reſſource lui eſt néceſſaire ; combien il y auroit d’inhumanité à vouloir l’en priver. Etrangere en quelque ſorte à ſa famille, elle a paſſé ſon enfance loin de la maiſon paternelle, tandis que vos parents embelliſſoient, par leur tendreſſe, tous les moments de la vôtre… Cependant elle avoit les mêmes droits à leur affection, & vous devez… Je ne dois rien, Madame, interrompis-je vivement ; ce n’eſt pas ma faute ſi ma ſœur n’eſt point aimée. Je ne vous en accuſe pas non plus, reprit-elle ; ſi j’avois une pareille idée, je vous traiterois comme une méchante qu’il faudroit fuir & déteſter ; mais avez-vous cherché à la dédommager par vos ſoins, par votre attachement, des mortifications qu’elle éprouvoit d’ailleurs ? Qui, moi ? m’écriai-je ; eh ! l’aurois-je pu ? Ne voyez-vous pas que ma ſœur me hait ?… Soyez ſûre qu’elle m’a toujours haïe de même. — Haïr ; c’eſt bien fort. Mais après tout, voyons comment, pourquoi elle vous auroit aimée ? Vous êtes-vous montrée ſenſible à ſes chagrins ? attentive à les lui épargner, du moins autant que cela dépendoit de vous ? Ne les avez-vous jamais aigris, en abuſant de la prédilection qu’on vous accordoit, pour prendre avec elle des airs, des tons capables de révolter une ame délicate & fiere ?… Vous baiſſez les yeux ? les larmes dont ils ſe rempliſſent décelent que vous avez quelques reproches à vous faire… Ah ! ma chere petite, vous avez le cœur excellent ! il ſouffre, il gémit des fautes que la légéreté de votre âge vous a fait commettre : & bien, pour vous rendre vraiment eſtimable, il faut les réparer ; il faut employer cette bonté de cœur ſi précieuſe, en faveur de Mademoiſelle d’Aulnai… Vous apprendrez un jour combien l’amitié d’une ſœur peut influer ſur le bonheur de la vie… La vôtre a mille qualités ; mais quand elle auroit mille défauts, s’ils étoient involontaires, & qu’elle fût malheureuſe, vous n’en ſeriez que plus obligée à la pitié, à la complaiſance envers elle… Venez, mon enfant, venez promettre dans mes bras que vous n’omettrez rien pour l’adoucir, que vous lui marquerez le tendre empreſſement d’une amie… Le voulez-vous ? parlez. Hélas ! oui, répondis-je ; mais ſi elle me rebute ? — Il faudra redoubler d’efforts pour la gagner ; vous aurez d’autant plus de gloire, qu’elle oppoſera plus de réſiſtance ; & ſûrement elle en oppoſera beaucoup : car enfin cette pauvre ſœur a bien des choſes à vous pardonner. — A me pardonner ! eh, quoi donc, Madame ? — Toutes les préférences qu’on vous a données ſur elle, & toutes celles que vous vous êtes arrogées… Je ne doute point qu’elle ne vous en ait fait ſentir ſon mécontentement… Peut-être le reſſentirez-vous encore ; mais pour vous aider à le ſoutenir, dites-vous à tous les inſtants, que le plus heureux eſt chargé des avances ; que ſon bonheur lui impoſe le devoir d’être doux, d’être patient ; & qu’un cœur abreuvé d’amertume, tel qu’eſt celui de Mademoiſelle d’Aulnai, exige les égards, les ménagements les plus délicats.

En parlant ainſi, Madame de Saintal m’embraſſoit affectueuſement. Je pleurois moins d’attendriſſement que de confuſion : la Comteſſe feignit de s’y méprendre, elle me félicita ſur mes courageuſes réſolutions, me traça un plan de conduite, auquel je me conformai très-exactement, en dépit de mes répugnances.

Mon début ne réuſſit pas. Mademoiſelle d’Aulnai avoit trop d’eſprit pour prendre le change ſur la véritable cauſe de cette nouveauté : elle n’y vit de ma part qu’une foibleſſe qui l’irrita, & la fortifia contre mes attaques. Ses regards évitoient les miens avec affectation ; toutes mes paroles tomboient, ſans qu’elle daignât les relever : un froid glaçant me repouſſoit lorſque je voulois m’approcher ; & pour comble d’embarras, une timidité exceſſive avoit ſuccédé aux airs impérieux que j’avois toujours eus. J’étois ſi contrainte, ſi gauche dans mon nouveau perſonnage, que je l’aurois infailliblement abandonné, ſi Madame de Saintal n’étoit venue à mon ſecours par une entremiſe directe.

Admiſes chez elle deux fois la ſemaine, avec pluſieurs de nos compagnes, elle nous portoit, même par ſon exemple, à cette familiarité qu’inſpire naturellement le plaiſir. Ma ſœur qui l’aimoit & s’y livroit toute entière, écartoit alors les nuages dont ſon front étoit ordinairement chargé, & paroiſſoit ne me pas trouver de trop dans la ſociété.

Sa fête arriva : je la fis célébrer pour la première fois ; c’étoit un objet d’amuſement : elle s’y prêta d’aſſez bonne grace ; mais elle ne reçut qu’avec une peine infinie mille jolies bagatelles qui l’auroient enchantée venant d’une autre main.

J’avois toujours, & très-abondamment, de quoi me procurer les fantaiſies, les ſuperfluités qui plaiſent à la jeuneſſe ; ma ſœur, au contraire, étoit dans une diſette abſolue depuis la mort de M. de Tournemont. Par le conſeil de Madame de Saintal, j’offris de faire bourſe commune… Un refus ſec ne me rebuta point ; je revins à la charge, j’employai la médiation de nos amies… On fit entendre à Mademoiſelle d’Aulnai que ma propoſition n’alloit point à l’humilier, puiſqu’il ne s’agiſſoit que de partager un bien auquel nous avions des droits égaux. Cette tournure la mit à l’aiſe, elle accepta ; mais ce fut pour me rendre plus de préſents que je ne lui en avoit faits.

Loin d’être mortifiée par la hauteur de ce procédé, il me charma ; je le regardai comme une preuve d’affection, & Madame de Saintal entretint mon erreur ſans la partager.

Cette action lui fit juger que nous ne pouvions réuſſir auprès de ma ſœur, qu’en intéreſſant ſon petit orgueil… En conſéquence elle parut ſi fort admirer ce qu’elle avoit fait à mon égard, lui répéta tant de fois qu’en me pardonnant elle ſe mettoit au-deſſus de moi, la peignit à ſes propres yeux avec des pinceaux ſi flatteurs, qu’enfin elle lui inſpira le deſir de reſſembler à ce portrait ; & l’effet s’enſuivit, du moins quant aux dehors.

Mademoiſelle d’Aulnai tenoit de ma mere un goût décidé pour la domination ; elle n’aimoit qu’en protégeant, & ſon joug n’étoit pas léger ; mais la facilité de mon caractère obvioit à cet inconvénient… La concorde s’établit entre nous, aux dépens de ma liberté… Ma ſœur s’empara de toute ma confiance, ſans compromettre la ſienne… Je ne vis, je ne penſfai, je n’agis plus que par elle.

Nous vivions tranquilles ; mais non pas heureuſes, parce que nous touchions à cet âge où la retraite devient inſupportable… Ma mere ne parloit point de nous en retirer, & même éludoit les queſtions que je me hazardois de lui faire à ce ſujet. Affligée d’un tel ſilence, j’allois en gémir avec ma ſœur, que je touchois d’autant moins par mes plaintes, qu’elle dédaignoit d’en faire pour ſon propre compte. Malgré cela, je revenois toujours ſur la même matiere, & l’en entretenois encore, lorſqu’on vint m’avertir que Madame de Tournemont m’attendoit au Parloir : c’étoit ſa coutume de me demander la premiere, & ſouvent elle ne voyoit que moi.

Sa beauté, ſa parure étoient ce jour-là ſi éblouiſſantes, que je fis, en entrant, un cri d’admiration. Vous me trouvez donc bien, petite ? me dit-elle en ſouriant. — Comment bien ! vous êtes raviſſante… Je vous jure, maman, que vous n’avez jamais été ſi belle. — Ainſi donc, ma fille, vous ne ſeriez pas ſurpriſe que quelqu’un penſât à m’engager dans de nouveaux liens ! — Au contraire, je ſuis perſuadée que beaucoup de gens le defirent ; ce qui m’étonneroit, c’eſt que vous le deſiraſſiez vous-même. — Pourquoi donc, Mademoiſelle ? le nom de Tournemont vous ſemble-t-il aſſez beau pour qu’on ne puiſſe ſe réſoudre à le changer ? Mademoiſelle de Balzine, qui n’auroit pas dû le porter, feroit, ſelon vous, une grande faute d’en prendre un plus digne d’elle ?

A ces queſtions, au ton dont elles m’étoient faites, je perdis contenance ; le déſordre ſe mit dans mes propos : en vérité… je ne voulois pas dire… je ne crois pas que vous me ſoupçonniez… Treve de monoſyllabes, interrompit ma mere ; expliquez un peu mieux vos idées,… elles me paroiſſent curieuſes… J’héſitai encore… Elle ordonna… Il fallut parler. Et bien, dis-je, j’imaginois qu’étant libre, heureuſe, & ayant deux filles qui peuvent vous tenir compagnie… — j’entends : vous me faites une leçon. Achevez : dites qu’à trente-deux ans, je dois me concentrer vis-à-vis de mes filles, & renoncer pour elles à mon goût, à ma gloire, à tous les plaiſirs qu’elles ne partageroient pas.

Mon Dieu ! répondis-je en pleurant, je n’ai point la témérité de prononcer ainſi ; je ſais que vous êtes maîtreſſe de faire ce qu’il vous plaît, & que c’eſt à nous de reſpecter vos volontés. Je le penſe de même, reprit-elle, & ſuppoſe que vous recevrez, dans cet eſprit, la nouvelle de mon mariage avec le Marquis de Rozane. Allez en inſtruire votre ſœur, & préparez-vous toutes deux à recevoir convenablement ſa viſite. Le cœur bien gros, bien mortifié, j’allai rejoindre Mademoiſelle d’Aulnai, qui, voyant mon viſage inondé de larmes, en demanda la cauſe avec inquiétude. Ah, ma ſœur, m’écriai-je, que vous allez être étonnée ! ma mere qui ſe remarie : — Eh bien, que trouvez-vous d’étrange à cela ? dit-elle froidement : depuis long-temps je m’y attendois, & vous auriez dû le deviner lorſque vous avez vu qu’on vous laiſſoit au Couvent. Se marier, répétois-je, quand on a deux filles en âge de l’être ? car j’ai près de ſeize ans, vous près de quinze, c’eſt le moment de nous montrer, de nous produire dans le monde : je me flattois que ma mere s’en occupoit ſérieuſement, & que… Je vous plains de vous être fait une telle illuſion, interrompit Mademoifelle d’Aulnai ; pour moi qui n’ai jamais eu lieu de m’en former d’agréables, peu m’importe que Madame de Tournemont s’occupe d’elle-même, qu’elle reſte veuve, ou qu’elle prenne un ſecond mari. Mais, dis-je, comptez-vous pour rien le déſagrément d’avoir un beau-pere ? Que m’importe ſon titre, repliqua-t-elle : s’il eſt bon, honnête, il pourra me faire du bien ; s’il ne l’eſt pas… je riſque peu de choſe. Elle ſe tut, & ſe mit à rêver. J’avois les yeux attachés ſur elle… ſon flegme m’en impoſoit : c’étoit, dans mon opinion, un phénomene inexplicable… Elle reprit la parole pour me demander ſi je connoiſſois le beau-pere que Madame de Tournemont alloit nous donner ? C’eſt le Marquis de Rozane, répondis-je. Le Marquis de Rozane ! s’écria-t-elle, je vous en fais mon compliment : ſon mariage avec ma mere ſera probablement ſuivi du vôtre avec ſon fils, dont vous avez été le premier amour. De l’amour, répétois-je ; en vérité c’eſt trop dire ; nous étions ſi jeunes, que cela n’avoit preſque pas de nom ; & depuis trois ans que nous ne nous ſommes vus, il m’aura ſûrement oubliée. — Vous l’en ferez reſſouvenir ; l’âge doit avoir perfectionné en vous le talent d’émouvoir ſon cœur.

Cette épigramme me fit rougir : ne ſachant qu’y répondre, je quittai ma ſœur pour aller faire part à la Comteſſe du mariage de Madame de Tournemont. Elle en fut extrêmement ſurpriſe, & ne le diſſimula point. Je croyois, me dit-elle, que Madame votre mere chériſſoit davantage ſa liberté ; mais d’après ce qu’elle vous a dit, on peut juger que le titre de Marquiſe l’a déterminée : rien n’eſt plus naturel ; on tient aux droits de ſa naiſſance : c’eſt un de ces préjugés qu’on reſpecte, & qui ne font pas ſans fondement. Au reſte, ma fille, je remarque, avec plaiſir, que vous prenez cette affaire en perſonne raiſonnable. Il eſt certain qu’elle ne peut influer ſur votre bonheur, & je vois même qu’il en peut naître un bien.

Ce bien qu’entendoit Madame de Saintal, étoit la prolongation de ma retraite. Comme elle ne s’expliqua pas, je crus que ſon idée rentroit dans celle de ma ſœur ; elle en acquit de l’importance, & je n’aſpirai qu’au moment d’être ſeule pour la méditer à loiſir.

Jamais je n’avois été plus exacte à me retirer dans ma chambre à l’heure du coucher, & jamais je n’avois moins profité du calme de la nuit pour me livrer au ſommeil.

