Les Confidences d’une jolie femme/Texte entier

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Chez la veuve Duchesne.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

PREMIERE PARTIE.



A AMSTERDAM, & ſe trouve A PARIS,

Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue
Saint-Jacques, au Temple du Goût.
M. D C C. L X X V.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

PREMIERE PARTIE.


Quelle idée ! Quoi, vous voulez que je vous révele les ſecrets de ma vie, c’eſt-à-dire, les très-pitoyables ſuites d’une très-défectueuſe éducation ? En vérité, Monſieur, c’eſt abuſer du pouvoir que l’amitié vous donne ſur moi. Penſez donc à quels reſſouvenirs cruels, humiliants, vous me condamnez ! Combien de fois vous me forcerez de rougir, & pour moi-même, & pour des perſonnes dont je dois reſpecter la mémoire ; mais vous tenez à cette fantaiſie, vous m’en faites une loi de reconnoiſſance… Et bien, je me rends, duſſé-je vous ennuyer par la redite de mille choſes que vous ſavez déjà, & que l’ordre de la narration ne me permettra pas d’omettre.

M. de Tournemont, né dans la haute Finance, entra au ſervice dès ſa plus tendre jeuneſſe. La nature même l’avoit ſi bien deſtiné pour cet état, qu’il parvint aux grades les plus honorables, ſans qu’on pût attribuer ſon avancement à la faveur.

Auſſi-tôt qu’il s’y fut fait un nom, ſon pere, dont il étoit l’unique héritier, deſira de lui procurer une grande alliance. Mademoiſelle de Balzine, accordée au prix de l’or, apporta en dot une ame de glace, un eſprit de feu, beaucoup d’orgueil, autant de beauté, joints à une paſſion ſi forte de dominer, qu’elle la rendoit capable d’y ſacrifier toutes les autres.

Premier fruit de ce mariage, je fus d’abord regardée par ma mere comme une poupée dont elle s’amuſoit ; mais une poupée n’étoit pas faite pour captiver l’attention d’une jeune femme avide de plaiſir, & livrée à la diſſipation.

Abandonnée, ſelon l’uſage, aux ſoins des domeſtiques, je reçus, dans cette école, les germes des défauts qui ſe développerent ſucceſſivement en moi.

On avoit décoré du titre de ma gouvernante, une fille à qui Madame de Tournemont n’avoit pas jugé la capacité néceſſaire pour la ſervir : j’appris d’elle à n’articuler des mots, que d’après les idées des autres, à déguiſer ſoigneuſement les miennes, à ne conſidérer tous les objets que dans un faux jour. Du reſte, j’eus des maîtres ; j’acquis des talents agréables ; on orna mon eſprit ſans le former, & mon cœur demeura vuide de principes.

Mes progrès furent ſi rapides, qu’à onze ans je paſſois pour un prodige ; … ſifflée, dreſſée, montée à reſſorts, on me produiſoit dans un monde qui m’admiroit, & où je m’admirois encore bien davantage.

Ce triomphe de ma vanité me ſuffit pendant quelque temps : bientôt je m’apperçus qu’il étoit incomplet. Dès mes premières années, j’avois conçu des notions de l’amour. On dit tout devant les enfants, & les enfants ne perdent rien. Divers propos, ſur ce chapitre, avoient fait trace dans ma mémoire ; l’exemple de Madame de Tournemont les fit paſſer juſqu’à mon ame.

Une mere inſpire naturellement à ſa fille un goût d’imitation ; je pris la mienne pour modele, dès que je fus en âge de faire des comparaiſons ; j’étudiois ſes airs, ſes mines, ſes paroles, & ce n’étoit pas dans ce qu’elle avoit de bon, que j’excellois à la copier.

J’allai plus loin ; je devins jalouſe des hommages qu’on lui prodiguoit : on me diſoit que j’étois jolie ; mais ce n’étoit pas du même ton qu’à elle. Je deſirois ce je ne ſais quoi, que je ne me définiſſois pas, mais qui me paroiſſoit extrêmement flatteur. Mon cœur cherchoit à s’occuper ; mon imagination fermentoit : cela va de ſuite.

Perſuadée que la différence qu’on mettoit entre ma mere & moi, n’avoit pour fondement que le plus ou le moins de beauté, je redoublai d’efforts pour arriver au même terme. Ma coëffure devint une affaire très-importante… Madame de Tournemont s’y montroit difficile ; je ne manquai pas de me le rendre auſſi…

Mes fréquentes humeurs déplurent, avec raiſon, aux femmes qu’on chargeoit de ma parure ; elles porterent des plaintes à ma mere ; je fus citée à ſon tribunal, & j’y comparus au moment de ſa toilette : là, les yeux attachés ſur ſon miroir, elle me tança vivement, pour avoir conſulté le mien.

La réprimande porta ſur pluſieurs objets. On parla des vertus chrétiennes, d’actes de religion que je ne voyois pratiquer à qui que ce fût. Cette maniere de prêcher ne pouvoit pas être bien efficace, auſſi n’aboutit-elle qu’à me faire diſſimuler, avec plus de ſoin, le culte que je rendois à ma petite perſonne, en attendant que quelqu’un vînt le partager.

J’étois dans ces diſpoſitions, quand le Marquis de Rozane, ami de M. de Tournemont, amena ſon fils à Paris pour le mettre dans les Mouſquetaires. Le Comte avoit près de dix-ſept ans ; j’en avois à peine treize. Mon viſage promettoit beaucoup ; le ſien étoit céleſte ; mais ſon maintien, ſes diſcours, exprimoient cette candeur, cette innocence timide que donne une ſage éducation… Plus avancée que je n’aurois dû l’être, j’apperçus facilement les moyens propres à détruire l’extrême retenue du Comte : un voyage que nous fîmes enſemble, à la campagne, me procura la facilité de les mettre en œuvre. Quelque opinion que j’euſſe de mon adreſſe, elle ſe trouva inſuffiſante… Il eſt rare qu’une fille de treize ans en ait aſſez pour ſubjuguer un cœur tout neuf ; mais ce que mes agaceries n’avoient pu faire, s’opéra inſenſiblement par la force de l’exemple. Tout reſpiroit l’amour & la galanterie autour de ma mere ; le Marquis de Rozane même, quoiqu’ami de mon pere, n’étoit pas un des moins empreſſes auprès d’elle… L’air étoit contagieux… le jeune Comte en ſentit l’influence ; & comme nulle des femmes de la ſociété n’étoit réduite à briguer ſa conquête, il m’adreſſa tout bonnement ſes premiers vœux. Quelle joie j’en reſſentis ! combien ils ajouterent à la haute eſtime que je faiſois de moi-même ! Je me crus un perſonnage, dès que je pus me dire que j’avois un amant… Je pris un ton, je me donnai des airs analogues à ma nouvelle importance ; c’étoit dans le ſallon que j’allois apprendre mon rôle, & je le jouois fort paſſablement avec Rozane.

Tout le monde remarqua le goût qu’il avoit pour moi : on en badina : on eut tort ; les amours enfantins ne ſont pas autant ſans conſéquence qu’on veut bien ſe l’imaginer : nous penſâmes en fournir la preuve.

Ma mere vivoit dans une continuelle diſtraction. Ma gouvernante ne ſavoit ni voir, ni penſer à propos. Les étrangers s’amuſoient de nous : mon pere ſeul auroit pu nous arrêter ; mais des affaires le retenoient à Paris.

Ainſi livrés à nous-mêmes, dans une ſécurité profonde, nous aurions ſûrement fait bien du chemin, ſans une aventure qui fut comme le prélude de tous les chagrins de ma vie.

Un matin je perdis un éventail aſſez beau, que je cherchai inutilement dans les endroits où j’avois été. Voulant continuer ma recherche, après le dîner, j’allai dans l’appartement de ma mere, lorſque tout le monde fut paſſé au ſallon. Rozane me ſuivit pour m’aider : nous étions l’un & l’autre de bonne foi ; mais en dérangeant le couſſin d’une bergere, je mis la main ſur un livre, que j’avois vu ce jour-là même entre celles de Madame de Tournemont. Je l’ouvris, & le Comte vint, par deſſus mon épaule, regarder ce dont il traitoit. C’étoit une de ces productions clandeſtines, dont les voluptueuſes images portent un poiſon ſubtil dans l’ame la mieux prémunie… Quelques lignes que nous parcourûmes, exciterent en nous une vive curioſité. J’avois déja lu pluſieurs brochures ; aucune ne m’avoit paru auſſi piquante. Pour le Comte, c’étoit peut-être la premiere fois qu’il jettoit les yeux ſur un de ces Ouvrages. Il me propoſa de le lire enſemble : j’y conſentis ; mais où ? il n’y avoit pas moyen de nous établir dans la chambre de ma mere ; un inſtinct ſecret nous ſaiſoit ſentir la néceſſité de nous cacher… Nous délibérâmes ; & le réſultat de cette grave délibération fut, que nous irions nous enfoncer dans le boſquet le plus éloigné du château, bien perſuadés qu’on ne nous y devineroit pas.

Nous commençâmes notre lecture avec une égale avidité ; les tableaux frappants dont elle étoit remplie, nous firent rougir comme de concert. Emus, agités, nous continuâmes, mais ſans oſer nous parler, ni même nous regarder.

Plus vive, moins circonſpecte, & ſans doute plus ignorante à bien des égards, je bazardai une queſtion dont je ne connoiſſois pas la force. Rozane, mieux inſtruit, baiſſa les yeux, répondit d’une maniere embarraſſée, peu ſatisfaiſante ; cependant je n’inſiſtai pas… A ſon tour le Comte m’en adreſſa une, dont je me tirai tout auſſi mal… Muets, interdits, nous prîmes & abandonnâmes pluſieurs ſois le livre… L’intervalle que nous avions d’abord mis entre nous, avoit peu à peu diſparu… Rozane, un bras paſſe autour de mon corps, me ſerroit machinalement… L’abyme s’ouvroit ſous nos pieds, lorſqu’une ſubite apparition vint nous garantir de la chûte.

Ma mere s’étant plaint, dès avant le dîner, d’un grand mal de tête, ſe diſpenſa de jouer, & deſcendit au jardin avec le Chevalier de Murville, le plus aſſidu de ſes admirateurs.

J’ignore combien avoit duré leur promenade, quand ils tournerent leurs pas vers le boſquet où nous étions. Etonnés d’entendre des voix dans un endroit & à une heure où ils avoient lieu de ſe croire ſeuls, ils approcherent, à la faveur d’une charmille, & ſe placerent de façon qu’aucune de nos paroles, aucune de nos actions ne pouvoit leur échapper. Madame de Tournemont frémit, en appercevant ſon livre dans nos mains, & les pernicieux effets qu’il avoit produits ſur nous… Jugeant ſa préſence abſolument néceſſaire, elle parut, & Murville eut l’indiſcrétion de ſe montrer avec elle.

La vue d’un ſpectre m’auroit inſpiré moins de terreur que celle de ma mere… Je voulus me lever, le tremblement de mes jambes me fit retomber ſur mon ſiege.

Rozane, preſqu’auſſi troublé que moi, s’étoit éloigné de quelques pas, en ſe tournant à demi, pour cacher une partie de ſa confuſion.

Vous êtes une jolie perſonne ! dit ma mere. Venez, Mademoiſelle, venez apprendre comment on traite une petite fille qui oſe s’émanciper. Je m’étois relevée en m’appuyant contre un arbre ; mais, les yeux fixés ſur la terre, je reſtois immobile comme un criminel devant ſon Juge. Rozane, qui s’étoit un peu remis, entreprit de me défendre. On lui impoſa fiérement ſilence, & le Chevalier lui lança quelques épigrammes qui le firent changer de couleur : il ouvrit la bouche, la referma, mordit ſes levres… Toute ſa phyſionomie annonçoit le deſir de répondre ; mais la partie n’étant pas égale, il ſe retira avec une indignation contre Murville, que la ſuite des événements convertit en une haine véritable.

L’éloignement du Comte me fit retrouver des forces. Il ſembla que j’étois moins accablée de mon humiliation, depuis qu’il n’en étoit plus le témoin… J’obéis alors, ſans héſiter, à l’ordre de retourner au Château. Ma mere m’y reconduiſit elle-même… Pendant tout le chemin je fus en butte à ſa colere, & aux railleries déplacées du Chevalier : il s’étoit emparé du livre, & s’égayoit par des remarques qui m’en apprenoient beaucoup plus que je n’en avois imaginé.

On me relégua dans ma chambre juſqu’à ce que Madame de Tournemont eût le loiſir de prononcer ſur mon châtiment. Ma gouvernante, qui s’étoit ſi mal acquittée de ſon emploi, ſut ſévérement réprimandée : elle s’en vengea par des duretés qu’elle me prodigua au hazard, ne ſachant pas ce qui avoit excité l’orage.

Nos parents accordent ſi peu de conſidération aux perſonnes qu’ils chargent de notre enfance, que nous nous accoutumons de bonne heure à les dédaigner d’après eux : c’eſt ce que, dans cette occaſion, je fis éprouver à Marcelle. Ses reproches me parurent le coup de pied de l’âne : je les repouſſai avec tant d’emportement, qu’elle ſe crut obligée de rappeller ma mere ſur la ſcene… Sa préſence ne m’en impoſa point ; les digues étoient rompues ; ma fureur continua, tellement qu’elle-même ſortit des bornes, & penſa ſe porter juſqu’aux voies de fait… La nouveauté, l’impétuoſité du mouvement avec lequel elle s’approcha de moi, m’atterrerent à l’inſtant. Je devins pâle, défigurée ; un friſſon univerſel me ſaiſit… on me crut malade… Madame de Tournemont s’arrêta… Il ne fut plus queſtion de me corriger, mais de me mettre promptement au lit.

Je fus guérie dès que je n’entendis plus le tonnerre gronder ſur ma tête, & que je pus raiſonner à mon aiſe ; car on raiſonne à treize ans avec de l’eſprit, & quelques connoiſſances ébauchées.

Ma mere ſe préſenta la premiere à l’examen : j’oſai me demander pourquoi ſi tendre, ſi careſſante, ſi indulgente, lorſque je n’étois qu’un enfant dépourvu de tout mérite, elle devenoit ſi froide, ſi repouſſante, ſi rigide, à meſure que j’acquérois des années & des avantages plus capables de me concilier ſon affection ?… Comment ſe pouvoit-il que je me fuſſe rendue tant de fois repréhenſible, en m’attachant ſoigneuſement à l’imiter ?… Que vous dirai-je ? tout fut appellé au tribunal de la vanité outragée, & jugé par la malignité.

Murville étoit néceſſairement impliqué dans ce procès : je le haïſſois depuis long-temps, parce qu’il ne m’avoit jamais honoré de ſon attention, que pour flatter ma mere à mon préjudice. Ce Murville, qui a fait un ſi grand rôle dans mon hiſtoire, étoit d’une nobleſſe plus ancienne qu’illuſtrée : ſon titre de cadet le mettoit aſſez mal avec la fortune. C’étoit un de ces hommes à la mode, pour qui la nature ſembloit avoir été prodigue d’agréments, & fort économe de vertus. Une taille aiſée, une phyſionomie noble & fine, beaucoup d’eſprit, peu de ſentiment, quoiqu’il le jouât ſupérieurement bien ; des goûts extrêmement vifs, une plaiſanterie légere, une converſation brillante ; ſes airs tantôt polis & ſéduiſants, tantôt importants & déciſifs, étoient toujours ceux d’un grand Seigneur : je le peins tel que je l’ai vu depuis ; car alors je ne le trouvois qu’odieux. Tout cela tournoit au profit de Rozane : mon cœur s’élançoit vers lui, comme vers le ſeul être que je croyois diſpoſé à partager mes peines. Je les adouciſſois en me promettant de les lui communiquer, ainſi que mes obſervations critiques… Les romans que j’avois lus, me fourniſſoient mille petites ſupercheries, dont je pouvois faire uſage pour lui parler en liberté ; mais ces jolis édifices s’écroulerent le lendemain, quand je ſus que Rozane & ſon pere venoient de retourner à Paris. Je n’avois pas encore aſſez de fineſſe pour diſſimuler mon chagrin… Mes pleurs coulerent ; ma mere en gronda plus ſort ; Murville en rit ; chacun tira ſur moi ; la ſeule Comteſſe de Saintal en eut pitié : elle ſentit le danger d’aigrir un caractere impétueux, & de fortifier des paſſions naiſſantes par une contradiction directe.

Cette Comteſſe étoit veuve d’un diſſipateur, avec lequel elle avoit été malheureuſe, & dont elle reſpectoit la mémoire par ſon ſilence : elle vivoit à la campagne, pour ſe ménager le moyen de ſoutenir honorablement au ſervice, un fils qui lui reſtoit de ſon mariage. Son amitié pour mon pere, & le voiſinage de la campagne l’engageoient à venir paſſer quelques jours chez lui de temps à autre. Sa prudence, ſa raiſon, ſa compatiſſante bonté me rendirent le calme… Je connus des ſentiments, des idées nouvelles ; … je goûtai même le charme de la confiance, ſi peu fait pour un enfant, mais dont Madame de Saintal avoit l’art de me rendre ſuſceptible.

Nous aimons tant les perſonnes qui ne s’uniſſent point à nos perſécuteurs, que je m’attachois fortement à la Comteſſe… Elle devenoit tout pour moi. Cette préférence étoit trop marquée, d’ailleurs ſa conduite à mon égard, faiſoit à ma mere une leçon qu’elle ne jugea pas à propos de recevoir… Son mécontentement perça ; la Comteſſe ne voulut point l’entretenir ; … elle partit.

Ce départ m’auroit replongée dans la déſolation, ſi l’arrivée de mon pere n’avoit ſuppléé à ce que j’avois perdu. Sa préſence fit changer le ton ; je recouvrai la paix… Mes goûts, mes chagrins, mes attachements furent oubliés bientôt après.

Tranquille ſous une telle ſauvegarde, je jouiſſois du bonheur qui m’étoit propre, quand M. de Tournemont fut attaqué d’une pleuréſie, qui l’enleva le ſeptieme jour. Quoique je ne viſſe pas encore toute l’étendue de ce malheur, j’en eus une douleur plus vive, plus profonde, qu’on ne devoit l’attendre de ma légéreté.

Mes larmes ne ceſſerent point en retournant à Paris : au contraire, elles devinrent plus abondantes à la vue des lieux que mon pere avoit habités. Je perdois en lui mon appui, mon défenſeur contre les mortifications qui commençoient d’agiter ma vie : ce ſont là de ces privations qu’un intérêt d’inſtinct nous fait ſentir à tout âge.

Cette continuité d’affliction fatigua ma mere ; elle ſe reſſouvint que j’avois à remplir des devoirs de religion, dont juſques-là on ne m’avoit point occupée. Ce fut la raiſon, ou le prétexte qui accéléra mon entrée au Couvent de ***.

Le Cloître étoit un ſéjour bien extraordinaire pour moi ; & ce qui ne me l’étoit pas moins, c’étoit d’avoir à vivre, à traiter d’égale avec ma ſœur ; car j’en avois une, dont je n’ai pas encore eu l’occaſion de parler.

Un an, au plus, fondoit mon droit d’aîneſſe ſur Mademoiſelle d’Aulnai ; mais on l’avoit établi dans ma tête ſur tant de prétentions, que je me croyois d’un ordre infiniment ſupérieur au ſien. Divers accidents avoient rendu ſa naiſſance très-fâcheuſe à Madame de Tournemont ; elle en avoit reſſenti long-temps, & bien douloureuſement les ſuites ; delà, ſans doute, étoit née une forte d’averſion pour cet enfant, dont elle ne revint jamais.

Des bras de ſa nourrice, Mademoiſelle d’Aulnai avoit paſſé dans le Couvent où l’on me conduiſit. Je ne la connoiſſois que pour l’avoir vue rarement à la grille, ou quand mon pere obtenoit qu’elle ſortît pour quelques heures. Alors même les ſentiments de ma mere ſervant de regle aux miens, j’étois reſtée pour cette ſœur au deſſous de l’indifférence.

Notre accueil, au Couvent de ***, fut auſſi glacé qu’il le devoit être. Dans les diſpoſitions où nous étions toutes deux, la néceſſité d’habiter ſous un même toit, nous paroiſſoit également onéreuſe, & nous auroit peut-être rendu implacables l’une pour l’autre, ſans Madame de Saintal, qui depuis un mois s’étoit retirée dans cette maiſon.

Comme fille de ſon ami, & comme objet de l’averſion de ſa mere, la Comteſſe avoit, dès le premier moment, diſtingué ma ſœur de ſes compagnes ; charmée de ſon eſprit, de certaines qualités ſingulieres à ſon âge, elle s’étoit plue à l’étudier, & ſe flattoit de la bien connoître. La ſuite lui prouva qu’elle s’étoit mécomptée, & que les événements pouvoient ſeuls développer un ſemblable caractere.

Jamais, ſans être fauſſe, on ne fut plus cachée. Mademoiſelle d’Aulnai parloit peu, & toujours d’un ton meſuré. Plus véhémente que vive ; plutôt ſombre que ſérieuſe ; aimant paſſionnément le plaiſir ſans être gaie ; ſon humeur, ſa volonté étoient comme un reſſort, dont les forces s’accroiſſoient en proportion de celles qu’on employoit à le comprimer. Aſſez bien du côté de l’extérieur, pour n’avoir point à redouter de concurrence ; la taille ſvelte ; les mouvements expreſſifs ; une de ces phyſionomies piquantes, qui plaiſent autant & plus que la beauté : l’irrégularité même de quelques-uns de ſes traits y donnoit un jeu ſurprenant… Son air fin, ſéduiſant quelquefois, devenoit fier, dédaigneux quand elle le vouloit, & elle le vouloit ſouvent. Madame de Saintal lui connoiſſoit beaucoup de ſang froid, de fermeté d’ame, & cette faculté rare chez les jeunes perſonnes, de ſavoir ſe décider dans quelque occaſion que ce pût être. Elle n’ignoroit pas combien, ſur tout cela, je différois de ma ſœur… Gaie, vive, étourdie, franche par caractere, diſſimulée par éducation ; mais oubliant volontiers les leçons que j’avois reçues pour me livrer à mon naturel ; facile à perſuader, plus encore à ſéduire par le goût, l’exemple, ou la nouveauté… J’avois beſoin d’être arrêtée, d’être conduite : Mademoiſelle d’Aulnai étoit plus faite qu’une autre pour y réuſſir ; mais il falloit que je ceſſaſſe de la mortifier par des comparaiſons toutes au profit de ma vanité, que je priſſe de la confiance en elle, que nous nous aimaſſions enfin ; & nous en étions l’une & l’autre à mille lieues. Madame de Saintal ne s’effraya point des barrieres qui nous ſéparoient : elle eſpéra les renverſer, en donnant quelque choſe à l’habitude de vivre enſemble, & aux rapprochements néceſſaires de notre poſition : la mal-adreſſe des Religieuſes penſa détruire ce ſage projet.

Mademoiſelle d’Aulnai étoit telle que la nature & les inſtructions du Couvent l’avoient formée ; on avoit, au contraire, prodigué tous les ſoins poſſibles pour me donner des graces, des talents… J’avois la voix belle, du babil, l’air du monde, c’en étoit plus qu’il n’en falloit pour m’attirer l’admiration générale. Je fus louée, prônée, careſſée & propoſée pour modele à ma ſœur. Enorgueillie de mes ſuccès, j’élevai le ton, je redoublai de dédains avec elle ; quoique j’en fuſſe repouſſée d’une façon à m’atterrer… Nous nous aigriſſions de plus en plus ; les altercations ſe renouvelloient ſans ceſſe, & malheureuſement on me donnoit toujours raiſon… La Comteſſe ſentit que loin de faire fond ſur ce qu’elle avoit regardé comme un moyen de conciliation, il falloit ſe hâter d’en prévenir les effets… On m’avoit accordé une permiſſion illimitée de la voir elle demanda la même grace pour ma ſœur, & l’obtint. Accoutumée aux diſtinctions flatteuſes, je fus piquée de ſa démarche, & je lui en marquai un peu d’humeur. Comment ! me dit-elle, auriez-vous de la répugnance à vous rencontrer avec votre ſœur ? — Non, Madame ; mais je croyois que vous mettriez quelque différence entre nous, & que j’irois chez vous plus ſouvent qu’elle. — Pourquoi cela ? — Parce que je vous aime, & que je me flattois d’être aimée davantage. Et bien, c’eſt pour qu’elle m’aime, & pour l’aimer auſſi, que je deſire de la voir… Lui envieriez-vous la douceur d’avoir une amie ? A cela je détournai la tête, & ne répondis point. Penſez, ajouta-t-elle, combien cette reſſource lui eſt néceſſaire ; combien il y auroit d’inhumanité à vouloir l’en priver. Etrangere en quelque ſorte à ſa famille, elle a paſſé ſon enfance loin de la maiſon paternelle, tandis que vos parents embelliſſoient, par leur tendreſſe, tous les moments de la vôtre… Cependant elle avoit les mêmes droits à leur affection, & vous devez… Je ne dois rien, Madame, interrompis-je vivement ; ce n’eſt pas ma faute ſi ma ſœur n’eſt point aimée. Je ne vous en accuſe pas non plus, reprit-elle ; ſi j’avois une pareille idée, je vous traiterois comme une méchante qu’il faudroit fuir & déteſter ; mais avez-vous cherché à la dédommager par vos ſoins, par votre attachement, des mortifications qu’elle éprouvoit d’ailleurs ? Qui, moi ? m’écriai-je ; eh ! l’aurois-je pu ? Ne voyez-vous pas que ma ſœur me hait ?… Soyez ſûre qu’elle m’a toujours haïe de même. — Haïr ; c’eſt bien fort. Mais après tout, voyons comment, pourquoi elle vous auroit aimée ? Vous êtes-vous montrée ſenſible à ſes chagrins ? attentive à les lui épargner, du moins autant que cela dépendoit de vous ? Ne les avez-vous jamais aigris, en abuſant de la prédilection qu’on vous accordoit, pour prendre avec elle des airs, des tons capables de révolter une ame délicate & fiere ?… Vous baiſſez les yeux ? les larmes dont ils ſe rempliſſent décelent que vous avez quelques reproches à vous faire… Ah ! ma chere petite, vous avez le cœur excellent ! il ſouffre, il gémit des fautes que la légéreté de votre âge vous a fait commettre : & bien, pour vous rendre vraiment eſtimable, il faut les réparer ; il faut employer cette bonté de cœur ſi précieuſe, en faveur de Mademoiſelle d’Aulnai… Vous apprendrez un jour combien l’amitié d’une ſœur peut influer ſur le bonheur de la vie… La vôtre a mille qualités ; mais quand elle auroit mille défauts, s’ils étoient involontaires, & qu’elle fût malheureuſe, vous n’en ſeriez que plus obligée à la pitié, à la complaiſance envers elle… Venez, mon enfant, venez promettre dans mes bras que vous n’omettrez rien pour l’adoucir, que vous lui marquerez le tendre empreſſement d’une amie… Le voulez-vous ? parlez. Hélas ! oui, répondis-je ; mais ſi elle me rebute ? — Il faudra redoubler d’efforts pour la gagner ; vous aurez d’autant plus de gloire, qu’elle oppoſera plus de réſiſtance ; & ſûrement elle en oppoſera beaucoup : car enfin cette pauvre ſœur a bien des choſes à vous pardonner. — A me pardonner ! eh, quoi donc, Madame ? — Toutes les préférences qu’on vous a données ſur elle, & toutes celles que vous vous êtes arrogées… Je ne doute point qu’elle ne vous en ait fait ſentir ſon mécontentement… Peut-être le reſſentirez-vous encore ; mais pour vous aider à le ſoutenir, dites-vous à tous les inſtants, que le plus heureux eſt chargé des avances ; que ſon bonheur lui impoſe le devoir d’être doux, d’être patient ; & qu’un cœur abreuvé d’amertume, tel qu’eſt celui de Mademoiſelle d’Aulnai, exige les égards, les ménagements les plus délicats.

En parlant ainſi, Madame de Saintal m’embraſſoit affectueuſement. Je pleurois moins d’attendriſſement que de confuſion : la Comteſſe feignit de s’y méprendre, elle me félicita ſur mes courageuſes réſolutions, me traça un plan de conduite, auquel je me conformai très-exactement, en dépit de mes répugnances.

Mon début ne réuſſit pas. Mademoiſelle d’Aulnai avoit trop d’eſprit pour prendre le change ſur la véritable cauſe de cette nouveauté : elle n’y vit de ma part qu’une foibleſſe qui l’irrita, & la fortifia contre mes attaques. Ses regards évitoient les miens avec affectation ; toutes mes paroles tomboient, ſans qu’elle daignât les relever : un froid glaçant me repouſſoit lorſque je voulois m’approcher ; & pour comble d’embarras, une timidité exceſſive avoit ſuccédé aux airs impérieux que j’avois toujours eus. J’étois ſi contrainte, ſi gauche dans mon nouveau perſonnage, que je l’aurois infailliblement abandonné, ſi Madame de Saintal n’étoit venue à mon ſecours par une entremiſe directe.

Admiſes chez elle deux fois la ſemaine, avec pluſieurs de nos compagnes, elle nous portoit, même par ſon exemple, à cette familiarité qu’inſpire naturellement le plaiſir. Ma ſœur qui l’aimoit & s’y livroit toute entière, écartoit alors les nuages dont ſon front étoit ordinairement chargé, & paroiſſoit ne me pas trouver de trop dans la ſociété.

Sa fête arriva : je la fis célébrer pour la première fois ; c’étoit un objet d’amuſement : elle s’y prêta d’aſſez bonne grace ; mais elle ne reçut qu’avec une peine infinie mille jolies bagatelles qui l’auroient enchantée venant d’une autre main.

J’avois toujours, & très-abondamment, de quoi me procurer les fantaiſies, les ſuperfluités qui plaiſent à la jeuneſſe ; ma ſœur, au contraire, étoit dans une diſette abſolue depuis la mort de M. de Tournemont. Par le conſeil de Madame de Saintal, j’offris de faire bourſe commune… Un refus ſec ne me rebuta point ; je revins à la charge, j’employai la médiation de nos amies… On fit entendre à Mademoiſelle d’Aulnai que ma propoſition n’alloit point à l’humilier, puiſqu’il ne s’agiſſoit que de partager un bien auquel nous avions des droits égaux. Cette tournure la mit à l’aiſe, elle accepta ; mais ce fut pour me rendre plus de préſents que je ne lui en avoit faits.

Loin d’être mortifiée par la hauteur de ce procédé, il me charma ; je le regardai comme une preuve d’affection, & Madame de Saintal entretint mon erreur ſans la partager.

Cette action lui fit juger que nous ne pouvions réuſſir auprès de ma ſœur, qu’en intéreſſant ſon petit orgueil… En conſéquence elle parut ſi fort admirer ce qu’elle avoit fait à mon égard, lui répéta tant de fois qu’en me pardonnant elle ſe mettoit au-deſſus de moi, la peignit à ſes propres yeux avec des pinceaux ſi flatteurs, qu’enfin elle lui inſpira le deſir de reſſembler à ce portrait ; & l’effet s’enſuivit, du moins quant aux dehors.

Mademoiſelle d’Aulnai tenoit de ma mere un goût décidé pour la domination ; elle n’aimoit qu’en protégeant, & ſon joug n’étoit pas léger ; mais la facilité de mon caractère obvioit à cet inconvénient… La concorde s’établit entre nous, aux dépens de ma liberté… Ma ſœur s’empara de toute ma confiance, ſans compromettre la ſienne… Je ne vis, je ne penſfai, je n’agis plus que par elle.

Nous vivions tranquilles ; mais non pas heureuſes, parce que nous touchions à cet âge où la retraite devient inſupportable… Ma mere ne parloit point de nous en retirer, & même éludoit les queſtions que je me hazardois de lui faire à ce ſujet. Affligée d’un tel ſilence, j’allois en gémir avec ma ſœur, que je touchois d’autant moins par mes plaintes, qu’elle dédaignoit d’en faire pour ſon propre compte. Malgré cela, je revenois toujours ſur la même matiere, & l’en entretenois encore, lorſqu’on vint m’avertir que Madame de Tournemont m’attendoit au Parloir : c’étoit ſa coutume de me demander la premiere, & ſouvent elle ne voyoit que moi.

Sa beauté, ſa parure étoient ce jour-là ſi éblouiſſantes, que je fis, en entrant, un cri d’admiration. Vous me trouvez donc bien, petite ? me dit-elle en ſouriant. — Comment bien ! vous êtes raviſſante… Je vous jure, maman, que vous n’avez jamais été ſi belle. — Ainſi donc, ma fille, vous ne ſeriez pas ſurpriſe que quelqu’un penſât à m’engager dans de nouveaux liens ! — Au contraire, je ſuis perſuadée que beaucoup de gens le defirent ; ce qui m’étonneroit, c’eſt que vous le deſiraſſiez vous-même. — Pourquoi donc, Mademoiſelle ? le nom de Tournemont vous ſemble-t-il aſſez beau pour qu’on ne puiſſe ſe réſoudre à le changer ? Mademoiſelle de Balzine, qui n’auroit pas dû le porter, feroit, ſelon vous, une grande faute d’en prendre un plus digne d’elle ?

A ces queſtions, au ton dont elles m’étoient faites, je perdis contenance ; le déſordre ſe mit dans mes propos : en vérité… je ne voulois pas dire… je ne crois pas que vous me ſoupçonniez… Treve de monoſyllabes, interrompit ma mere ; expliquez un peu mieux vos idées,… elles me paroiſſent curieuſes… J’héſitai encore… Elle ordonna… Il fallut parler. Et bien, dis-je, j’imaginois qu’étant libre, heureuſe, & ayant deux filles qui peuvent vous tenir compagnie… — j’entends : vous me faites une leçon. Achevez : dites qu’à trente-deux ans, je dois me concentrer vis-à-vis de mes filles, & renoncer pour elles à mon goût, à ma gloire, à tous les plaiſirs qu’elles ne partageroient pas.

Mon Dieu ! répondis-je en pleurant, je n’ai point la témérité de prononcer ainſi ; je ſais que vous êtes maîtreſſe de faire ce qu’il vous plaît, & que c’eſt à nous de reſpecter vos volontés. Je le penſe de même, reprit-elle, & ſuppoſe que vous recevrez, dans cet eſprit, la nouvelle de mon mariage avec le Marquis de Rozane. Allez en inſtruire votre ſœur, & préparez-vous toutes deux à recevoir convenablement ſa viſite. Le cœur bien gros, bien mortifié, j’allai rejoindre Mademoiſelle d’Aulnai, qui, voyant mon viſage inondé de larmes, en demanda la cauſe avec inquiétude. Ah, ma ſœur, m’écriai-je, que vous allez être étonnée ! ma mere qui ſe remarie : — Eh bien, que trouvez-vous d’étrange à cela ? dit-elle froidement : depuis long-temps je m’y attendois, & vous auriez dû le deviner lorſque vous avez vu qu’on vous laiſſoit au Couvent. Se marier, répétois-je, quand on a deux filles en âge de l’être ? car j’ai près de ſeize ans, vous près de quinze, c’eſt le moment de nous montrer, de nous produire dans le monde : je me flattois que ma mere s’en occupoit ſérieuſement, & que… Je vous plains de vous être fait une telle illuſion, interrompit Mademoifelle d’Aulnai ; pour moi qui n’ai jamais eu lieu de m’en former d’agréables, peu m’importe que Madame de Tournemont s’occupe d’elle-même, qu’elle reſte veuve, ou qu’elle prenne un ſecond mari. Mais, dis-je, comptez-vous pour rien le déſagrément d’avoir un beau-pere ? Que m’importe ſon titre, repliqua-t-elle : s’il eſt bon, honnête, il pourra me faire du bien ; s’il ne l’eſt pas… je riſque peu de choſe. Elle ſe tut, & ſe mit à rêver. J’avois les yeux attachés ſur elle… ſon flegme m’en impoſoit : c’étoit, dans mon opinion, un phénomene inexplicable… Elle reprit la parole pour me demander ſi je connoiſſois le beau-pere que Madame de Tournemont alloit nous donner ? C’eſt le Marquis de Rozane, répondis-je. Le Marquis de Rozane ! s’écria-t-elle, je vous en fais mon compliment : ſon mariage avec ma mere ſera probablement ſuivi du vôtre avec ſon fils, dont vous avez été le premier amour. De l’amour, répétois-je ; en vérité c’eſt trop dire ; nous étions ſi jeunes, que cela n’avoit preſque pas de nom ; & depuis trois ans que nous ne nous ſommes vus, il m’aura ſûrement oubliée. — Vous l’en ferez reſſouvenir ; l’âge doit avoir perfectionné en vous le talent d’émouvoir ſon cœur.

Cette épigramme me fit rougir : ne ſachant qu’y répondre, je quittai ma ſœur pour aller faire part à la Comteſſe du mariage de Madame de Tournemont. Elle en fut extrêmement ſurpriſe, & ne le diſſimula point. Je croyois, me dit-elle, que Madame votre mere chériſſoit davantage ſa liberté ; mais d’après ce qu’elle vous a dit, on peut juger que le titre de Marquiſe l’a déterminée : rien n’eſt plus naturel ; on tient aux droits de ſa naiſſance : c’eſt un de ces préjugés qu’on reſpecte, & qui ne font pas ſans fondement. Au reſte, ma fille, je remarque, avec plaiſir, que vous prenez cette affaire en perſonne raiſonnable. Il eſt certain qu’elle ne peut influer ſur votre bonheur, & je vois même qu’il en peut naître un bien.

Ce bien qu’entendoit Madame de Saintal, étoit la prolongation de ma retraite. Comme elle ne s’expliqua pas, je crus que ſon idée rentroit dans celle de ma ſœur ; elle en acquit de l’importance, & je n’aſpirai qu’au moment d’être ſeule pour la méditer à loiſir.

Jamais je n’avois été plus exacte à me retirer dans ma chambre à l’heure du coucher, & jamais je n’avois moins profité du calme de la nuit pour me livrer au ſommeil.

Mon goût pour Rozane avoit porté tous les caractères de l’enfance. La légèreté, le temps, l’abſence avoient preſqu’effacé ſon image ; elle ſe retraça dans ma mémoire, ſous une forme d’autant plus ſéduiſante, que j’avois ce beſoin d’aimer, par lequel s’embelliſſent tous les objets capables de le ſatisfaire… Je ne voyois que des plaiſirs… je ne ſentois rien que d’une manière tumultueuſe… Ce n’étoit point le trouble de l’amour, c’étoit l’efferveſcence d’une imagination qui s’allume, & qui conduit quelquefois plus loin que le ſentiment. Dès que je pus parler à ma ſœur, je lui contai mes rêveries avec le feu qu’elles m’avoient communiqué, joint à celui qui m’étoit naturel ; mais l’âme encore fermée aux preſtiges des paſſions, elle ne pouvoit aſſez s’étonner du délire de la mienne. Que vous êtes ſinguliere ! me dit-elle. Hier indifférente pour le jeune Rozane, vous vous en ſouveniez à peine, & rejettâtes froidement la penſée de votre mariage avec lui. Aujourd’hui cette penſée vous tranſporte ; le Comte vous enchante ; il ne vous reſte pas même une incertitude. Comment avez-vous fait pour en venir là ſi promptement ? — J’ai réfléchi… j’ai tout examiné, & n’ai rien apperçu que de convenable dans cette union. Rozane eſt homme de qualité, fils de celui qui va être mon beau-père ; Madame de Tournemont ne ſauroit mieux faire que d’avoir des vues ſur lui. — Il ne feroit pourtant pas impoſſible qu’elle en eût d’autres, reprit-elle ; mais en ſuppoſant que vous épouſiez le Comte, êtes-vous ſûre que vous l’aimerez ? — Quelle demande ! Il eſt charmant !… J’en ſerai folle. — Et s’il ne vous aimoit pas ? — S’il ne m’aimoit pas ! le doute eſt ridicule… Je ſuis cent fois plus jolie que je ne l’étois quand je lui ai plu. — D’accord ; mais s’il aimoit ailleurs ? — Je le rendrois infidele. — Et ſi vous n’y parveniez point ? Oh ſi, ſi, dis-je impatientée… Je courrai les riſques de toutes celles qui ſe marient ſans ces calculs, & qui ſont fort contentes de l’être… Tenez, avec de la fortune, une bonne maiſon, des compagnies agréables, la liberté de ſatisfaire ſes goûts, on a très-peu de chagrins à redouter. Je ne ſuis point de cet avis, repliqua ma ſœur : tout cela eſt bon ; mais il me ſemble qu’il me faudroit autre choſe pour être heureuſe. Je voudrois aimer, je voudrois être aimée, beaucoup, excluſivement : ce feroit le plus riche, le plus grand Seigneur de France, que je ne l’accepterois pas ſans cette condition…

Ce jour même nous reçûmes la viſite du Marquis, aux yeux duquel je n’omis rien pour paroître aimable, & j’y parvins. Un tel ſuccès, qu’il ne me laiſſa point ignorer, fortifia mes efpérances. Cependant il s’écoula deux mois ſans qu’on fît de moi une mention extraordinaire. Je m’affligeois, je fatiguois Mademoiſelle d’Aulnai de mes répétitions ; j’étois piquée de ce que Rozane ne profitoit point du rapprochement de nos familles pour me revoir : plus il ſe tenoit éloigné, plus mon cœur voloit au-devant de lui, plus je me paſſionnois pour ma chimere. Enfin, l’inſtant de quitter ma retraite arriva. Le Marquis, dont les intentions répondoient à mes deſirs, avoit ſollicité cette grace, ſans s’expliquer ſur ſes motifs.

A la nouvelle que j’en reçus, mes tranſports allèrent juſqu’à l’extravagance. Ma ſœur contemploit triſtement l’excès de ma joie… Elle pleura en me diſant adieu ; moi-même je verſai quelques larmes, qui ſe ſécherent au ſeul aſpect du monde.

Les changements avantageux qui s’étoient faits dans ma figure, donnerent un petit air de triomphe à mon retour chez ma mere, où je trouvai un cercle nombreux. Je m’applaudiſſois en ſecret des éloges qui m’étoient adreſſés ; mais il manquoit à ma ſatisfaction de voir le Comte au nombre de mes admirateurs ; & ce Comte ſi deſiré ne paroiſſoit point. Je m’étois attendue qu’il s’offriroit des premiers à mes regards, & chercheroit à ſe les attirer… Son abſence m’humilioit… Je n’oſois parler de lui ; mais diſtraite, agitée, je rougiſſois chaque fois qu’on ouvroit la porte du ſallon.

Vers neuf heures, deux hommes entrerent ſans être annoncés… C’étoient Meſſieurs de Rozane, pere & fils, qui revenoient enſemble du ſpectacle. Le Marquis me careſſa beaucoup ; je n’obtins du Comte qu’une très-profonde & très-froide révérence, après laquelle il s’éloigna.

Cruellement trompée, mon cœur ſe ſerra ; peu s’en fallut qu’il ne m’échappât des pleurs… Revenue de cette pénible émotion, je m’en dédommageai par le plaiſir de conſidérer à mon aiſe celui qui me fuyoit. Debout auprès de la cheminée, il développoit, ſans y penſer, toute l’élégance de ſa perſonne : qu’il étoit bien ! ſa taille s’étoit formée ; elle avoit acquis cette aiſance qui donne les graces ; il regnoit ſur ſon viſage, & dans ſon maintien, je ne fais quelle langueur qui tendoit à la mélancolie, & faiſoit paſſer juſqu’à l’ame l’expreſſion touchante du ſentiment.

Je m’oubliois dans cet examen, quand on avertit pour le ſouper. Nouvelle mortification ! le Comte préſenta ſa main à la premiere femme qui ſe trouva à portée de la recevoir. La table ne me ſervit pas mieux : quoique je fuſſe auprès de lui, il n’eut préciſément que les attentions dont il ne pouvoit pas ſe diſpenſer. Sans chercher, ſans éviter mes regards, il me laiſſoit voir dans les ſiens une indifférence ſi décidée, que je n’avois pas même la reſſource d’y pouvoir ſoupçonner de la politique. Quel début ! quelle chute pour mon amour-propre ! car il faut l’avouer, malgré tout ce que je croyois ſentir, c’étoit encore lui qui jouoit le plus grand rôle.

Les jours, les ſemaines ſe ſuccédoient, & Rozane ne changeoit point. Je me demandois comment à vingt ans, paroiſſant né ſenſible, il réſiſtoit à la vue continuelle de mes charmes ; pourquoi il me refuſoit juſqu’au tribut de louanges que les autres hommes s’empreſſoient à me prodiguer. Ce fut Marcelle, mon ancienne gouvernante, qui m’éclaira ſur cette ſingularité.

J’appris d’elle, que le Comte, peu riche du chef de ſa mere, n’avoit point vu, ſans chagrin, les ſecondes noces du Marquis, ſur-tout avec Madame de Tournemont, dont le caractère lui déplaiſoit infiniment. Que, loin d’employer les moyens propres à le ramener, elle l’aliénoit de plus en plus par la hauteur de ſa domination ; & qu’en qualité de ſa fille, je partageois l’éloignement qu’il avoit conçu pour elle.

Je tombai des nues en reconnoiſſant que ce dont j’avois fait la baſe de mes eſpérances, étoit préciſément ce qui devoit les renverſer. Rozane, dis-je, eſt bien injuſte de me rendre comptable des mortifications qu’il éprouve, & bien inconſéquent de s’y prendre auſſi mal pour réparer le dommage qu’on peut faire à ſa fortune : car enfin j’en ai… plus qu’il n’en ſauroit perdre, & s’il avoit voulu… Je doute, interrompit Marcelle, que penſant comme il fait, cette raiſon fût ſuffiſante pour le déterminer à devenir le gendre de Madame la Marquiſe, & je doute encore plus qu’elle y conſentît, quand il le deſireroit. — Mais pourquoi ? quel obſtacle ? — Je vous l’ai dit : ils ne s’aiment point ; l’aventure du boſquet a commencé ; le titre de belle-mere a fait le reſte. Elle eſt trop haute & lui trop fier, pour qu’ils puiſſent jamais être d’accord.

Quelque peu favorables que fuſſent ces lumieres, je les préférai aux ténebres d’où je ſortois. Après tout, ce n’étoit pas moi perſonnellement, c’étoit la fille de Madame de Rozane que le Comte fuyoit… Il ne s’agiſſoit que de lui prouver la différence de nos ſentiments, pour qu’il ne nous confondît plus dans une même cauſe. Mais cette preuve étoit embarraſſante… Bleſſée de ſa froideur, je l’avois jouée à mon tour avec toute la charge qu’elle pouvoit recevoir du dépit… Il falloit retourner ſur mes pas… Il falloit faire des avances… N’importe, j’eus l’art de leur trouver des excuſes, de les couvrir même du nom de l’amitié ; mais je n’eus pas celui de leur ôter l’apparence des franches agaceries de l’amour.

Les diſpoſitions de Rozane ne m’étoient pas auſſi contraires que Marcelle l’avoit imaginé : je lui paroiſſois tout auſſi jolie qu’au reſte du monde ; mais la crainte de ſe compromettre avec la Marquiſe, le tenoit continuellement en garde contre lui & contre moi. La même crainte lui fit redoubler ſes précautions, quand il s’apperçut que je le recherchois. Inattentif par ſyſtême, il ne voyoit, n’entendoit rien ; … mes attaques ſembloient porter contre un roc impénétrable.

J’étois ſi peu faite pour qu’on m’opposât une pareille réſiſtance, que ſans vouloir l’attribuer à tels ou tels motifs, je conclus que Rozane avoit une inſenſibilité naturelle qui ne pouvoit être détruite. Cette concluſion ſauvoit l’honneur de ma beauté ; mais je jouis peu de ce foible dédommagement : il m’étoit réſervé d’être le témoin du triomphe qu’une autre devoit remporter.

Quoique ma mère exigeât que je vécuſſe dans la ſolitude, il étoit des plaiſirs de mon âge, auxquels elle ne pouvoit pas me ſouſtraire entièrement… Je la ſuivis dans une de ces aſſemblées où les jeunes perſonnes vont ſe diſputer le prix des graces. Mademoiſelle de Villeprez y parut avec la taille & la figure de Minerve ; ſes grands yeux noirs ſembloient dire à tous ceux ſur leſquels elle daignoit les arrêter : c’eſt à moi que vous devez rendre hommage.

Cette Demoiſelle de Villeprez avoit pour mere une de ces femmes qui affichent la vertu, ou plutôt la pruderie ; une de ces réformatrices du genre-humain, qui ſuppoſent le mal par-tout, excepté dans leurs enfants & dans elles-mêmes. Une telle manière d’être n’alloit point à Madame de Rozane ; cependant elles ſe voyoient en viſite, & nous demeurions aſſez proche les unes des autres pour faire ma compagne de ſa fille, ſi je n’avois ſenti une eſpece de repouſſement à ſon égard : la cauſe en étoit dans je ne ſais quoi d’impérieux, de guindé, qui m’étoit antipatique. Rozane, qui jamais ne l’avoit diſtinguée, fut un des plus empreſſés à lui offrir ce que ſes yeux demandoient.

Aſſiſe auprès de ma mere, je les obſervois ſans diſtraction. Chaque préférence du Comte me donnoit un coup de poignard ; & j’en reçus d’innombrables, puiſqu’il ne fut occupé que d’elle.

Le Chevalier de Murville me devina, & vint me prendre pour danſer, à l’inſtant où j’étois le plus vivement affectée. Diſſimulez un peu mieux, dit-il, en s’approchant de mon oreille : c’eſt trop honorer un ingrat que de lui laiſſer voir les tourments qu’il fait ſouffrir. Je vous ſuis obligée de l’avis, répondis-je, en rougiſſant ; mais je ne me croyois pas dans le cas d’en avoir beſoin.

Comme la danſe commençoit, il ne fit que me ferrer la main, avec un ſouris négatif, qui acheva de me déconcerter. Mes jambes trembloient ; je danſai mal ; j’en fus grondée : cette gronderie me ſervit de prétexte pour ne plus danſer, & pour juſtifier mon air de triſteſſe.

Le bal finit, à ma grande ſatisfaction. Nous partîmes. Placée avec Rozane ſur le devant du carroſſe, je ne diſois rien ; mais je me ſerrois contre le panneau, pour lui faire comprendre le chagrin qu’il m’avoit cauſé, & j’eus celui de voir qu’il ne le remarquoit pas.

A deux jours delà, ma mere me conduiſit chez Madame de Villeprez. Le ſallon étoit diſpoſé de façon, qu’une glace répétoit à ceux qui entroient, tous les objets qui lui étoient oppoſés : le premier que j’apperçus fut Rozane, aſſis ſur un ſopha, auprès de Mademoiſelle de Villeprez. Le reſte de la compagnie étoit au jeu.

Rozane parloit avec tant de feu, & d’application, qu’on nous avoit déjà préſenté des ſieges, avant qu’il eut quitté le ſien…

Il faut avoir vu un homme amoureux, pour juger à quel point il peut être aimable. La froideur ordinaire du Comte ne me le montroit que ſous un aſpect médiocrement avantageux ; ſa converſation avec Mademoiſelle de Villeprez le faiſoit briller de mille agréments, dont juſques-là je ne m’étois pas doutée… Il étoit charmant. Frappée du nouvel être que l’amour ſembloit lui communiquer, je reſtai un moment interdite : & ce moment développa la paſſion qui fermentoit dans mon cœur… J’approchai ; Rozane s’éloigna, & diſparut bientôt après. Son départ me rendit, non le calme, mais une contenance plus aſſurée. Je fis même des réflexions ; l’amour, la jalouſie les dirigerent, & je me trouvai capable de les faire valoir ſur le champ.

J’ai dit que j’avois toujours eu de l’oppoſition pour Mademoiſelle de Villeprez : à titre de rivale, elle m’étoit odieuſe : ce fut préciſément ce qui me détermina à lui montrer le plus grand deſir de me lier avec elle. Par-là, je comptois troubler ſes plaiſirs, rompre ſes entretiens avec le Comte, l’accoutumer à me voir plus familiérement, & l’enlever enſuite, ſi la choſe étoit poſſible.

Mademoiſelle de Villeprez, qui n’avoit pas les vues très-longues, répondit à mes avances. La liaiſon ſe rangea ; nos meres y conſentirent ; nous devînmes inſéparables.

Quel conte ! dira-t-on. Comment une fille de dix-ſept ans, vive, & franche, pouvoit-elle être tout-à-coup parvenue au degré de diſſimulation néceſſaire, pour former ainſi ſa partie ? Le voilà… Si l’amour compléta la métamorphoſe, elle étoit plus qu’ébauchée, par la contrainte perpétuelle où Madame de Rozane réduiſoit mon caractère.

Mes ſuccès, au ſortir du Couvent, l’avoient fâchée… N’importe par quelle raiſon, elle en avoit employé de bonnes pour impoſer ſilence aux louangeurs. Ce n’étoit pas aſſez : il falloit leur ôter juſqu’à l’envie de parler, en retranchant ce qui pouvoit la faire naître. La nature avoit mis hors d’atteinte ma taille & mon viſage ; mais mon eſprit, mes graces, mon enjouement, cent petits riens qui parent la jeuneſſe & plaiſent plus que la beauté, furent perſécutés à outrance… Ma gaieté s’évanouit, ma vivacité ſe concentra ; j’étudiai mes paroles, je compoſai mon extérieur ; & ma diſſimulation avec Mademoiſelle de Villeprez ne fut qu’une fuite de celle où j’étois condamnée ſous les yeux de ma mere.

Notre intimité ſurprit le Comte : elle l’embarraſſa : il s’en plaignit ; mais Mademoiſelle de Villeprez, moins par confiance que pour faire parade de ſa conquête, & ſatisfaire à tous ſes goûts, donna elle-même l’exemple de la liberté.

Elle avoit toute l’adreſſe imaginable pour prétexter des converſations avec ſon amant ; ſa mere, toute la ſécurité qu’il falloit pour ne les point troubler. Quant à moi, j’étois traitée comme un tiers ſans conſéquence, avec lequel on ne ſe gênoit point.

Que je ſouffris dans cette ſinguliere poſition ! Plus Rozane marquoit d’amour, plus j’en prenois pour lui ; plus les expreſſions de ma rivale me paroiſſoient froides & recherchées en comparaiſon de ce que je ſentois. Combien de fois je me rappellai les entretiens que j’avois eus avec ma ſœur ſur cette matiere, & les idées fauſſes que je me faiſois alors du bonheur ! je ne le voyois plus dans le monde, dans ſes plaiſirs, dans les jouiſſances de la fortune… tout m’étoit indifférent, excepté le ſeul homme pour qui je l’étois davantage.

Livrée au ſupplice d’une paſſion malheureuſe, moleſtée continuellement par ma mere, je tombai dans une mélancolie dont ma ſanté même fut altérée. Mademoiſelle de Villeprez y ſoupçonnant du myſtere, me fît des queſtions, que j’éludai d’abord aſſez bien. Elle y revint, je me brouillai dans mes réponſes : ſa curioſité augmenta… j’en fus tourmentée ſans relâche.