Mon goût pour Rozane avoit porté tous les caractères de l’enfance. La légèreté, le temps, l’abſence avoient preſqu’effacé ſon image ; elle ſe retraça dans ma mémoire, ſous une forme d’autant plus ſéduiſante, que j’avois ce beſoin d’aimer, par lequel s’embelliſſent tous les objets capables de le ſatisfaire… Je ne voyois que des plaiſirs… je ne ſentois rien que d’une manière tumultueuſe… Ce n’étoit point le trouble de l’amour, c’étoit l’efferveſcence d’une imagination qui s’allume, & qui conduit quelquefois plus loin que le ſentiment. Dès que je pus parler à ma ſœur, je lui contai mes rêveries avec le feu qu’elles m’avoient communiqué, joint à celui qui m’étoit naturel ; mais l’âme encore fermée aux preſtiges des paſſions, elle ne pouvoit aſſez s’étonner du délire de la mienne. Que vous êtes ſinguliere ! me dit-elle. Hier indifférente pour le jeune Rozane, vous vous en ſouveniez à peine, & rejettâtes froidement la penſée de votre mariage avec lui. Aujourd’hui cette penſée vous tranſporte ; le Comte vous enchante ; il ne vous reſte pas même une incertitude. Comment avez-vous fait pour en venir là ſi promptement ? — J’ai réfléchi… j’ai tout examiné, & n’ai rien apperçu que de convenable dans cette union. Rozane eſt homme de qualité, fils de celui qui va être mon beau-père ; Madame de Tournemont ne ſauroit mieux faire que d’avoir des vues ſur lui. — Il ne feroit pourtant pas impoſſible qu’elle en eût d’autres, reprit-elle ; mais en ſuppoſant que vous épouſiez le Comte, êtes-vous ſûre que vous l’aimerez ? — Quelle demande ! Il eſt charmant !… J’en ſerai folle. — Et s’il ne vous aimoit pas ? — S’il ne m’aimoit pas ! le doute eſt ridicule… Je ſuis cent fois plus jolie que je ne l’étois quand je lui ai plu. — D’accord ; mais s’il aimoit ailleurs ? — Je le rendrois infidele. — Et ſi vous n’y parveniez point ? Oh ſi, ſi, dis-je impatientée… Je courrai les riſques de toutes celles qui ſe marient ſans ces calculs, & qui ſont fort contentes de l’être… Tenez, avec de la fortune, une bonne maiſon, des compagnies agréables, la liberté de ſatisfaire ſes goûts, on a très-peu de chagrins à redouter. Je ne ſuis point de cet avis, repliqua ma ſœur : tout cela eſt bon ; mais il me ſemble qu’il me faudroit autre choſe pour être heureuſe. Je voudrois aimer, je voudrois être aimée, beaucoup, excluſivement : ce feroit le plus riche, le plus grand Seigneur de France, que je ne l’accepterois pas ſans cette condition…

Ce jour même nous reçûmes la viſite du Marquis, aux yeux duquel je n’omis rien pour paroître aimable, & j’y parvins. Un tel ſuccès, qu’il ne me laiſſa point ignorer, fortifia mes efpérances. Cependant il s’écoula deux mois ſans qu’on fît de moi une mention extraordinaire. Je m’affligeois, je fatiguois Mademoiſelle d’Aulnai de mes répétitions ; j’étois piquée de ce que Rozane ne profitoit point du rapprochement de nos familles pour me revoir : plus il ſe tenoit éloigné, plus mon cœur voloit au-devant de lui, plus je me paſſionnois pour ma chimere. Enfin, l’inſtant de quitter ma retraite arriva. Le Marquis, dont les intentions répondoient à mes deſirs, avoit ſollicité cette grace, ſans s’expliquer ſur ſes motifs.

A la nouvelle que j’en reçus, mes tranſports allèrent juſqu’à l’extravagance. Ma ſœur contemploit triſtement l’excès de ma joie… Elle pleura en me diſant adieu ; moi-même je verſai quelques larmes, qui ſe ſécherent au ſeul aſpect du monde.

Les changements avantageux qui s’étoient faits dans ma figure, donnerent un petit air de triomphe à mon retour chez ma mere, où je trouvai un cercle nombreux. Je m’applaudiſſois en ſecret des éloges qui m’étoient adreſſés ; mais il manquoit à ma ſatisfaction de voir le Comte au nombre de mes admirateurs ; & ce Comte ſi deſiré ne paroiſſoit point. Je m’étois attendue qu’il s’offriroit des premiers à mes regards, & chercheroit à ſe les attirer… Son abſence m’humilioit… Je n’oſois parler de lui ; mais diſtraite, agitée, je rougiſſois chaque fois qu’on ouvroit la porte du ſallon.

Vers neuf heures, deux hommes entrerent ſans être annoncés… C’étoient Meſſieurs de Rozane, pere & fils, qui revenoient enſemble du ſpectacle. Le Marquis me careſſa beaucoup ; je n’obtins du Comte qu’une très-profonde & très-froide révérence, après laquelle il s’éloigna.

Cruellement trompée, mon cœur ſe ſerra ; peu s’en fallut qu’il ne m’échappât des pleurs… Revenue de cette pénible émotion, je m’en dédommageai par le plaiſir de conſidérer à mon aiſe celui qui me fuyoit. Debout auprès de la cheminée, il développoit, ſans y penſer, toute l’élégance de ſa perſonne : qu’il étoit bien ! ſa taille s’étoit formée ; elle avoit acquis cette aiſance qui donne les graces ; il regnoit ſur ſon viſage, & dans ſon maintien, je ne fais quelle langueur qui tendoit à la mélancolie, & faiſoit paſſer juſqu’à l’ame l’expreſſion touchante du ſentiment.

Je m’oubliois dans cet examen, quand on avertit pour le ſouper. Nouvelle mortification ! le Comte préſenta ſa main à la premiere femme qui ſe trouva à portée de la recevoir. La table ne me ſervit pas mieux : quoique je fuſſe auprès de lui, il n’eut préciſément que les attentions dont il ne pouvoit pas ſe diſpenſer. Sans chercher, ſans éviter mes regards, il me laiſſoit voir dans les ſiens une indifférence ſi décidée, que je n’avois pas même la reſſource d’y pouvoir ſoupçonner de la politique. Quel début ! quelle chute pour mon amour-propre ! car il faut l’avouer, malgré tout ce que je croyois ſentir, c’étoit encore lui qui jouoit le plus grand rôle.

Les jours, les ſemaines ſe ſuccédoient, & Rozane ne changeoit point. Je me demandois comment à vingt ans, paroiſſant né ſenſible, il réſiſtoit à la vue continuelle de mes charmes ; pourquoi il me refuſoit juſqu’au tribut de louanges que les autres hommes s’empreſſoient à me prodiguer. Ce fut Marcelle, mon ancienne gouvernante, qui m’éclaira ſur cette ſingularité.

J’appris d’elle, que le Comte, peu riche du chef de ſa mere, n’avoit point vu, ſans chagrin, les ſecondes noces du Marquis, ſur-tout avec Madame de Tournemont, dont le caractère lui déplaiſoit infiniment. Que, loin d’employer les moyens propres à le ramener, elle l’aliénoit de plus en plus par la hauteur de ſa domination ; & qu’en qualité de ſa fille, je partageois l’éloignement qu’il avoit conçu pour elle.

Je tombai des nues en reconnoiſſant que ce dont j’avois fait la baſe de mes eſpérances, étoit préciſément ce qui devoit les renverſer. Rozane, dis-je, eſt bien injuſte de me rendre comptable des mortifications qu’il éprouve, & bien inconſéquent de s’y prendre auſſi mal pour réparer le dommage qu’on peut faire à ſa fortune : car enfin j’en ai… plus qu’il n’en ſauroit perdre, & s’il avoit voulu… Je doute, interrompit Marcelle, que penſant comme il fait, cette raiſon fût ſuffiſante pour le déterminer à devenir le gendre de Madame la Marquiſe, & je doute encore plus qu’elle y conſentît, quand il le deſireroit. — Mais pourquoi ? quel obſtacle ? — Je vous l’ai dit : ils ne s’aiment point ; l’aventure du boſquet a commencé ; le titre de belle-mere a fait le reſte. Elle eſt trop haute & lui trop fier, pour qu’ils puiſſent jamais être d’accord.

Quelque peu favorables que fuſſent ces lumieres, je les préférai aux ténebres d’où je ſortois. Après tout, ce n’étoit pas moi perſonnellement, c’étoit la fille de Madame de Rozane que le Comte fuyoit… Il ne s’agiſſoit que de lui prouver la différence de nos ſentiments, pour qu’il ne nous confondît plus dans une même cauſe. Mais cette preuve étoit embarraſſante… Bleſſée de ſa froideur, je l’avois jouée à mon tour avec toute la charge qu’elle pouvoit recevoir du dépit… Il falloit retourner ſur mes pas… Il falloit faire des avances… N’importe, j’eus l’art de leur trouver des excuſes, de les couvrir même du nom de l’amitié ; mais je n’eus pas celui de leur ôter l’apparence des franches agaceries de l’amour.

Les diſpoſitions de Rozane ne m’étoient pas auſſi contraires que Marcelle l’avoit imaginé : je lui paroiſſois tout auſſi jolie qu’au reſte du monde ; mais la crainte de ſe compromettre avec la Marquiſe, le tenoit continuellement en garde contre lui & contre moi. La même crainte lui fit redoubler ſes précautions, quand il s’apperçut que je le recherchois. Inattentif par ſyſtême, il ne voyoit, n’entendoit rien ; … mes attaques ſembloient porter contre un roc impénétrable.

J’étois ſi peu faite pour qu’on m’opposât une pareille réſiſtance, que ſans vouloir l’attribuer à tels ou tels motifs, je conclus que Rozane avoit une inſenſibilité naturelle qui ne pouvoit être détruite. Cette concluſion ſauvoit l’honneur de ma beauté ; mais je jouis peu de ce foible dédommagement : il m’étoit réſervé d’être le témoin du triomphe qu’une autre devoit remporter.

Quoique ma mère exigeât que je vécuſſe dans la ſolitude, il étoit des plaiſirs de mon âge, auxquels elle ne pouvoit pas me ſouſtraire entièrement… Je la ſuivis dans une de ces aſſemblées où les jeunes perſonnes vont ſe diſputer le prix des graces. Mademoiſelle de Villeprez y parut avec la taille & la figure de Minerve ; ſes grands yeux noirs ſembloient dire à tous ceux ſur leſquels elle daignoit les arrêter : c’eſt à moi que vous devez rendre hommage.

Cette Demoiſelle de Villeprez avoit pour mere une de ces femmes qui affichent la vertu, ou plutôt la pruderie ; une de ces réformatrices du genre-humain, qui ſuppoſent le mal par-tout, excepté dans leurs enfants & dans elles-mêmes. Une telle manière d’être n’alloit point à Madame de Rozane ; cependant elles ſe voyoient en viſite, & nous demeurions aſſez proche les unes des autres pour faire ma compagne de ſa fille, ſi je n’avois ſenti une eſpece de repouſſement à ſon égard : la cauſe en étoit dans je ne ſais quoi d’impérieux, de guindé, qui m’étoit antipatique. Rozane, qui jamais ne l’avoit diſtinguée, fut un des plus empreſſés à lui offrir ce que ſes yeux demandoient.

Aſſiſe auprès de ma mere, je les obſervois ſans diſtraction. Chaque préférence du Comte me donnoit un coup de poignard ; & j’en reçus d’innombrables, puiſqu’il ne fut occupé que d’elle.

Le Chevalier de Murville me devina, & vint me prendre pour danſer, à l’inſtant où j’étois le plus vivement affectée. Diſſimulez un peu mieux, dit-il, en s’approchant de mon oreille : c’eſt trop honorer un ingrat que de lui laiſſer voir les tourments qu’il fait ſouffrir. Je vous ſuis obligée de l’avis, répondis-je, en rougiſſant ; mais je ne me croyois pas dans le cas d’en avoir beſoin.

Comme la danſe commençoit, il ne fit que me ferrer la main, avec un ſouris négatif, qui acheva de me déconcerter. Mes jambes trembloient ; je danſai mal ; j’en fus grondée : cette gronderie me ſervit de prétexte pour ne plus danſer, & pour juſtifier mon air de triſteſſe.

Le bal finit, à ma grande ſatisfaction. Nous partîmes. Placée avec Rozane ſur le devant du carroſſe, je ne diſois rien ; mais je me ſerrois contre le panneau, pour lui faire comprendre le chagrin qu’il m’avoit cauſé, & j’eus celui de voir qu’il ne le remarquoit pas.

A deux jours delà, ma mere me conduiſit chez Madame de Villeprez. Le ſallon étoit diſpoſé de façon, qu’une glace répétoit à ceux qui entroient, tous les objets qui lui étoient oppoſés : le premier que j’apperçus fut Rozane, aſſis ſur un ſopha, auprès de Mademoiſelle de Villeprez. Le reſte de la compagnie étoit au jeu.

Rozane parloit avec tant de feu, & d’application, qu’on nous avoit déjà préſenté des ſieges, avant qu’il eut quitté le ſien…

Il faut avoir vu un homme amoureux, pour juger à quel point il peut être aimable. La froideur ordinaire du Comte ne me le montroit que ſous un aſpect médiocrement avantageux ; ſa converſation avec Mademoiſelle de Villeprez le faiſoit briller de mille agréments, dont juſques-là je ne m’étois pas doutée… Il étoit charmant. Frappée du nouvel être que l’amour ſembloit lui communiquer, je reſtai un moment interdite : & ce moment développa la paſſion qui fermentoit dans mon cœur… J’approchai ; Rozane s’éloigna, & diſparut bientôt après. Son départ me rendit, non le calme, mais une contenance plus aſſurée. Je fis même des réflexions ; l’amour, la jalouſie les dirigerent, & je me trouvai capable de les faire valoir ſur le champ.

J’ai dit que j’avois toujours eu de l’oppoſition pour Mademoiſelle de Villeprez : à titre de rivale, elle m’étoit odieuſe : ce fut préciſément ce qui me détermina à lui montrer le plus grand deſir de me lier avec elle. Par-là, je comptois troubler ſes plaiſirs, rompre ſes entretiens avec le Comte, l’accoutumer à me voir plus familiérement, & l’enlever enſuite, ſi la choſe étoit poſſible.

Mademoiſelle de Villeprez, qui n’avoit pas les vues très-longues, répondit à mes avances. La liaiſon ſe rangea ; nos meres y conſentirent ; nous devînmes inſéparables.

Quel conte ! dira-t-on. Comment une fille de dix-ſept ans, vive, & franche, pouvoit-elle être tout-à-coup parvenue au degré de diſſimulation néceſſaire, pour former ainſi ſa partie ? Le voilà… Si l’amour compléta la métamorphoſe, elle étoit plus qu’ébauchée, par la contrainte perpétuelle où Madame de Rozane réduiſoit mon caractère.

Mes ſuccès, au ſortir du Couvent, l’avoient fâchée… N’importe par quelle raiſon, elle en avoit employé de bonnes pour impoſer ſilence aux louangeurs. Ce n’étoit pas aſſez : il falloit leur ôter juſqu’à l’envie de parler, en retranchant ce qui pouvoit la faire naître. La nature avoit mis hors d’atteinte ma taille & mon viſage ; mais mon eſprit, mes graces, mon enjouement, cent petits riens qui parent la jeuneſſe & plaiſent plus que la beauté, furent perſécutés à outrance… Ma gaieté s’évanouit, ma vivacité ſe concentra ; j’étudiai mes paroles, je compoſai mon extérieur ; & ma diſſimulation avec Mademoiſelle de Villeprez ne fut qu’une fuite de celle où j’étois condamnée ſous les yeux de ma mere.

Notre intimité ſurprit le Comte : elle l’embarraſſa : il s’en plaignit ; mais Mademoiſelle de Villeprez, moins par confiance que pour faire parade de ſa conquête, & ſatisfaire à tous ſes goûts, donna elle-même l’exemple de la liberté.

Elle avoit toute l’adreſſe imaginable pour prétexter des converſations avec ſon amant ; ſa mere, toute la ſécurité qu’il falloit pour ne les point troubler. Quant à moi, j’étois traitée comme un tiers ſans conſéquence, avec lequel on ne ſe gênoit point.

Que je ſouffris dans cette ſinguliere poſition ! Plus Rozane marquoit d’amour, plus j’en prenois pour lui ; plus les expreſſions de ma rivale me paroiſſoient froides & recherchées en comparaiſon de ce que je ſentois. Combien de fois je me rappellai les entretiens que j’avois eus avec ma ſœur ſur cette matiere, & les idées fauſſes que je me faiſois alors du bonheur ! je ne le voyois plus dans le monde, dans ſes plaiſirs, dans les jouiſſances de la fortune… tout m’étoit indifférent, excepté le ſeul homme pour qui je l’étois davantage.