Un jour que nous étions, comme à l’ordinaire, toutes deux avec le Comte, elle me pouſſa ſi fortement, que pour m’en délivrer je pris le parti d’accuſer ma mere des chagrins qui me dévoroient. C’étoit ouvrir la carriere à Rozane, qui ne manqua point l’occaſion de la parcourir.

Il reſtoit ſi peu chez la Marquiſe, que jamais il n’avoit obſervé ce dont je venois de me plaindre ; mais dès qu’il vit en moi une victime de ſon humeur, je l’intéreſſai : mes larmes le pénétrèrent, & toute réſerve à ce ſujet fut bannie d’entre nous. Nous revenions à cette matiere ſans nous en appercevoir : quelquefois nous n’en traitions pas d’autre, malgré l’ennui qu’elle cauſoit à Mademoiſelle de Villeprez.

La pitié rendit le Comte plus ſédentaire ; il cherchoit à me procurer quelque conſolation : eh ! qu’il y réuſſiſſoit bien ! Mon cœur n’étoit plus déchiré ; une douce langueur le rempliſſoit… je n’étois pas heureuſe ; mais en recommençant de l’eſpérer, je ſouffrois avec plus de patience.

Les ſoins du Comte en ma faveur n’alloient pas juſqu’à interrompre ſes aſſiduités chez Mademoiſelle de Villeprez : à la vérité quelque choſe paroiſſoit lui manquer lorſqu’il ne m’y trouvoit pas ; & ſouvent il m’en faiſoit, en ſa préſence, des reproches obligeants. Cette fille altiere ſe crut offenſée par ces témoignages d’affections : elle s’en expliqua avec beaucoup de hauteur. Rozane ſe défendit, en homme qui ne veut point céder : la querelle s’échauffa ; il ſe ſéparerent d’une manière équivoque ; & ce fut du Comte même que j’appris ces détails. Que l’amour eſt un habile inſtituteur ! il tient lieu d’étude, d’expérience quand il s’agit du cœur de ce qu’on aime. Sans le ſecours de l’un ni de l’autre, j’obſervai que celui de Rozane avoit plus de mécontentement que de douleur, & j’en treſſaillis d’aiſe ; mais j’eus la force de me contenir ; même celle de prendre la défenſe de ma rivale. Mademoiſelle de Villeprez, lui dis-je, n’exige qu’en proportion de ce qu’elle donne. Elle craint que l’amitié ne partage vos ſentiments, parce que vous poſſédez excluſivement les ſiens. Cette erreur ne me ſéduit plus, répondit-il ; je vois clair. Mademoiſelle de Villeprez eſt impérieuſe, & très-peu ſenſible ; c’eſt moins un amant, qu’un eſclave qu’il lui faut… Je ne ſuis pas propre à jouer un tel rôle. Mais, demandai-je, ſeroit-ce d’aujourd’hui ſeulement que vous auriez reconnu ſes défauts ? — Non, depuis quelque temps je les appercevois ; la dernière ſcene n’a fait que les développer entièrement… Je le répete, c’eſt une ame froide, dont je n’ai fait qu’amuſer la vanité. Ah ! m’écriai-je, ce ne peut être qu’un monſtre, puiſqu’elle ne vous a pas payé du plus tendre retour… Je rougis. Rozane baiſſa les yeux… les releva ſur moi d’un air troublé ; il voulut parler, ſe retint, fit une révérence, & me quitta.

Je reſtai confondue de ce qui venoit de m’arriver. Une phraſe indiſcrete avoit trahi mon amour ; mais le moment étoit ſi favorable, que je n’aurois pu le choiſir mieux après de longues réflexions. Eh ! Rozane m’avoit entendue ſans en profiter !… Il me quittoit… il me fuyoit… Pourquoi ?… Ce n’étoit plus ma mere, ce n’étoit plus une rivale qui me fermoit ſon cœur ; c’étoit donc l’indifférence la plus décidée, la plus invincible ? Que j’aurois bien voulu le haïr ! Ne le pouvant pas, je m’en pris à moi-même, à l’impuiſſance de mes charmes. Je projettai de les enſevelir dans une retraite obſcure, puisqu’ils ne contribuoient en rien à mon bonheur.

Pendant une ſemaine entiere je fus plus cruellement tourmentée qu’il n’eſt poſſible d’imaginer. Le Comte arrivoit à l’heure des repas ; mais rêveur, inquiet, il ne parloit point, évitoit juſqu’à mes regards, & diſparoiſſoit en ſortant de table.

Mademoiſelle de Villeprez, que je continuois de voir politiquement, ajoutoit l’ennui à mes autres peines : elle avoit repris ſes grands airs, ne me tenoit plus que des propos étudiés, énigmatiques ; & du Comte, pas un mot.

Je perdois patience ; j’étois prête à faire une folie, en demandant de rentrer au Couvent, lorſque la fuſée ſe débrouilla. Un matin je remontois de chez ma mere, à l’inſtant où le Comte ſortoit de la Bibliotheque, peu diſtante de mon appartement. Il paroiſſoit diſtrait, occupé, & le livre qu’il tenoit ouvert, étoit penché de façon que ſes yeux, quoique baiſſés, ne pouvoient pas tomber deſſus. A ma vue, il recula… Je m’arrêtai… Nous nous regardâmes en ſilence ; mais que ce ſilence étoit expreſſif ! Agitée d’un trouble ſubit, je ſentis la néceſſité de fuir, & fis un mouvement pour entrer chez moi… Rozane me prévint, ſe jetta à mes pieds, baiſa une de mes mains avec un air de tranſport & d’égarement… Arrêtez, dis-je, Comte, arrêtez !… Mon Dieu ! que faites-vous ? Je n’en fais rien, répondit-il… J’ai la tête perdue, & vous en êtes la cauſe ! Ah ! ma chere Tournemont, que nous allons être malheureux ! Et pourquoi le ſerions-nous plus que nous le ſommes, demandai-je ?… Que voulez-vous donc dire ? — Que malgré mes efforts je vous aime avec fureur… Que nous allons être en butte aux perſécutions de votre mere… Que jamais… Ah ! jamais, interrompis-je, jamais vous ne me ferez craindre des malheurs, en m’aſſurant que vous m’aimez.

Cette imprudence auroit ſans doute été ſuivie de beaucoup d’autres, tant la joie portoit de déſordre dans mon cœur & dans mon eſprit ; mais nous entendîmes du bruit, qui nous obligea de nous ſéparer au plus vîte.

L’après dînée, Madame de Rozane chargea Marcelle de me conduire chez Madame de Villeprez, pendant qu’elle ſeroit à l’Opéra. La mere & la fille travailloient ſur un même métier de tapiſſerie : elles étoient ſeules. Une légère inclination de corps fit tous les frais de leur accueil… Madame de Villeprez ſonna, parla bas à un domeſtique, & ſe remit à ſon ouvrage, ſans qu’il fût queſtion de moi. Cette réception m’offenſa… J’allois me retirer, quand elle m’adreſſa la parole. Madame la Marquiſe eſt ſans doute au ſpectacle ? — Oui, Madame. — Il eſt bien ſingulier, qu’à l’âge où vous êtes, elle ne vous mene preſque jamais avec elle ! C’étoit auſſi mon opinion ; mais je me tus. Une mere prudente, reprit-elle, ne devroit point détourner les yeux de deſſus la conduite de ſa fille. — Ma mere eſt & doit être fort tranquille ſur la mienne, quand j’ai l’honneur d’être chez vous, Madame. — Mon Dieu, ne s’égare-t-on pas par-tout ?… Que peut le zele le plus ardent, s’il eſt dépourvu de l’autorité néceſſaire pour arrêter le progrès du mal ? Du mal ? répétai-je, qu’eſt-ce que cela ſignifie ?… Madame, ſuppoſeriez vous ? — Je ne ſuppoſe rien, Mademoiſelle, je raiſonne, & crois raiſonner juſte, en diſant qu’une mere ne doit jamais perdre de vue ſa fille… Mademoiſelle de Villeprez eſt raiſonnable, j’oſe le dire devant elle, parce que je la connois ; cependant je ne me repoſerois ſur perſonne du ſoin de la ſurveiller. — Ma mere m’honore de plus de confiance, Madame, & probablement vous ne vous attendez pas que je me joigne à vous pour lui en faire un reproche ? Mademoiſelle de Tournemont la chérit & la reſpecte trop pour ſe permettre une telle licence, dit Mademoiſelle de Villeprez avec un ſouris ironique… Je rougis, je pâlis, je cherchois la manière de repouſſer cette attaque, lorſqu’on vint avertir que les chevaux étoient mis.

Ce dernier trait mit le comble à ce qui avoit précédé… Je me levai précipitamment, & ſortis ſans écouter les mauvaiſes excuſes que Madame de Villeprez eſſayoit de me faire.

Le procédé de la fille n’étoit pas inexplicable : j’avois donné lieu à ſa brouillerie avec le Comte ; peut-être me ſoupçonnoit-elle de m’être enrichie de ſes pertes… Mais la mere qu’avoit-elle à me reprocher ? Auroit-elle imaginé, que Rozane, peu riche, épouſeroit Mademoiſelle de Villeprez, qui l’étoit encore moins ?… Se ſeroit-elle rendu, par foibleſſe, le miniſtre de la jalouſie de cette fille & la protectrice d’une intrigue qui ne devoit avoir aucun but ſolide ?

Pendant que j’examinois toutes ces choſes, que je les retournois de cent façons, que j’en verſois des larmes de colere, on ouvrit doucement la porte de ma chambre, vers laquelle j’avois le dos tourné. Je crus que c’étoit Marcelle, & j’allois paſſer dans mon cabinet pour éviter ſes queſtions ; mais je me ſentis retenue par un bras qui me ſerroit étroitement… C’étoit le Comte.

Ah ! Monſieur, m’écriai-je, que je ſuis irritée ; que j’avois beſoin de trouver quelqu’un à qui je puſſe ouvrir mon cœur ! Madame de Villeprez, ſa fille. — Eh bien, qu’ont-elles fait ? — Elles m’ont outragée… Ce ſont des méchantes que je hais, que je crains — Aſſeyez-vous ; je vais tout vous dire…

Alors je l’inſtruiſis du changement de Mademoiſelle de Villeprez, de ſa morgue, de ſes froideurs, que j’avois eu la bonté de ſouffrir pendant huit jours ; & je racontai ma derniere viſite, dont aſſurément je n’adoucis pas les circonſtances.

C’eſt donc pour moi qu’on vous a fait ſupporter ces indignités ? dit-il d’un ton pénétré. A peine ma tendreſſe vous eſt connue, qu’elle devient une ſource de mortifications… Je ſuis au déſeſpoir… On vous forcera de me haïr. Mon Dieu ! dis-je, nous avons aſſez de nos peines, ſans y ajouter des craintes chimériques. Je vous haïrai ! quelle idée ! Si vous n’avez à redouter que ma haine, jamais vous ne ſerez malheureux. Adorable ingénuité, s’écria-t-il ; qu’elle vous rend chère à mon cœur !… Achevez : mettez le ſceau à mon repos, à ma félicité… Dites que rien ne pourra vous arracher à mon amour… Vous vous taiſez !… Je vous vois interdite !… Ne m’aimeriez-vous pas aſſez pour me raſſurer contre les obſtacles que nous aurons à vaincre ? Ce n’eſt pas cela, répondis-je ; mais. — Quoi ? — Je ne ſaurois m’engager ainſi. — Qui vous en empêche ? — Ma mere. — Ah ? je ſuis perdu ſi vous en appellez à votre mere. — Eh non, vous ne l’êtes pas : écoutez. Ma mere eſt la maîtreſſe de ne point conſentir à notre union ; mais je ne conſentirai point à d’autres… Etes-vous content ? — Oui. — En ce cas, reſtez donc tranquille, & dites-moi ſi Mademoiſelle de Villeprez… De grace, interrompit-il, laiſſons ces femmes, elles ne méritent pas de nous occuper dans ces précieux inſtants… Parlons de nous. — Parlons d’elles, s’il vous plaît, ne fût-ce que pour diſſiper mes inquiétudes. Mademoiſelle de Villeprez ſait-elle votre amour pour moi ? — Je ne lui ai pas dit ; mais elle peut bien s’en douter. — Comment ? Pourquoi ? En vérité, reprit le Comte, je ſouffre d’être condamné à faire une narration, quand nous avons à traiter de choſes infiniment plus intéreſſantes ; mais puiſque vous l’exigez, vous allez tout ſavoir.

A votre ſortie du Couvent, je vous trouvai la plus aimable, la plus ſéduiſante perſonne que je connuſſe ; mais plus vous étiez redoutable, plus je travaillai à me fortifier contre vous… Je frémiſſois à la ſeule penſée d’aimer la fille de la Marquiſe, tant il me paroiſſoit impoſſible qu’une telle paſſion eût des ſuites heureuſes : delà cette inattention ſimulée ; ces dehors glacés que je me reprochois ; mais que je jugeois indiſpenſables.

Malgré ces précautions, je ne voyois de sûreté pour mon cœur, qu’en l’attachant d’un autre côté. Trop délicat pour n’être pas difficile, il erroit autour de mille objets ſans ſe fixer à aucun. Enfin, Mademoiſelle de Villeprez me parut aſſez belle pour décider ſon choix… Je crus l’aimer, parce que j’en avois le deſir, & parce qu’à mon âge on ſe méprend aiſément aux impreſſions de la beauté. A peine j’avois fait les premiers pas vers elle, que vous vous liâtes intimement, & qu’elle vous admit à nos plus ſecrets entretiens… Vous me gênâtes ; j’en murmurai ; elle n’en tint compte : cette imprudence fut fatale à l’eſpece de ſentiment qu’elle m’avoit inſpiré… Inſenſiblement je contractai la douce habitude de vous voir, de vous entendre… Chaque jour vous me deveniez plus néceſſaire ; chaque jour les défauts de Mademoiſelle de Villeprez me bleſſoient davantage… Une paſſion véritable s’inſinuoit dans mon ame ſous le nom de l’amitié ; mais toujours frappé des raiſons qui s’oppoſoient à cet amour, je cherchois encore à me le déguiſer quand vous m’éclairâtes ſur le vôtre… Depuis ce moment j’ai été en proie à des tourments inexprimables,… j’ai ſoutenu des combats au-deſſus des forces ordinaires. Rien n’a pu modérer la violence de mon penchant… Brûlant, tremblant, ſouffrant d’avance tous les maux de l’avenir, il a fallu céder à ma deſtinée ; vous adorer, vous le dire, au riſque du bonheur de votre vie & de la mienne.

Pour Mademoiſelle de Villeprez, je ne l’ai pas revue : elle m’a écrie comme à un eſclave fugitif, qui doit s’eſtimer trop heureux, ſi l’on veut bien lui redonner ſes chaînes… Quelques phraſes à votre ſujet ont excité ma franchiſe. Sans convenir de mon amour, je n’ai ménagé, dans ma réponſe, ni ſon orgueil, ni ſa jalouſie : & c’eſt là fans doute ce qui vous a rendu l’objet de ſon reſſentiment. Quant aux moyens donc elle s’eſt ſervie pour mettre ſa mere de moitié dans ſa vengeance, je les ignore : ce ne peut être que l’ouvrage de la fauſſeté. Qu’elle eſt dangereuſe avec un tel caractère ! m’écriai-je ; je ne ſais quoi me dit que cette créature nous fera bien du mal. Il faut nous faire un appui de mon pere, reprit le Comte. Je ſais que la Marquiſe me déteſte, & qu’il en eſt ſubjugué ; mais je vais me rendre aſſez attentif, aſſez ſoigneux de lui plaire, pour m’attirer ſa bienveillance. Quels ſacrifices ne trouverai-je pas faciles, quand je me dirai que vous devez en être la récompenſe !…

Rozane étoit trop impatient pour différer de parler à ſon pere : il ſe rendit chez lui le ſoir même, à l’heure du coucher. Comment ! une viſite nocturne ! dit le Marquis en riant : cela ſent bien le myſtere ! Il eſt vrai, répondit le Comte, ce que j’ai à vous communiquer en eſt un ; mais tel qu’il pourroit m’en coûter la vie, s’il ne vous étoit pas agréable… Mon pere, voulez-vous mon bonheur ? — La belle queſtion ! ſans doute que je le veux ; mais peut-être pas de la maniere dont tu l’entends… Voyons, de quoi s’agit-il ? — J’aime. — Cela va ſans dire : eh qui ? — Mademoiſelle de Tournemont. — Ah ! ah ! voilà du nouveau ; je te croyois très-humble ſerviteur de la merveilleuſe Villeprez. Il eſt vrai, dit Rozane, que je lui ai rendu quelques ſoins ; ſa beauté m’avoit ſéduit : ç’a été l’erreur d’un moment ; quelle différence ! j’aime, j’idolâtre : jamais paſſion ne fut plus vive, parce qu’il n’en fut jamais de plus fortement combattue. — A propos de quoi ces grands combats ? moi je te trouvois bien ſot de perdre ton temps auprès d’une bégueule, pendant que tu négligeois une fille charmante, dont la fortune mérite quelque attention. Je ſens que j’avois tort, reprit le Comte ; mais je craignois. — Quoi ? — Que ſa mere… Tu as de la prévention ſur le compte de la Marquiſe, interrompit M. de Rozane ; tous les jours je m’en apperçois, & je ſuis sûr qu’elle s’en apperçoit elle-même : tu conviendras que ce n’eſt pas le moyen de te la rendre favorable. Eh mon Dieu ! s’écria Rozane, qu’elle me donne ſa fille, elle ne verra plus en moi qu’un fils fournis & reſpectueux. Point de condition, reprit le Marquis ; quel que ſoit l’événement, penſe qu’elle eſt ma femme, & que ce titre exige tes égards. Mais revenons à ton affaire. Te voilà donc amoureux de Mademoiſelle de Tournemont ! J’en ſuis fort aiſe ; depuis que je la connois, je deſire ton mariage avec elle, & c’eſt dans ce deſſein que j’ai ſollicité ſa ſortie du Couvent. Si je t’ai caché mes vues, ainſi qu’à Madame de Rozane, c’eſt que j’ai pour principe, que la voix du cœur eſt la premiere qui doit ſe faire entendre… Le tien s’eſt expliqué, tant mieux ; & celui de la petite, que dit-il ? — Mon pere. — Ah ! ne va pas faire avec moi l’amant diſcret… T’aime-t-elle ? — Mon pere, je le crois ; j’oſe même dire que j’en ſuis sûr, & qu’en nous uniſſant, vous ferez deux heureux. — A la bonne heure ; je parlerai à ma femme… Dans le fond, je n’imagine pas qu’elle ait une raiſon valable pour s’oppoſer à ce que nous deſirons. Sa fille eſt riche : probablement tu le ſeras, puiſque nous ne te donnons pas de freres. D’ailleurs ta naiſſance eſt un équivalent à la fortune de la jeune perſonne… Tes ſeuls torts avec la Marquiſe pourroient faire un inconvénient… Nous verrons… Conduis-toi bien ; répare, au mieux poſſible, & je prendrai ſoin de faire agréer ta recherche.

Le réſultat de cette converſation fut de laiſſer le Comte dans ſa perplexité, & de m’inſpirer la plus douce confiance. Je me dis qu’infailliblement il plairoit à la Marquiſe, puiſqu’il vouloit lui plaire ; & qu’elle ſe féliciteroit de ce que nos cœurs auroient prévenu ſon choix.

Rozane ſe ſurpaſſa auprès d’elle, conformément au nouveau plan qu’il s’étoit formé. Ce changement un peu trop ſubit, l’étonna, lui fit concevoir les ſoupçons de la vérité ; mais rien ne les confirmant, grâce à l’extrême attention du Comte, elle s’attribua l’honneur de la métamorphoſe, & le traita beaucoup mieux qu’elle n’avoit encore fait.

Je nageois dans la joie ; mon amant eſpéroit ; tout le monde commençoit à croire ce que nous croyions nous-mêmes ; le Marquis ſe préparoit à nous ſervir avec le zele de l’amitié, quand l’édifice de notre bonheur s’écroula.

Ma mere ſortit un matin aſſez myſtérieuſement, avant même que je fuſſe avertie de ſon réveil. Au retour, ſon air étoit ſi froid, ſi ſévere, que j’en tremblai en l’abordant… Elle me repouſſa… m’ordonna de la laiſſer ſeule… me fit dire, un quart-d’heure après, qu’elle ne dîneroit point chez elle ; mais qu’elle viendroit me prendre vers le ſoir, pour aller au Couvent de ma ſœur. C’étoit ce qu’on pouvoit m’annoncer de plus agréable, particuliérement ce jour-là, où Meſſieurs de Rozane étoient abſents.

Vingt fois j’avois gémi avec Mademoiſelle d’Aulnai ſur l’indifférence du Comte, & n’avois pas encore eu l’occaſion de lui apprendre ſon amour : j’allois l’en inſtruire. Madame de Rozane, qui ne reſtoit pas volontiers à la grille, me laiſſeroit tout le temps néceſſaire pour parler de ce que j’aimois… Que de plaiſirs je me promettois dans cette confidence !… juſqu’à l’arrivée de ma mere, je ne m’occupai qu’à recueillir ce que j’avois à raconter.

En deſcendant au Couvent, elle demanda la Supérieure, & paſſa pour la voir dans un autre parloir. Je profitai de ſon abſence avec empreſſement… Ma ſœur partageoit mes tranſports… Nous étions dans la chaleur de la plus intéreſſante converſation, lorſque ma mere entra d’un côté du parloir, & la Supérieure de l’autre. Cette Religieuſe douce, inſinuante, me careſſa, me cajola, m’offrit la ſatisfaction d’embraſſer ma ſœur à la porte de clôture. Nous nous y rendîmes : elle s’ouvrit ; Mademoiſelle d’Aulnoi ne s’y trouva point : je l’ai priée de me rendre un ſervice, dit la Supérieure ; dans un inſtant elle va nous rejoindre… Tenez, elle revient déjà, l’amitié lui donne des ailes. J’en eus moi-même pour voler à ſa rencontre : on l’avoit prévu ; ſon éloignement n’étoit qu’un piege. A peine j’étois à dix pas, qu’un bruit de clefs me fit retourner la tête… Madame de Rozane avoit diſparu ; la porte étoit refermée ſur moi. Que faites-vous ? m’écriai-je ; ouvrez cette porte, Madame ; la plaiſanterie eſt de mauvaiſe grace. Ce n’eſt point une plaiſanterie, Mademoiſelle, dit la Religieuſe en changeant d’air & de ton, vous reſterez dans cette maiſon, juſqu’à ce que Madame votre mere en ordonne autrement. Qui, moi ? dis-je avec fureur, je demeurerois avec vous ? perfide ! avez-vous pu le croire ?… Je me tuerois plutôt. Point d’invectives, point d’emportement, reprit-elle. Madame la Marquiſe a ſans doute de bonnes raiſons pour en agir comme elle fait, & vous n’en avez aucunes pour juſtifier une telle révolte contre ſes volontés… Allons, Mademoiſelle, il faut ſe ſoumettre… Venez, au pied de l’Autel, prendre des ſentiments plus calmes, plus conformes à vos vrais intérêts… Elle me tendit la main ; je voulus reculer ; … les jambes me manquèrent ; … je tombai ſans connoiſſance.

Des vapeurs des nerfs, des convulſions m’agiterent le reſte du jour & une partie de la nuit. Le ſommeil diſſipa ces accidents, mais je n’en fus que plus capable de me pénétrer de mes maux. Madame de Saintal & ma ſœur ne m’avoient point quittée. Cette derniere ſe déſoloit d’avoir ſervi de prétexte à la tromperie qu’on m’avoit faite, & m’en demandoit pardon, comme d’une faute qu’elle auroit eu à ſe reprocher. Ah ! ma chere d’Aulnai ! m’écriai-je en l’embraſſant, qu’ai-je donc fait ? de quoi me punit-on ?… Dieu ! que deviendra-t-il à ſon retour ? que deviendrai-je moi-même ?… Nous en mourrons !

Madame de Saintal, qui m’écoutoit ſans que j’y penſaſſe, ne fut point étonnée de ce qu’elle venoit d’entendre. Quelques mots que ma mere avoit dits à la ſupérieure ; l’expreſſe recommandation de ne me laiſſer écrire ni parler à perſonne, ſans ſon aveu, & ſur-tout ma jeuneſſe, lui avoient fait deviner que l’amour entroit pour beaucoup dans cette affaire ; quant à l’objet, elle ne le ſoupçonnoit point, d’après le procédé de Madame de Rozane. Me le demander, auroit peut-être été une indiſcrétion ; cependant il étoit eſſentiel qu’elle le ſût, pour diriger ſa conduite avec moi.

Marcelle, qu’on attendoit ce jour même, devoit être inſtruite de bien des choſes ; la Comtefſſe eſpéra d’en tirer les lumieres dont elle avoit beſoin, & ne ſe trompa pas. Les domeſtiques ſont tout yeux, tout langue & tout oreille pour découvrir les ſecrets de leurs maîtres. En moins de vingt-quatre heures, ma femme-de-chambre étoit parvenue à connoître, dans le plus grand détail, les cauſes de ma diſgrace.

Madame de Saintal nous quitta pour être plus à portée de l’interroger avant que je la viſſe. Elle apprit d’elle que Madame de Villeprez avoit invité ma mere, le matin précédent, à un entretien particulier, dans lequel j’avois été miſe en pieces ; qu’après un étalage d’amitié, de zele, de délicateſſe, cette femme m’avoit accuſée d’avoir fait au Comte des avances ſi fortes, qu’il s’étoit vu dans la néceſſité d’y répondre, quoique ſon goût parût le porter ailleurs ; qu’avec autant de jeuneſſe & de vivacité, il étoit à craindre que je ne conduiſiſſe une paſſion aſſez loin pour gêner la Marquiſe dans le choix du mari qu’elle voudroit me donner… Sa fille, dit-elle, s’étoit prêtée, en jeune perſonne, à un amour qu’elle croyoit avoué de nos familles ; mais ayant ſu par nous-mêmes le contraire, elle avoit réparé ſon imprudence, en rompant courageuſement une ſociété qui pouvoit la compromettre.

Ma mere ne faiſoit pas, à mes démarches, une attention aſſez ſuivie pour s’être apperçue que j’étois brouillée avec Mademoiſelle de Villeprez : elle n’en montra ni regret, ni plaiſir. Quant aux accuſations dont on me chargeoit, ſoit qu’elle en entrevît le principe, ou qu’elle ne voulût pas découvrir ce qu’elle en penſoit, elle écouta d’un air fort tranquille, & ne répondit que par d’aſſez foibles remerciements.

Madame de Villeprez, piquée d’une telle froideur, appuya ſur l’importance du ſervice ; & pour lui donner plus de poids, elle ſurchargea ſon récit des plaintes, des murmures, de tout ce que nous nous étions permis de dire ſur le compte de Madame de Rozane. Cette derniere partie de la narration avoit des caracteres de vraiſemblance, qui produiſirent leur effet. L’émotion de ma mere fut ſenſible : & la violence exercée contre moi, prouva celle de ſon reſſentiment. La Comteſſe ne fut guère plus avancée après cette explication, qu’elle ne l’étoit avant ; elle connoiſſoit la perſonne qui m’avoit deſſervie, & les moyens qu’elle avoit employés ; mais elle ignoroit ce qui l’avoit provoquée à me nuire, & le degré de confiance qu’on pouvoit prendre en des rapports où la mauvaiſe volonté étoit manifeſte. Elle recommanda la diſcrétion à Marcelle, pendant qu’elle cherchoit de nouveaux éclairciſſements.