Livrée au ſupplice d’une paſſion malheureuſe, moleſtée continuellement par ma mere, je tombai dans une mélancolie dont ma ſanté même fut altérée. Mademoiſelle de Villeprez y ſoupçonnant du myſtere, me fît des queſtions, que j’éludai d’abord aſſez bien. Elle y revint, je me brouillai dans mes réponſes : ſa curioſité augmenta… j’en fus tourmentée ſans relâche.

Un jour que nous étions, comme à l’ordinaire, toutes deux avec le Comte, elle me pouſſa ſi fortement, que pour m’en délivrer je pris le parti d’accuſer ma mere des chagrins qui me dévoroient. C’étoit ouvrir la carriere à Rozane, qui ne manqua point l’occaſion de la parcourir.

Il reſtoit ſi peu chez la Marquiſe, que jamais il n’avoit obſervé ce dont je venois de me plaindre ; mais dès qu’il vit en moi une victime de ſon humeur, je l’intéreſſai : mes larmes le pénétrèrent, & toute réſerve à ce ſujet fut bannie d’entre nous. Nous revenions à cette matiere ſans nous en appercevoir : quelquefois nous n’en traitions pas d’autre, malgré l’ennui qu’elle cauſoit à Mademoiſelle de Villeprez.

La pitié rendit le Comte plus ſédentaire ; il cherchoit à me procurer quelque conſolation : eh ! qu’il y réuſſiſſoit bien ! Mon cœur n’étoit plus déchiré ; une douce langueur le rempliſſoit… je n’étois pas heureuſe ; mais en recommençant de l’eſpérer, je ſouffrois avec plus de patience.

Les ſoins du Comte en ma faveur n’alloient pas juſqu’à interrompre ſes aſſiduités chez Mademoiſelle de Villeprez : à la vérité quelque choſe paroiſſoit lui manquer lorſqu’il ne m’y trouvoit pas ; & ſouvent il m’en faiſoit, en ſa préſence, des reproches obligeants. Cette fille altiere ſe crut offenſée par ces témoignages d’affections : elle s’en expliqua avec beaucoup de hauteur. Rozane ſe défendit, en homme qui ne veut point céder : la querelle s’échauffa ; il ſe ſéparerent d’une manière équivoque ; & ce fut du Comte même que j’appris ces détails. Que l’amour eſt un habile inſtituteur ! il tient lieu d’étude, d’expérience quand il s’agit du cœur de ce qu’on aime. Sans le ſecours de l’un ni de l’autre, j’obſervai que celui de Rozane avoit plus de mécontentement que de douleur, & j’en treſſaillis d’aiſe ; mais j’eus la force de me contenir ; même celle de prendre la défenſe de ma rivale. Mademoiſelle de Villeprez, lui dis-je, n’exige qu’en proportion de ce qu’elle donne. Elle craint que l’amitié ne partage vos ſentiments, parce que vous poſſédez excluſivement les ſiens. Cette erreur ne me ſéduit plus, répondit-il ; je vois clair. Mademoiſelle de Villeprez eſt impérieuſe, & très-peu ſenſible ; c’eſt moins un amant, qu’un eſclave qu’il lui faut… Je ne ſuis pas propre à jouer un tel rôle. Mais, demandai-je, ſeroit-ce d’aujourd’hui ſeulement que vous auriez reconnu ſes défauts ? — Non, depuis quelque temps je les appercevois ; la dernière ſcene n’a fait que les développer entièrement… Je le répete, c’eſt une ame froide, dont je n’ai fait qu’amuſer la vanité. Ah ! m’écriai-je, ce ne peut être qu’un monſtre, puiſqu’elle ne vous a pas payé du plus tendre retour… Je rougis. Rozane baiſſa les yeux… les releva ſur moi d’un air troublé ; il voulut parler, ſe retint, fit une révérence, & me quitta.

Je reſtai confondue de ce qui venoit de m’arriver. Une phraſe indiſcrete avoit trahi mon amour ; mais le moment étoit ſi favorable, que je n’aurois pu le choiſir mieux après de longues réflexions. Eh ! Rozane m’avoit entendue ſans en profiter !… Il me quittoit… il me fuyoit… Pourquoi ?… Ce n’étoit plus ma mere, ce n’étoit plus une rivale qui me fermoit ſon cœur ; c’étoit donc l’indifférence la plus décidée, la plus invincible ? Que j’aurois bien voulu le haïr ! Ne le pouvant pas, je m’en pris à moi-même, à l’impuiſſance de mes charmes. Je projettai de les enſevelir dans une retraite obſcure, puisqu’ils ne contribuoient en rien à mon bonheur.

Pendant une ſemaine entiere je fus plus cruellement tourmentée qu’il n’eſt poſſible d’imaginer. Le Comte arrivoit à l’heure des repas ; mais rêveur, inquiet, il ne parloit point, évitoit juſqu’à mes regards, & diſparoiſſoit en ſortant de table.

Mademoiſelle de Villeprez, que je continuois de voir politiquement, ajoutoit l’ennui à mes autres peines : elle avoit repris ſes grands airs, ne me tenoit plus que des propos étudiés, énigmatiques ; & du Comte, pas un mot.

Je perdois patience ; j’étois prête à faire une folie, en demandant de rentrer au Couvent, lorſque la fuſée ſe débrouilla. Un matin je remontois de chez ma mere, à l’inſtant où le Comte ſortoit de la Bibliotheque, peu diſtante de mon appartement. Il paroiſſoit diſtrait, occupé, & le livre qu’il tenoit ouvert, étoit penché de façon que ſes yeux, quoique baiſſés, ne pouvoient pas tomber deſſus. A ma vue, il recula… Je m’arrêtai… Nous nous regardâmes en ſilence ; mais que ce ſilence étoit expreſſif ! Agitée d’un trouble ſubit, je ſentis la néceſſité de fuir, & fis un mouvement pour entrer chez moi… Rozane me prévint, ſe jetta à mes pieds, baiſa une de mes mains avec un air de tranſport & d’égarement… Arrêtez, dis-je, Comte, arrêtez !… Mon Dieu ! que faites-vous ? Je n’en fais rien, répondit-il… J’ai la tête perdue, & vous en êtes la cauſe ! Ah ! ma chere Tournemont, que nous allons être malheureux ! Et pourquoi le ſerions-nous plus que nous le ſommes, demandai-je ?… Que voulez-vous donc dire ? — Que malgré mes efforts je vous aime avec fureur… Que nous allons être en butte aux perſécutions de votre mere… Que jamais… Ah ! jamais, interrompis-je, jamais vous ne me ferez craindre des malheurs, en m’aſſurant que vous m’aimez.

Cette imprudence auroit ſans doute été ſuivie de beaucoup d’autres, tant la joie portoit de déſordre dans mon cœur & dans mon eſprit ; mais nous entendîmes du bruit, qui nous obligea de nous ſéparer au plus vîte.

L’après dînée, Madame de Rozane chargea Marcelle de me conduire chez Madame de Villeprez, pendant qu’elle ſeroit à l’Opéra. La mere & la fille travailloient ſur un même métier de tapiſſerie : elles étoient ſeules. Une légère inclination de corps fit tous les frais de leur accueil… Madame de Villeprez ſonna, parla bas à un domeſtique, & ſe remit à ſon ouvrage, ſans qu’il fût queſtion de moi. Cette réception m’offenſa… J’allois me retirer, quand elle m’adreſſa la parole. Madame la Marquiſe eſt ſans doute au ſpectacle ? — Oui, Madame. — Il eſt bien ſingulier, qu’à l’âge où vous êtes, elle ne vous mene preſque jamais avec elle ! C’étoit auſſi mon opinion ; mais je me tus. Une mere prudente, reprit-elle, ne devroit point détourner les yeux de deſſus la conduite de ſa fille. — Ma mere eſt & doit être fort tranquille ſur la mienne, quand j’ai l’honneur d’être chez vous, Madame. — Mon Dieu, ne s’égare-t-on pas par-tout ?… Que peut le zele le plus ardent, s’il eſt dépourvu de l’autorité néceſſaire pour arrêter le progrès du mal ? Du mal ? répétai-je, qu’eſt-ce que cela ſignifie ?… Madame, ſuppoſeriez vous ? — Je ne ſuppoſe rien, Mademoiſelle, je raiſonne, & crois raiſonner juſte, en diſant qu’une mere ne doit jamais perdre de vue ſa fille… Mademoiſelle de Villeprez eſt raiſonnable, j’oſe le dire devant elle, parce que je la connois ; cependant je ne me repoſerois ſur perſonne du ſoin de la ſurveiller. — Ma mere m’honore de plus de confiance, Madame, & probablement vous ne vous attendez pas que je me joigne à vous pour lui en faire un reproche ? Mademoiſelle de Tournemont la chérit & la reſpecte trop pour ſe permettre une telle licence, dit Mademoiſelle de Villeprez avec un ſouris ironique… Je rougis, je pâlis, je cherchois la manière de repouſſer cette attaque, lorſqu’on vint avertir que les chevaux étoient mis.

Ce dernier trait mit le comble à ce qui avoit précédé… Je me levai précipitamment, & ſortis ſans écouter les mauvaiſes excuſes que Madame de Villeprez eſſayoit de me faire.

Le procédé de la fille n’étoit pas inexplicable : j’avois donné lieu à ſa brouillerie avec le Comte ; peut-être me ſoupçonnoit-elle de m’être enrichie de ſes pertes… Mais la mere qu’avoit-elle à me reprocher ? Auroit-elle imaginé, que Rozane, peu riche, épouſeroit Mademoiſelle de Villeprez, qui l’étoit encore moins ?… Se ſeroit-elle rendu, par foibleſſe, le miniſtre de la jalouſie de cette fille & la protectrice d’une intrigue qui ne devoit avoir aucun but ſolide ?

Pendant que j’examinois toutes ces choſes, que je les retournois de cent façons, que j’en verſois des larmes de colere, on ouvrit doucement la porte de ma chambre, vers laquelle j’avois le dos tourné. Je crus que c’étoit Marcelle, & j’allois paſſer dans mon cabinet pour éviter ſes queſtions ; mais je me ſentis retenue par un bras qui me ſerroit étroitement… C’étoit le Comte.

Ah ! Monſieur, m’écriai-je, que je ſuis irritée ; que j’avois beſoin de trouver quelqu’un à qui je puſſe ouvrir mon cœur ! Madame de Villeprez, ſa fille. — Eh bien, qu’ont-elles fait ? — Elles m’ont outragée… Ce ſont des méchantes que je hais, que je crains — Aſſeyez-vous ; je vais tout vous dire…

Alors je l’inſtruiſis du changement de Mademoiſelle de Villeprez, de ſa morgue, de ſes froideurs, que j’avois eu la bonté de ſouffrir pendant huit jours ; & je racontai ma derniere viſite, dont aſſurément je n’adoucis pas les circonſtances.

C’eſt donc pour moi qu’on vous a fait ſupporter ces indignités ? dit-il d’un ton pénétré. A peine ma tendreſſe vous eſt connue, qu’elle devient une ſource de mortifications… Je ſuis au déſeſpoir… On vous forcera de me haïr. Mon Dieu ! dis-je, nous avons aſſez de nos peines, ſans y ajouter des craintes chimériques. Je vous haïrai ! quelle idée ! Si vous n’avez à redouter que ma haine, jamais vous ne ſerez malheureux. Adorable ingénuité, s’écria-t-il ; qu’elle vous rend chère à mon cœur !… Achevez : mettez le ſceau à mon repos, à ma félicité… Dites que rien ne pourra vous arracher à mon amour… Vous vous taiſez !… Je vous vois interdite !… Ne m’aimeriez-vous pas aſſez pour me raſſurer contre les obſtacles que nous aurons à vaincre ? Ce n’eſt pas cela, répondis-je ; mais. — Quoi ? — Je ne ſaurois m’engager ainſi. — Qui vous en empêche ? — Ma mere. — Ah ? je ſuis perdu ſi vous en appellez à votre mere. — Eh non, vous ne l’êtes pas : écoutez. Ma mere eſt la maîtreſſe de ne point conſentir à notre union ; mais je ne conſentirai point à d’autres… Etes-vous content ? — Oui. — En ce cas, reſtez donc tranquille, & dites-moi ſi Mademoiſelle de Villeprez… De grace, interrompit-il, laiſſons ces femmes, elles ne méritent pas de nous occuper dans ces précieux inſtants… Parlons de nous. — Parlons d’elles, s’il vous plaît, ne fût-ce que pour diſſiper mes inquiétudes. Mademoiſelle de Villeprez ſait-elle votre amour pour moi ? — Je ne lui ai pas dit ; mais elle peut bien s’en douter. — Comment ? Pourquoi ? En vérité, reprit le Comte, je ſouffre d’être condamné à faire une narration, quand nous avons à traiter de choſes infiniment plus intéreſſantes ; mais puiſque vous l’exigez, vous allez tout ſavoir.

A votre ſortie du Couvent, je vous trouvai la plus aimable, la plus ſéduiſante perſonne que je connuſſe ; mais plus vous étiez redoutable, plus je travaillai à me fortifier contre vous… Je frémiſſois à la ſeule penſée d’aimer la fille de la Marquiſe, tant il me paroiſſoit impoſſible qu’une telle paſſion eût des ſuites heureuſes : delà cette inattention ſimulée ; ces dehors glacés que je me reprochois ; mais que je jugeois indiſpenſables.

Malgré ces précautions, je ne voyois de sûreté pour mon cœur, qu’en l’attachant d’un autre côté. Trop délicat pour n’être pas difficile, il erroit autour de mille objets ſans ſe fixer à aucun. Enfin, Mademoiſelle de Villeprez me parut aſſez belle pour décider ſon choix… Je crus l’aimer, parce que j’en avois le deſir, & parce qu’à mon âge on ſe méprend aiſément aux impreſſions de la beauté. A peine j’avois fait les premiers pas vers elle, que vous vous liâtes intimement, & qu’elle vous admit à nos plus ſecrets entretiens… Vous me gênâtes ; j’en murmurai ; elle n’en tint compte : cette imprudence fut fatale à l’eſpece de ſentiment qu’elle m’avoit inſpiré… Inſenſiblement je contractai la douce habitude de vous voir, de vous entendre… Chaque jour vous me deveniez plus néceſſaire ; chaque jour les défauts de Mademoiſelle de Villeprez me bleſſoient davantage… Une paſſion véritable s’inſinuoit dans mon ame ſous le nom de l’amitié ; mais toujours frappé des raiſons qui s’oppoſoient à cet amour, je cherchois encore à me le déguiſer quand vous m’éclairâtes ſur le vôtre… Depuis ce moment j’ai été en proie à des tourments inexprimables,… j’ai ſoutenu des combats au-deſſus des forces ordinaires. Rien n’a pu modérer la violence de mon penchant… Brûlant, tremblant, ſouffrant d’avance tous les maux de l’avenir, il a fallu céder à ma deſtinée ; vous adorer, vous le dire, au riſque du bonheur de votre vie & de la mienne.

Pour Mademoiſelle de Villeprez, je ne l’ai pas revue : elle m’a écrie comme à un eſclave fugitif, qui doit s’eſtimer trop heureux, ſi l’on veut bien lui redonner ſes chaînes… Quelques phraſes à votre ſujet ont excité ma franchiſe. Sans convenir de mon amour, je n’ai ménagé, dans ma réponſe, ni ſon orgueil, ni ſa jalouſie : & c’eſt là fans doute ce qui vous a rendu l’objet de ſon reſſentiment. Quant aux moyens donc elle s’eſt ſervie pour mettre ſa mere de moitié dans ſa vengeance, je les ignore : ce ne peut être que l’ouvrage de la fauſſeté. Qu’elle eſt dangereuſe avec un tel caractère ! m’écriai-je ; je ne ſais quoi me dit que cette créature nous fera bien du mal. Il faut nous faire un appui de mon pere, reprit le Comte. Je ſais que la Marquiſe me déteſte, & qu’il en eſt ſubjugué ; mais je vais me rendre aſſez attentif, aſſez ſoigneux de lui plaire, pour m’attirer ſa bienveillance. Quels ſacrifices ne trouverai-je pas faciles, quand je me dirai que vous devez en être la récompenſe !…

Rozane étoit trop impatient pour différer de parler à ſon pere : il ſe rendit chez lui le ſoir même, à l’heure du coucher. Comment ! une viſite nocturne ! dit le Marquis en riant : cela ſent bien le myſtere ! Il eſt vrai, répondit le Comte, ce que j’ai à vous communiquer en eſt un ; mais tel qu’il pourroit m’en coûter la vie, s’il ne vous étoit pas agréable… Mon pere, voulez-vous mon bonheur ? — La belle queſtion ! ſans doute que je le veux ; mais peut-être pas de la maniere dont tu l’entends… Voyons, de quoi s’agit-il ? — J’aime. — Cela va ſans dire : eh qui ? — Mademoiſelle de Tournemont. — Ah ! ah ! voilà du nouveau ; je te croyois très-humble ſerviteur de la merveilleuſe Villeprez. Il eſt vrai, dit Rozane, que je lui ai rendu quelques ſoins ; ſa beauté m’avoit ſéduit : ç’a été l’erreur d’un moment ; quelle différence ! j’aime, j’idolâtre : jamais paſſion ne fut plus vive, parce qu’il n’en fut jamais de plus fortement combattue. — A propos de quoi ces grands combats ? moi je te trouvois bien ſot de perdre ton temps auprès d’une bégueule, pendant que tu négligeois une fille charmante, dont la fortune mérite quelque attention. Je ſens que j’avois tort, reprit le Comte ; mais je craignois. — Quoi ? — Que ſa mere… Tu as de la prévention ſur le compte de la Marquiſe, interrompit M. de Rozane ; tous les jours je m’en apperçois, & je ſuis sûr qu’elle s’en apperçoit elle-même : tu conviendras que ce n’eſt pas le moyen de te la rendre favorable. Eh mon Dieu ! s’écria Rozane, qu’elle me donne ſa fille, elle ne verra plus en moi qu’un fils fournis & reſpectueux. Point de condition, reprit le Marquis ; quel que ſoit l’événement, penſe qu’elle eſt ma femme, & que ce titre exige tes égards. Mais revenons à ton affaire. Te voilà donc amoureux de Mademoiſelle de Tournemont ! J’en ſuis fort aiſe ; depuis que je la connois, je deſire ton mariage avec elle, & c’eſt dans ce deſſein que j’ai ſollicité ſa ſortie du Couvent. Si je t’ai caché mes vues, ainſi qu’à Madame de Rozane, c’eſt que j’ai pour principe, que la voix du cœur eſt la premiere qui doit ſe faire entendre… Le tien s’eſt expliqué, tant mieux ; & celui de la petite, que dit-il ? — Mon pere. — Ah ! ne va pas faire avec moi l’amant diſcret… T’aime-t-elle ? — Mon pere, je le crois ; j’oſe même dire que j’en ſuis sûr, & qu’en nous uniſſant, vous ferez deux heureux. — A la bonne heure ; je parlerai à ma femme… Dans le fond, je n’imagine pas qu’elle ait une raiſon valable pour s’oppoſer à ce que nous deſirons. Sa fille eſt riche : probablement tu le ſeras, puiſque nous ne te donnons pas de freres. D’ailleurs ta naiſſance eſt un équivalent à la fortune de la jeune perſonne… Tes ſeuls torts avec la Marquiſe pourroient faire un inconvénient… Nous verrons… Conduis-toi bien ; répare, au mieux poſſible, & je prendrai ſoin de faire agréer ta recherche.

Le réſultat de cette converſation fut de laiſſer le Comte dans ſa perplexité, & de m’inſpirer la plus douce confiance. Je me dis qu’infailliblement il plairoit à la Marquiſe, puiſqu’il vouloit lui plaire ; & qu’elle ſe féliciteroit de ce que nos cœurs auroient prévenu ſon choix.

Rozane ſe ſurpaſſa auprès d’elle, conformément au nouveau plan qu’il s’étoit formé. Ce changement un peu trop ſubit, l’étonna, lui fit concevoir les ſoupçons de la vérité ; mais rien ne les confirmant, grâce à l’extrême attention du Comte, elle s’attribua l’honneur de la métamorphoſe, & le traita beaucoup mieux qu’elle n’avoit encore fait.

Je nageois dans la joie ; mon amant eſpéroit ; tout le monde commençoit à croire ce que nous croyions nous-mêmes ; le Marquis ſe préparoit à nous ſervir avec le zele de l’amitié, quand l’édifice de notre bonheur s’écroula.

Ma mere ſortit un matin aſſez myſtérieuſement, avant même que je fuſſe avertie de ſon réveil. Au retour, ſon air étoit ſi froid, ſi ſévere, que j’en tremblai en l’abordant… Elle me repouſſa… m’ordonna de la laiſſer ſeule… me fit dire, un quart-d’heure après, qu’elle ne dîneroit point chez elle ; mais qu’elle viendroit me prendre vers le ſoir, pour aller au Couvent de ma ſœur. C’étoit ce qu’on pouvoit m’annoncer de plus agréable, particuliérement ce jour-là, où Meſſieurs de Rozane étoient abſents.

Vingt fois j’avois gémi avec Mademoiſelle d’Aulnai ſur l’indifférence du Comte, & n’avois pas encore eu l’occaſion de lui apprendre ſon amour : j’allois l’en inſtruire. Madame de Rozane, qui ne reſtoit pas volontiers à la grille, me laiſſeroit tout le temps néceſſaire pour parler de ce que j’aimois… Que de plaiſirs je me promettois dans cette confidence !… juſqu’à l’arrivée de ma mere, je ne m’occupai qu’à recueillir ce que j’avois à raconter.

En deſcendant au Couvent, elle demanda la Supérieure, & paſſa pour la voir dans un autre parloir. Je profitai de ſon abſence avec empreſſement… Ma ſœur partageoit mes tranſports… Nous étions dans la chaleur de la plus intéreſſante converſation, lorſque ma mere entra d’un côté du parloir, & la Supérieure de l’autre. Cette Religieuſe douce, inſinuante, me careſſa, me cajola, m’offrit la ſatisfaction d’embraſſer ma ſœur à la porte de clôture. Nous nous y rendîmes : elle s’ouvrit ; Mademoiſelle d’Aulnoi ne s’y trouva point : je l’ai priée de me rendre un ſervice, dit la Supérieure ; dans un inſtant elle va nous rejoindre… Tenez, elle revient déjà, l’amitié lui donne des ailes. J’en eus moi-même pour voler à ſa rencontre : on l’avoit prévu ; ſon éloignement n’étoit qu’un piege. A peine j’étois à dix pas, qu’un bruit de clefs me fit retourner la tête… Madame de Rozane avoit diſparu ; la porte étoit refermée ſur moi. Que faites-vous ? m’écriai-je ; ouvrez cette porte, Madame ; la plaiſanterie eſt de mauvaiſe grace. Ce n’eſt point une plaiſanterie, Mademoiſelle, dit la Religieuſe en changeant d’air & de ton, vous reſterez dans cette maiſon, juſqu’à ce que Madame votre mere en ordonne autrement. Qui, moi ? dis-je avec fureur, je demeurerois avec vous ? perfide ! avez-vous pu le croire ?… Je me tuerois plutôt. Point d’invectives, point d’emportement, reprit-elle. Madame la Marquiſe a ſans doute de bonnes raiſons pour en agir comme elle fait, & vous n’en avez aucunes pour juſtifier une telle révolte contre ſes volontés… Allons, Mademoiſelle, il faut ſe ſoumettre… Venez, au pied de l’Autel, prendre des ſentiments plus calmes, plus conformes à vos vrais intérêts… Elle me tendit la main ; je voulus reculer ; … les jambes me manquèrent ; … je tombai ſans connoiſſance.

Des vapeurs des nerfs, des convulſions m’agiterent le reſte du jour & une partie de la nuit. Le ſommeil diſſipa ces accidents, mais je n’en fus que plus capable de me pénétrer de mes maux. Madame de Saintal & ma ſœur ne m’avoient point quittée. Cette derniere ſe déſoloit d’avoir ſervi de prétexte à la tromperie qu’on m’avoit faite, & m’en demandoit pardon, comme d’une faute qu’elle auroit eu à ſe reprocher. Ah ! ma chere d’Aulnai ! m’écriai-je en l’embraſſant, qu’ai-je donc fait ? de quoi me punit-on ?… Dieu ! que deviendra-t-il à ſon retour ? que deviendrai-je moi-même ?… Nous en mourrons !

Madame de Saintal, qui m’écoutoit ſans que j’y penſaſſe, ne fut point étonnée de ce qu’elle venoit d’entendre. Quelques mots que ma mere avoit dits à la ſupérieure ; l’expreſſe recommandation de ne me laiſſer écrire ni parler à perſonne, ſans ſon aveu, & ſur-tout ma jeuneſſe, lui avoient fait deviner que l’amour entroit pour beaucoup dans cette affaire ; quant à l’objet, elle ne le ſoupçonnoit point, d’après le procédé de Madame de Rozane. Me le demander, auroit peut-être été une indiſcrétion ; cependant il étoit eſſentiel qu’elle le ſût, pour diriger ſa conduite avec moi.

Marcelle, qu’on attendoit ce jour même, devoit être inſtruite de bien des choſes ; la Comtefſſe eſpéra d’en tirer les lumieres dont elle avoit beſoin, & ne ſe trompa pas. Les domeſtiques ſont tout yeux, tout langue & tout oreille pour découvrir les ſecrets de leurs maîtres. En moins de vingt-quatre heures, ma femme-de-chambre étoit parvenue à connoître, dans le plus grand détail, les cauſes de ma diſgrace.

Madame de Saintal nous quitta pour être plus à portée de l’interroger avant que je la viſſe. Elle apprit d’elle que Madame de Villeprez avoit invité ma mere, le matin précédent, à un entretien particulier, dans lequel j’avois été miſe en pieces ; qu’après un étalage d’amitié, de zele, de délicateſſe, cette femme m’avoit accuſée d’avoir fait au Comte des avances ſi fortes, qu’il s’étoit vu dans la néceſſité d’y répondre, quoique ſon goût parût le porter ailleurs ; qu’avec autant de jeuneſſe & de vivacité, il étoit à craindre que je ne conduiſiſſe une paſſion aſſez loin pour gêner la Marquiſe dans le choix du mari qu’elle voudroit me donner… Sa fille, dit-elle, s’étoit prêtée, en jeune perſonne, à un amour qu’elle croyoit avoué de nos familles ; mais ayant ſu par nous-mêmes le contraire, elle avoit réparé ſon imprudence, en rompant courageuſement une ſociété qui pouvoit la compromettre.

Ma mere ne faiſoit pas, à mes démarches, une attention aſſez ſuivie pour s’être apperçue que j’étois brouillée avec Mademoiſelle de Villeprez : elle n’en montra ni regret, ni plaiſir. Quant aux accuſations dont on me chargeoit, ſoit qu’elle en entrevît le principe, ou qu’elle ne voulût pas découvrir ce qu’elle en penſoit, elle écouta d’un air fort tranquille, & ne répondit que par d’aſſez foibles remerciements.

Madame de Villeprez, piquée d’une telle froideur, appuya ſur l’importance du ſervice ; & pour lui donner plus de poids, elle ſurchargea ſon récit des plaintes, des murmures, de tout ce que nous nous étions permis de dire ſur le compte de Madame de Rozane. Cette derniere partie de la narration avoit des caracteres de vraiſemblance, qui produiſirent leur effet. L’émotion de ma mere fut ſenſible : & la violence exercée contre moi, prouva celle de ſon reſſentiment. La Comteſſe ne fut guère plus avancée après cette explication, qu’elle ne l’étoit avant ; elle connoiſſoit la perſonne qui m’avoit deſſervie, & les moyens qu’elle avoit employés ; mais elle ignoroit ce qui l’avoit provoquée à me nuire, & le degré de confiance qu’on pouvoit prendre en des rapports où la mauvaiſe volonté étoit manifeſte. Elle recommanda la diſcrétion à Marcelle, pendant qu’elle cherchoit de nouveaux éclairciſſements.

Cette fille ne ſe borna point au ſecret preſcrit par Madame de Saintal : elle me fit une hiſtoire controuvée, m’amuſa par des conjectures vraiſemblables… Je commençai de croire que ma mere avoit pris de l’humeur ſur quelques propos de mécontentement qui lui étoient revenus ; que M. de Rozane ſeroit ma paix ; qu’il ſaiſiroit cette occaſion pour traiter de mon mariage avec ſon fils, à qui ce contretemps paſſager m’auroit encore rendu plus chere… J’arrangeai ſi bien toutes ces choſes au gré de mes deſirs, que de tout ce que j’avois d’abord ſouffert, il ne me reſta que l’impatience & l’ennui.

Madame de Saintal fit prier le Marquis de paſſer au Couvent, ne doutant point qu’il ne fût inſtruit du fond des choſes. Il la ſurprit beaucoup, en l’aſſurant que Madame de Rozane s’obſtinoit à ſe taire ſur le motif de cet éclat, & qu’il n’en avoit pu rien obtenir par ſes prieres & ſes repréſentations. Loin de m’écouter, dit-il, loin de ſe laiſſer fléchir, elle a exigé que j’éloignaſſe mon fils ; & je me ſuis vu forcé de le conduire à l’hôtel des Mouſquetaires, où il eſt dangereuſement malade. Seroit-ce de chagrin ? demanda la Comteſſe. Oui, aſſurément, répondit M. de Rozane… Ce jeune homme m’alarme ; il a les paſſions ardentes & renfermées… Frappé ſucceſſivement dans ce qu’il aime, & dans lui-même, pas une plainte, pas une larme, pas un ſigne de douleur ne lui eſt échappé ; mais une fievre inflammatoire l’a ſaiſi dans les vingt-quatre heures. Il s’eſt refuſé aux remèdes, juſqu’à ce que mes ordres abſolus l’aient obligé de s’y ſoumettre, & ce ne ſera peut-être pour lui qu’un tourment de plus : ſa profonde triſteſſe en empêche l’effet… J’en ſuis dans une mortelle inquiétude… Si j’avois le malheur de le perdre, en vérité, je ne me pardonnerois pas de lui avoir donné une belle-mere, & ſur-tout de l’avoir expoſé à la vue continuelle d’une perſonne charmante, ſans être ſûr qu’il pouvoit l’aimer impunément.