Cette fille ne ſe borna point au ſecret preſcrit par Madame de Saintal : elle me fit une hiſtoire controuvée, m’amuſa par des conjectures vraiſemblables… Je commençai de croire que ma mere avoit pris de l’humeur ſur quelques propos de mécontentement qui lui étoient revenus ; que M. de Rozane ſeroit ma paix ; qu’il ſaiſiroit cette occaſion pour traiter de mon mariage avec ſon fils, à qui ce contretemps paſſager m’auroit encore rendu plus chere… J’arrangeai ſi bien toutes ces choſes au gré de mes deſirs, que de tout ce que j’avois d’abord ſouffert, il ne me reſta que l’impatience & l’ennui.

Madame de Saintal fit prier le Marquis de paſſer au Couvent, ne doutant point qu’il ne fût inſtruit du fond des choſes. Il la ſurprit beaucoup, en l’aſſurant que Madame de Rozane s’obſtinoit à ſe taire ſur le motif de cet éclat, & qu’il n’en avoit pu rien obtenir par ſes prieres & ſes repréſentations. Loin de m’écouter, dit-il, loin de ſe laiſſer fléchir, elle a exigé que j’éloignaſſe mon fils ; & je me ſuis vu forcé de le conduire à l’hôtel des Mouſquetaires, où il eſt dangereuſement malade. Seroit-ce de chagrin ? demanda la Comteſſe. Oui, aſſurément, répondit M. de Rozane… Ce jeune homme m’alarme ; il a les paſſions ardentes & renfermées… Frappé ſucceſſivement dans ce qu’il aime, & dans lui-même, pas une plainte, pas une larme, pas un ſigne de douleur ne lui eſt échappé ; mais une fievre inflammatoire l’a ſaiſi dans les vingt-quatre heures. Il s’eſt refuſé aux remèdes, juſqu’à ce que mes ordres abſolus l’aient obligé de s’y ſoumettre, & ce ne ſera peut-être pour lui qu’un tourment de plus : ſa profonde triſteſſe en empêche l’effet… J’en ſuis dans une mortelle inquiétude… Si j’avois le malheur de le perdre, en vérité, je ne me pardonnerois pas de lui avoir donné une belle-mere, & ſur-tout de l’avoir expoſé à la vue continuelle d’une perſonne charmante, ſans être ſûr qu’il pouvoit l’aimer impunément.

En écoutant le Marquis, Madame de Saintal délibéroit ſur ce qu’elle avoit à lui révéler. Elle craignoit de m’attirer ſa haine, en rendant les faits tels qu’elle les avoit reçus… Une demi-confidence étoit un petit moyen, qui pouvoit laiſſer bien des obſcurités… L’eſtime qu’elle faiſoit de M. de Rozane la décida… Elle dit tout. Quoi, s’écria-t-il, voilà l’origine de ce grand fracas ! la découverte eſt excellente ! Il ne me ſera pas difficile de guérir la Marquiſe de ſa prévention… Ce n’eſt pas autre choſe qu’une tracaſſerie de femmelette. Le Comte a fait l’amoureux de Mademoiſelle de Villeprez : il l’a quittée pour notre enfant. Que ce ſoit elle ou lui qui ait commencé, peu importe, je l’ai fort approuvé dans ce changement ; mais la délaiſſée en a ſans doute été furieuſe, & ſon imbécille de mere aura pris, & rendu pour vrai, tout ce qu’elle aura voulu lui perſuader.

Fondé ſur la bonne opinion de notre cauſe, il alla communiquer ſes eſpérances à ſon fils, & ſe hâta d’engager une explication avec ma mere.

Elle l’écouta d’un air qui annonçoit la volonté de contredire, avoua cependant que Madame de Villeprez étoit récuſable à certains égards ; mais ſoutint que le Comte lui avoit marqué une oppoſition trop décidée, pour révoquer en doute ce dont on l’accuſoit envers elle.

M. de Rozane n’oſa objecter ſes attentions pafſſageres, dont le principe connu ne pouvoit qu’ajouter au mécontentement de la Marquiſe. Pouſſé par elle, embarraſſé de ſe défendre, il prit le parti qu’il crut le plus efficace, celui de demander grace pour le Comte.

Cette ſoumiſſion ayant adouci ma mere, le Marquis propoſa de rétablir la concorde, par un mariage qui mettroit ſon fils dans le cas de la reconnoiſſance, & ſeroit un garant aſſuré de ſon attachement.

Madame de Rozane s’offenſa d’une telle propoſition. Quoi, dit-elle fiérement, vous me demandez une récompenſe pour celui que je dois punir ? vous mettez à prix ſon reſpect ? vous avez la foibleſſe de ſervir ſes intérêts aux dépens des miens ? C'eſt une raiſon de plus pour m’obliger de les ſoutenir avec vigueur. Jamais, Monſieur, jamais je n’admettrai pour gendre, un homme que je ne pourrois pas nommer entre mes amis… Votre fils ne rentrera ici, ne reverra Mademoiſelle de Tournemont, que quand elle ſera mariée ; alors même, j’examinerai s’il me conviendra de le recevoir.

Ce refus prononcé du ton le plus abſolu, fit ſentir au Marquis la néceſſité de renoncer à ſon projet, & même celle d’éloigner ſon fils de Paris. Il en coûtoit à ſa tendreſſe : juſques-là elle avoit étouffé l’ambition dans ſon cœur. Le Comte étoit encore Mouſquetaire, quoique les ſervices de ſon pere, l’amitié du Miniſtre, & d’autres avantages l’autoriſaſſent à porter ſes vues plus loin. Dès ce moment, le Marquis ne balança plus à faire le ſacriſice de ſa préſence : il demanda la première Compagnie vacante, & l’obtint.

Madame de Saintal, informée de ces détails, perdoit ſon temps & ſon crédit ſur moi, en combattant ma paſſion pour Rozane, ſans m’en dévoiler les raiſons. Je m’irritois de ſes conſeils ; je me ſerois reproché de laiſſer affoiblir le feu dont je brûlois ; & leurrée par les illuſions que Marcelle entretenoit, je ne voyois point renaître le jour, ſans me promettre qu’il ſeroit le dernier de ma détention.

Cette idée continuoit à me rendre fiere avec la Supérieure : je refuſois opiniâtrement de la voir, parce que je croyois reſter trop peu de temps dans ſon Couvent, pour que j’euſſe beſoin de vaincre ſur cela mes répugnances. Je ne ſais comment ni pourquoi elle ne ſe rebuta point. Après mille avances de ſa part, toujours rejettées de la mienne, elle m’écrivit pour ſe juſtifier, autant bien qu’il étoit poſſible. Ma mere, diſoit-elle, avoit exigé qu’elle me trompât ; ma mere avoit tout fait, & cela pouvoit être ; mais ce qu’aſſurément elle ne lui avoit pas preſcrit, c’étoit un ſermon ſur les dangers, les chagrins où s’expoſoit une jeune perſonne qui donnoit ſon cœur, ſans l’aveu de ſes parents. Quelques mots recueillis dans ſa converſation avec ma mere ; quelques informations que la curioſité lui avoit fait prendre, ſervoient de baſe à ſes remontrances ; & comme l’amour étoit, & devoit être en effet un très-grand crime aux yeux d’une fille de ſon état, elle m’humilioit probablement ſans s’appercevoir de l’âcreté de ſon zele, d’une maniere fort peu ménagée. Cette lettre commença de m’éclairer ſur la vérité. Je vis qu’il ne s’agiſſoit point de quelque nuage paſſager, mais d’un orage affreux, qui menaçoit le bonheur de ma vie.

Voulant tout ſavoir, j’appellai Marcelle, que je regardai d’un air à lui interdire l’eſpérance de m’en impoſer encore. Vous m’avez menti, lui dis-je, ſur la cauſe de mon ſéjour ici. Ma mere a parlé ; je fais ce qui l’irrite ; mais j’ignore comment elle a pu découvrir ce que nous cachions avec tant de ſoin… Il faut me faire un récit exact de ce qui vous eſt connu, ſi vous voulez que je vous pardonne. Marcelle rougit… biaiſa… J’inſiſtai… j’ordonnai, & fus obéie. Elle me raconta la démarche de Madame de Villeprez, telle qu’elle l’avoit dite à Madame de Saintal.

J’exprimerois foiblement les tranſports qui m’agiterent en l’écoutant. A chaque phraſe j’ouvrois la bouche pour l’interrompre, & ne me retenois que par la crainte de perdre quelque choſe.

Quels monſtres que ces Villeprez ! m’écriai-je : que j’aurois bien dû les reconnoître aux coups qu’elles m’ont portés. La fille eſt une jalouſe, une furieuſe, qui ſe venge de la perte d’un cœur dont elle n’étoit pas digne ; mais la mere ?… qu’avoit-elle à me reprocher ? Nul autre intérêt que celui de la méchanceté, ne l’engageoit à me rendre malheureuſe. Pardonnez-moi, dit Marcelle, elle avoit celui d’enrichir ſa famille, en vous y faiſant entrer par un mariage, dont elle eut l’audace ou la ſottiſe de faire la propoſition. — Comment, après m’avoir ainſi déchirée ? — C’étoit ſans doute ſur quoi ſe fondoit ſon eſpoir : elle croyait avoir rendu un ſi grand ſervice à Madame de Rozane, qu’elle ne pouvoit s’en acquitter qu’en vous donnant à ſon neveu. A ſon neveu ! répétai-je, à ce ſot Provincial, qui n’a reçu d’éducation que par le Curé de ſon village ? M. de Cordonne n’eſt pas ſi ſot que vous le dites, repliqua-t-elle ; quelques années en feront un homme très-aimable. — Qu’il ſoit ce qu’il pourra, je n’en veux point, je n’en voudrai jamais. — Raſſurez-vous, il n’a pas trouvé grace devant Madame la Marquiſe : ſes refus ont prévenu les vôtres. Et le Comte fait-il tous nos malheurs ? demandai-je : que fait-il ? quels ſont, à ſon égard, les traitements de ma mere ? — Ils ne ſe ſont pas vus depuis que vous êtes ici ; M. le Comte demeure actuellement aux Mouſquetaires. Quoi, dis-je, Madame de Rozane l’a forcé de quitter ſon pere ? — C’eſt ce dont je ne ſuis pas inſtruite ; mais il y a beaucoup d’apparence. Ah ! m’écriai-je, nous ſommes perdus ! nous ſommes ſéparés pour toujours… Nous en mourrons ! & mon inexorable mere s’en applaudira… Un torrent de larmes me coupa la parole ; Marcelle eſſaya en vain de me conſoler ; Mademoiſelle d’Aulnai, qui ſurvint, l’entreprit plus efficacement.

Flexible aux impreſſions du bien & du mal ; paſſant avec rapidité du découragement à la préſomption, je me laiſſai perſuader que je devois compter ſur une révolution favorable, ſi j’avois aſſez de courage pour me conſerver à ce que j’aimois, indépendamment de toute volonté contraire.

Par le conſeil de ma ſœur, je répondis à la lettre de la Supérieure, d’une maniere à accélérer notre réconciliation. Nous nous vîmes… J’admis ſes excuſes, pour la mieux diſpoſer à recevoir les miennes… La paſſion me rendit ſi touchante, ſi pathétique, & ſon langage eſt ſi puiſſant ſur une ame neuve, qu’elle en fut émue d’une tendre pitié. De ce moment elle devint mon amie, mon avocat ; mais quelque bienveillance qu’elle me témoignât, ce n’étoit qu’avec Mademoiſelle d’Aulnai que j’oſois ouvrir mon cœur librement.

Que de dangereuſes communications ne ſe fait-il pas entre deux jeunes perſonnes vives, ſenſibles & renfermées ! Nous nous cherchions ſans ceſſe, nous avions toujours quelque choſe à nous dire, quoique nous n’euſſions jamais qu’un même ſujet à traiter.

La différence de nos poſitions ſembloit devoir en mettre une infinie dans l’intéret que nous apportions à nos entretiens ; mais, par une ſingularité qui m’étoit inexplicable, ma ſœur y jouoit le premier rôle, comme par-tout ailleurs. Rien de plus fort, de plus énergique que ce qu’elle diſoit de l’amour. Toute paſſionnée que j’étois, je me trouvois bien loin d’elle, & ne concevois pas qu’une fille cloîtrée dès le berceau, pût avoir de pareilles idées. Où donc avez-vous pris tout cela, lui demandai-je un jour ? Dans mon ame, repondit-elle. L’amour eſt le plus doux penchant de la nature, & pour nous l’indiquer, elle eſt le plus grand des maîtres. Quoi, dis-je, ſans objet ? ſans expérience ? — Qu’appellez-vous de l’expérience ? les leçons du monde ? On n’en a pas beſoin pour ſentir… Un cœur formé dans le ſecret eſt plus capable qu’un autre d’un attachement ſans partage ; nous pourrions toutes deux en fournir la preuve. — Et comment ? — Vous, par la diverſité de vos goûts ; moi, par l’opinion que je peux avoir du mien. Vous aimez le Comte, mais de votre aveu, vous aimez avec lui, les plaiſirs, la diſſipation, qui me ſeroient inſupportables, parce qu’ils détourneroient mon attention de ce qui m’intéreſſeroit le plus. Les grandes diſtractions de l’eſprit ſont toujours aux dépens du cœur.

On voit bien, lui dis-je, que vous en êtes encore ſur cet article, à la ſimple ſpéculation. Vous en rabattriez, ma ſœur, ſi quelqu’un parvenoit à vous plaire, ou vous ſeriez la plus malheureuſe des femmes. Concentrée dans un objet unique, ſon abſence vous tueroit infailliblement… A ma place, vous ſeriez déjà morte. Non, répondit-elle, la certitude d’être aimée ſoutiendroit ma raiſon : elle me donneroit un courage à l’épreuve de tous les revers. — Mais ſi, comme je le crains pour moi, notre mere s’oppoſoit conſtamment à vos deſirs ? — J’attendrois. — Quoi ? — L’âge où les Loix me permettroient de diſpoſer de ma main. En partant de celui où nous ſommes, dis-je en ſouriant, il nous faudroit de la patience. — J’en conviens ; mais je ne fais point de comparaiſon entre quelques années d’attente, & une vie de chagrins. Mon Dieu, repris-je, vous vous abuſez encore : un tel délai dépendroit-il de vous ? Ma mere ne peut-elle pas vous forcer de prendre un mari de ſon choix ? — Me forcer, dites-vous ? Son pouvoir ne va pas juſqu’à me contraindre de prononcer moi-même l’arrêt de mon malheur : au pied de l’Autel je refuſerois d’y ſouſcrire…Tenez, ma ſœur, il faut être ſans caractere, ſans délicateſſe, pour aller, au gré d’autrui, former des nœuds déteſtés ; pour jurer une foi qu’on eſt sûre de ne pas garder ; pour ſe charger du bonheur d’un mari, quand on a la foibleſſe de renoncer au ſien propre. C’étoit par de ſemblables converſations que Mademoiſelle d’Aulnai cherchoit à m’élever l’ame, & que nous charmions les ennuis de notre ſolitude.

Un jour que le plaiſir du tête-à-tête nous avoit ſéparées de nos compagnes, nous tournâmes, ſans deſſein, vers une Chapelle qu’on rebâtiſſoit au fond de l’enclos. Penſez-vous que ces gens-là ſoient inſenfibles à l’appas du gain ? dis-je en montrant les ouvriers. Non, répondit ma ſœur ; mais qu’en voulez-vous conclure ? — Que par leur moyen je pourrai faire paſſer une lettre au Comte. — Gardez-vous-en bien ; vous n’en connoiſſez aucun, & peut-être celui qui vous ſervira pour un écu, vous trahira pour deux. Que m’importe, répliquai-je, il ne peut rien m’arriver de plus fâcheux que ce que j’éprouve… Dans mon état, on fait reſſource de tout. Je doublai le pas pour parler à ces gens, & n’en étois qu’à une très-petite diſtance, quand je rencontrai une femme qui ſembloit ſe cacher dans l’enfoncement d’une charmille. Delà elle regardoit, avec une lunette, les perſonnes que nous avions laiſſées à l’entrée de l’enclos. En m’appercevant elle treſſaillit, fit un mouvement pour venir à moi, & s’arrêta à la vue de Mademoiſelle d’Aulnai, qui me fuivoit.

La taille extraordinaire de cette femme, plus encore ſon action, me porterent à l’examiner : ah Ciel ! m’écriai-je, quelle reſſemblance ! Ma ſœur, la voyez-vous ? ou mes yeux me trompent, ou c’eſt lui-même. Jugeant, par ce peu de mots, qu’elle étoit inſtruite de notre ſecret, il ne ſe contraignit plus. Oui, c’eſt lui, dit-il en s’approchant, avec une émotion égale à la mienne ; c’eſt le malheureux Rozane qui revient des portes de la mort, & dont l’eſpérance ſeule prolonge les triſtes jours… Remettez-vous, penſez que nous n’avons qu’un inſtant ; mais qu’il faut que cet inſtant décide de mon ſort, & du vôtre.

Je pars, après-demain, pour joindre le Régiment de ***. Je ne vous dis pas de m’écrire, vous riſqueriez trop ; je ne vous écrirai pas non plus : une lettre interceptée vous expoſeroit au reſſentiment de la Marquiſe ; mais je jure, par ce que je révere le plus, de n’être jamais à d’autre qu’à vous. Vous m’avez auſſi promis d’être à moi : vous ſentez-vous le courage d’en faire, à la face du Ciel, l’irrévocable ſerment ?… Ne vous diſſimulez pas les contradictions que vous aurez à ſoutenir pour y reſter fidelle. Sans doute on vous retirera du Couvent auſſi-tôt que je ſerai parti, on n’omettra rien pour ſéduire votre cœur, pour intimider votre eſprit. Madame de Rozane employera les ordres, les menaces ; … peut-être elle vous reléguera une ſeconde fois dans cette ſolitude, ou dans quelqu’autre plus ennuyeuſe ; mais par combien de ſoins, de tendreſſe, ne vous dédommagerai-je pas enſuite de ce que vous aurez ſouffert ? Toujours adorée d’un mari, qui vous devra tant de ſacrifices, je me reprocherois un moment qui ne ſeroit pas employé à vous rendre heureuſe… Parlez… J’attends mon arrêt, & ne vous quitterai que le plus ſatisfait, ou le plus déſeſpéré des hommes.

Ses yeux cherchoient avec inquiétude, à lire dans les miens… Je les baiſſai, en éludant ſa propoſition, en me plaignant de ſon peu de confiance… Il preſſoit… J’héſitois… L’amour partait en ſa faveur… La timidité parloit encore plus haut ; & malgré les révoltes de mon cœur, j’allois arrêter ſes ſollicitations par un refus, quand les voix de quelques Religieuſes ſe firent entendre aſſez près de nous. On vient, dis-je, fuyez ; je ſerois perdue, ſi l’on vous trouvoit ici ! Qu’avez-vous à craindre, demanda-t-il, on ne me connoît pas. N’importe, repliquai-je, mon trouble me trahiroit… Adieu. Croyez que je vous aime ; que le tombeau me ſeroit moins affreux qu’un autre engagement… Comptez ſur ma réſiſtance, pour me conſerver à vous ; mais fuyez : par pitié… Je ſens que je me meurs. Quelle foibleſſe ! s’écria-t-il ; tout vous épouvante… Non, vous ne réſiſterez à rien. Mon malheur n’a plus d’incertitude.

Il alloit s’éloigner ; Mademoiſelle d’Aulnai le retint. On vous a vu, dit-elle ; votre fuite pourroit faire ſoupçonner du myſtere dans notre converſation avec vous : donnons-lui plutôt l’air de la néceſſité. Vous, feignez de vous trouver mal ; vous, de m’aider à la ſecourir. Tout réuſſit à notre gré. Les Religieuſes attirées par les cris de ma ſœur, ſe raſſemblerent autour de moi. Le Comte diſparut, & mon agitation fit ſi bien prendre le change, qu’on m’obligea de me mettre au lit en arrivant au Couvent.

L’image du déſeſpoir que j’avois vue ſur le viſage du Comte, les regrets de l’amour, le cri du devoir, me firent paſſer une nuit d’autant plus cruelle, que toute communication m’étoit interdite avec ma ſœur, par la diſtance & la poſition de nos logements. Ainſi privée de ſon ſecours, inquiète de ſavoir ſi elle trouvoit ma conduite digne d’éloge ou de blâme, je ſouffris au point, que le jour ſuivant on me crut réellement malade, & l’on en avertit ma mere.

Je n’eus rien de plus preſſé que de chercher Mademoiſelle d’Aulnai ; mais au-lieu de faire la moitié du chemin, comme je m’y étois attendue, elle affecta de m’éviter… Il me fallut uſer de fineſſe, pour l’engager, vers le ſoir, dans une promenade particuliere.

J’ai eu bien de la peine à vous joindre, lui dis-je ; on croiroit que vous n’avez, aujourd’hui, nulle envie de m’entretenir. On croiroit le vrai, répondit-elle. — Eh, d’où vient cette ſingularité ? Vous devriez avoir mille choſes à me dire. — Point du tout. — Mais auriez-vous donc oublié ce qui s’eſt paſſé hier ? — Non. Vous avez vu votre amant, digne de tous les ſacrifices : vous n’avez voulu lui en faire aucun ; il eſt parti outré de douleur : c’eſt ce que je n’ai pas beſoin de répéter, puiſque vous le ſavez très-bien. Au moins, repris-je, vous devez me plaindre de l’avoir ſi cruellement affligé. — Qui vous y forçoit ? — La raiſon, la prudence. — Dites mieux : convenez que votre amour n’étoit pas aſſez fort pour cet acte de courage… La bouche n’héſite pas à prononcer un tel ſerment, quand il eſt écrit dans le cœur. — Ainſi vous me blâmez de ne m’être point engagée ? — Vous blâmer ? au contraire, je vous loue d’avoir ſu vous rendre juſtice. Une ame foible doit s’abandonner aux événements, & ne pas hazarder ce qu’elle ſeroit incapable de ſoutenir.

Ma ſœur, lui dis-je, un peu piquée, on raiſonne bien lorſqu’on eſt loin du combat ; mais chacun, à ſon tour, peut rencontrer l’écueil de ſa prétendue fermeté… Je vous attends aux contradictions de ma mere ſur le choix d’un mari. Si j’aime, répondit-elle, ſi j’ai le bonheur d’être aimée, elles me trouveront inébranlable… Je vous l’ai déjà dit. — Je n’en ai rien cru : je n’en crois rien encore. — Vous avez tort ; il ne faut pas me juger d’après vous. La différence de notre éducation en a mis néceſſairement dans notre façon de penſer & de ſentir. Elevée entre les bras de ceux à qui vous deviez la vie, les premiers ſentiments de votre cœur ont été la tendreſſe & la ſoumiſſion : vous vous êtes accoutumée à chérir, à reſpecter un empire qui faiſoit votre douceur & votre sûreté. Les choſes ont changé : le joug s’eſt appeſanti ; mais les chaînes de l’habitude étoient formées ; il ne vous eſt pas reſté une volonté ſuffiſante pour eſſayer de les étendre. Mais moi, toujours haïe, toujours rejettée de ma mere, j’en ai gémi long-temps, ſans me permettre le murmure… Quand la raiſon eſt venue m’éclairer, j’ai calculé mes droits ; j’en ai poſé les bornes à la faveur de ſa lumiere : ſi c’eſt un attentat contre l’autorité maternelle, qu’on s’en prenne à Madame de Rozane même ; en ne me montrant mes devoirs que par ce qu’ils peuvent avoir d’âpre & de rebutant, elle m’a contraint de régler, d’établir, à mon propre tribunal, les prétentions de ma liberté… J’écoutois Mademoiſelle d’Aulnai avec un étonnement mêlé d’admiration, quand le ſon d’une cloche m’avertit que j’étois attendue au Parloir… C’étoit ma mere, que je n’avois point vue depuis qu’elle m’avoit ramenée au Couvent : j’en reculai de ſurpriſe & d’effroi. Elle me reçoit fort agréablement, dit-elle à la Supérieure qui m’avoit précédée ; je le lui pardonne, il eſt bien naturel que ma préſence lui cauſe quelqu’émotion. Elle nous a vraiment alarmée, dit la Religieuſe, & ce n’étoit pas ſans ſujet : vous voyez comme elle eſt abattue ? Oui, je la trouve changée, répondit Madame de Rozane ; il ſemble même qu’elle ait pleuré. A cette remarque je baiſſai la tête, pour qu’on ne la pouſſât pas plus loin. Eh bien, mon enfant, tu ne veux donc pas me parler ? demanda la Marquiſe, en paſſant une de ſes mains à travers la grille. Je pris cette main, je la baiſai ; mais mon cœur ſe ſerra, & je fondis en larmes. Voilà une petite vapeur bien conditionnée ! s’écria-t-elle : Mademoiſelle, je n’aime point du tout cette gentilleſſe ; ſans doute que l’ennui de la retraite en eſt cauſe ; & je conſens d’en abréger la durée, à la ſollicitation de Madame ; mais tâchez de n’apporter chez moi qu’une humeur & une figure convenables : vous réuſſiriez mal avec celles que vous avez aujourd’hui. Mes pleurs, mon ſilence continuèrent ; Madame de Rozane s’impatienta, leva les épaules, & prit congé de la Supérieure, en la raſſurant ſur les ſuites de mon indiſpoſition.

J’annonçai à ma ſœur notre prochaine ſéparation, avec des ſentiments bien différents de ceux que j’avois eus à la premiere. De tous les lieux du monde, lui dis-je, c’eſt l’Hôtel de Rozane que je dois le plus redouter : je n’y verrai point le Comte ; j’y ſerai perſécutée pour quelqu’autre… Qui ſait ſi ma mere n’a pas déjà ſes vues ?… Ah Dieu ! j’en frémis… Comment lui reſiſter ? moi, qu’elle intimide d’un coup d’œil ? Encore ſi je vous avois pour me ſeconder ; ſi l’on nous retiroit enſemble du Couvent. L’eſpérance ſeroit chimérique, repliquat-elle, je ne ſortirai d’ici que pour prendre un autre nom ; & Madame de Rozane me ſert à ſouhait, en me faiſant attendre cet événement dans la ſolitude. Huit ou dix jours après, je quittai la mienne avec regret. Quels déſagréments ! quel vuide je vais éprouver ! me diſois-je. Le Marquis ſeul aura pitié de moi : il eſt pere de mon amant… Je pleurerai quelquefois avec lui… J’aurai du moins la conſolation d’en être plainte. C’étoit bien imaginé ; mais j’appris, en arrivant à l’Hôtel, que M. de Rozane étoit à la campagne, où il ſe propoſoit de reſter quelque temps.

En proie à mon imagination, le cœur déchiré par tout ce qui s’offroit à mes regards, je me croyois prête à tomber dans le dernier accablement, quand la ſcene changea tout-à-coup. Jettée à travers le grand monde ; produite aux ſpectacles, aux viſites, aux promenades ; poſant à peine ſur chacune des diſſipations qu’on me prodiguoit, j’étois étourdie du fracas qui ſe faiſoit autour de moi.

Ma mere ne détournoit plus l’encens qui m’étoit adreſſé. J’eus bientôt une cour, des adorateurs, & le Chevalier de Murville fut un des premiers à me rendre des ſoins. La maniere dont je les accueillis auroit dû le rebuter, s’il avoit pu l’être par la froideur la plus décidée ; mais il tint ferme, ſe laiſſa dédaigner ſans que ſa liberté d’eſprit & ſon enjouement en reçuſſent la plus légere atteinte.

Née vive & gaie, tout ce qui me ramenoit à mon naturel ne pouvoit pas me déplaire long-temps ; le Chevalier étoit plus propre à y réuſſir que qui que ce fût : varié, ſaillant, ingénieux dans ſes tournures, il commença par m’occuper, par m’amuſer… De l’amuſement je paſſai à l’approbation, & bientôt à l’ennui de ſes abſences.

De ſemblables diſtractions ne prenoient rien ſur mon cœur ; Rozane l’occupoit tout entier : je laiſſai même échapper des larmes de douleur, d’attendriſſement, en revoyant ſon pere, quoique j’euſſe la Marquiſe pour témoin & pour cenſeur.

Dès que je pus l’entretenir en particulier, je m’informai des nouvelles de ſon fils, dont on avoit affecté de ne pas proférer le nom en ma préſence. Il eſt à ſon Régiment, répondit-il, & ſe porte mieux qu’en partant de Paris. C’eſt beaucoup, dis-je ; mais eſt-ce tout ce que vous avez à m’apprendre ? — Oui : que voudriez-vous ſavoir de plus ? — Hélas ! ne le devinez-vous pas ?… Ses ſentiments. — Je les ignore ; & quand il me les auroit confiés, je ne vous en inſtruirois pas : s’il vous aime, c’eſt un malheur pour lui, dont généreuſement vous devez ſouhaiter la fin. Moi ! m’écriai-je, je ſouhaiterois qu’il m’oubliât ? jamais, jamais je ne formerai ces vœux cruels & inutiles. La plus tendre paſſion nous unit : elle eſt juſte, elle doit être durable, puiſque c’eſt par elle ſeule que nous pouvons eſpérer d’être heureux.

Excellente concluſion ! s’écria M. de Rozane : eh, qui vous a donné cette admirable certitude ? ſeroit-ce le caractere de mon fils, ſur lequel vous n’êtes pas en état de prononcer, dont je ſuis ſûur que vous n’avez pas la plus légere idée ?… Avez-vous obſervé combien il eſt délicat, exigeant, ſuſceptible dans ſes attachements ? Savez-vous qu’également incapable d’oublier une faute qui bleſſeroit ſon cœur, ou s’abaiſſer à s’en plaindre, il ſouffriroit peut-être mortellement, lorſque vous le croiriez le plus tranquille ? Vous êtes-vous repréſenté les inconvénients qui pourroient naître de ces diſpoſitions, & combien votre vivacité naturelle ſeroit propre à les multiplier ? Non, Monſieur, répondis-je, avec aſſez d’humeur, je n’ai point fait cet examen, & ne l’aurois pas ſuppoſé néceſſaire, après le deſir que vous-même avez témoigné de notre mariage. Devois-je penſer que vous vouliez former, avec connoiſſance, une union dangereuſe pour votre fils & pour moi ? Vous êtes préſſante, dit le Marquis… Il eſt vrai, j’avois donné ma voix à ce mariage, & la donnerois encore ſans me le reprocher, parce que ſi le Comte a des défauts, il a des vertus qui les compenſent. Mais il faut y renoncer, & s’aider de ce qu’on peut pour rendre le ſacrifice plus ſupportable. Je ne le ferai pas, repliquai je d’un ton affirmatif. Madame de Rozane ne ſe déclare contre nous que par un intérêt perſonnel ; vous ne nous abandonnez que pour lui complaire : c’eſt à nous de défendre notre bonheur contre les obſtacles qu’on y oppoſe. Eh quoi, ne ſommes-nous entre les mains de nos parents que des victimes, qu’ils peuvent immoler à leur gré ? Eſt-ce pour eux, eſt-ce pour nous que nous contractons des engagements indiſſolubles ? N’avons nous aucun droit ſur notre deſtinée ? La nature, les loix nous condamnent-elles au renoncement de ce qui nous eſt cher, dès que les paſſions des autres l’exigent ? C’eſt ce qui bleſſe tellement la juſtice, qu’on entreprendroit en vain de me le perſuader. Voilà de jolis principes ! dit le Marquis : pour votre honneur, je veux croire qu’ils ne ſont pas de vous ; & ſi je ſavois qu’ils vinſſent de mon fils, je ne lui pardonnerois pas. Quoi qu’il en ſoit, je vous exhorte à plus de circonſpection avec votre mere, & ne vous flattez pas qu’une perſonne honnête, raiſonnable, puiſſe ou veuille vous ſoutenir dans cet eſprit de révolte.

Une réprimande n’étoit pas une raiſon ; je le ſentis, & m’affermis d’autant plus dans mes réſolutions ; mais je compris auſſi que je ſerois réduite à la dure, à l’embarraſſante néceſſité de ne prendre conſeil que de moi-même.

Tout entretien particulier avec Mademoiſelle d’Aulnai m’étoit interdit. Je n’allois point ſeule au Couvent. Nos lettres, expoſées à être lues des Religieuſes, n’étoient pas une reſſource pour la confiance. Une ſemblable contrainte me peinoit extrêmement. Outre le beſoin que je croyois avoir des ſecours de ma ſœur, j’avois remarqué, dans mes dernières viſites, une impreſſion de triſteſſe ſur ſon viſage, dont je brûlois d’apprendre le ſujet ; je n’en avois pas encore trouvé le moyen, lorſque je me vis obligée de ſuivre ma mere à la campagne. En peu de jours le cercle y devint nombreux, & Murville l’anima par ſon inaltérable gaieté. C’étoit un grand magicien, que ce Murville ; quel art il mettoit dans ſes empreſſements pour me les rendre agréables, ſans m’alarmer ſur le but qu’il ſe propoſoit ! Je n’étois étonnée que de la protection dont ma mere paroiſſoit le favoriſer à cet égard, & du déſintéreſſement avec lequel elle m’abandonnoit ſon hommage.

La liberté de la campagne l’autoriſant encore ; ma mere continuant de le protéger ; moi l’écoutant avec plaiſir, il ſe fit une loi de me tenir dans une continuelle diſtraction, de miner ſourdement mon amour pour le Comte ; mais avec une telle dextérité, que je ne pouvois pas l’accuſer du projet de le détruire. Ce genre de combat étoit d’autant avantageux au Chevalier, qu’il ne m’inſpiroit aucune défiance, que je m’y expoſois même par plaiſanterie. Ma ſécurité le trompa : il la prit pour de l’affoibliſſement, & ſe flatta de remporter une victoire aiſée, en m’attaquant à découvert.

A quoi penſez-vous ? me demanda-t-il un jour, en me voyant rêver ſur un balcon, pendant qu’on arrangeoit les tables de jeu. Cette queſtion eſt indiſcrete, lui dis-je ; nous n’en ſommes pas aux confidences. — Qu’appellez-vous des confidences ? Imagineriez-vous m’en faire une en convenant que vous penſiez à Rozane ? — Mais oui : ſi tel étoit l’objet de ma rêverie, l’aveu que je vous en ferois, mériteroit aſſez bien ce nom. — Point du tout : il eſt impoſſible que vous ayez, ſur cet article, quelque choſe de ſecret pour moi. Le Comte ne ſe retrace point en votre ſouvenir ; il n’échappe pas à votre cœur un ſentiment vers lui, que je ne m’en apperçoive à l’inſtant même. En ce cas, dis-je avec quelqu’émotion, vous pourriez bien me devenir inſupportable. — C’eſt ce que je ne crains point ; vous êtes trop juſte pour condamner des obſervations dont un vif intérêt eſt le principe. — J’ignore, Monſieur, & veux toujours ignorer quel il peut être cet intérêt ; mais je vous avertis que vous ſerez ſfagement de ne m’en plus donner de ſemblables preuves. — Voilà, Mademoiſelle, ce que je ne puis abſolument accorder, puiſque ce ſeroit à votre préjudice. Vous aimez, vous ſouffrez, il faut guérir ce cœur fait pour les plaiſirs de l’amour, & non pour ſes tourments ; je me fuis impoſé le devoir d’en entreprendre la cure. — De grace, épargnez-vous cette peine, ſoit que j’aime, ou que je n’aime pas. — Oh, ne mettons point en queſtion ſi vous aimez ; je ſais à quoi m’en tenir, & vous m’en verriez furieux, ſi je n’eſpérois pas d’opérer en vous un changement favorable. — Puis-je vous demander ſur quoi vous fondez votre eſpoir ? — Sur la ſaine raiſon ; jeune, brillante, adorée de tout ce qui vous connoît, il n’eſt pas poſſible que vous vouliez employer vos plus beaux jours à vous morfondre, pour qui ? pour un enfant… Ah, ne vous fâchez pas : j’avoue que Rozane eſt très-joli garçon ; mais il n’eſt encore que cela. Il eſſaie l’amour plutôt qu’il ne le reſſent ; ſon goût eſt ſi peu formé, que la froide Villeprez en avoit obtenu, ſur vous, la préférence. Belle Tournemont, un amant novice eſt un fade perſonnage ; ce n’eſt pas là ce qu’il vous faut : vous en méritez un inſtruit par diverſes expériences, qui, ſachant eſtimer ſon choix, & s’y fixer, éleve un trophée à vos charmes, du débris de ſes conquêtes précédentes. C’eſt ſans doute par modeſtie que vous n’ajoutez pas votre nom à ce portrait ? lui dis-je ironiquement. Il ſourit, & ne répondit point : on nous appelloit l’un & l’autre pour jouer.

De ce moment je lui retranchai toutes les occaſions de me parler ſeule, dans la crainte qu’il ne revînt au même ſujet. Sa préſence gênoit juſqu’à mes penſées. Il ne diſoit pas un mot, ne me jettoit pas un regard, que je ne cruſſe y découvrir une épigramme.

A quelques jours delà, ma mere me fit appeller un matin. Ma fille, me dit-elle, je vais vous donner des marques de la tendreſſe que j’ai toujours eue pour vous, quoique les circonſtances aient pu vous en faire douter quelquefois… Vous êtes en âge de prendre, dans le monde, un nom, un état, qui répondent à votre fortune ; de vous marier enfin, & c’eſt de quoi je me ſuis ſérieuſement occupée. Vous ſavez que j’étois maîtreſſe d’y procéder ſans aucun autre égard que celui des convenances ; de ne vous montrer le mari à qui je vous deſtinois, qu’après m’être engagée pour vous à le recevoir ; mais cet uſage révolte la délicateſſe. J’ai cru qu’il falloit, pour le plus grand bien, ménager celle de ma fille, en l’accoutumant de bonne heure à la personne qui devoit partager ſon ſort. Vous avez vu que ſans vous rien preſcrire, je laiſſois à votre cœur le temps de s’expliquer : s’il avoit trahi mes intentions par un mauvais choix, j’aurois repris mes droits pour en arrêter les ſuites ; mais celui qu’il a fait eſt tel que je le pouvois deſirer : je l’approuve donc avec ſatisfaction ; & vous permets de regarder M. de Murville comme un homme à qui vous ſerez inceſſamment unie.

Au nom de Murville, il m’échappa un mouvement de ſurpriſe & de chagrin, dont ma mere feignit de ne pas s’appercevoir ; pour m’ôter même tout moyen de repliquer, elle ſonna ſes femmes, & me congédia.

Je me retirois fort vîte, dans la crainte qu’on ne remarquât mon agitation, quand je rencontrai M. de Rozane, qui ne ſoupçonnoit même pas le projet de ſa femme. Bon Dieu ! qu’avez-vous ? me demanda-t-il, effrayé de mon extrême pâleur. Je ne lui répondis que par un ſigne de tête, & mettant ma main ſur ma poitrine, pour lui faire comprendre que j’étouffois. Il me prit ſous le bras, me conduiſit dans ma chambre, où je ne pus d’abord m’exprimer que par élans. Ah Ciel !… Je n’en peux plus !… Je me meurs !… Quel tourment !… Enfin je recouvrai la faculté de parler plus diſtinctement. Savez-vous, dis-je, à qui ma mere me deſtine ? — Non. — A M. de Murville ! — A Murville ! répéta le Marquis preſqu’auſſi étonné que je l’avois été moi-même… Il eſt aimable, ajouta-t-il après un moment de ſilence… Je connois bien des femmes qui vous eſtimeront fort heureuſe. Eh ! que m’importe leur opinion, ſi mon cœur la dément ! m’écriai-je. Il eſt à votre fils, ce cœur dont on prétend que je diſpoſe en faveur d’un autre ; je ne puis le lui arracher, je ne dois pas même le vouloir, ce ſeroit lui donner le coup de la mort… Oh ! Monſieur, aidez-moi, aidez-nous à prévenir le malheur qui nous menace… Si ce mariage s’acheve, nous n’y ſurvivrons pas. Ne croyez pas cela, me dit-il : ce ſont des chimeres qu’on ſe forge dans l’efferveſcence d’une premiere paſſion, & qui ſe réduiſent à rien dès que la raiſon peut ſe faire entendre. Murville a plus d’agréments qu’il n’en faut pour vous inſpirer un nouveau goût : il y parviendra, j’en fuis sûr. Quant à mon fils, il ſaura prendre ſon parti avec le temps, ſi cela n’eſt pas déjà fait. Non, repliquai-je, cela n’eſt pas, & ne ſera jamais. Le Comte m’adore… Il m’aimera toujours. — Tant pis pour lui, Mademoiſelle, & tant pis pour vous-même ; car je ne vous ſuppoſe pas aſſez coquette pour vous faire un amuſement de ſes ſouffrances : & dans ce cas, la pitié pourroit bien vous apprêter des repentirs… Tenez, mon cher enfant, ce ſeroit une folie que de lutter avec votre mere ; que d’entreprendre d’amener ſa volonté à plier ſous la vôtre : elle vous offre un mari, fait pour plaire, acceptez-le de bonne grace, faites-vous un mérite de la néceſſité… Vous aurez le double avantage d’avoir rempli votre devoir, & de rendre au Comte la liberté de revenir. Quoi ! m’écriai-je, ſon retour eſt à prix ? on ne peut l’acheter que par un odieux ſacrifice ?… Rozane ! vous ne me reverriez donc qu’unie à votre rival ? Il ne nous reſteroit qu’à gémir, qu’à mourir du regret de ne pouvoir jamais être l’un à l’autre ? Quelle violence ! quel ſupplice on nous prépare à tous deux ! Frappée de cette perſpective, je continuai de m’en repréſenter l’horreur. Mon beau-pere attendri, n’oſoit me plaindre, & n’avoit pas la force de me blâmer. Sa poſition étoit embarraſſante… Son valet-de-chambre l’en tira, en venant chercher ſes ordres pour Paris.

Reſtée ſeule, je penſai que, par la même occaſion, je pourrois conſulter ma ſœur ; & certaine que ma lettre ne paſſeroit pas en d’autres mains, je ne contraignis aucun de mes ſentiments. J’accuſai ma mere de barbarie, le Marquis de froideur. J’apoſtrophai Murville ; je jurai que je le déteſtois, que je me reprochois de ne l’avoir pas toujours également haï… Toutes mes phraſes étoient coupées par de douloureuſes exclamations… Enfin je demandois conſeil, comme on imploroit le ſecours des Oracles, pour ſe décider dans les plus importantes affaires. Voici la réponſe que je reçus à ma très-longue, & très-lamentable épître.

« N’attendez, je vous prie, nul conſeil de ma part. Il eſt des circonſtances où l’on ne doit en prendre que de ſon propre cœur ; & celle où vous vous trouvez en eſt une. Si vous n’êtes pas aimée, votre ſort eſt affreux ! Si vous l’êtes… croyez qu’il en eſt de plus malheureux encore. »

La brièveté, l’obſcurité de ce billet, répondoient ſi mal à mon attente ; les caracteres en étoient ſi peu formés, ſi peu reſſemblants à l’écriture ordinaire de ma ſœur, que j’eus peine à me perſuader qu’il fût ſon ouvrage. Dix fois je le relus pour m’en aſſurer, & pour donner, s’il m’étoit poſſible, quelque extenſion au petit nombre de mots qu’il contenoit.

Fatiguée de ce ſoin inutile, je le déchirai avec dépit. Elle en parle bien à ſon aiſe ! dis-je intérieurement ; ces recluſes ne ſe doutent pas de ce qu’il en coûte pour épouſer un homme qu’on n’aime point, même quand on en ſeroit aimée… Aimée ! & le ſuis-je du Chevalier ? toute ſa maniere d’être avec moi, annonce-t-elle autre choſe que de la galanterie ? C’eſt un caprice, une fantaiſie… ou plutôt, c’eſt ma mere qui le fait ſervir à ſa vengeance contre Rozane ; c’eſt pour lui plaire qu’il me perſécute, & que peut-être il renonce à ſon propre goût… Le monſtre !… Je le punirai de ſa lâche complaiſance. Aux témoignages réitérés de ma haine, de mon mépris, il comprendra, que ſi l’on me force à devenir ſa femme, ce ne ſera pas moins pour ſon malheur que pour le mien.

Je me tins parole, ſans égard aux obſervations de ma mere. Une telle nouveauté fit, ou parut faire impreſſion ſur le Chevalier. Un changement extraordinaire s’enſuivit. La réſerve, la circonſpection prirent la place de ſa légéreté. A ſes tons, moitié galants, moitié cauſtiques, il ſubſtitua ceux du reſpect, du ſentiment. Sans me rien adreſſer directement, il avoit l’art de me faire entendre ce langage… qui ne ſauroit déplaire, même de la part de ceux qu’on ne veut pas aimer. Cette métamorphoſe me gêna. Les traits de mon humeur s’émouſſoient contre une attention délicate. Souvent une nuance de triſteſſe, qui ſe montroit à propos, arrêtoit une dureté ſur mes levres. Etonnée de ce que je voyois, incertaine de ce que je devois en conclure, je me demandai ſi j’avois bien ſaiſi le motif du Chevalier ? s’il pouvoit être vrai que le deſir d’obliger ma mere, en me déſolant, fût le principe de ſes démarches, & des révolutions donc je m’appercevois ?… La crainte d’être injuſte, me porta à lui en ſuppoſer de plus flatteurs. Il ne me vint pas à l’eſprit que ma fortune y pût entrer pour quelque choſe : c’eſt une réflexion qu’on ne fait guere à dix-huit ans, quand on n’a pas été dans le cas de calculer ſur le plus ou le moins.

Je n’étois pas fâchée de trouver Murville innocent, de lui rendre mon eſtime ; mais je n’allois pas plus loin ; mon cœur ſe révoltoit toujours à l’idée de l’avoir pour mari. Madame de Rozane m’obſervoit, & ne me diſoit rien. J’interprétois ſon ſilence à mon avantage : c’étoit une erreur ; je ne devois l’attribuer qu’à ſa politique. Toute abſolue qu’elle étoit, elle ne vouloit point que mon mariage fût précédé d’un éclat, ni qu’on pût le regarder, de ſa part, comme un acte de violence. A demi vaincue par ſes ordres, du moins à ce qu’elle croyoit, les ſoins de Murville devoient achever le reſte : c’étoit le plan. Ces ſoins avoient des progrès ſi lents, ſi imperceptibles, que la Marquiſe s’en impatienta ; elle me tendit un piege, & me conduiſit au point de m’y jetter de moi-même. Appellée une ſeconde fois auprès d’elle, je friſſonnai de l’orage qui me menaçoit. Aſſeyez-vous, me dit-elle, en affectant de ſe poſſéder… Mademoiſelle, j’ai vu à regret combien vous méritez rirez peu ce que j’avois projetté pour votre bonheur. Perſonne n’auroit pu prévoir le caprice inconcevable qui vous porte à rebuter l’homme du monde le moins fait pour éprouver un pareil ſort : quelle qu’en ſoit la cauſe, j’allois vous en punir, en exigeant de vous la plus prompte, la plus parfaite obéiſſance… M. de Murville m’a retenue… Trop délicat pour vouloir vous obtenir de la ſeule autorité, il m’a ſuppliée de reprendre ma parole, de vous tranquilliſer aux dépens de ſon amour, de ſes eſpérances… J’ai conſenti : vous ne l’épouſerez point. Mais comme j’ai réſolu de vous marier inceſſamment, j’ai fixé mes vues ſur M. le Préſident de Grandelle, qui vous fait l’honneur de vous demander. Il viendra demain recevoir ma réponſe ; elle ſera déciſive, & je vous enjoins de vous conduire ſi bien avec lui, qu’il n’ait pas ſujet de ſe plaindre.

Il faudroit l’avoir connu, ce faſtidieux Préſident, pour ſe faire une idée de ce que je fentis à cette nouvelle. C’étoit un de ces gens à qui leur état donnoit le privilege d’ennuyer impunément. Son âge de cinquante ans étoit ſon moindre défaut, pour une femme du mien. Je ne l’aurois pas trouvé ſoutenable à vingt-cinq.

Saiſie d’épouvante & de douleur, je me précipitai à genoux, en criant : Ma mere ! ah ! ma mere, ayez pitié de moi. Aurois-Je encore des contradictions à eſſuyer ? dit-elle en me repouſſant de la même main ſur laquelle j’avois collé ma bouche… Je ſuis indignée de cette opiniâtre indocilité, & ne la fomenterai plus par une molle condeſcendance… Accablée par ſon ton, par ſon air, par ſon geſte, j’enveloppai ma tête dans ma robe, pour cacher mon déſeſpoir. Je verſois des pleurs, je pouſſois des cris. Madame de Rozane m’ordonna pluſieurs fois de me lever, ſans que j’en fiſſe rien. Mon obſtination fatigua ſa patience. Elle recula bruſquement ſon fauteuil, & tourna vers ſon cabinet. J’étendis, avec impétuoſité, mon corps & mes bras pour la retenir, de façon que je me trouvai entiérement proſternée à ſes pieds ; je les ſerrois de toute ma force, en la conjurant de ne me point abandonner. Eh bien, que voulez-vous ? demanda-t-elle froidement. — Que vous me garantiriez du ſupplice auquel vous me condamnez… Faites de moi ce qu’il vous plaîra… Mettez-moi dans la retraite la plus profonde ; mais ne me livrez point à quelqu’un que je déteſterois infailliblement. — Si vous n’avez rien de plus à me dire, cela ne changera pas mes diſpoſitions. Vous n’irez point au Couvent, Mademoiſelle. Vous épouſerez le Préſident, puiſque vous n’avez pas jugé M. de Murville digne de vous ; & ſi vous ne vous y déterminez de bonne grace, je ſaurai vous contraindre à m’obéir ſans retardement. C’en eſt donc fait ! m’écriai-je en me relevant a demi, ma mere eſt inexorable… Il ne me reſte plus qu’à mourir ! Voilà des lieux communs pitoyables ! reprit-elle… Mademoiſelle, on ne meurt point pour immoler ſes goûts à ſon devoir ; j’en ai fourni la preuve en épouſant votre pere. Au moins, dis-je, vous ne le haïſſiez pas ? — Non… A ce mot elle s’éloigna, ouvrit le cabinet, le referma, revint ſur ſes pas en me regardant attentivement.

J’étois toujours ſur le parquet, noyée dans mes larmes… Quel état ! dit-elle : que vous devriez en être humiliée !… Vous êtes une étrange créature !… Tenez, cette ridicule comédie ne ſauroit me ſéduire. Vous multiplieriez inutilement les ſcenes d’extravagance : ainſi je vous conseille, pour vous-même, de vous tirer delà, en prenant un parti raiſonnable… Je continuai de gémir, ſans répondre. Ma mere ſe tut, ſe recueillit, comme pour délibérer avec elle-même… Si je ne conſultois que ce qui vous eſt dû, reprit-elle, je ne me relâcherois jamais de ce que j’ai avancé ; mais j’ai des entrailles : je ne réſiſte point à leur mouvement, & veux bien encore vous laiſſer maîtreſſe de choiſir entre Mrs. de Murville & de Grandelle… Hâtez-vous de prononcer pour l’un ou pour l’autre ; au-delà de cet inſtant, il feroit trop tard… Je vous défends de me dire un mot, s’il ne va pas au but que je vous propoſe. L’alternative étoit cruelle ; cependant il y avoit une ſi prodigieuſe différence entre les deux perſonnages, que la penſée d’être au Chevalier, plutôt qu’à ſon concurrent, me fit trouver ma deſtinée moins affreuſe. J’éludai. Je tergiverſai… Mon cœur ſentoit quelques déchirements… La Marquiſe preſſoit, s’irritoit… Il falloit parler… Je baiſſai les yeux,… j’étouffai des ſoupirs, & décidai à demi-voix en faveur du Chevalier.

Quel effort de courage ! dit Madame de Rozane, en hauſſant les épaules. Reſte à ſavoir ſi M. de Murville aura la généroſité d’oublier vos incartades ? C’eſt ce que nous allons apprendre.

Elle ſonna. Je courus près d’une fenêtre pour dérober la vue de mes pleurs ; & mon trouble devint exceſſif, quand j’entendis l’ordre d’avertir Murville au moment même.

Son apparition fut ſi ſubite, que je le ſoupçonnai de s’être tenu pendant la converſation dans le cabinet, d’où l’on pouvoit ſortir par une porte de dégagement.

Ma fille vous rend enfin juſtice, lui dit Madame de Rozane ; vous êtes l’objet de ſon choix ; c’eſt elle qui vous offre ſa main, daignerez-vous l’accepter, & mettre en oubli ſes inconſéquences précédentes ? Une très-profonde inclination fut toute ſa réponſe. Il mit un genou en terre, prit ma main, la baiſa, ſans que j’oſaſſe réſiſter, malgré l’envie que j’en avois.

Vous avez voulu, dit-il, me faire acheter le plaiſir de vous obtenir de vous-même ; je ne dois pas m’en plaindre : à quelque prix que vous euſſiez mis une telle grace, il auroit toujours été bien au deſſous de celui que j’y attache.

A mon tour, je remerciai du compliment, par une révérence muette, & l’on me permit de me retirer.

J’eſpérois que la ſolitude remettroit un peu de calme dans mon ame ; je me trompois. Mes peines devinrent plus âcres, quand je fus libre de les repaſſer en détail. Mais ce qui, ſur-tout, me tranſportoit de colere, ce qui me couvroit de confuſion, c’étoit la maniere dont Madame de Rozane avoit parlé à Murville. Employer la ſupplication pour l’engager de recevoir ma main, & de me pardonner ! quelle humiliation pour une fille qui connoiſſoit tous ſes avantages, & qui ſe ſavoit adorée d’un homme charmant !

Nous réglons volontiers l’opinion de nous-mêmes ſur celle que nous avons des perſonnes qui s’attachent à nous. Rien, dans la mienne, ne l’emportoit ſur le Comte : cet objet de comparaiſon me rendoit la chûte que je venois de faire, mille fois plus effroyable. Ah, Rozane ! m’écriai-je, quelle auroit été votre indignation, ſi vous aviez entendu ma mere, mendier, en ma faveur, l’indulgence de votre rival ? Eh, c’eſt moi qui l’ai nommé pour occuper votre place ! J’ai prononcé l’arrêt de notre ſéparation !… Les mouvements excités par ces conſidérations, tenoient de la fureur, de la frénéſie… Je m’agitois comme quelqu’un dont la tête eſt renverſée !… Dix fois je voulus retourner chez la Marquiſe, pour révoquer le conſentement qu’elle m’avoit arraché ; la crainte de ſa colere, plus encore celle de l’odieux Préſident, m’arrêta.

L’après dînée, Madame de Rozane annonça mon mariage : il fâcha plus qu’il ne ſurprit. Le peu de fortune du Chevalier, ſa tournure d’eſprit, les vœux ſecrets qu’on faiſoit pour le Comte, joints à mon extrême triſteſſe, rendirent tout le monde fort économe de félicitations. Je devinai une partie des motifs de cette réſerve, & j’en fus flattée.

Monſieur de Grandelle arriva, & ne parut frappé que d’un peu d’étonnement à la nouvelle de mon mariage. Je ne pouvois concilier ſes propos déſintéreſſés avec le deſſein que je lui ſuppoſois. Il étoit ſimple que je ne devinaſſe pas le mot d’une énigme qui n’en avoit point. M. de Grandelle n’étoit en cela qu’un homme de bois, que la Marquiſe avoit mis en avant pour faire valoir ſon protégé ; mais comme je l’ignorois, je fus vivement piquée du peu d’importance qu’il mettoit à ma perte.