En écoutant le Marquis, Madame de Saintal délibéroit ſur ce qu’elle avoit à lui révéler. Elle craignoit de m’attirer ſa haine, en rendant les faits tels qu’elle les avoit reçus… Une demi-confidence étoit un petit moyen, qui pouvoit laiſſer bien des obſcurités… L’eſtime qu’elle faiſoit de M. de Rozane la décida… Elle dit tout. Quoi, s’écria-t-il, voilà l’origine de ce grand fracas ! la découverte eſt excellente ! Il ne me ſera pas difficile de guérir la Marquiſe de ſa prévention… Ce n’eſt pas autre choſe qu’une tracaſſerie de femmelette. Le Comte a fait l’amoureux de Mademoiſelle de Villeprez : il l’a quittée pour notre enfant. Que ce ſoit elle ou lui qui ait commencé, peu importe, je l’ai fort approuvé dans ce changement ; mais la délaiſſée en a ſans doute été furieuſe, & ſon imbécille de mere aura pris, & rendu pour vrai, tout ce qu’elle aura voulu lui perſuader.

Fondé ſur la bonne opinion de notre cauſe, il alla communiquer ſes eſpérances à ſon fils, & ſe hâta d’engager une explication avec ma mere.

Elle l’écouta d’un air qui annonçoit la volonté de contredire, avoua cependant que Madame de Villeprez étoit récuſable à certains égards ; mais ſoutint que le Comte lui avoit marqué une oppoſition trop décidée, pour révoquer en doute ce dont on l’accuſoit envers elle.

M. de Rozane n’oſa objecter ſes attentions pafſſageres, dont le principe connu ne pouvoit qu’ajouter au mécontentement de la Marquiſe. Pouſſé par elle, embarraſſé de ſe défendre, il prit le parti qu’il crut le plus efficace, celui de demander grace pour le Comte.

Cette ſoumiſſion ayant adouci ma mere, le Marquis propoſa de rétablir la concorde, par un mariage qui mettroit ſon fils dans le cas de la reconnoiſſance, & ſeroit un garant aſſuré de ſon attachement.

Madame de Rozane s’offenſa d’une telle propoſition. Quoi, dit-elle fiérement, vous me demandez une récompenſe pour celui que je dois punir ? vous mettez à prix ſon reſpect ? vous avez la foibleſſe de ſervir ſes intérêts aux dépens des miens ? C'eſt une raiſon de plus pour m’obliger de les ſoutenir avec vigueur. Jamais, Monſieur, jamais je n’admettrai pour gendre, un homme que je ne pourrois pas nommer entre mes amis… Votre fils ne rentrera ici, ne reverra Mademoiſelle de Tournemont, que quand elle ſera mariée ; alors même, j’examinerai s’il me conviendra de le recevoir.

Ce refus prononcé du ton le plus abſolu, fit ſentir au Marquis la néceſſité de renoncer à ſon projet, & même celle d’éloigner ſon fils de Paris. Il en coûtoit à ſa tendreſſe : juſques-là elle avoit étouffé l’ambition dans ſon cœur. Le Comte étoit encore Mouſquetaire, quoique les ſervices de ſon pere, l’amitié du Miniſtre, & d’autres avantages l’autoriſaſſent à porter ſes vues plus loin. Dès ce moment, le Marquis ne balança plus à faire le ſacriſice de ſa préſence : il demanda la première Compagnie vacante, & l’obtint.

Madame de Saintal, informée de ces détails, perdoit ſon temps & ſon crédit ſur moi, en combattant ma paſſion pour Rozane, ſans m’en dévoiler les raiſons. Je m’irritois de ſes conſeils ; je me ſerois reproché de laiſſer affoiblir le feu dont je brûlois ; & leurrée par les illuſions que Marcelle entretenoit, je ne voyois point renaître le jour, ſans me promettre qu’il ſeroit le dernier de ma détention.

Cette idée continuoit à me rendre fiere avec la Supérieure : je refuſois opiniâtrement de la voir, parce que je croyois reſter trop peu de temps dans ſon Couvent, pour que j’euſſe beſoin de vaincre ſur cela mes répugnances. Je ne ſais comment ni pourquoi elle ne ſe rebuta point. Après mille avances de ſa part, toujours rejettées de la mienne, elle m’écrivit pour ſe juſtifier, autant bien qu’il étoit poſſible. Ma mere, diſoit-elle, avoit exigé qu’elle me trompât ; ma mere avoit tout fait, & cela pouvoit être ; mais ce qu’aſſurément elle ne lui avoit pas preſcrit, c’étoit un ſermon ſur les dangers, les chagrins où s’expoſoit une jeune perſonne qui donnoit ſon cœur, ſans l’aveu de ſes parents. Quelques mots recueillis dans ſa converſation avec ma mere ; quelques informations que la curioſité lui avoit fait prendre, ſervoient de baſe à ſes remontrances ; & comme l’amour étoit, & devoit être en effet un très-grand crime aux yeux d’une fille de ſon état, elle m’humilioit probablement ſans s’appercevoir de l’âcreté de ſon zele, d’une maniere fort peu ménagée. Cette lettre commença de m’éclairer ſur la vérité. Je vis qu’il ne s’agiſſoit point de quelque nuage paſſager, mais d’un orage affreux, qui menaçoit le bonheur de ma vie.

Voulant tout ſavoir, j’appellai Marcelle, que je regardai d’un air à lui interdire l’eſpérance de m’en impoſer encore. Vous m’avez menti, lui dis-je, ſur la cauſe de mon ſéjour ici. Ma mere a parlé ; je fais ce qui l’irrite ; mais j’ignore comment elle a pu découvrir ce que nous cachions avec tant de ſoin… Il faut me faire un récit exact de ce qui vous eſt connu, ſi vous voulez que je vous pardonne. Marcelle rougit… biaiſa… J’inſiſtai… j’ordonnai, & fus obéie. Elle me raconta la démarche de Madame de Villeprez, telle qu’elle l’avoit dite à Madame de Saintal.

J’exprimerois foiblement les tranſports qui m’agiterent en l’écoutant. A chaque phraſe j’ouvrois la bouche pour l’interrompre, & ne me retenois que par la crainte de perdre quelque choſe.

Quels monſtres que ces Villeprez ! m’écriai-je : que j’aurois bien dû les reconnoître aux coups qu’elles m’ont portés. La fille eſt une jalouſe, une furieuſe, qui ſe venge de la perte d’un cœur dont elle n’étoit pas digne ; mais la mere ?… qu’avoit-elle à me reprocher ? Nul autre intérêt que celui de la méchanceté, ne l’engageoit à me rendre malheureuſe. Pardonnez-moi, dit Marcelle, elle avoit celui d’enrichir ſa famille, en vous y faiſant entrer par un mariage, dont elle eut l’audace ou la ſottiſe de faire la propoſition. — Comment, après m’avoir ainſi déchirée ? — C’étoit ſans doute ſur quoi ſe fondoit ſon eſpoir : elle croyait avoir rendu un ſi grand ſervice à Madame de Rozane, qu’elle ne pouvoit s’en acquitter qu’en vous donnant à ſon neveu. A ſon neveu ! répétai-je, à ce ſot Provincial, qui n’a reçu d’éducation que par le Curé de ſon village ? M. de Cordonne n’eſt pas ſi ſot que vous le dites, repliqua-t-elle ; quelques années en feront un homme très-aimable. — Qu’il ſoit ce qu’il pourra, je n’en veux point, je n’en voudrai jamais. — Raſſurez-vous, il n’a pas trouvé grace devant Madame la Marquiſe : ſes refus ont prévenu les vôtres. Et le Comte fait-il tous nos malheurs ? demandai-je : que fait-il ? quels ſont, à ſon égard, les traitements de ma mere ? — Ils ne ſe ſont pas vus depuis que vous êtes ici ; M. le Comte demeure actuellement aux Mouſquetaires. Quoi, dis-je, Madame de Rozane l’a forcé de quitter ſon pere ? — C’eſt ce dont je ne ſuis pas inſtruite ; mais il y a beaucoup d’apparence. Ah ! m’écriai-je, nous ſommes perdus ! nous ſommes ſéparés pour toujours… Nous en mourrons ! & mon inexorable mere s’en applaudira… Un torrent de larmes me coupa la parole ; Marcelle eſſaya en vain de me conſoler ; Mademoiſelle d’Aulnai, qui ſurvint, l’entreprit plus efficacement.

Flexible aux impreſſions du bien & du mal ; paſſant avec rapidité du découragement à la préſomption, je me laiſſai perſuader que je devois compter ſur une révolution favorable, ſi j’avois aſſez de courage pour me conſerver à ce que j’aimois, indépendamment de toute volonté contraire.

Par le conſeil de ma ſœur, je répondis à la lettre de la Supérieure, d’une maniere à accélérer notre réconciliation. Nous nous vîmes… J’admis ſes excuſes, pour la mieux diſpoſer à recevoir les miennes… La paſſion me rendit ſi touchante, ſi pathétique, & ſon langage eſt ſi puiſſant ſur une ame neuve, qu’elle en fut émue d’une tendre pitié. De ce moment elle devint mon amie, mon avocat ; mais quelque bienveillance qu’elle me témoignât, ce n’étoit qu’avec Mademoiſelle d’Aulnai que j’oſois ouvrir mon cœur librement.

Que de dangereuſes communications ne ſe fait-il pas entre deux jeunes perſonnes vives, ſenſibles & renfermées ! Nous nous cherchions ſans ceſſe, nous avions toujours quelque choſe à nous dire, quoique nous n’euſſions jamais qu’un même ſujet à traiter.

La différence de nos poſitions ſembloit devoir en mettre une infinie dans l’intéret que nous apportions à nos entretiens ; mais, par une ſingularité qui m’étoit inexplicable, ma ſœur y jouoit le premier rôle, comme par-tout ailleurs. Rien de plus fort, de plus énergique que ce qu’elle diſoit de l’amour. Toute paſſionnée que j’étois, je me trouvois bien loin d’elle, & ne concevois pas qu’une fille cloîtrée dès le berceau, pût avoir de pareilles idées. Où donc avez-vous pris tout cela, lui demandai-je un jour ? Dans mon ame, repondit-elle. L’amour eſt le plus doux penchant de la nature, & pour nous l’indiquer, elle eſt le plus grand des maîtres. Quoi, dis-je, ſans objet ? ſans expérience ? — Qu’appellez-vous de l’expérience ? les leçons du monde ? On n’en a pas beſoin pour ſentir… Un cœur formé dans le ſecret eſt plus capable qu’un autre d’un attachement ſans partage ; nous pourrions toutes deux en fournir la preuve. — Et comment ? — Vous, par la diverſité de vos goûts ; moi, par l’opinion que je peux avoir du mien. Vous aimez le Comte, mais de votre aveu, vous aimez avec lui, les plaiſirs, la diſſipation, qui me ſeroient inſupportables, parce qu’ils détourneroient mon attention de ce qui m’intéreſſeroit le plus. Les grandes diſtractions de l’eſprit ſont toujours aux dépens du cœur.

On voit bien, lui dis-je, que vous en êtes encore ſur cet article, à la ſimple ſpéculation. Vous en rabattriez, ma ſœur, ſi quelqu’un parvenoit à vous plaire, ou vous ſeriez la plus malheureuſe des femmes. Concentrée dans un objet unique, ſon abſence vous tueroit infailliblement… A ma place, vous ſeriez déjà morte. Non, répondit-elle, la certitude d’être aimée ſoutiendroit ma raiſon : elle me donneroit un courage à l’épreuve de tous les revers. — Mais ſi, comme je le crains pour moi, notre mere s’oppoſoit conſtamment à vos deſirs ? — J’attendrois. — Quoi ? — L’âge où les Loix me permettroient de diſpoſer de ma main. En partant de celui où nous ſommes, dis-je en ſouriant, il nous faudroit de la patience. — J’en conviens ; mais je ne fais point de comparaiſon entre quelques années d’attente, & une vie de chagrins. Mon Dieu, repris-je, vous vous abuſez encore : un tel délai dépendroit-il de vous ? Ma mere ne peut-elle pas vous forcer de prendre un mari de ſon choix ? — Me forcer, dites-vous ? Son pouvoir ne va pas juſqu’à me contraindre de prononcer moi-même l’arrêt de mon malheur : au pied de l’Autel je refuſerois d’y ſouſcrire…Tenez, ma ſœur, il faut être ſans caractere, ſans délicateſſe, pour aller, au gré d’autrui, former des nœuds déteſtés ; pour jurer une foi qu’on eſt sûre de ne pas garder ; pour ſe charger du bonheur d’un mari, quand on a la foibleſſe de renoncer au ſien propre. C’étoit par de ſemblables converſations que Mademoiſelle d’Aulnai cherchoit à m’élever l’ame, & que nous charmions les ennuis de notre ſolitude.

Un jour que le plaiſir du tête-à-tête nous avoit ſéparées de nos compagnes, nous tournâmes, ſans deſſein, vers une Chapelle qu’on rebâtiſſoit au fond de l’enclos. Penſez-vous que ces gens-là ſoient inſenfibles à l’appas du gain ? dis-je en montrant les ouvriers. Non, répondit ma ſœur ; mais qu’en voulez-vous conclure ? — Que par leur moyen je pourrai faire paſſer une lettre au Comte. — Gardez-vous-en bien ; vous n’en connoiſſez aucun, & peut-être celui qui vous ſervira pour un écu, vous trahira pour deux. Que m’importe, répliquai-je, il ne peut rien m’arriver de plus fâcheux que ce que j’éprouve… Dans mon état, on fait reſſource de tout. Je doublai le pas pour parler à ces gens, & n’en étois qu’à une très-petite diſtance, quand je rencontrai une femme qui ſembloit ſe cacher dans l’enfoncement d’une charmille. Delà elle regardoit, avec une lunette, les perſonnes que nous avions laiſſées à l’entrée de l’enclos. En m’appercevant elle treſſaillit, fit un mouvement pour venir à moi, & s’arrêta à la vue de Mademoiſelle d’Aulnai, qui me fuivoit.

La taille extraordinaire de cette femme, plus encore ſon action, me porterent à l’examiner : ah Ciel ! m’écriai-je, quelle reſſemblance ! Ma ſœur, la voyez-vous ? ou mes yeux me trompent, ou c’eſt lui-même. Jugeant, par ce peu de mots, qu’elle étoit inſtruite de notre ſecret, il ne ſe contraignit plus. Oui, c’eſt lui, dit-il en s’approchant, avec une émotion égale à la mienne ; c’eſt le malheureux Rozane qui revient des portes de la mort, & dont l’eſpérance ſeule prolonge les triſtes jours… Remettez-vous, penſez que nous n’avons qu’un inſtant ; mais qu’il faut que cet inſtant décide de mon ſort, & du vôtre.