Il me ſembloit que j’étois deſtinée à ſouffrir toutes les ſortes de mortifications, dont la conjoncture étoit ſuſceptible…

Outrée contre ma mere, déteſtant le Chevalier, que j’accuſois de ſa tyrannie ; offenſée de l’indifférence du Préſident, aimant le Comte en proportion des ſujets de plainte que je croyois avoir des autres, mon cœur étoit dans un bouleverſement où je m’égarois,… où je ne conſervois pas même la volonté de me retrouver.

Murville, amant déclaré, ſoutint ce rôle avec tout l’eſprit, tout l’agrément, toute la fineſſe imaginables. Ce fut d’abord très-inutilement : j’avois recommencé de le haïr ; mais, je l’ai dit, il étoit aimable, & de cette amabilité analogue à mon goût. Mes premieres agitations appaiſées, je retournai, ſans preſque m’en apercevoir, au point d’où j’étois partie lorſqu’il avoit été mention de nous unir. Delà juſqu’à l’amour, il y avoit bien de la diſtance ! j’étois perſuadée que je ne la franchirois jamais ; Murville en penſoit autrement. Peu d’eſtime pour les femmes, & beaucoup pour lui-même, rendoit ſa confiance audacieuſe. Il s’étoit promis de me faire démentir de ma froideur, & ſon ingénieuſe vanité dirigeoit toutes ſes actions vers ce but.

Le moment redouté s’approchoit. Ma mere & le Chevalier avoient fait quelques voyages à Paris pour les préparatifs néceſſaires. On ne me conſultoit ſur rien : cela m’étoit égal. J’étois comme une victime qu’on va conduire à l’autel, ſans qu’elle s’occupe des fleurs qui doivent la couronner.

Nous étions à trois jours de notre départ, à huit de mon mariage, quand différents ſymptômes, dont je fus attaquée, annoncerent une maladie ſérieuſe. Les progrès furent rapides ; la fievre devint ardente ; la malignité ſe manifeſta bientôt après.

La ſaiſon n’étoit plus belle, la maiſon ceſſoit d’être gaie ; toute la compagnie prétexta des affaires pour nous quitter. Le Marquis de Rozane, par pitié ; ma mere, par décence ; Murville, par politique, ſe déciderent à demeurer.

Je paſſai plus de ſix ſemaines dans un danger continuel. Jamais cette cruelle maladie ne s’étoit montrée plus opiniâtre, ni accompagnée d’accidents plus compliqués. Mon délire ſur-tout étoit affreux, & ne me laiſſoit que de très-courts intervalles.

Chaque fois que la raiſon me revenoit, mes yeux tomboient ſur Murville, qui ſembloit attaché près de mon lit. Son aſſiduité, ſon empreſſement à me ſervir, la négligence de ſa parure, certain air conſterné que je ne lui avois jamais vu, me toucherent, me le rendirent intéreſſant : c’étoit tout ce que j’étois capable de ſentir dans une pareille ſituation.

Enfin, les accidents ceſſerent, la fievre tomba, on ne craignit plus pour ma vie ; mais il me reſta une telle foibleſſe, que pendant aſſez long-temps la moindre agitation me faiſoit évanouir. J’avois perdu l’uſage de mes jambes ; ma poitrine paroiſſoit affectée… Les Médecins arrêterent qu’on me laiſſeroit à la campagne, pour y reſpirer un air plus pur, & jouir des premieres influences du printemps, dont nous approchions. Les beſoins de la convaleſcence tiennent plus à l’ame que ceux de la maladie ; ils ſont moins preſſants, mais plus étendus : c’eſt le regne des fantaiſies, des petites tyrannies, des délicateſſes puériles : c’eſt la vraie pierre de touche pour la complaiſance de ceux qui vivent avec nous. Celle de Murville étoit inépuiſable. Il ſe multiplioit pour prévenir mes goûts les plus bizarres ; ſe replioit en cent façons pour me tirer de mon abattement ; lui ſeul avoit le talent de ranimer en moi quelques facultés agréables, & l’adreſſe d’écarter les choſes qui pouvoient me déplaire.

Tout cela étoit bien ſéduiſant, bien dangereux pour l’amour que j’avois voué à Rozane !… Je ne voyois plus clair dans mon cœur. Le Chevalier m’étoit devenu néceſſaire. Je regardois, non avec plaiſir, mais ſans frayeur, l’engagement que je devois contracter avec lui. Je mettois même en queſtion, ſi ſa gaieté toujours ſoutenue, toujours variée, ne répandroit pas plus de charmes dans une intime ſociété, que la tendre langueur du Comte ; & les ſecours que j’en recevois, mettoient un grand poids dans la balance.

J’errois dans ce vague d’idées, de ſentiments, quand Murville reçut une lettre qui l’appelloit en Province. Quoique ce voyage ne dût pas être long, il m’en témoigna des regrets fort vifs, & s’en fit un prétexte pour me conjurer de nous unir avant ſon départ.

Je me croyois encore ſi loin du dénouement, qu’une telle propoſition me troubla. Il n’y avoit pas moyen de dire un non abſolu ; ç’auroit été provoquer de nouvelles tempêtes, auxquelles je n’avois pas le courage de m’expoſer. Je me défendis pourtant : l’état languiſſant où j’étois encore me ſervit d’excuſe ; Murville ne l’admit point. Il ne vouloit, diſoit-il, que le nom de mon époux ; je pouvois le lui accorder ſans apparat, ſans fatigue… Ses raiſons n’étoient pas d’une grande force ; mais M. de Rozane les appuya… Tous deux ſe prévalurent de mon affaiſſement… Ma réſiſtance ne fut ni vive, ni longue. J’adhérai à ce qu’on vouloit.

On arrêta que je ſerois mariée, très-ſimplement, au château ; que j’y reſterois pendant l’abſence du Chevalier, qui prit alors le titre de Baron : que ma mere iroit à Paris diſpoſer ce qui ſeroit néceſſaire pour y paroître convenablement au retour.

Ces arrangements s’exécuterent à la lettre. Je laiſſai aller les choſes ſans y réfléchir davantage, & reçus, les yeux fermés, la chaîne qui me lioit irrévocablement.

Murville partit deux heures après ; ma mere le lendemain : elle fut remplacée par une tante du Baron, fort peu riche, qui, faiſant ſa demeure ordinaire dans un Couvent, craignit moins qu’une autre de s’ennuyer avec moi.


Fin de la premiere Partie.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME

SECONDE PARTIE.



A AMSTERDAM, & ſe trouve A PARIS,
Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue
Saine-Jacques, au Temple du Goût.
M. D C C. L X X V.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

SECONDE PARTIE.


Rendue à moi-même, par l’éloignement de Murville, je ne vis plus qu’un étang chargé d’épaiſſes vapeurs. Ma tête étoit brouillée. Mon mariage me paroiſſoit un ſonge. Je n’oſois interroger mon cœur, dans la crainte d’y découvrir des ſentiments qu’il m’auroit fallu déſavouer.

Le je ne ſais quoi que m’inſpiroit Murville, avoit beſoin d’être entretenu par le charme de ſon eſprit, & de ſon enjouement. Quelle différence entre ce léger météore, & la flamme vive que le Comte avoit allumée dans mon ame ! quoiqu’elle eût déja perdu de ſon activité, elle me tourmentoit ſans ceſſe. Je me retraçois les ſcenes tendres que j’avois eues avec lui, particuliérement celle du Couvent de ***. Plus je me faiſois d’efforts pour éviter ces douloureux ſouvenirs, plus ils devenoient opiniâtres.

Des combats ſi fréquents, ſi pénibles, la mélancolie qui s’enſuivoit, mettoient un obſtacle continuel au rétabliſſement de ma ſanté.

Sans diſſipation, ſans autre reſſource que la tante du Baron, bonne, ſage, il eſt vrai, mais âgée, ſérieuſe & dévote, il falloit en périr, ou trouver le moyen de ſe procurer quelque dédommagement.

J’imaginai qu’après m’être ſacrifiée aux volontés de ma mere, elle ne me refuſeroit pas la ſatisfaction d’avoir ma ſœur, ne ſût-ce que pour le temps où je devois être ſeule à la campagne ; cette penſée devint bientôt un deſir très-ardent. Mon mentor, à qui je la communiquai, la déſapprouva, ſans en dire la raiſon ; j’en fus ſurpriſe, fâchée… Je la crus jalouſe, & réſolus de ſuivre mon projet, ſans lui en parler davantage.

J’écrivis donc à la Marquiſe pour lui demander cette grace, & mis dans la lettre un billet pour ma ſœur, à peu près conçu en ces termes :

Madame de Murville à Mlle d’Aulnai.

„ J’ai changé de nom, ma chere d’Aulnai, & celui que je porte ſera ſans doute le bonheur de ma vie ; mais je ne fais encore que l’appercevoir ce bonheur. L’abſence de Murville me jette dans un ennui qui m’accable, & retarde les progrès de ma convaleſcence. Venez m’en tirer, mon aimable ſœur ; l’amitié vous appelle, & vous tiendra compte des ſecours que vous m’apporterez. Le plaiſir de vous poſſéder ici, me fera ſouvent oublier que je peux, que je dois y ſouhaiter la préſence d’un autre. „

Mon cœur n’avoit aſſurément pas ſouſcrit à toutes les phraſes relatives au Baron ; mais je m’étois piquée d’un petit héroïſme, par lequel je croyois m’honorer auprès de ma ſœur, même auprès de ma mere, qui liroit ce billet : comme il ſuppoſoit ſon conſentement, je me tins pour aſſurée que s’il parvenoit à Mademoiſelle d’Aulnai, elle ſaiſiroit promptement l’occaſion de quitter ſa retraite. Pluſieurs jours ſe paſſerent ſans que je reçuſſe de réponſe. J’attendois avec une extrême impatience… Enfin, on me remit deux lettres, l’une de ma mere, l’autre de ma ſœur ; c’étoit l’intéreſſante… Je l’ouvris : la voilà.

Mlle. d’Aulnai à Madame de Murville.

„ J’avois appris votre mariage, mais j’ignorois vos diſpoſitions, & celles où M. de Murville étoit pour vous… Vous êtes aimée, puiſque vous vous promettez d’être heureuſe ? Jouiſſez de cet ineſtimable bien : mon cœur s’en occupera plus que vous ne l’imaginiez ; c’eſt tous ce que je puis faire. Perſonne ne ſeroit moins propre que moi à diſſiper votre ennui. Je troublerois, au contraire, par ma préſence, & ma façon de penſer, la félicité que vous goûterez bientôt. „

Ma mere me conſirmoit le reſus de Mademoiſelle d’Aulnai ; elle l’avoit laiſſée, diſoit-elle, maîtreſſe de ſe rendre à mon invitation ; & n’avoit pas cru devoir uſer de ſon autorité pour l’y contraindre. Je me perdis en conjectures ſur ce que je venois de lire. Quel ton ! quelle ſéchereſſe ! quel procédé ! A quoi pouvois-je attribuer de telles bizarreries ?… Tout m’y paroiſſoit inconcevable.

Cependant, à force de réfléchir, je crus voir dans la lettre de Mademoiſelle d’Aulnai, une cenſure de mon infidélité pour le Comte ; & dans ſon refus, une marque poſitive de ſes dédains.

Le témoignage de la conſcience ne ſuffit pas aux ames foibles : elles ont beſoin, pour ſe ſoutenir, pour s’eſtimer, de l’approbation des autres, ſur-tout de ces perſonnes décidées qui ſavent leur en impoſer. C’étoit préciſément le cas où je me trouvois avec ma ſœur. Mon eſprit ſe tenoit en reſpect devant le ſien… J’attendois ſon jugement pour oſer en prononcer un.

Confuſe, humiliée de l’opinion que je lui ſuppoſois, mon obéiſſance ne me parut plus qu’un acte de puſillanimité. Le petit édifice de vertu que j’élevois avec tant d’efforts, s’écroula ſubitement. Je ne combattis plus en faveur de mon mari… J’allai juſqu’à m’applaudir des révoltes de mon cœur.

Quelle ſituation ! qu’elle étoit dangereuſe !… Je ne me le diſſimulois pas.

Cet ouragan un peu ralenti, je fus effrayée de me rencontrer ſi loin de mon devoir. Il fallut travailler ſur nouveaux frais ; avancer un pas, en reculer deux, regardant ſans ceſſe en arriere, par la crainte des ſarcaſmes que ma ſœur pouvoit lancer ſur moi. Cette crainte étoit ſi tourmentante, que, pour ma propre tranquillité, je me vis obligée de me compoſer un ſyſtême de juſtification : je l’établis ſur mes cris, mes pleurs, mes réſiſtances ; ſur la néceſſité du choix où j’avois été réduite, ſur le temps même où l’on m’avoit portée à l’Autel pour y ratifier un conſentement extorqué.

Je crus avoir beaucoup fait en me muniſſant des armes néceſſaires contre les attaques de Mademoiſelle d’Aulnai ; mais c’étaient des armes à deux tranchants, qui bleſſoient mon cœur, pendant que je les préparois pour ma défenſe : de ſorte qu’après avoir bien ramé, bien parcouru du chemin, je me trouvai préciſément au point d’où j’étois partie, c’eſt-à-dire ; dans ces fatigantes alternatives d’égarement & de raiſon.

Dès que le retour du printemps eut rendu la campagne agréable, ma mere vint m’y rejoindre, traînant après elle, ſelon ſa coutume, une compagnie brillante & nombreuſe.

Si je n’avois eu à vaincre que l’ennui, rien ne m’auroit mieux ſervi qu’une aſſemblée de gens diſpoſés à s’amuſer de tout ; mais leur gaieté étoit un aſſez mauvais remède pour les maux que je ſouffrois. Comment m’y prêter de bonne grâce ? Comment étouffer mes ſoupirs, diſſimuler ma triſteſſe, me rendre impénétrable ?… Je l’entrepris, il le falloit… Ma mere s’étoit conduite de maniere à mettre tout le monde dans la confidence de mon amour pour le Comte… Je ſavois qu’une jeune femme, dont on a forcé les inclinations, fixe ſur elle l’attention curieuſe de ceux qui l’approchent ; qu’on va chercher ſes ſecrets juſques dans le fond de ſon ame, & que ce n’eſt pas toujours avec le deſſein de la plaindre.

La contrainte à laquelle je me condamnai pour tromper mes obſervateurs, me fut plus ſalutaire que je n’aurois dû l’eſpérer. A force de vouloir en impoſer aux autres, je parvins à m’en impoſer auſſi ; à ſoupçonner de l’exagération dans mes chagrins ; à leur chercher un adouciſſement dans la diſſipation, & cela me réuſſit. Les nuages qui m’environnoient, s’éclaircirent. Mon cœur recommença de ſe dilater à l’aſpect du plaiſir. Je ſoupirois encore ; mais je n’étouffois plus. L’image du Comte ne s’effaçoit point de mon ſouvenir, mais elle s’affoibliſſoit. Les éloges du Baron me flattoient, comme auroient pu faire ceux d’un meuble de goût, ou d’un bijou de prix. Je prenois, à ſes lettres, un intérêt du même genre : elles étoient vives, galantes, pétillantes d’eſprit ; je ne les recevois avec joie, que pour m’en faire honneur en les montrant.

Mon humeur étoit dans ſon naturel ; mon ame, ſinon contente, du moins aſſez tranquille ; j’étois redevenue fraîche & jolie quand Murville arriva.

Sa préſence ne me ſurprit point, je l’attendois… Elle me fit pourtant une étonnante révolution… Mes ſentimems étoient ſi tumultueux, ſi variés, qu’il me ſeroit impoſſible de les définir… Il y avoit de tout ; & je fus heureuſe de ce que la circonſtance favoriſoit mon déſordre. Notre union fut célébrée par une Paſtorale ingénieuſe, dont on m’avoit caché les préparatifs. J’admirai tout, parce que tout y parloit de moi. Cette fête n’étoit que le prélude de celles qui m’attendoient à Paris.

Le jour de notre retour en cette ville, fut celui des étonnements. Nous n’arrivâmes qu’aux flambeaux. Je comptois aller chez ma mere, & crus tomber des nues en entrant dans une maiſon très-belle, & très-agréablement décorée, qu’on me dit être la mienne. Introduite dans un ſallon où tout reſpiroit la galanterie & la magnificence, j’y trouvai quatre-vingt perſonnes de ma famille, de mes connoiſſances, parées comme en un jour de noce. Revenue de l’étourdiſſement qu’une telle apparition m’avoit cauſé, je me ſentis un peu confuſe de paroître au milieu de ce cercle dans un très-ſimple négligé. Je n’avois pour coëffure que mes cheveux ; pour vêtement qu’une robe du matin.

Ma mere avoit prévu mon embarras, & s’en étoit amuſée. Elle me dit qu’étant chez moi, je devrois en faire les honneurs ; mais que la compagnie voudroit bien permettre qu’elle me remplaçât pendant que j’irois m’habiller.

Je me laiſſai conduire dans un appartement qui ne cédoit en rien à ce que j’avois vu juſques-là. Des robes ſuperbes, des ajuſtements de la derniere élégance, étoient étalés autour de ma chambre. Ma toilette éblouiſſoit par l’éclat des bijoux & des pierreries dont elle étoit couverte.

J’étois en extaſe… J’aurois voulu pouvoir examiner chaque choſe en particulier… Ce n’étoit pas le moment, mais celui de me livrer aux ſoins de trois femmes qui me ſurchargerent de tous les ornements inventés par le luxe.

Rayonnante de parure, de diamants, de rouge, dont je mettois, pour la premiere fois, la doſe des femmes de qualité, je m’enivrois d’amour-propre devant mon miroir. Le deſir de me montrer fut ſeul capable de m’arracher à cette douce comtemplation.

En entrant au ſallon, j’excitai ce murmure ſi flatteur pour celles qui regardent la beauté comme leur plus précieux avantage. Murville me dit des choſes charmantes. J’étois trop contente de moi, pour ne l’être pas de lui ; en cet inſtant, je crois, en vérité, que je n’aurois pas conſenti à être la femme d’un autre.

On ſervit. Le ſoupé fut ſplendide ; un concert de voix & d’inſtruments en abrégea la longueur. Mon enchantement augmentoit ſans ceſſe. J’étois l’idole à qui l’on prodiguoit l’encens de toutes parts ; ma vanité novice ſavouroit le plaiſir de m’entendre louer en vers, en proſe, & ſans meſure.

A la fin du ſouper, les fenêtres qui donnoient ſur le jardin, s’ouvrirent tout-à-coup, pour laiſſer voir une illumination brillante. Nos chiffres, ſoutenus par des amours, ſurmontés d’emblêmes, étoient placés en vingt endroits. Un feu d’artifice les répéta ſous d’autres formes, & termina la fête.

Dès que je fus ſeule avec mon mari, je lui demandai ſi c’étoit à lui que je devois les ſurprifes de cette ſoirée ! Oui, me répondit-il : ſerois-je aſſez heureux pour qu’elles aient pu vous plaire ? Eh ! qui n’en ſeroit pas ravi ! m’écriai-je. Vous êtes un homme unique ! il faudra vous adorer. Cette ſaillie fut payée de quelques tranſports. Notre converſation prit un caractere de tendreſſe qui ne s’étoit pas encore fait ſentir entre nous. Je crus n’avoir jamais rien tant aimé que Murville, & le lui témoignai d’une maniere ingénue, à laquelle il parut mettre un grand prix.

Il fallut aller, ſelon l’uſage, aux ſpectacles, aux promenades, chez le monde entier, faire trophée de mon nouvel état. Le Baron m’accompagnoit par-tout, & par-tout il ajoutoit à mon triomphe, à ma ſatisfaction… La tête m’en tournoit.

Preſque toutes les jeunes perſonnes débutent, dans le mariage, entourées de preſtiges éblouiſſants. La nouveauté des objets, le beſoin d’aimer, la ſéduction des ſens, le tourbillon des plaiſirs, l’attrait de la propriété, la chimere de l’indépendance, les jettent dans une douce ivreſſe, d’où il réſulte ordinairement un goût très-vif pour celui qui leur procure cette délicieuſe exiſtence.

J’éprouvois, comme les autres, l’effet de ces illuſions, quand je me rappellai que j’avois une ſœur, envers laquelle il me reſtoit des devoirs à remplir. Qui que ce fût ne m’en avoit fait ſouvenir, & je n’étois pas en droit d’en faire des reproches.

Murville, occupé de je ne ſais quoi, ſe diſpenſa d’être de la partie. Ma mere s’offrit à me conduire au Couvent. Peu m’importoit qui j’aurois pour ſecond dans cette viſite, pourvu que j’évitaſſe le tête-à-tête avec Mademoiſelle d’Aulnai. Je redoutois un examen, une explication ; enfin, d’avoir à rougir du bonheur dont je jouiſſois.

Je mis dans ma parure toute la recherche imaginable, perſuadée que cet article entre pour beaucoup dans l’opinion qu’on prend à la grille, de la félicité d’une femme.

A ce ſoin frivole, j’ajoutai celui de porter pluſieurs bijoux, que j’arrangeois dans une boîte, lorſque ma mere arriva. A qui deſtinez-vous ces préſents ? me demanda-t-elle. — A ma ſœur. — N’en prenez pas la peine : ces bijoux ne peuvent plus lui convenir. — Comment ? pourquoi ne lui conviendroient-ils plus ? Il faut, reprit Madame de Rozane, que vous ſachiez une choſe dont j’ai jugé à propos de vous faire un ſecret. Vous allez voir Mademoiſelle d’Aulnai bien différente de ce que vous l’avez laiſſée… Ce n’eſt plus cette fille hautaine, décidée, qui ne reſpiroit que la liberté ; c’eſt une humble & fervente novice, déjà revêtue de l’habit religieux. O Ciel ! m’écriai-je, ma ſœur novice ! ma ſœur Religieuſe ! Eh ! vous exigez d’elle cet affreux ſacrifice ? Qu’eſt-ce à dire ? demanda fiérement la Marquiſe. Vous êtes bien téméraire d’oſer me mettre dans le cas de me juſtifier auprès de vous ! Non, Madame, je n’ai rien exigé de votre ſœur ; c’eſt par ſon choix qu’elle embraſſe cet état. Loin d’avoir éprouvé de ma part aucune violence, je lui en aurois fait une, ſi je m’étois oppoſée à ce deſſein.

J’avois une preuve ſi récente du deſpotiſme que ma mere ſavoit exercer ſur ſes enfants, que ſon apologie ne détruiſit point mes ſoupçons… Je ne penſai même pas à lui en faire des excuſes… Je révois… J’avois peine à diſtinguer le ſentiment que cette nouvelle excitoit en moi. J’aimois ma ſœur ; mais comment, dans l’ivreſſe du plaiſir, s’affecter d’un objet triſte, dont l’influence ne ſauroit venir juſqu’à nous ? D’ailleurs, Mademoiſelle d’Aulnai avoit, à mon égard, le tort que ſe donnent toujours les caracteres impérieux avec ceux qui s’en laiſſent ſubjuguer : elle s’étoit fait craindre. L’idée de n’être plus en butte à ſa cenſure, étoit un puiſſant correctif à mes regrets…

Je ne ſortis de ma diſtraction, je ne recouvrai la parole qu’en montant dans la voiture. Alors je demandai depuis quand ma ſœur avoit annoncé cette bizarre vocation ? Depuis environ ſix mois, répondit Madame de Rozane. Elle m’a, en quelque maniere, forcé la main pour entrer au noviciat lorſque votre vie étoit en péril, & je ne vous ai quittée ſi promptement, après votre mariage, que pour venir aſſiſter à ſa priſe d’habit.

Il eſt bien ſingulier, dis-je, qu’un tel événement ne m’ait pas été connu plutôt ! Perſonne n’en étoit donc informé ? — Vos parents le ſavoient ; mais tous ſe ſont impoſé ſilence par ménagement pour votre ſituation ; enſuite pour ne point troubler les fêtes qui vous attendoient au retour du Baron. Etoit-il dans la confidence, demandai-je encore ? Au-lieu de me répondre, Madame de Rozane me fit remarquer un joli meuble ſur la boutique d’un Tabletier, & m’entretint, juſqu’au Couvent, de ſemblables bagatelles.

Malgré la diſpoſition dont je me ſuis accuſée, ma ſœur étoit ſi maigre, ſi pâle, ſi changée, que je ne pus la voir ſans que mon cœur ſe ſerrât, & que mes larmes fuſſent prêtes à couler. Quelle métamorphoſe ! lui dis-je, il n’y a pas une heure que j’en ſuis inſtruite, & j’héſite même à la croire en la voyant. Pourquoi tant s’étonner ? dit-elle ; vous n’ignorez pas que le cœur humain eſt ſujet à d’étranges variations. Je ſentis le piquant de ce trait, il me fit rougir. Ma mere, qui s’apperçut que j’en avois été bleſſée, entama une autre matiere ; bientôt la converſation tomba. Je ne diſois mot ; ma ſœur preſque rien ; Madame de Rozane n’avançoit que des propos en l’air… La crainte d’en trop dire nous tenoit dans une gêne extrêmement fatigante.

Pour ſortir d’embarras, la Marquiſe me fît obſerver que je devois voir la Communauté, au moins celles des Religieuſes & Penſionnaires, avec qui j’avois été liée plus étroitement. Toutes m’étoient aſſez égales ; Madame de Saintal étoit abſente, ainſi je priai ma ſœur de faire une invitation générale.

La curioſité ne laiſſa qui que ce fût en arriere… En quatre minutes j’eus à répondre aux compliments, aux queſtions de trente perſonnes à la fois.

Ma mere, que ce bavardage ennuyoit, en prit occaſion d’aller faire une emplette à quelques pas du Couvent. A peine elle fut partie, qu’un Office ſonna ; tout le monde s’y tendit, excepté ma ſœur, à qui l’on permit de reſter.

C’étoit l’inſtant de la criſe. Je mourois d’envie d’interroger Mademoiſelle d’Aulnai, & de peur d’avoir mon tour.

Dès que nous fûmes ſeules, elle me regarda d’un certain air… qui ſembloit dire : “ Je veux pénétrer juſqu’au fond de ton ame. „ Etes-vous heureuſe, me demanda-t-elle ? Je me ſoumets aux circonſtances, dis-je, & la raiſon me preſcrit d’en tirer le meilleur parti poſſible. — Répondez plus franchement : êtes-vous heureuſe ? — Oui… à peu près… du moins je ne ſuis pas le contraire. — M. de Murville vous aime donc ? — Beaucoup, aſſurément. — Et vous ? — Mais… — Quoi, vous héſitez ! Votre mari ne paroîtroit-il pas fait pour juſtifier vos ſentiments ?

Je n’étois rien moins que préparée à cette attaque, & ne ſavois trop quelles armes j’y devois employer. Cette incertitude me donna de l’humeur, & l’humeur fit l’effet du courage. Non ſeulement j’avouai l’amour que je me croyois pour Murville ; mais je voulus le motiver par l’énumération exagérée de ce qu’il avoit fait pour me plaire, & des qualités que je lui avois reconnues. Epargnez-vous les détails de ſon éloge, dit Mademoiſelle d’Aulnai… Vous êtes récuſable… De plus, il eſt inutile pour décider mon jugement. Nous reſtâmes muettes. J’avois les yeux fixés ſur mon éventail. Ma ſœur promenoit les ſiens ſans rien regarder… Quelles étoient mes tranſes ! Je lui avois donné un ſi beau champ, qu’en retournant ſes batteries du côté de Rozane, elle pouvoit me foudroyer. Il falloit mettre à profit ſa diſtraction, pour la diriger vers un autre objet : je n’y manquai pas.

Ma ſœur, lui dis-je, le moment de liberté qu’on nous laiſſe peut me délivrer d’une perplexité bien cruelle. Inftruiſez-moi par quelle étonnante révolution je vous vois revêtue d’un habit que vous déteſtiez ? Seroit-ce ma mere qui vous y auroit forcée ? Votre mere ! s’écria-t-elle ; me connoiſſez-vous aſſez mal pour le ſuppoſer ? — Je vous connois, ſans doute ; mais je ſais auſſi qu’avec une grande fermeté, on peut céder quelquefois à des volontés plus abſolues. — Eh ! vous avez cru que j’étois dans ce cas ? — Oui. — C’étoit me juger d’après vous : rien de plus naturel… Vous vous êtes trompée, & vous tromperez toujours à la comparaiſon… Madame de Rozane n’a point interpoſé ſon autorité pour me faire embraſſer cet état ; je m’y ſuis même décidée dans un temps où la crainte de vous perdre, conſéquemment celle de reſter ſans enfants, ſi je prenois le voile, m’a fait éprouver, de ſa part, d’aſſez fortes oppoſitions.

Que tout ce que j’entends eſt ſingulier ! m’écriai-je. Que j’étois injuſte, quand j’accuſois ma mere de vous avoir ſacrifiée ! On peut l’être de plus d’une maniere, dit ma ſœur ; mais je répete qu’en prenant cet habit, je n’ai fait que ce que j’ai voulu. — Seroit-ce une ferveur ſubite qui vous auroit portée à le demander ? — Non. — Je m’y perds, & vous conjure. — De quoi ? de vous dire mon ſecret ? Il eſt dans mon cœur, & n’en ſortira point que je ne ſois… Reſpectez-le, vous vous repentiriez de l’en avoir arraché. Quel qu’il ſoit, je le condamne, repris-je. Perſonne n’eſt moins faite que vous, pour le genre de vie auquel vous vous deſtinez. Je le croyois de même, dit-elle… Alors je me méprenois à l’objet de mon bonheur. — Votre bonheur ! Eſpérez-vous le trouver dans un Cloître ? — J’y trouverai ce que je deſire, le ſeul bien qui puiſſe encore m’arriver.

L’obſcurité des paroles de ma ſœur, ajoutoit infiniment à ma curioſité ; je fis de nouveaux efforts pour l’engager de les rendre plus claires ; elle s’en impatienta. Vos queſtions ſont trop indiſcretes, me dit-elle : pourquoi m’en fatiguer, quand je vous ai fait ſentir que je ne voulois pas y répondre ? — Eh bien je n’en ferai plus, puiſque vous me refuſez la confiance que je me flattois de mériter ; mais ſouffrez que je vous exhorte à vous épargner de très-longs, de très-inutiles repentirs. Tout vous eſt inconnu ; le monde, ſes plaiſirs, la douceur d’aimer, celle d’être aimée, dont la ſeule idée vous enchantoit… qui peut-être vous enchanteroit encore, lorſque vous ne ſeriez plus maîtreſſe de ſuivre votre goût… Quel ſupplice ! Partagée d’une ame ſi vive, ſi tendre, comment oſez-vous renoncer… Finiſſez, me dit-elle, avec une eſpece de fureur ; je n’ai beſoin des conſeils de qui que ce ſoit, & vous ſeriez la derniere dont il me conviendroit d’en recevoir.

Quoique je n’euſſe pas mis une extrême chaleur dans mes remontrances, elles étoient ſi peu faites pour m’attirer cette bruſquerie, que j’en fus vivement offenſée. Sans le retour de la Marquiſe, ce commencement d’aigreur auroit pu nous mener loin. Notre tête-à-tête, notre émotion, parurent la ſurprendre, même la troubler. Elle n’eut rien de plus preſſé que de me demander la cauſe de ces nuages dès que nous eûmes quitté la grille. Je la lui racontai fort naïvement. De quoi vous mêliez-vous ? me dit-elle. Laiſſez Mademoiſelle d’Aulnai achever ſon ſacrifice, puiſqu’elle en a la fantaiſie… Mettant à part l’intérêt de la fortune, il en eſt mille autres qui doivent vous rendre cette folle démarche avantageuſe. Savez-vous bien que votre ſœur a dans le caractère, dans la tournure de ſon eſprit, tout ce qu’il faut pour faire votre malheur, ſi vous viviez enſemble dans le monde ?… Je dis plus, toutes converſations particulieres ſeroient capables de produire, en partie, ce triſfte effet. Ce n’eſt qu’en les évitant avec ſoin que vous conserverez votre repos, & les agréments dont une union bien aſſortie vous fait jouir.

Diſpoſée comme je l’étois, il ne m’en coûta rien pour en faire la promeſſe, & peu de choſe pour l’exécuter. De ce jour, toutes mes attentions pour Mademoiſelle d’Aulnai ſe bornerent à des viſites de bienſéance, où je ne manquois pas de me faire accompagner par quelqu’un.

Pluſieurs mois s’écoulèrent rapidement. Le ſouvenir de Rozane ne troubloit pas ma ſatisfaction. Il obtint, en ce temps-là même, un Régiment. Je mis à cette nouvelle une médiocre importance, & n’étois pas bien d’accord avec moi-même, ſur le deſir de le revoir. Ma mere, qui me ſuivoit de l’œil, ne me vit pas plutôt où elle s’étoit flattée de m’amener, qu’elle ſe rendit aux prières de M. de Rozane pour le retour du Comte : c’étoit ſe ménager le double plaiſir d’obliger le pere, & de ſe venger du fils, en le rendant témoin de mon goût pour un autre.

J’ignore ſi ma mere voulût ſe faire un jeu de ma ſurpriſe, ou m’examiner dans un premier mouvement ; ce que je fais, c’eſt qu’elle ne me prévint point ; que ſur quelque prétexte elle m’appella chez elle, où je me trouvai ſeule entre elle & ſon mari, à l’inſtant de l’arrivée du Comte. Le bouleverſement que me cauſa cette vue inopinée, me fit jetter un cri. Pour Rozane, tremblant, interdit, il balbutia quelques mots que perſonne n’entendit, que peut-être il n’entendoit pas lui-même, me ſalua ſans lever les yeux, & ſe plaça de maniere à me ſauver l’embarras de laiſſer tomber les miens ſur lui.

Ce procédé étoit d’une délicateſſe trop recherchée : je ne le ſentis point ; & n’y vis qu’une marque de froideur qui me fâcha.

Le Marquis rayonnant de joie, accabloit ſon fils de queſtions, auxquelles il répondoit oui, & non, au hazard, preſque toujours de travers. La tête baiſſée ſur mon ouvrage, je le tournois, & le retournois de tous côtés. Ma mere ajoutoit à mon embarras par ſes regards furtifs, & ſon ſouris en deſſous. La préſence de Murville me manquoit : il arriva.

A ſon début, j’eus lieu de penſer qu’il avoit été mieux informé que moi de l’événement du jour. L’air aiſé, les bras ouverts, il aborda Rozane, & l’accueillit comme l’homme du monde qu’il auroit le plus de plaiſir à revoir. Celui-ci, au contraire, ne ſe prêta qu’avec une réſerve qu’on auroit pu qualifier de répugnance.

Ces compliments, ces embraſſades, ou peut-être la malice de mon mari, occaſionnerent un déplacement ; nous nous trouvâmes aſſis l’un près de l’autre, & le Comte en face de nous.

Dans cette poſition je fus en butte à toutes les petites agaceries qui décèlent l’intime familiarité : elles me mirent à la torture. Je ne ſavois comment il falloit les recevoir : cela dépendoit des ſentiments de Rozane, qui ne m’étoient pas connus. S’il ne m’aimoit plus, ma vanité pouvoit trouver ſon compte aux empreſſements du Baron ; s’il m’aimoit encore, c’étoit une barbarie dont je ne devois pas me rendre complice. Tourmentée par cette incertitude, je laiſſai voir une contrainte, une gaucherie, une maladreſſe ridicules.

Cette ſcene devint inſupportable au Comte : il jetta ſur Murville un coup d’œil… dont l’expreſſion n’étoit pas équivoque, & ſortit, prétextant le déſordre de ſa toilette, auquel il vouloit remédier. Son émotion ne m’échappa point, & je crus l’énigme expliquée. Rozane aimoit, Rozane étoit jaloux, donc ſon état exigeoit les plus grands égards… Malheureuſement mon mari n’étoit pas de moitié dans cette concluſion.

Le Comte ne reparut que vers l’heure du ſouper. Un cercle nombreux tint en reſpect ſa jalouſie, & non l’affectation de Murville à me lutiner. Outrée d’une malignité d’autant plus évidente, que j’étois reſtée, de ſa part, fort tranquille dans l’abſence de Rozane, je le repouſſai pluſieurs fois avec aigreur, & tombai dans une rêverie dont tout le monde dut s’appercevoir.

J’accélérai mon départ de chez ma mere, tant pour me délivrer d’une telle perſécution, que pour être du moins en liberté de penſer. L’impitoyable Baron ſe plut à tromper mes eſpérances ſur l’un & l’autre point ; il me ſuivit dans ma chambre, malgré le beſoin de ſommeil que je prétextois pour l’en éloigner.

Venez, me dit-il, en me ſaiſiſſant le bras, & m’arrêtant devant lui d’une maniere badine. Regardez-moi… Regardez-moi donc… Pourquoi détournez-vous les yeux ? Pourquoi ce petit air d’impatience ?… Comment, de la rougeur !… de la dignité auſſi ! la choſe prend de la conſiſtance ; il faut la diſcuter gravement… Et bien, allons au fait ; écoutez, j’ai des vérités importantes à vous dire.

Entre nous, mon enfant, votre conduite d’aujourd’hui eſt plus que ſuffiſante pour vous donner un travers… Des travers ! à votre âge ! ce ſeroit le moyen de paroître ſurannée à vingt-cinq ans : eh, qu’eſt-ce qui vous auroit attiré ce déſaſtre ? Rien, ou autant vaut.

Je ſais que l’apparition inattendue d’un homme qu’on a beaucoup aimé, contre lequel on n’eſt peut-être pas encore bien affermie, doit néceſſairement cauſer quelque trouble ; mais on ſe remet ; on ne fixe pas l’attention des ſpectateurs par ſa bouderie, ſon humeur, ſes diſtractions ; on ne ſe refuſe pas, dédaigneuſement, aux badinages, aux careſſes d’un mari, parce que ſon rival en eſt le témoin… Réellement vous n’êtes pas plus formée, ſur cet article, qu’une petite fille. Les conſeils d’un ami vous ſont néceſſaires : de bon cœur je vous offre les miens.

C’eſt pouſſer loin la complaiſance, dis-je avec ironie, que de vouloir enſeigner à ſa femme l’art de déguiſer ſes ſentiments. — Eh ! les auriez vous moins, quand vous les afficheriez dans tout Paris ? Ce ne ſeroit aſſurément qu’une faute de plus. — J’en conviens, auſſi n’eſt-ce pas ce que j’entends ; mais que vous y mettez bien peu d’importance, comme mari, puiſque vous vous réduiſez au rôle de précepteur avec autant de déſintéreſſement. — Cette conſéquence eſt fauſſe, je vous en avertis. Mon offre ſignifie ſimplement que je ſuis raiſonnable, que je prévois vos dangers, & veux vous rendre un ſervice, en vous aidant à conſerver l’eſtime publique, dont on ne peut jamais réparer la perte. Si vous reſtez fidelle à vos engagements, les lumieres que vous aurez acquiſes, vous ſerviront à juger les autres. Si la tentation devient trop forte, elles vous rendront capable de ſauver les dehors, qui font, dans le fond, le grand, & très-grand article.

Quels propos ! m’écriai-je ; ſi c’eſt une plaiſanterie, elle eſt bien mauvaiſe ; ſi vous parlez ſérieuſement, vous m’outragez pour votre ſeul plaiſir… Laiſſez-moi ; vous ne méritez pas d’avoir une femme honnête & ſenſible.

Je me levai pour mettre fin à une convention révoltante. Le Baron m’obligea de me raſſeoir. Voilà de l’enfance, me dit-il ; tâchez donc d’entendre raiſon, de ſentir vos beſoins & vos reſſources.

Vous débutez dans une carrière périlleuſe qui vous eſt inconnue, & dont je poſſede la carte ; je propoſe de vous y ſervir de guide : vous m’en faites un crime. Aimeriez-vous mieux que je n’euſſe l’œil ouvert ſur vos actions que pour en concevoir des alarmes ? que j’allaſſe fouiller dans les replis de votre cœur, pour y découvrir la matiere d’un reproche ? que j’empoiſonnaſſe vos jours & les miens par les fureurs de la jalouſie ? Oui, repliquai-je, oui, Monſieur, je l’aimerois mille fois mieux. Vos injuſtices ſeroient au moins une marque de votre amour, & vous ne m’en donnez que de la plus profonde indifférence. — Va, tu ne fais ce que tu dis, ni ce que tu veux. Un temps viendra où tu te féliciteras de ce qui te révolte aujourd’hui : je vais te le prouver en un moment.

Cette preuve fut tirée de mes charmes, des attaques fréquentes auxquelles ils m’expoſeroient, des précautions qu’il me faudroit prendre pour n’être pas atteinte des mêmes feux que j’aurois allumés, & ſurtout pour en empêcher l’éclat : c’étoit ſon refrein.

Rien de plus joli, de plus adroit, de plus flatteur. Ces cajoleries étoient ſoutenues de careſſes aſſez vives… Je me crus aimée, parce qu’on m’aſſuroit que je devois l’être. Ma colere s’appaiſa ; mon cœur s’attendrit… Peu s’en fallut que je ne m’accuſaſſe d’ingratitude envers un homme ſi jaloux de mon bonheur.

Rozane me fit la première viſite à l’heure où le cercle ſe formoit chez moi. Vêtu avec plus de goût que de magnificence, noble, ſimple, preſque négligé ; … il étoit admirable ! Je vis qu’on le remarquoit, j’en reſſentis une émotion… dont je n’examinai point le principe.

Le malin & pénétrant Murvjlle loua tout avec tant d’excès & d’opiniâtreté, que le Comte, excédé de ce torrent d’éloges, termina ſa viſite plus promptement qu’il n’en avoit eu le deſſein.

Dès qu’il fut ſorti, le Baron s’approcha de mon oreille, & me demanda ſi je ne le trouvois pas le plus généreux des maris ? Cette queſtion avoit trop l’air d’une épigramme, pour que je puſſe m’y méprendre : ſans répondre, ſans regarder celui qui me la faiſoit, j’adreſſai la parole à une femme de la compagnie… Il n’inſiſta pas.

Comme Rozane & moi avions à peu près les mêmes ſociétés, je le rencontrois partout. Ma maiſon étoit celle où il ſe montroit le moins, & jamais aux heures où je pouvois être ſeule. Il me traitoit avec un reſpect aſſommant, une cérémonie impatientante… De ſes ſentiments, pas un mot.

Je m’étois attendue à des plaintes, à des regrets, à tous les tranſports d’un amant ſacrifié ; je m’étois arrangée pour les ſoutenir convenablement : Rozane déconcertoit mes projets par ſa froide & uniforme conduite… J’en fus mortifiée extrêmement.

Réduite à douter d’un amour qui m’avoit paru d’abord inconteſtable, j’examinai les raiſons ſur leſquelles j’en avois établi la croyance : toutes me parurent équivoques ; mais je n’eus pas le courage de me dire : il a changé.

Perdre nos conquêtes eſt un accident dont nous ſavons, en général, que nous ſommes menacées ; nous avouer, en particulier, une perte de ce genre, eſt une humiliation à laquelle nous ne nous ſoumettons qu’avec la plus parfaite évidence.

Quelque choſe de plus fort que le dépit, me faiſoit ſupporter avec peine l’idée de celle que je craignois. Je me fis une occupation très-grave d’éclaircir mes doutes, de pénétrer dans un cœur, dont, en ſuppofant qu’il fût encore enflammé, je ne pouvois faire que le tourment, s’il ne faiſoit pas ma honte.

Il auroit fallu des principes pour être arrêtée par ces conſidérations : je n’en avois que ce qu’on a coutume d’en acquérir dans le grand monde. Toutes les femmes de ma connoiſſance ſe glorifioient de leurs eſclaves ; il n’en étoit pas une d’elles qui n’eût regardé l’hommage de Rozane comme un triomphe : c’étoit un nouvel encouragement pour le retenir dans ma chaîne, ou l’y rappeller s’il en étoit ſorti.

Je redoublai de ſoins, d’obſervations, & perdis mes peines. Souvent je croyois avoir fait une grande découverte ; l’inſtant d’après j’étois miſe en défaut. Quelle fatigue ! Elle prit ſur mon humeur… Le Baron m’en fit appercevoir… Je reçus l’avis très-durement : il devoit s’en fâcher : il n’en fit rien. Bleſſée du peu d’importance qu’il ſembloit mettre à ce caprice, j’eus la bizarrerie de lui en faire des reproches : il n’en tint compte. Une ſortie fort vive, où je me laiſſai emporter, ſans trop ſavoir pourquoi, ne me réuſſit pas mieux. J’en conclus que Murville étoit un homme léger, qui ne vouloit & ne pouvoit s’appeſantir ſur rien.

Ce grief fut le prélude de cent autres. Quoique ſa conduite avec moi fût exactement la même, il ne ſe paſſoit pas un jour ſans que je lui ſuppoſaſſe quelque tort. Sa façon de m’aimer étoit particuliérement le ſujet de mes tracaſſeries. Exigeante en proportion de ce que mon goût pour lui s’affoibliſſoit, je voulois de l’amour dans tout, & n’en reconnoiſſois nulle part. Je pleurois, je grondois, je contrariois, j’étois inſupportable. Mon mari développoit mieux que moi-même la cauſe ſecrete qui me faiſoit agir ; mais il ne prenoit la peine ni de m’éclairer, ni de ſe défendre. Toute querelle, de ma part, n’attiroit, de la ſienne, que du perſifflage : un ſouris moqueur, une chanſon, une épithete dédaigneuſe la terminoient ; il me quittoit enſuite comme quelqu’un qu’on abandonne à ſa déraiſon.

Cependant nous vivions enſemble, ce qu’on nomme bien, au regard du monde. J’étois libre autant & plus qu’il ne convenoit à une femme de mon âge. Une grande fortune, dont nous uſions noblement, nous donnoit l’apparence de la félicité. Je n’avois point d’amant connu, Murville point de maîtreſſe affichée, & qui que ce fût n’étoit informé de nos démêlés ſecrets.

Mon bonheur étoit dans un ébranlement qui le menaçoit de ſa ruine, quand le temps de la profeſſion de ma ſœur arriva. Elle ſe fit avec pompe ; l’aſſemblée fut brillante ; le ſeul Murville ne s’y trouva pas. Des affaires l’avoient appellé à la campagne pluſieurs jours auparavant.

J’avois bien vu des cérémonies pareilles à celle qui m’attiroit au Couvent de *** ; mais la perſonne qui s’alloit immoler, mettoit ce redoutable ſpectacle dans un nouveau jour.

Ces tableaux, ſi étrangers au ſiecle & au caractere de ma ſœur, que préſentoit un Orateur pathétique ; ces eſpeces d’ombres qui environnoient la victime, & dont elle alloit groſſir le Catalogue ; ces vœux terribles, diſtinctement prononcés, me cauſerent une ſi forte révolution, que je fus prête à m’évanouir.

On vint à moi ; il ſe fit un petit tumulte… Rien n’altéra le calme qui regnoit ſur le viſage de ma ſœur. Elle acheva ſon ſacrifice avec un courage qui ſembloit l’élever au-deſſus d’elle-même, & de tout ce qui exiſtoit.

Remiſe de ma premiere émotion, je gardai une contenance aſſez ferme, juſqu’au moment où la jeune Profeſſe s’avança pour donner à ſes parents le dernier baiſer. Alors j’eus beau me raiſonner, il me fut impoſſible de l’attendre… Je me ſauvai dans une ſalle voiſine du Chœur, pour pleurer en liberté.

Deux minutes après on ſortit de l’Egliſe, & ma ſœur entra impétueuſement dans l’endroit où j’étois réfugiée. Surpriſe, interdite de ma rencontre, elle fit un mouvement pour retourner en arriere. Je la prévins & courus vers elle à deſſein de l’embraſſer. Loin de répondre à mon empreſſement, elle recula, me tint en reſpect à quelque diſtance par le froid inexprimable de ſon regard, & par une ſorte d’incertitude dont elle paroiſſoit agitée. Vous pleurez quand mes yeux ſe refuſent aux larmes ! dit-elle… Je n’imaginois pas que ce fût Madame de Murville qui dût en faire uſage… Des Religieuſes qui la cherchoient, arriverent avant que j’euſſe pu lui parler… Je ne la vis plus qu’en public, & nous nous quittâmes ſans qu’elle m’eût témoigné un léger regret de notre éternelle ſéparation.

L’impreſſion de triſfteſſe que j’avois reçue dans le cours de cette journée, ne s’effaça pis en m’éloignant des objets qui l’avoient produite : au contraire, je ſentis ce qu’on ſent preſque toujours à la perte des perſonnes avec qui on a vécu dans l’intimité. Les inconvénients attachés à ces liaiſons diſparoiſſent ; on n’en voit plus que les avantages ; on s’exagere les reſſources qu’on en a tirées, & celles qu’on pouvoit en tirer encore.

Ma ſœur avoit peu ménagé mon amour-propre, lorſqu’elle avoit été en poſſeſſion de ma confiance ; depuis, je l’avois moi-même preſque abandonnée. Notre rapprochement auroit ſouffert des difficultés, en toute poſition. Malgré cela, je me rappellois douloureuſement qu’elle m’avoit écoutée, conſolée, ſoutenue… Un tel ſecours me redevenoit ſi néceſſaire ! j’avois tant de choſes à verſer dans le ſein de l’amitié ! Malheureuſement mes chagrins n’étoient plus du reſſort de Mademoiſelle d’Aulnai. C’étoit des conſeils qu’il me falloit ; une Religieuſe ne pouvoit & ne devoit me donner que des leçons.

On auroit peine à croire la ſermentation qui s’enſuivit d’un événement ſi peu fait pour en opérer de ſemblables. J’errois ſans guide dans le labyrinthe de mes idées, de mes ſentiments. Je retournois continuellement par les mêmes routes, & n’en appercevois point l’iſſue…

L’amour s’établiſſoit au fond de mon cœur : je ne voulois pas l’y voir, pour n’être pas obligée de l’en chaſſer… Souvent je tâchois de me perſuader que j’aimois toujours le Baron ; bientôt après je m’en donnois le démenti, & j’en étois affligée. Ce n’étoit pas pour mes devoirs, mais pour mon repos, que cette découverte m’alarmoit… Je m’avouois à demi, qu’un mot du Comte me rendroit ma tranquillité ; ce mot ne venant point, je me tourmentois, & par contre-coup, tout ce qui m’étoit aſſujetti.

Je voyois mon mari ſi rarement, en particulier, que l’influence de mes caprices ne pouvoit guere s’étendre juſqu’à lui ; c’étoit une ſurcharge pour le reſte.

On ne répand point impunément l’amertume ſur la vie des autres… Je ne fus pas long-temps ſans éprouver le contre-coup de ce que ma mauvaiſe humeur faiſoit ſouffrir… Il me paroiſſoit affreux de ne voir autour de moi que des viſages mécontents : je leur en voulois autant de mal que ſi j’avois agi de maniere à les rendre fort gais. Rongée de vapeurs noires, je me forgeois des tortures, dont mes paſſions étoient les ſeuls agents… Enfin je me trouvois très-malheureuſe ; mais j’aurois été bien embarraſſée de définir les cauſes de mon malheur.

Comment ſortir d’un état auſſi pénible ? Je rêvai, je cherchai, & crus avoir fait un grand effort de jugement, en décidant qu’il me falloit un ami capable de remplacer Mademoiſelle d’Aulnai ; quelqu’un d’aſſez habile pour deviner ce qui ſe paſſoit dans mon cœur, d’aſſez indulgent pour y compatir. Où le rencontrer cet être ſecourable ? Le choix étoit délicat ! Rozane, avec toutes les qualités requiſes, ſe préſenta des premiers à mon eſprit. Je le repouſſai comme un téméraire qui ne devoit pas être écouté. Il revint… Puis encore… Puis toujours… Fatiguée de cette importunité, je m’arrêtai pour m’affermir, à ce qu’il me ſembloit, dans le deſſein de l’exclure, par l’examen des obſtacles qui s’élevoient entre nous. D’abord je les jugeai inſurmontables… A force d’y réfléchir, ils me parurent dégénérer en ſimples inconvénients… Finalement je n’en vis plus qu’un : c’étoit l’amour ; mais cet amour, ſur lequel je m’abuſois pour mon propre compte, étoit en queſtion pour celui de Rozane. L’intérêt du moment exigeoit que je la décidaſſe : elle le fut. La néceſſité de faire les avances ne m’arrêta pas davantage ; je me juſtifiai tout au nom de l’amitié, comme j’avois déjà fait. Le plus ou le moins de ſupercherie avec moi-même, m’étoit égal.

Je ne délibérai donc plus que ſur la maniere de communiquer mon plan à Rozane, & de le lui faire agréer. Les occaſions ne me manquoient pas : nous jouiſſions, à la campagne de ma mere, d’une plus grande liberté qu’en aucun lieu du monde ; mais je voulois que mon ſujet fût amené : j’en épiois l’inſtant favorable ; il s’offrit.

Obligée de répondre à pluſieurs lettres, j’annonçai, une après-dînée, que je n’irois pas à la promenade. Mes dépêches furent expédiées plus promptement que je ne l’avois cru ; mais ne ſachant où je rejoindrois la compagnie, j’allai prendre un livre chez le Marquis, dans le deſſein de me promener ſeule. L’appartement de Rozane ſe trouvoit ſur mon paſſage… la porte étoit entr’ouverte… il n’y avoit pas d’apparence qu’il y fût ; … cependant je la pouſſai ſans me dire pourquoi…

Aſſis devant une table, le Comte avoit la tête appuyée ſur ſa main gauche, & tenoit de la droite une plume, dont il ne ſe ſervoit point : il rêvoit.

Je ne vous croyois pas ici, dis-je aſſez platement : car s’il n’y étoit pas, qu’eſt-ce que je venois y chercher ?… Ma voix le tira de ſa rêverie. Il ſe leva précipitamment, & vint à moi comme une perſonne qui, ſortant du ſommeil, auroit eu peine à reprendre ſes eſprits.

Vous ne vous êtes donc point laiſſé tenter pour la promenade ? lui demandai-je. — Non, Madame. — Par quelle raiſon ? — Parce que je n’y aurois pas vu… Mais, interrompit-il, vous aviez ſans doute quelqu’intention en m’honorant de votre viſite. Serois-je aſſez heureux pour vous être utile à quelque choſe ? Oui, Monſieur, vous m’accompagnerez au parc : j’allois y reſpirer le frais, en liſant ; au-lieu de cela, nous cauſerons. Votre converſation me vaudra mieux qu’un livre. Il s’inclina, ſans répondre, & me préſenta la main pour deſcendre. Je ſentis qu’il trembloit ; peut-être je tremblois auſſi… du moins, il eſt certain que j’étois fort émue.

Nous commençâmes de marcher en ſilence. Le vent, le chaud, la ſérénité du temps vinrent enſuite… Un mot… Un autre… Des lacunes… Je bouillois ! Que dire ?… Comment débuter ?… Une occaſion ſi belle alloit ſe perdre par ce ſot embarras… Si j’en voulois finir, il falloit changer mon plan, renoncer aux préliminaires, bruſquer l’explication… Je m’y déterminai.