Je pars, après-demain, pour joindre le Régiment de ***. Je ne vous dis pas de m’écrire, vous riſqueriez trop ; je ne vous écrirai pas non plus : une lettre interceptée vous expoſeroit au reſſentiment de la Marquiſe ; mais je jure, par ce que je révere le plus, de n’être jamais à d’autre qu’à vous. Vous m’avez auſſi promis d’être à moi : vous ſentez-vous le courage d’en faire, à la face du Ciel, l’irrévocable ſerment ?… Ne vous diſſimulez pas les contradictions que vous aurez à ſoutenir pour y reſter fidelle. Sans doute on vous retirera du Couvent auſſi-tôt que je ſerai parti, on n’omettra rien pour ſéduire votre cœur, pour intimider votre eſprit. Madame de Rozane employera les ordres, les menaces ; … peut-être elle vous reléguera une ſeconde fois dans cette ſolitude, ou dans quelqu’autre plus ennuyeuſe ; mais par combien de ſoins, de tendreſſe, ne vous dédommagerai-je pas enſuite de ce que vous aurez ſouffert ? Toujours adorée d’un mari, qui vous devra tant de ſacrifices, je me reprocherois un moment qui ne ſeroit pas employé à vous rendre heureuſe… Parlez… J’attends mon arrêt, & ne vous quitterai que le plus ſatisfait, ou le plus déſeſpéré des hommes.

Ses yeux cherchoient avec inquiétude, à lire dans les miens… Je les baiſſai, en éludant ſa propoſition, en me plaignant de ſon peu de confiance… Il preſſoit… J’héſitois… L’amour partait en ſa faveur… La timidité parloit encore plus haut ; & malgré les révoltes de mon cœur, j’allois arrêter ſes ſollicitations par un refus, quand les voix de quelques Religieuſes ſe firent entendre aſſez près de nous. On vient, dis-je, fuyez ; je ſerois perdue, ſi l’on vous trouvoit ici ! Qu’avez-vous à craindre, demanda-t-il, on ne me connoît pas. N’importe, repliquai-je, mon trouble me trahiroit… Adieu. Croyez que je vous aime ; que le tombeau me ſeroit moins affreux qu’un autre engagement… Comptez ſur ma réſiſtance, pour me conſerver à vous ; mais fuyez : par pitié… Je ſens que je me meurs. Quelle foibleſſe ! s’écria-t-il ; tout vous épouvante… Non, vous ne réſiſterez à rien. Mon malheur n’a plus d’incertitude.

Il alloit s’éloigner ; Mademoiſelle d’Aulnai le retint. On vous a vu, dit-elle ; votre fuite pourroit faire ſoupçonner du myſtere dans notre converſation avec vous : donnons-lui plutôt l’air de la néceſſité. Vous, feignez de vous trouver mal ; vous, de m’aider à la ſecourir. Tout réuſſit à notre gré. Les Religieuſes attirées par les cris de ma ſœur, ſe raſſemblerent autour de moi. Le Comte diſparut, & mon agitation fit ſi bien prendre le change, qu’on m’obligea de me mettre au lit en arrivant au Couvent.

L’image du déſeſpoir que j’avois vue ſur le viſage du Comte, les regrets de l’amour, le cri du devoir, me firent paſſer une nuit d’autant plus cruelle, que toute communication m’étoit interdite avec ma ſœur, par la diſtance & la poſition de nos logements. Ainſi privée de ſon ſecours, inquiète de ſavoir ſi elle trouvoit ma conduite digne d’éloge ou de blâme, je ſouffris au point, que le jour ſuivant on me crut réellement malade, & l’on en avertit ma mere.

Je n’eus rien de plus preſſé que de chercher Mademoiſelle d’Aulnai ; mais au-lieu de faire la moitié du chemin, comme je m’y étois attendue, elle affecta de m’éviter… Il me fallut uſer de fineſſe, pour l’engager, vers le ſoir, dans une promenade particuliere.

J’ai eu bien de la peine à vous joindre, lui dis-je ; on croiroit que vous n’avez, aujourd’hui, nulle envie de m’entretenir. On croiroit le vrai, répondit-elle. — Eh, d’où vient cette ſingularité ? Vous devriez avoir mille choſes à me dire. — Point du tout. — Mais auriez-vous donc oublié ce qui s’eſt paſſé hier ? — Non. Vous avez vu votre amant, digne de tous les ſacrifices : vous n’avez voulu lui en faire aucun ; il eſt parti outré de douleur : c’eſt ce que je n’ai pas beſoin de répéter, puiſque vous le ſavez très-bien. Au moins, repris-je, vous devez me plaindre de l’avoir ſi cruellement affligé. — Qui vous y forçoit ? — La raiſon, la prudence. — Dites mieux : convenez que votre amour n’étoit pas aſſez fort pour cet acte de courage… La bouche n’héſite pas à prononcer un tel ſerment, quand il eſt écrit dans le cœur. — Ainſi vous me blâmez de ne m’être point engagée ? — Vous blâmer ? au contraire, je vous loue d’avoir ſu vous rendre juſtice. Une ame foible doit s’abandonner aux événements, & ne pas hazarder ce qu’elle ſeroit incapable de ſoutenir.

Ma ſœur, lui dis-je, un peu piquée, on raiſonne bien lorſqu’on eſt loin du combat ; mais chacun, à ſon tour, peut rencontrer l’écueil de ſa prétendue fermeté… Je vous attends aux contradictions de ma mere ſur le choix d’un mari. Si j’aime, répondit-elle, ſi j’ai le bonheur d’être aimée, elles me trouveront inébranlable… Je vous l’ai déjà dit. — Je n’en ai rien cru : je n’en crois rien encore. — Vous avez tort ; il ne faut pas me juger d’après vous. La différence de notre éducation en a mis néceſſairement dans notre façon de penſer & de ſentir. Elevée entre les bras de ceux à qui vous deviez la vie, les premiers ſentiments de votre cœur ont été la tendreſſe & la ſoumiſſion : vous vous êtes accoutumée à chérir, à reſpecter un empire qui faiſoit votre douceur & votre sûreté. Les choſes ont changé : le joug s’eſt appeſanti ; mais les chaînes de l’habitude étoient formées ; il ne vous eſt pas reſté une volonté ſuffiſante pour eſſayer de les étendre. Mais moi, toujours haïe, toujours rejettée de ma mere, j’en ai gémi long-temps, ſans me permettre le murmure… Quand la raiſon eſt venue m’éclairer, j’ai calculé mes droits ; j’en ai poſé les bornes à la faveur de ſa lumiere : ſi c’eſt un attentat contre l’autorité maternelle, qu’on s’en prenne à Madame de Rozane même ; en ne me montrant mes devoirs que par ce qu’ils peuvent avoir d’âpre & de rebutant, elle m’a contraint de régler, d’établir, à mon propre tribunal, les prétentions de ma liberté… J’écoutois Mademoiſelle d’Aulnai avec un étonnement mêlé d’admiration, quand le ſon d’une cloche m’avertit que j’étois attendue au Parloir… C’étoit ma mere, que je n’avois point vue depuis qu’elle m’avoit ramenée au Couvent : j’en reculai de ſurpriſe & d’effroi. Elle me reçoit fort agréablement, dit-elle à la Supérieure qui m’avoit précédée ; je le lui pardonne, il eſt bien naturel que ma préſence lui cauſe quelqu’émotion. Elle nous a vraiment alarmée, dit la Religieuſe, & ce n’étoit pas ſans ſujet : vous voyez comme elle eſt abattue ? Oui, je la trouve changée, répondit Madame de Rozane ; il ſemble même qu’elle ait pleuré. A cette remarque je baiſſai la tête, pour qu’on ne la pouſſât pas plus loin. Eh bien, mon enfant, tu ne veux donc pas me parler ? demanda la Marquiſe, en paſſant une de ſes mains à travers la grille. Je pris cette main, je la baiſai ; mais mon cœur ſe ſerra, & je fondis en larmes. Voilà une petite vapeur bien conditionnée ! s’écria-t-elle : Mademoiſelle, je n’aime point du tout cette gentilleſſe ; ſans doute que l’ennui de la retraite en eſt cauſe ; & je conſens d’en abréger la durée, à la ſollicitation de Madame ; mais tâchez de n’apporter chez moi qu’une humeur & une figure convenables : vous réuſſiriez mal avec celles que vous avez aujourd’hui. Mes pleurs, mon ſilence continuèrent ; Madame de Rozane s’impatienta, leva les épaules, & prit congé de la Supérieure, en la raſſurant ſur les ſuites de mon indiſpoſition.

J’annonçai à ma ſœur notre prochaine ſéparation, avec des ſentiments bien différents de ceux que j’avois eus à la premiere. De tous les lieux du monde, lui dis-je, c’eſt l’Hôtel de Rozane que je dois le plus redouter : je n’y verrai point le Comte ; j’y ſerai perſécutée pour quelqu’autre… Qui ſait ſi ma mere n’a pas déjà ſes vues ?… Ah Dieu ! j’en frémis… Comment lui reſiſter ? moi, qu’elle intimide d’un coup d’œil ? Encore ſi je vous avois pour me ſeconder ; ſi l’on nous retiroit enſemble du Couvent. L’eſpérance ſeroit chimérique, repliquat-elle, je ne ſortirai d’ici que pour prendre un autre nom ; & Madame de Rozane me ſert à ſouhait, en me faiſant attendre cet événement dans la ſolitude. Huit ou dix jours après, je quittai la mienne avec regret. Quels déſagréments ! quel vuide je vais éprouver ! me diſois-je. Le Marquis ſeul aura pitié de moi : il eſt pere de mon amant… Je pleurerai quelquefois avec lui… J’aurai du moins la conſolation d’en être plainte. C’étoit bien imaginé ; mais j’appris, en arrivant à l’Hôtel, que M. de Rozane étoit à la campagne, où il ſe propoſoit de reſter quelque temps.

En proie à mon imagination, le cœur déchiré par tout ce qui s’offroit à mes regards, je me croyois prête à tomber dans le dernier accablement, quand la ſcene changea tout-à-coup. Jettée à travers le grand monde ; produite aux ſpectacles, aux viſites, aux promenades ; poſant à peine ſur chacune des diſſipations qu’on me prodiguoit, j’étois étourdie du fracas qui ſe faiſoit autour de moi.

Ma mere ne détournoit plus l’encens qui m’étoit adreſſé. J’eus bientôt une cour, des adorateurs, & le Chevalier de Murville fut un des premiers à me rendre des ſoins. La maniere dont je les accueillis auroit dû le rebuter, s’il avoit pu l’être par la froideur la plus décidée ; mais il tint ferme, ſe laiſſa dédaigner ſans que ſa liberté d’eſprit & ſon enjouement en reçuſſent la plus légere atteinte.

Née vive & gaie, tout ce qui me ramenoit à mon naturel ne pouvoit pas me déplaire long-temps ; le Chevalier étoit plus propre à y réuſſir que qui que ce fût : varié, ſaillant, ingénieux dans ſes tournures, il commença par m’occuper, par m’amuſer… De l’amuſement je paſſai à l’approbation, & bientôt à l’ennui de ſes abſences.

De ſemblables diſtractions ne prenoient rien ſur mon cœur ; Rozane l’occupoit tout entier : je laiſſai même échapper des larmes de douleur, d’attendriſſement, en revoyant ſon pere, quoique j’euſſe la Marquiſe pour témoin & pour cenſeur.

Dès que je pus l’entretenir en particulier, je m’informai des nouvelles de ſon fils, dont on avoit affecté de ne pas proférer le nom en ma préſence. Il eſt à ſon Régiment, répondit-il, & ſe porte mieux qu’en partant de Paris. C’eſt beaucoup, dis-je ; mais eſt-ce tout ce que vous avez à m’apprendre ? — Oui : que voudriez-vous ſavoir de plus ? — Hélas ! ne le devinez-vous pas ?… Ses ſentiments. — Je les ignore ; & quand il me les auroit confiés, je ne vous en inſtruirois pas : s’il vous aime, c’eſt un malheur pour lui, dont généreuſement vous devez ſouhaiter la fin. Moi ! m’écriai-je, je ſouhaiterois qu’il m’oubliât ? jamais, jamais je ne formerai ces vœux cruels & inutiles. La plus tendre paſſion nous unit : elle eſt juſte, elle doit être durable, puiſque c’eſt par elle ſeule que nous pouvons eſpérer d’être heureux.

Excellente concluſion ! s’écria M. de Rozane : eh, qui vous a donné cette admirable certitude ? ſeroit-ce le caractere de mon fils, ſur lequel vous n’êtes pas en état de prononcer, dont je ſuis ſûur que vous n’avez pas la plus légere idée ?… Avez-vous obſervé combien il eſt délicat, exigeant, ſuſceptible dans ſes attachements ? Savez-vous qu’également incapable d’oublier une faute qui bleſſeroit ſon cœur, ou s’abaiſſer à s’en plaindre, il ſouffriroit peut-être mortellement, lorſque vous le croiriez le plus tranquille ? Vous êtes-vous repréſenté les inconvénients qui pourroient naître de ces diſpoſitions, & combien votre vivacité naturelle ſeroit propre à les multiplier ? Non, Monſieur, répondis-je, avec aſſez d’humeur, je n’ai point fait cet examen, & ne l’aurois pas ſuppoſé néceſſaire, après le deſir que vous-même avez témoigné de notre mariage. Devois-je penſer que vous vouliez former, avec connoiſſance, une union dangereuſe pour votre fils & pour moi ? Vous êtes préſſante, dit le Marquis… Il eſt vrai, j’avois donné ma voix à ce mariage, & la donnerois encore ſans me le reprocher, parce que ſi le Comte a des défauts, il a des vertus qui les compenſent. Mais il faut y renoncer, & s’aider de ce qu’on peut pour rendre le ſacrifice plus ſupportable. Je ne le ferai pas, repliquai je d’un ton affirmatif. Madame de Rozane ne ſe déclare contre nous que par un intérêt perſonnel ; vous ne nous abandonnez que pour lui complaire : c’eſt à nous de défendre notre bonheur contre les obſtacles qu’on y oppoſe. Eh quoi, ne ſommes-nous entre les mains de nos parents que des victimes, qu’ils peuvent immoler à leur gré ? Eſt-ce pour eux, eſt-ce pour nous que nous contractons des engagements indiſſolubles ? N’avons nous aucun droit ſur notre deſtinée ? La nature, les loix nous condamnent-elles au renoncement de ce qui nous eſt cher, dès que les paſſions des autres l’exigent ? C’eſt ce qui bleſſe tellement la juſtice, qu’on entreprendroit en vain de me le perſuader. Voilà de jolis principes ! dit le Marquis : pour votre honneur, je veux croire qu’ils ne ſont pas de vous ; & ſi je ſavois qu’ils vinſſent de mon fils, je ne lui pardonnerois pas. Quoi qu’il en ſoit, je vous exhorte à plus de circonſpection avec votre mere, & ne vous flattez pas qu’une perſonne honnête, raiſonnable, puiſſe ou veuille vous ſoutenir dans cet eſprit de révolte.

Une réprimande n’étoit pas une raiſon ; je le ſentis, & m’affermis d’autant plus dans mes réſolutions ; mais je compris auſſi que je ſerois réduite à la dure, à l’embarraſſante néceſſité de ne prendre conſeil que de moi-même.

Tout entretien particulier avec Mademoiſelle d’Aulnai m’étoit interdit. Je n’allois point ſeule au Couvent. Nos lettres, expoſées à être lues des Religieuſes, n’étoient pas une reſſource pour la confiance. Une ſemblable contrainte me peinoit extrêmement. Outre le beſoin que je croyois avoir des ſecours de ma ſœur, j’avois remarqué, dans mes dernières viſites, une impreſſion de triſteſſe ſur ſon viſage, dont je brûlois d’apprendre le ſujet ; je n’en avois pas encore trouvé le moyen, lorſque je me vis obligée de ſuivre ma mere à la campagne. En peu de jours le cercle y devint nombreux, & Murville l’anima par ſon inaltérable gaieté. C’étoit un grand magicien, que ce Murville ; quel art il mettoit dans ſes empreſſements pour me les rendre agréables, ſans m’alarmer ſur le but qu’il ſe propoſoit ! Je n’étois étonnée que de la protection dont ma mere paroiſſoit le favoriſer à cet égard, & du déſintéreſſement avec lequel elle m’abandonnoit ſon hommage.

La liberté de la campagne l’autoriſant encore ; ma mere continuant de le protéger ; moi l’écoutant avec plaiſir, il ſe fit une loi de me tenir dans une continuelle diſtraction, de miner ſourdement mon amour pour le Comte ; mais avec une telle dextérité, que je ne pouvois pas l’accuſer du projet de le détruire. Ce genre de combat étoit d’autant avantageux au Chevalier, qu’il ne m’inſpiroit aucune défiance, que je m’y expoſois même par plaiſanterie. Ma ſécurité le trompa : il la prit pour de l’affoibliſſement, & ſe flatta de remporter une victoire aiſée, en m’attaquant à découvert.

A quoi penſez-vous ? me demanda-t-il un jour, en me voyant rêver ſur un balcon, pendant qu’on arrangeoit les tables de jeu. Cette queſtion eſt indiſcrete, lui dis-je ; nous n’en ſommes pas aux confidences. — Qu’appellez-vous des confidences ? Imagineriez-vous m’en faire une en convenant que vous penſiez à Rozane ? — Mais oui : ſi tel étoit l’objet de ma rêverie, l’aveu que je vous en ferois, mériteroit aſſez bien ce nom. — Point du tout : il eſt impoſſible que vous ayez, ſur cet article, quelque choſe de ſecret pour moi. Le Comte ne ſe retrace point en votre ſouvenir ; il n’échappe pas à votre cœur un ſentiment vers lui, que je ne m’en apperçoive à l’inſtant même. En ce cas, dis-je avec quelqu’émotion, vous pourriez bien me devenir inſupportable. — C’eſt ce que je ne crains point ; vous êtes trop juſte pour condamner des obſervations dont un vif intérêt eſt le principe. — J’ignore, Monſieur, & veux toujours ignorer quel il peut être cet intérêt ; mais je vous avertis que vous ſerez ſfagement de ne m’en plus donner de ſemblables preuves. — Voilà, Mademoiſelle, ce que je ne puis abſolument accorder, puiſque ce ſeroit à votre préjudice. Vous aimez, vous ſouffrez, il faut guérir ce cœur fait pour les plaiſirs de l’amour, & non pour ſes tourments ; je me fuis impoſé le devoir d’en entreprendre la cure. — De grace, épargnez-vous cette peine, ſoit que j’aime, ou que je n’aime pas. — Oh, ne mettons point en queſtion ſi vous aimez ; je ſais à quoi m’en tenir, & vous m’en verriez furieux, ſi je n’eſpérois pas d’opérer en vous un changement favorable. — Puis-je vous demander ſur quoi vous fondez votre eſpoir ? — Sur la ſaine raiſon ; jeune, brillante, adorée de tout ce qui vous connoît, il n’eſt pas poſſible que vous vouliez employer vos plus beaux jours à vous morfondre, pour qui ? pour un enfant… Ah, ne vous fâchez pas : j’avoue que Rozane eſt très-joli garçon ; mais il n’eſt encore que cela. Il eſſaie l’amour plutôt qu’il ne le reſſent ; ſon goût eſt ſi peu formé, que la froide Villeprez en avoit obtenu, ſur vous, la préférence. Belle Tournemont, un amant novice eſt un fade perſonnage ; ce n’eſt pas là ce qu’il vous faut : vous en méritez un inſtruit par diverſes expériences, qui, ſachant eſtimer ſon choix, & s’y fixer, éleve un trophée à vos charmes, du débris de ſes conquêtes précédentes. C’eſt ſans doute par modeſtie que vous n’ajoutez pas votre nom à ce portrait ? lui dis-je ironiquement. Il ſourit, & ne répondit point : on nous appelloit l’un & l’autre pour jouer.

De ce moment je lui retranchai toutes les occaſions de me parler ſeule, dans la crainte qu’il ne revînt au même ſujet. Sa préſence gênoit juſqu’à mes penſées. Il ne diſoit pas un mot, ne me jettoit pas un regard, que je ne cruſſe y découvrir une épigramme.

A quelques jours delà, ma mere me fit appeller un matin. Ma fille, me dit-elle, je vais vous donner des marques de la tendreſſe que j’ai toujours eue pour vous, quoique les circonſtances aient pu vous en faire douter quelquefois… Vous êtes en âge de prendre, dans le monde, un nom, un état, qui répondent à votre fortune ; de vous marier enfin, & c’eſt de quoi je me ſuis ſérieuſement occupée. Vous ſavez que j’étois maîtreſſe d’y procéder ſans aucun autre égard que celui des convenances ; de ne vous montrer le mari à qui je vous deſtinois, qu’après m’être engagée pour vous à le recevoir ; mais cet uſage révolte la délicateſſe. J’ai cru qu’il falloit, pour le plus grand bien, ménager celle de ma fille, en l’accoutumant de bonne heure à la personne qui devoit partager ſon ſort. Vous avez vu que ſans vous rien preſcrire, je laiſſois à votre cœur le temps de s’expliquer : s’il avoit trahi mes intentions par un mauvais choix, j’aurois repris mes droits pour en arrêter les ſuites ; mais celui qu’il a fait eſt tel que je le pouvois deſirer : je l’approuve donc avec ſatisfaction ; & vous permets de regarder M. de Murville comme un homme à qui vous ſerez inceſſamment unie.

Au nom de Murville, il m’échappa un mouvement de ſurpriſe & de chagrin, dont ma mere feignit de ne pas s’appercevoir ; pour m’ôter même tout moyen de repliquer, elle ſonna ſes femmes, & me congédia.

Je me retirois fort vîte, dans la crainte qu’on ne remarquât mon agitation, quand je rencontrai M. de Rozane, qui ne ſoupçonnoit même pas le projet de ſa femme. Bon Dieu ! qu’avez-vous ? me demanda-t-il, effrayé de mon extrême pâleur. Je ne lui répondis que par un ſigne de tête, & mettant ma main ſur ma poitrine, pour lui faire comprendre que j’étouffois. Il me prit ſous le bras, me conduiſit dans ma chambre, où je ne pus d’abord m’exprimer que par élans. Ah Ciel !… Je n’en peux plus !… Je me meurs !… Quel tourment !… Enfin je recouvrai la faculté de parler plus diſtinctement. Savez-vous, dis-je, à qui ma mere me deſtine ? — Non. — A M. de Murville ! — A Murville ! répéta le Marquis preſqu’auſſi étonné que je l’avois été moi-même… Il eſt aimable, ajouta-t-il après un moment de ſilence… Je connois bien des femmes qui vous eſtimeront fort heureuſe. Eh ! que m’importe leur opinion, ſi mon cœur la dément ! m’écriai-je. Il eſt à votre fils, ce cœur dont on prétend que je diſpoſe en faveur d’un autre ; je ne puis le lui arracher, je ne dois pas même le vouloir, ce ſeroit lui donner le coup de la mort… Oh ! Monſieur, aidez-moi, aidez-nous à prévenir le malheur qui nous menace… Si ce mariage s’acheve, nous n’y ſurvivrons pas. Ne croyez pas cela, me dit-il : ce ſont des chimeres qu’on ſe forge dans l’efferveſcence d’une premiere paſſion, & qui ſe réduiſent à rien dès que la raiſon peut ſe faire entendre. Murville a plus d’agréments qu’il n’en faut pour vous inſpirer un nouveau goût : il y parviendra, j’en fuis sûr. Quant à mon fils, il ſaura prendre ſon parti avec le temps, ſi cela n’eſt pas déjà fait. Non, repliquai-je, cela n’eſt pas, & ne ſera jamais. Le Comte m’adore… Il m’aimera toujours. — Tant pis pour lui, Mademoiſelle, & tant pis pour vous-même ; car je ne vous ſuppoſe pas aſſez coquette pour vous faire un amuſement de ſes ſouffrances : & dans ce cas, la pitié pourroit bien vous apprêter des repentirs… Tenez, mon cher enfant, ce ſeroit une folie que de lutter avec votre mere ; que d’entreprendre d’amener ſa volonté à plier ſous la vôtre : elle vous offre un mari, fait pour plaire, acceptez-le de bonne grace, faites-vous un mérite de la néceſſité… Vous aurez le double avantage d’avoir rempli votre devoir, & de rendre au Comte la liberté de revenir. Quoi ! m’écriai-je, ſon retour eſt à prix ? on ne peut l’acheter que par un odieux ſacrifice ?… Rozane ! vous ne me reverriez donc qu’unie à votre rival ? Il ne nous reſteroit qu’à gémir, qu’à mourir du regret de ne pouvoir jamais être l’un à l’autre ? Quelle violence ! quel ſupplice on nous prépare à tous deux ! Frappée de cette perſpective, je continuai de m’en repréſenter l’horreur. Mon beau-pere attendri, n’oſoit me plaindre, & n’avoit pas la force de me blâmer. Sa poſition étoit embarraſſante… Son valet-de-chambre l’en tira, en venant chercher ſes ordres pour Paris.

Reſtée ſeule, je penſai que, par la même occaſion, je pourrois conſulter ma ſœur ; & certaine que ma lettre ne paſſeroit pas en d’autres mains, je ne contraignis aucun de mes ſentiments. J’accuſai ma mere de barbarie, le Marquis de froideur. J’apoſtrophai Murville ; je jurai que je le déteſtois, que je me reprochois de ne l’avoir pas toujours également haï… Toutes mes phraſes étoient coupées par de douloureuſes exclamations… Enfin je demandois conſeil, comme on imploroit le ſecours des Oracles, pour ſe décider dans les plus importantes affaires. Voici la réponſe que je reçus à ma très-longue, & très-lamentable épître.

« N’attendez, je vous prie, nul conſeil de ma part. Il eſt des circonſtances où l’on ne doit en prendre que de ſon propre cœur ; & celle où vous vous trouvez en eſt une. Si vous n’êtes pas aimée, votre ſort eſt affreux ! Si vous l’êtes… croyez qu’il en eſt de plus malheureux encore. »

La brièveté, l’obſcurité de ce billet, répondoient ſi mal à mon attente ; les caracteres en étoient ſi peu formés, ſi peu reſſemblants à l’écriture ordinaire de ma ſœur, que j’eus peine à me perſuader qu’il fût ſon ouvrage. Dix fois je le relus pour m’en aſſurer, & pour donner, s’il m’étoit poſſible, quelque extenſion au petit nombre de mots qu’il contenoit.

Fatiguée de ce ſoin inutile, je le déchirai avec dépit. Elle en parle bien à ſon aiſe ! dis-je intérieurement ; ces recluſes ne ſe doutent pas de ce qu’il en coûte pour épouſer un homme qu’on n’aime point, même quand on en ſeroit aimée… Aimée ! & le ſuis-je du Chevalier ? toute ſa maniere d’être avec moi, annonce-t-elle autre choſe que de la galanterie ? C’eſt un caprice, une fantaiſie… ou plutôt, c’eſt ma mere qui le fait ſervir à ſa vengeance contre Rozane ; c’eſt pour lui plaire qu’il me perſécute, & que peut-être il renonce à ſon propre goût… Le monſtre !… Je le punirai de ſa lâche complaiſance. Aux témoignages réitérés de ma haine, de mon mépris, il comprendra, que ſi l’on me force à devenir ſa femme, ce ne ſera pas moins pour ſon malheur que pour le mien.

Je me tins parole, ſans égard aux obſervations de ma mere. Une telle nouveauté fit, ou parut faire impreſſion ſur le Chevalier. Un changement extraordinaire s’enſuivit. La réſerve, la circonſpection prirent la place de ſa légéreté. A ſes tons, moitié galants, moitié cauſtiques, il ſubſtitua ceux du reſpect, du ſentiment. Sans me rien adreſſer directement, il avoit l’art de me faire entendre ce langage… qui ne ſauroit déplaire, même de la part de ceux qu’on ne veut pas aimer. Cette métamorphoſe me gêna. Les traits de mon humeur s’émouſſoient contre une attention délicate. Souvent une nuance de triſteſſe, qui ſe montroit à propos, arrêtoit une dureté ſur mes levres. Etonnée de ce que je voyois, incertaine de ce que je devois en conclure, je me demandai ſi j’avois bien ſaiſi le motif du Chevalier ? s’il pouvoit être vrai que le deſir d’obliger ma mere, en me déſolant, fût le principe de ſes démarches, & des révolutions donc je m’appercevois ?… La crainte d’être injuſte, me porta à lui en ſuppoſer de plus flatteurs. Il ne me vint pas à l’eſprit que ma fortune y pût entrer pour quelque choſe : c’eſt une réflexion qu’on ne fait guere à dix-huit ans, quand on n’a pas été dans le cas de calculer ſur le plus ou le moins.

Je n’étois pas fâchée de trouver Murville innocent, de lui rendre mon eſtime ; mais je n’allois pas plus loin ; mon cœur ſe révoltoit toujours à l’idée de l’avoir pour mari. Madame de Rozane m’obſervoit, & ne me diſoit rien. J’interprétois ſon ſilence à mon avantage : c’étoit une erreur ; je ne devois l’attribuer qu’à ſa politique. Toute abſolue qu’elle étoit, elle ne vouloit point que mon mariage fût précédé d’un éclat, ni qu’on pût le regarder, de ſa part, comme un acte de violence. A demi vaincue par ſes ordres, du moins à ce qu’elle croyoit, les ſoins de Murville devoient achever le reſte : c’étoit le plan. Ces ſoins avoient des progrès ſi lents, ſi imperceptibles, que la Marquiſe s’en impatienta ; elle me tendit un piege, & me conduiſit au point de m’y jetter de moi-même. Appellée une ſeconde fois auprès d’elle, je friſſonnai de l’orage qui me menaçoit. Aſſeyez-vous, me dit-elle, en affectant de ſe poſſéder… Mademoiſelle, j’ai vu à regret combien vous méritez rirez peu ce que j’avois projetté pour votre bonheur. Perſonne n’auroit pu prévoir le caprice inconcevable qui vous porte à rebuter l’homme du monde le moins fait pour éprouver un pareil ſort : quelle qu’en ſoit la cauſe, j’allois vous en punir, en exigeant de vous la plus prompte, la plus parfaite obéiſſance… M. de Murville m’a retenue… Trop délicat pour vouloir vous obtenir de la ſeule autorité, il m’a ſuppliée de reprendre ma parole, de vous tranquilliſer aux dépens de ſon amour, de ſes eſpérances… J’ai conſenti : vous ne l’épouſerez point. Mais comme j’ai réſolu de vous marier inceſſamment, j’ai fixé mes vues ſur M. le Préſident de Grandelle, qui vous fait l’honneur de vous demander. Il viendra demain recevoir ma réponſe ; elle ſera déciſive, & je vous enjoins de vous conduire ſi bien avec lui, qu’il n’ait pas ſujet de ſe plaindre.

Il faudroit l’avoir connu, ce faſtidieux Préſident, pour ſe faire une idée de ce que je fentis à cette nouvelle. C’étoit un de ces gens à qui leur état donnoit le privilege d’ennuyer impunément. Son âge de cinquante ans étoit ſon moindre défaut, pour une femme du mien. Je ne l’aurois pas trouvé ſoutenable à vingt-cinq.

Saiſie d’épouvante & de douleur, je me précipitai à genoux, en criant : Ma mere ! ah ! ma mere, ayez pitié de moi. Aurois-Je encore des contradictions à eſſuyer ? dit-elle en me repouſſant de la même main ſur laquelle j’avois collé ma bouche… Je ſuis indignée de cette opiniâtre indocilité, & ne la fomenterai plus par une molle condeſcendance… Accablée par ſon ton, par ſon air, par ſon geſte, j’enveloppai ma tête dans ma robe, pour cacher mon déſeſpoir. Je verſois des pleurs, je pouſſois des cris. Madame de Rozane m’ordonna pluſieurs fois de me lever, ſans que j’en fiſſe rien. Mon obſtination fatigua ſa patience. Elle recula bruſquement ſon fauteuil, & tourna vers ſon cabinet. J’étendis, avec impétuoſité, mon corps & mes bras pour la retenir, de façon que je me trouvai entiérement proſternée à ſes pieds ; je les ſerrois de toute ma force, en la conjurant de ne me point abandonner. Eh bien, que voulez-vous ? demanda-t-elle froidement. — Que vous me garantiriez du ſupplice auquel vous me condamnez… Faites de moi ce qu’il vous plaîra… Mettez-moi dans la retraite la plus profonde ; mais ne me livrez point à quelqu’un que je déteſterois infailliblement. — Si vous n’avez rien de plus à me dire, cela ne changera pas mes diſpoſitions. Vous n’irez point au Couvent, Mademoiſelle. Vous épouſerez le Préſident, puiſque vous n’avez pas jugé M. de Murville digne de vous ; & ſi vous ne vous y déterminez de bonne grace, je ſaurai vous contraindre à m’obéir ſans retardement. C’en eſt donc fait ! m’écriai-je en me relevant a demi, ma mere eſt inexorable… Il ne me reſte plus qu’à mourir ! Voilà des lieux communs pitoyables ! reprit-elle… Mademoiſelle, on ne meurt point pour immoler ſes goûts à ſon devoir ; j’en ai fourni la preuve en épouſant votre pere. Au moins, dis-je, vous ne le haïſſiez pas ? — Non… A ce mot elle s’éloigna, ouvrit le cabinet, le referma, revint ſur ſes pas en me regardant attentivement.

J’étois toujours ſur le parquet, noyée dans mes larmes… Quel état ! dit-elle : que vous devriez en être humiliée !… Vous êtes une étrange créature !… Tenez, cette ridicule comédie ne ſauroit me ſéduire. Vous multiplieriez inutilement les ſcenes d’extravagance : ainſi je vous conseille, pour vous-même, de vous tirer delà, en prenant un parti raiſonnable… Je continuai de gémir, ſans répondre. Ma mere ſe tut, ſe recueillit, comme pour délibérer avec elle-même… Si je ne conſultois que ce qui vous eſt dû, reprit-elle, je ne me relâcherois jamais de ce que j’ai avancé ; mais j’ai des entrailles : je ne réſiſte point à leur mouvement, & veux bien encore vous laiſſer maîtreſſe de choiſir entre Mrs. de Murville & de Grandelle… Hâtez-vous de prononcer pour l’un ou pour l’autre ; au-delà de cet inſtant, il feroit trop tard… Je vous défends de me dire un mot, s’il ne va pas au but que je vous propoſe. L’alternative étoit cruelle ; cependant il y avoit une ſi prodigieuſe différence entre les deux perſonnages, que la penſée d’être au Chevalier, plutôt qu’à ſon concurrent, me fit trouver ma deſtinée moins affreuſe. J’éludai. Je tergiverſai… Mon cœur ſentoit quelques déchirements… La Marquiſe preſſoit, s’irritoit… Il falloit parler… Je baiſſai les yeux,… j’étouffai des ſoupirs, & décidai à demi-voix en faveur du Chevalier.

Quel effort de courage ! dit Madame de Rozane, en hauſſant les épaules. Reſte à ſavoir ſi M. de Murville aura la généroſité d’oublier vos incartades ? C’eſt ce que nous allons apprendre.

Elle ſonna. Je courus près d’une fenêtre pour dérober la vue de mes pleurs ; & mon trouble devint exceſſif, quand j’entendis l’ordre d’avertir Murville au moment même.

Son apparition fut ſi ſubite, que je le ſoupçonnai de s’être tenu pendant la converſation dans le cabinet, d’où l’on pouvoit ſortir par une porte de dégagement.

Ma fille vous rend enfin juſtice, lui dit Madame de Rozane ; vous êtes l’objet de ſon choix ; c’eſt elle qui vous offre ſa main, daignerez-vous l’accepter, & mettre en oubli ſes inconſéquences précédentes ? Une très-profonde inclination fut toute ſa réponſe. Il mit un genou en terre, prit ma main, la baiſa, ſans que j’oſaſſe réſiſter, malgré l’envie que j’en avois.

Vous avez voulu, dit-il, me faire acheter le plaiſir de vous obtenir de vous-même ; je ne dois pas m’en plaindre : à quelque prix que vous euſſiez mis une telle grace, il auroit toujours été bien au deſſous de celui que j’y attache.

A mon tour, je remerciai du compliment, par une révérence muette, & l’on me permit de me retirer.

J’eſpérois que la ſolitude remettroit un peu de calme dans mon ame ; je me trompois. Mes peines devinrent plus âcres, quand je fus libre de les repaſſer en détail. Mais ce qui, ſur-tout, me tranſportoit de colere, ce qui me couvroit de confuſion, c’étoit la maniere dont Madame de Rozane avoit parlé à Murville. Employer la ſupplication pour l’engager de recevoir ma main, & de me pardonner ! quelle humiliation pour une fille qui connoiſſoit tous ſes avantages, & qui ſe ſavoit adorée d’un homme charmant !

Nous réglons volontiers l’opinion de nous-mêmes ſur celle que nous avons des perſonnes qui s’attachent à nous. Rien, dans la mienne, ne l’emportoit ſur le Comte : cet objet de comparaiſon me rendoit la chûte que je venois de faire, mille fois plus effroyable. Ah, Rozane ! m’écriai-je, quelle auroit été votre indignation, ſi vous aviez entendu ma mere, mendier, en ma faveur, l’indulgence de votre rival ? Eh, c’eſt moi qui l’ai nommé pour occuper votre place ! J’ai prononcé l’arrêt de notre ſéparation !… Les mouvements excités par ces conſidérations, tenoient de la fureur, de la frénéſie… Je m’agitois comme quelqu’un dont la tête eſt renverſée !… Dix fois je voulus retourner chez la Marquiſe, pour révoquer le conſentement qu’elle m’avoit arraché ; la crainte de ſa colere, plus encore celle de l’odieux Préſident, m’arrêta.

L’après dînée, Madame de Rozane annonça mon mariage : il fâcha plus qu’il ne ſurprit. Le peu de fortune du Chevalier, ſa tournure d’eſprit, les vœux ſecrets qu’on faiſoit pour le Comte, joints à mon extrême triſteſſe, rendirent tout le monde fort économe de félicitations. Je devinai une partie des motifs de cette réſerve, & j’en fus flattée.

Monſieur de Grandelle arriva, & ne parut frappé que d’un peu d’étonnement à la nouvelle de mon mariage. Je ne pouvois concilier ſes propos déſintéreſſés avec le deſſein que je lui ſuppoſois. Il étoit ſimple que je ne devinaſſe pas le mot d’une énigme qui n’en avoit point. M. de Grandelle n’étoit en cela qu’un homme de bois, que la Marquiſe avoit mis en avant pour faire valoir ſon protégé ; mais comme je l’ignorois, je fus vivement piquée du peu d’importance qu’il mettoit à ma perte.

Il me ſembloit que j’étois deſtinée à ſouffrir toutes les ſortes de mortifications, dont la conjoncture étoit ſuſceptible…

Outrée contre ma mere, déteſtant le Chevalier, que j’accuſois de ſa tyrannie ; offenſée de l’indifférence du Préſident, aimant le Comte en proportion des ſujets de plainte que je croyois avoir des autres, mon cœur étoit dans un bouleverſement où je m’égarois,… où je ne conſervois pas même la volonté de me retrouver.

Murville, amant déclaré, ſoutint ce rôle avec tout l’eſprit, tout l’agrément, toute la fineſſe imaginables. Ce fut d’abord très-inutilement : j’avois recommencé de le haïr ; mais, je l’ai dit, il étoit aimable, & de cette amabilité analogue à mon goût. Mes premieres agitations appaiſées, je retournai, ſans preſque m’en apercevoir, au point d’où j’étois partie lorſqu’il avoit été mention de nous unir. Delà juſqu’à l’amour, il y avoit bien de la diſtance ! j’étois perſuadée que je ne la franchirois jamais ; Murville en penſoit autrement. Peu d’eſtime pour les femmes, & beaucoup pour lui-même, rendoit ſa confiance audacieuſe. Il s’étoit promis de me faire démentir de ma froideur, & ſon ingénieuſe vanité dirigeoit toutes ſes actions vers ce but.

Le moment redouté s’approchoit. Ma mere & le Chevalier avoient fait quelques voyages à Paris pour les préparatifs néceſſaires. On ne me conſultoit ſur rien : cela m’étoit égal. J’étois comme une victime qu’on va conduire à l’autel, ſans qu’elle s’occupe des fleurs qui doivent la couronner.

Nous étions à trois jours de notre départ, à huit de mon mariage, quand différents ſymptômes, dont je fus attaquée, annoncerent une maladie ſérieuſe. Les progrès furent rapides ; la fievre devint ardente ; la malignité ſe manifeſta bientôt après.

La ſaiſon n’étoit plus belle, la maiſon ceſſoit d’être gaie ; toute la compagnie prétexta des affaires pour nous quitter. Le Marquis de Rozane, par pitié ; ma mere, par décence ; Murville, par politique, ſe déciderent à demeurer.

Je paſſai plus de ſix ſemaines dans un danger continuel. Jamais cette cruelle maladie ne s’étoit montrée plus opiniâtre, ni accompagnée d’accidents plus compliqués. Mon délire ſur-tout étoit affreux, & ne me laiſſoit que de très-courts intervalles.

Chaque fois que la raiſon me revenoit, mes yeux tomboient ſur Murville, qui ſembloit attaché près de mon lit. Son aſſiduité, ſon empreſſement à me ſervir, la négligence de ſa parure, certain air conſterné que je ne lui avois jamais vu, me toucherent, me le rendirent intéreſſant : c’étoit tout ce que j’étois capable de ſentir dans une pareille ſituation.

Enfin, les accidents ceſſerent, la fievre tomba, on ne craignit plus pour ma vie ; mais il me reſta une telle foibleſſe, que pendant aſſez long-temps la moindre agitation me faiſoit évanouir. J’avois perdu l’uſage de mes jambes ; ma poitrine paroiſſoit affectée… Les Médecins arrêterent qu’on me laiſſeroit à la campagne, pour y reſpirer un air plus pur, & jouir des premieres influences du printemps, dont nous approchions. Les beſoins de la convaleſcence tiennent plus à l’ame que ceux de la maladie ; ils ſont moins preſſants, mais plus étendus : c’eſt le regne des fantaiſies, des petites tyrannies, des délicateſſes puériles : c’eſt la vraie pierre de touche pour la complaiſance de ceux qui vivent avec nous. Celle de Murville étoit inépuiſable. Il ſe multiplioit pour prévenir mes goûts les plus bizarres ; ſe replioit en cent façons pour me tirer de mon abattement ; lui ſeul avoit le talent de ranimer en moi quelques facultés agréables, & l’adreſſe d’écarter les choſes qui pouvoient me déplaire.

Tout cela étoit bien ſéduiſant, bien dangereux pour l’amour que j’avois voué à Rozane !… Je ne voyois plus clair dans mon cœur. Le Chevalier m’étoit devenu néceſſaire. Je regardois, non avec plaiſir, mais ſans frayeur, l’engagement que je devois contracter avec lui. Je mettois même en queſtion, ſi ſa gaieté toujours ſoutenue, toujours variée, ne répandroit pas plus de charmes dans une intime ſociété, que la tendre langueur du Comte ; & les ſecours que j’en recevois, mettoient un grand poids dans la balance.

J’errois dans ce vague d’idées, de ſentiments, quand Murville reçut une lettre qui l’appelloit en Province. Quoique ce voyage ne dût pas être long, il m’en témoigna des regrets fort vifs, & s’en fit un prétexte pour me conjurer de nous unir avant ſon départ.

Je me croyois encore ſi loin du dénouement, qu’une telle propoſition me troubla. Il n’y avoit pas moyen de dire un non abſolu ; ç’auroit été provoquer de nouvelles tempêtes, auxquelles je n’avois pas le courage de m’expoſer. Je me défendis pourtant : l’état languiſſant où j’étois encore me ſervit d’excuſe ; Murville ne l’admit point. Il ne vouloit, diſoit-il, que le nom de mon époux ; je pouvois le lui accorder ſans apparat, ſans fatigue… Ses raiſons n’étoient pas d’une grande force ; mais M. de Rozane les appuya… Tous deux ſe prévalurent de mon affaiſſement… Ma réſiſtance ne fut ni vive, ni longue. J’adhérai à ce qu’on vouloit.

On arrêta que je ſerois mariée, très-ſimplement, au château ; que j’y reſterois pendant l’abſence du Chevalier, qui prit alors le titre de Baron : que ma mere iroit à Paris diſpoſer ce qui ſeroit néceſſaire pour y paroître convenablement au retour.

Ces arrangements s’exécuterent à la lettre. Je laiſſai aller les choſes ſans y réfléchir davantage, & reçus, les yeux fermés, la chaîne qui me lioit irrévocablement.

Murville partit deux heures après ; ma mere le lendemain : elle fut remplacée par une tante du Baron, fort peu riche, qui, faiſant ſa demeure ordinaire dans un Couvent, craignit moins qu’une autre de s’ennuyer avec moi.


Fin de la premiere Partie.