Comte, dis-je, laiſſons le temps : quelque beau qu’il puiſſe être, j’imagine que nous pouvons traiter une matiere plus intéreſſante. Nous nous connoiſſons aſſez pour uſer, l’un envers l’autre, d’une entiere franchiſe. Je pourrois juſtement vous reprocher de ne vous l’être pas dit plutôt ; mais cette petite délicateſſe m’éloigneroit de mon but… Mes vues ſont ſimples, mes procédés ſeront de même. A-t-on beſoin de tournure dans une choſe dictée par la raiſon, & qui doit être ſous la garde de la vertu ?… Je m’explique.

Vous avez des peines, j’en crois ſur cela votre profonde mélancolie ; j’en ai auſſi qui rempliſſent quelquefois mon ame d’amertume ; la compatiſſante amitié les ſoulageroit toutes. Déjà nous en avons fait l’expérience ; il ne tient qu’à nous de l’expérimenter encore… Soyons amis, Comte ; établiſſons entre nous un commerce de confiance, qui nous aide à ſupporter les chagrins cuiſants de la vie ; je verſerai les miens dans votre cœur, & j’adoucirai ceux que vous pourrez avoir en les partageant… Mais… je vous vois frappé d’un ſingulier étonnement ! De grâce, inſtruiſez-moi de ce qu’il ſignifie. — Que j’admire un tel projet, & la liberté d’eſprit avec laquelle vous me le propoſez ; ſeulement je ſuis fâché de ne pouvoir concourir à ſon exécution, puiſqu’il vous plaît… Madame, ſi j’ai des ſecrets, je ne dois, ni vous les révéler, ni devenir le dépoſitaire des vôtres.

Quoi, Monſieur, m’écriai-je, vous refuſez d’être mon ami ? — Ami ſoit ; je vous veux aſſez de bien pour mériter ce titre ; mais je répete que celui de confident ne ſauroit être le mien auprès de vous.

La ſuppoſition d’un refus n’étoit pas entrée dans mes arrangements ; il me confondit au point de reſter muette, de ne plus voir que des brouillards. Le Comte me laiſſa le temps de me remettre… Nous fûmes un quart-d’heure ſans parler. Il traçoit d’un air diſtrait des lignes ſur le ſable, avec une canne. J’arrachois les feuilles, les branches de la charmille, que je mettois en pièces. Enfin, les nuages ſe diſſiperent un peu ; je ſentis ma colere s’enflammer par degrés… Quelle opinion, Monſieur, avez-vous donc de mes ſecrets, pour vous défendre ainſi de les pénétrer ? demandai-je fiérement. Vous me mettez ſans doute au rang de ces femmes dont la confidence déshonore preſque également celles qui la font, & ceux qui la reçoivent… Une telle indignité a lieu de me ſurprendre, nommément de votre part ; quand je l’aurois méritée, vous auriez été le dernier des hommes dont j’aurois cru la devoir craindre. — Vous auriez eu tort ; ſi vous étiez de ce nombre mépriſable, je ſerois un des premiers à vous en faire ſubir la juſte humiliation ; mais rien, je vous jure, n’a été plus éloigné de ma penſée. Vous êtes ſage, vous aimez votre mari, vous avez droit à l’eſtime de ceux à qui vous accorderez votre confiance, je le ſais, Madame, & n’en perſiſte pas moins à refuſer cet honneur.

Il ſuffit, dis-je, en doublant le pas pour me ſéparer de lui. Mon erreur étoit excuſable ; un plus long entretien ne le ſeroit pas. Au reſte, je vous ſuis obligée… très-obligée de m’avoir deſſillé les yeux… ſans cela, peut-être… j’allois… Tout eſt dit. Je marchois fore vîte, & croyois ne plus raiſonner qu’avec moi-même. Rozane me ſuivoit de trop près pour ne me pas entendre… Arrêtez, s’écria-t-il ? Que parlez-vous d’obligation ? de… de… Eſt-il bien vrai ?… Suis-je toujours ?… Expliquez cette énigme… Que fais-je !… quelle imprudence !… Non, Madame… non, ne dites rien de plus… Gardez-vous de me donner une dangereuſe lumiere, dont il n’eſt pas en moi de me prévaloir.

Je n’avois jamais eu plus envie d’enfreindre une défenſe que celle du Comte. Ses queſtions, ſon trouble, ſes réticences piquoient ma curioſité : je l’aurois pouſſée ſûrement auſſi loin qu’il m’auroit été poſſible, ſans la rencontre de la compagnie qui revenoit au château.

Ma mère tenoit un paquet de lettres, que le courier lui avoit remis en paſſant. Entre celles qui étoient à mon adreſſe, j’en trouvai une de Madame de Saintal. Elle me mandoit que ma ſœur étoit tombée dans un dépériſſement total ; qu’on n’oſoit preſque plus hazarder des remedes ; qu’elle-même s’y refuſoit opiniâtrément, ou en empêchoit l’effet par ſon indocilité aux ordonnances des Médecins.

Cette nouvelle ne m’étonna pas à un certain point. La ſanté de Mademoiſelle d’Aulnai s’étoit affoiblie dès le temps de ſon noviciat ; depuis ſa profeſſion elle avoit décliné chaque jour, & nous l’avions laiſſée, en partant de Paris, dans le plus fâcheux état.

Juſques-là, toute occupée de mes propres intérêts, j’en avois pris un bien médiocre au danger de ma ſœur, qui d’ailleurs étoit, à mon égard, comme dans une région étrangere ; mais il eſt des moments où l’ame s’ouvre aiſément à l’affliction : la mienne fut pénétrée de ce que je venois d’apprendre.

Mademoiſelle d’Aulnai eſt bien mal, dis-je d’un ſon de voix altéré : vous le mande-t-on auſſi, ma mere ? Oui, répondit-elle ; la Supérieure me l’écrit… Sa lettre eſt inquiétante… Cependant ces bonnes filles exagerent tant les choſes, qu’il ſe pourroit… Je vous aſſure, interrompis-je, qu’il n’y a point d’exagération ; Madame de Saintal me déclare que le mal eſt très-preſſant. Ce témoignage eſt plus grave, dit la Marquiſe ; il n’eſt pourtant pas infaillible. Mademoiſelle d’Aulnai a beaucoup de vapeurs ; les ſymptômes de cette maladie ſont quelquefois très-effrayants… On peut s’y méprendre… Enfin nous verrons. Après-demain je retournerai à Paris ; & ſi nos frayeurs ſe diſſipent, comme je le préſume, nous reviendrons ſous peu de jours.

La triſteſſe étoit ſi contraire à mon humeur, que j’aurois partagé très-volontiers la ſécurité de Madame de Rozane ; mais j’avois beſoin d’un prétexte pour pleurer. Une nouvelle fâcheuſe arrive ſi à propos, dans ces circonſtances, qu’on ne voudroit pas en retrancher la moindre choſe ! Mes larmes coulerent abondamment ; mes ſentiments ſe croiſerent avec force, tant que je fus contrainte de reſter en repréſentation. Dès que je me trouvai libre, l’article de Mademoiſelle d’Aulnai ſe rangea de lui-même à l’écart : il n’exigeoit aucune diſcuſſion.

Mon aventure avec Rozane m’avoit rejettée dans mes incertitudes. Que ſignifioit une conduite auſſi bizarre, auſſi problématique que la ſienne ?… On pouvoit y ſoupçonner de l’amour, du dépit, de la jalouſie ; ce principe étoit flatteur : il me parut le ſeul vraiſemblable.

De retour à Paris, on nous confirma ce qu’on nous avoit écrit ſur Mademoiſelle d’Aulnai : mourante, affaiſſée, elle ne ſe diſpenſoit pas encore des regles auſteres de ſon Couvent ; mais elle avoit fait un divorce entier avec le dehors, & n’alloit plus au Parloir pour qui que ce pût être.

Vous n’aurez bientôt plus de ſœur, me dit la Comteſſe de Saintal. Chaque inſtant ajoute au mal dont elle eſt conſumée. Elle n’offre à préſent que l’image d’un cadavre, qui déchire le cœur de tous ceux qui la voient. Seule, elle regarde tranquillement les approches de ſa fin, & ſemble même l’accélérer par la vivacité de ſes deſirs.

Quoi qu’en pût dire la Comteſſe, elle ne me perſuada point que ma ſœur vît, avec tant de plaiſir, la mort prête à la frapper. Quoi, ſi jeune ! m’écriai-je, à dix-neuf ans ! Madame, eſt-il poſſible qu’elle ſoit ſans reſſource ? Il n’en eſt plus, répondit-elle. C’eſt un ſang brûlé, une poitrine perdue ; le Ciel pourroit ſeul la tirer de là ; & nous ne devons pas eſpérer un miracle.

Ma mere qui ne ſe mettoit pas à portée de juger, par ſes yeux, l’état des choſes, à qui les Médecins pallioient un peu la vérité ; ma mere, dis-je, perſiſtoit à croire que la langueur de Mademoiſelle d’Aulnai étoit purement accidentelle, & qu’on ne finiſſoit pas de cette maniere à ſon âge. Elle brûloit de retourner à la campagne, parce que la ville étoit aſſez déſerte ; je mourois de peur qu’elle ne ſe décidât, parce que des affaires retiendroient Meſſieurs de Rozane à Paris.

Tous les jours ma paſſion pour le Comte acquéroit des accroiſſements. Je n’oſois plus l’attaquer ouvertement, mais je n’omettois aucune de ces petites fineſſes dont nous ſavons faire uſage pour attirer un cœur qui ſe dérobe à notre pourſuite. Je me trouvois à point nommé dans les lieux où j’eſpérois de le rencontrer ; je ne reſpirois que là, & j’étois encore d’aſſez mauvaiſe foi avec moi-même, pour attribuer tout au beſoin d’avoir un ami.

Il s’étoit écoulé près d’un mois, ſans que ma ſœur eût éprouvé un changement ſenſible. Ma mere ſe fortifioit dans l’opinion qu’elle en avoit toujours eue. Je commençois à croire que Madame de Saintal m’avoit trop alarmée, quand la cataſtrophe juſtifia ce qu’elle avoit avancé.

Au milieu de l’après-dînée, un projet d’amuſement avoit raſſemblé, chez ma mere, pluſieurs perſonnes dont j’étois du nombre. La Touriere du Couvent de *** entra d’un air extrêmement empreſſé… Mademoiſelle votre fille touche à ſa derniere heure, dit-elle. Madame, elle demande à vous voir ; le moindre délai la priveroit de la conſolation qu’elle deſire.

La Marquiſe reſta ſans parole… Ce ſilence m’inquiéta. Je connoiſſois ſon exceſſive répugnance pour les malades, en général, & celle qu’elle avoit pour ma ſœur, en particulier ; la crainte qu’il ne s’enſuivît un refus, m’obligea de la prévenir… J’ordonnai qu’on mît les chevaux, & m’offris de l’accompagner. Les diverſes queſtions que je fis à la Touriere, laiſſerent à Madame de Rozane le loiſir de préparer ſon apologie : elle la tira des lieux communs de la douleur, du ſaiſiſſement ; mais c’étoit à des femmes qu’elle entreprenoit d’en impoſer. Vous avez été bien vîte, pour m’engager dans cette démarche, ſans ſavoir ſi je l’approuvois, dit-elle, lorſque nous fûmes partie. J’ai cru, Madame, répondis-je, que vous ne vous refuſeriez pas à la priere de ma ſœur. — Cela pouvoit être ; mais il falloit vous en aſſurer, & ne pas donner légérement des ordres chez moi… Ce n’eſt ſûrement pas d’elle-même que Mademoiſelle d’Aulnai me demande, ajouta-t-elle, ce ſera quelqu’une de ces Nones… Son Confeſſeur peut-être qui l’aura exigé… Les plus triſtes cérémonies leur ſont familières… Elle ſe tut, rêva, parut quelquefois agitée… J’étois tremblante… Nous arrivâmes. Quel tableau ! pour deux femmes du monde, uniquement occupées de leurs plaiſirs & de leurs paſſions ! Des Religieuſes à genoux, récitoient des prieres qu’elles interrompoient par leurs ſanglots… Ma ſœur, dans l’âge des graces, & de la beauté, étoit étendue ſur un lit de douleur, mourante, & méconnoiſſable… Chaque reſpiration lui coûtoit un effort… Tous ſes traits étoient défigurés… Ses yeux fixes, conſervoient un feu ſombre, plus effrayant mille fois qu’une extinction totale… Nos noms, qu’on prononça très-haut, ſemblerent rappeller ſon ame prête a fuir, & répandre ſur ſon viſage je ne ſais quoi de menaçant. Approchez, Madame, dit-elle à ma mere, venez jouir de votre ouvrage, venez voir expirer votre victime : c’eſt pour vous procurer cette ſatisfaction, que j’ai deſiré votre préſence.

La Supérieure, épouvantée de ce début, l’interrompit par une pieuſe exhortation… Laiſſez-moi, dit-elle, en la repouſſant d’une main mal aſſurée ; je ſuis ſous l’empire de la mort, & ne reconnois plus aucune autorité ſur la terre.

Vous avez ſignalé votre conſtante averſion pour une infortunée à qui vous aviez donné l’être, continua-t-elle, en apoſtrophant toujours la Marquiſe… Vous m’avez arraché le ſeul bien capable de me dédommager des longues & humiliantes privations auxquelles vous m’aviez condamnée… Vous ne m’avez laiſſé que le choix d’une mort prompte, ou d’une vie abreuvée d’amertume… J’ai choiſi, Madame : je meurs. Mais celui qui juge des actions humaines, doit, ſans doute, être le vengeur des malheureux opprimés… La voix de mes tourments va réclamer ſa juſtice… Je me flatte… J’eſpere que ſon bras appeſanti ſur ma marâtre, lui rendra le prix de ce qu’elle m’a fait ſouffrir… Qu’il punira le perfide dont j’ai été lâchement abandonnée… Que celle à qui… Epuiſée par les efforts prodigieux qu’elle avoit faits, elle perdit la parole, du moins on ne diſtingua plus ce qu’elle eſſayoit encore de balbutier.

Ses mouvements étoient convulſifs, ſa reſpiration précipitée… On nous fit ſortir. Je fondois en pleurs. Madame de Rozane, pâle, interdite, ſe laiſſoit conduire, ſans proférer un ſeul mot. La Supérieure lui faiſoit des excuſes qu’elle n’entendoit pas… Elle remonta machinalement en carroſſe, & nous regagnâmes ſon hôtel, ſans que l’une de nous deux eût rompu le ſilence.

Le diſcours de Mademoiſelle d’Aulnai, que je repaſſois continuellement, rempliſſoit mon ame de terreur. Mon ſang, glacé d’abord par l’impreſſion de la crainte, avoit repris une circulation ſi rapide, que j’en étois ſuffoquée. Je croyois entendre toujours la voix affreuſe du déſeſpoir, & voir l’image de la mort errer autour de moi… En m’éloignant de ce funeſte lieu, j’emportois, à ce qu’il me ſembloit, des ſouvenirs capables de répandre les ténèbres de la douleur ſur tous les jours de ma vie.

Je ne comprenois pas ſur quoi ſe fondoit une partie des reproches que ma ſœur avoit fait éclater. Je concevois encore moins la patience avec laquelle ma mere les avoit ſoutenus. Ce ne pouvoit être, ſelon moi, que l’ouvrage de la ſurpriſe, ou de cette ſorte de reſpect qu’on accorde aux dernieres paroles d’un mourant.

En entrant chez elle, Madame de Rozane s’aſſit, avec l’action d’une perſonne plus indignée qu’abattue. Son teint & ſes yeux s’animoient. Elle me regardoit, baiſſoit la tête, héſitoit, comme quelqu’un qui s’embarraſſoit dans la ſurabondance des choſes dont ſon eſprit étoit agité.

Etes-vous ſatisfaite de m’avoir expoſée à cette effroyable ſcene ? me demanda-t-elle enfin… Un inſtinct ſecret ſoulevoit mon cœur… Il falloit en croire ſes avertiſſements… Il ne vous a pas plu que je les écoutaſſe… Vous m’avez mis dans la néceſſité de condeſcendre à cette démarche, ou de me donner un travers odieux… Que d’horreurs ! eh, c’eſt vous, c’eſt votre précipitation !… Non, je ne l’oublierai jamais.

L’humeur de la Marquiſe m’étoit aſſez connue, pour que je duſſe m’attendre à des éclats ; mais je n’avois pas deviné que j’en ſerois le premier, le principal objet. Mon ame puiſſamment ébranlée par ce qui avoit précédé, ne ſe trouvoit plus aſſez de force pour réſiſter à cette attaque. Auſſi confuſe, auſſi troublée que ſi j’avois été la cauſe premiere des outrages que ma mere avoit reçus, je me jettai à ſes pieds, demandant pardon pour ma ſœur, pour moi-même… J’ajoutai des careſſes, des proteſtations d’attachement, de tendreſſe, de ſoumiſſion… Rien n’eut ſon effet… Elle étoit dans un déſordre qui lui permettoit à peine de m’écouter. Taiſez-vous, me dit-elle, & laiſſez-moi… Je veux être ſeule. Cet ordre, prononcé & répété d’un ton qui ne ſouffroit pas de replique, me réduiſit à la plus prompte obéiſſance… Je ſortis. Ma mere ſonna que je n’étois pas encore à moitié de l’anti-chambre ; curieuſe de ſavoir ſi ce n’étoit point pour me rappeller, je me rapprochai de la porte, & fus très-étonnée d’entendre qu’il s’agiſſoit de faire chercher le Baron au plus vite.

Tout ce qui s’étoit paſſé depuis quelques heures, portoit un caractere de ſingularité, ſur laquelle je formois des conjectures ſans nombre. Pourquoi Mademoiſelle d’Aulnai accuſoit-elle la Marquiſe de ſa mort, puiſqu’elle s’étoit fait Religieuſe volontairement ? Quelle étoit cette mort dont elle avoit parlé comme d’une affaire de choix ? ce bien ſi précieux qu’elle regrettoit encore ? ce perfide qui l’avoit lâchement abandonnée ? cette troisième perſonne qu’il n’avoit pu comprendre ſans ſes horribles anathêmes ? Pourquoi Madame de Rozane, chargée par elle d’imprécations, l’avoit-elle ménagée dans ſa colere, au point de ne la pas nommer ? La terreur avoit-elle étouffé la voix du reſſentiment ? étoit-il naturel qu’elle eût pris tant d’empire ſur une conſcience ſans reproche ? Enfin, pourquoi recourir à Murville, de préférence, dans une conjoncture où tout lui devoit être parfaitement étranger ?…

J’errois dans cet abyme ténébreux, où j’étois preſqu’également effrayée de ce que je voyois, & de ce que je ne voyois pas, lorſqu’on m’annonça Madame de Saintal, que je n’avois pas apperçue au Couvent. Elle eſt donc morte ! m’écriai-je, en liſant ſur ſon viſage ce qu’elle venoit m’apprendre. Oui, répondit-elle, ç’en en fait, Dieu a terminé, & ſans doute couronné ſes ſouffrances. Hélas ! je le ſouhaite, dis-je ; mais je frémis au ſouvenir de… Madame, avez-vous été témoin de ſon dernier ſoupir ? — Non. Obligée de ſortir dès le matin, j’avois recommandé qu’on m’avertît dès qu’elle ne ſeroit plus, afin de pouvoir acquitter la promeſſe qu’elle avoit exigée de mon affection. De quoi s’agit-il ? demandai-je avec inquiétude. — D’un paquet que je me ſuis chargée de vous remettre. — Un paquet !… à moi !… Donnez, donnez, Madame… Savez-vous ce qu’il contient ? — En me le confiant, Mademoiſelle d’Aulnai m’aſſura qu’il renfermoit des choſes dont il vous importoit d’être inſtruite immédiatement après ſa mort. J’ai reſpecté ſon ſecret, le vôtre, & ne me ſuis permis nulle queſtion.

L’impatience m’avoit fait rompre le cachet, avant que la Comteſſe eût ceſſé de parler, & je tâchois de débrouiller, à travers un voile de larmes, le commencement d’une lettre, qui rouvre encore aujourd’hui mille bleſſures dans mon cœur.

Mlle d’Aulnai à Madame de Murvillle.

„ O vous ! conſtant objet de mon averſion & de ma dévorante jalouſie ; vous, qui la premiere avez fait éclorre dans mon ſein les germes de la paſſion funeſte qui me conduit au tombeau ; vous, qui poſſédez… eh, peut-être ſans y attacher un grand prix, ce que j’aurois préféré, dans les jours de mon illuſion, au trône de l’univers entier ; vous, enfin, que j’aurois aimée, ſi la femme injuſte, que le Ciel en courroux nous donna pour mere, avoit mis plus d’égalité dans la balance de notre bonheur. Liſez ; connoiſſez celle qui fut votre ſœur pour le ſupplice de ſa vie ; connoiſſez les maux cruels qu’elle a ſoufferts, & le lâche impoſteur que vous avez fait ſuccéder, dans votre amour, au plus eſtimable des hommes… „

Mon agitation croiſſoit à chaque mot… J’étouffois… Je ne diſtinguois plus les caractères… Je me meurs ! dis-je, en laiſſant tomber mes bras, & le papier ſur mes genoux. Qu’avez-vous ? mon Dieu, qu’avez-vous ? demanda la Comteſſe, d’un air extrêmement alarmé ? Quel eſt donc le myſtere de cette Lettre ?… Ma chere Baronne, permettez-vous que je la voie ? je la lui tendis : elle en parcourut quelques lignes… Ciel ! qu’ai-je fait ! s’écria-t-elle. La perfide m’a trompée, m’a ſéduite par de fauſſes vertus, pour me rendre l’inſtrument de ſes fureurs. Son projet n’aura pas le ſuccès qu’elle s’en étoit promis Vous ne reverrez plus cet écrit ; les noirceurs que ſon début annonce, reſteront dans un parfait oubli.

En parlant ainſi, Madame de Saintal rouloit le cahier, pour le mettre dans ſa poche. Cette action me tira de mon accablement. Arrêtez, dis-je, en lui ſaiſiſſant la main : rendez le-moi, je vous en conjure… au nom de ma tendre amitié. C’eſt cette même amitié qui me le défend, repliquat-elle. Non, ma fille, non, ma chere enfant, ſi vous m’aimez, vous ne lirez point cette malheureuſe production d’un eſprit faux, & d’un cœur ulcéré. — Je vous aime, & je la lirai, Madame : il le faut… Il le faut abſolument. J’en alléguai de bonnes raiſons. La Comteſſe oppoſa les ſiennes ; elle y joignit des careſſes, des larmes, des prieres… alla juſqu’à vouloir ſe jetter à mes pieds… Je tins ferme : de ſorte qu’après un combat très-long, très-opiniâtre, elle fut contrainte de me céder.

Dès qu’elle m’eut quittée, j’allai m’enfermer dans mon cabinet, avec défenſe de laiſſer entrer qui que ce fût, pas même le Baron. Je tremblois de tout mon corps, des lumieres affreuſes que j’allois recevoir, & n’eus rien cependant de plus preſſé que de reprendre ma lecture.

Suite de la Lettre de Mademoiſelle d’Aulnai.

„ Je ne m’occupe à décrire mes tourments, que dans l’eſpérance qu’ils enmpoiſonneront les plaiſirs dont vous jouiſſez à mon préjudice : c’eſt la plus douce, c’eſt l’unique conſolation que je veuille & que je puiſſe me procurer, en attendant ma dernière heure.

„ La crainte & la haine ſont les premiers ſentiments qu’on a introduits dans mon cœur… O Dieu ! ne l’aviez-vous formé ſi délicat & ſi tendre, que pour le remplir de tant d’horreurs ?

„ On ne m’accoutuma, ce ſemble, à prononcer le nom de mere, que pour m’apprendre à le redouter ; & celui de ſœur, que pour m’accabler du poids de la comparaiſon. Victime d’une injuſte prédilection, j’en conçus pour vous de l’éloignement, en ſortant du berceau.

„ Les avantages frivoles, mais éblouiſſants que vous aviez reçus de votre éducation ; votre luxe, votre aiſance, l’inſultante vanité que vous en tiriez, & le contraſte humiliant de mes privations, acheverent de m’aliéner à votre arrivée au Couvent.

„ Les ſoins, la ſageſſe de Madame de Saintal ; vos timides prévenances ; la ſupériorité que je me trouvai du côté du ſavoir, flatterent mon amour-propre, aſſoupirent ma haine, au point que je la crus détruite. Je me trompois : elle reprit toute ſa force, quand vous vîntes, ivre de joie, m’annoncer que vous alliez retourner dans le monde, pendant qu’on ne me laiſſoit entrevoir aucun terme à ma captivité.

„ Vous partîtes : il m’en coûta des larmes, dont on fit honneur à l’amitié, quoique le dépit ſeul les arrachât de mes yeux. Mais avant que de me quitter, vous aviez ouvert mon ame aux preſtiges de l’amour, & préparé mes ſens à la ſéduction des plaiſirs.

„ Dépoſitaire de votre premier penchant, & des tranſports que l’idée du mariage vous faiſoit éprouver, j’écoutai d’abord avec étonnement, puis avec intérêt… Enfin, la contagion produiſit ſon effet. Le feu de votre imagination paſſa tout entier dans mon cœur. Je recueillois vos paroles ; j’étudiois vos mouvements ; je donnois aux uns & aux autres une extenſion nouvelle… J’en compoſois le poiſon fatal qui a dévoré mes déplorables jours.

„ Inſenſée ! Loin d’être en garde contre cette diſpoſition, je ne me plaiſois qu’à ce qui pouvoit l’augmenter. Mon ame, qui depuis la mort du meilleur des peres, étoit reſtée vuide des ſentiments aimables de la nature, recevoit, avec raviſſement, l’image du bonheur dont elle pouvoit jouir. Je ſoupirois après cet âge, où notre beauté doit avoir acquis ſa perfection, où l’on nous croit capables d’apprécier les hommages qu’on nous adreſſe.

„ Il arriva, cet âge ſi follement deſiré. J’avois plus de ſeize ans, lorſque je vis paroître le jour où je devois perdre pour jamais le repos de ma vie.

„ Dans un moment où mes compagnes & moi, nous exercions à des jeux, on me ſonna pour le Parloir ; j’y courus, ſans ſavoir qui me demandoit, avec ce petit déſordre de la gaieté, qui double l’éclat de la jeuneſſe : c’étoit ma mere, & celui… Ma main a peine à tracer un nom qui m’a cauſé des émotions ſi délicieuſes… Un nom que j’aurois voulu pouvoir graver dans tous les lieux où ſe portoient mes regards.

„ Je connoiſſois M. de Murville pour l’avoir vu chez mon pere : mais en enfant, ſur qui le plus ſéduiſant des hommes ne fait qu’une légere impreſſion ; j’en aurois totalement perdu le ſouvenir, ſi vous ne me l’aviez rappellé, quelquefois… Qu’il me parut différent du portrait que vous m’en aviez fait, & que j’avois adopté ! Si la préſence de Madame de Rozane m’interdit, celle de Murville me jetta dans un trouble qui m’étoit inconnu. Je baiſſai les yeux, en rougiſſant… Je ne les relevai qu’avec beaucoup d’embarras & de timidité. Cherchant ſans ceſſe à les occuper ailleurs, ils revenoient involontairement ſur ceux du Chevalier, où je croyois voir briller l’aurore de cette félicité à laquelle j’aſpirois. Les louanges fines qu’il me prodigua, ſon ton, ſon air, les grâces de ſon eſprit acheverent d’égarer ma raiſon… Pourquoi la mort ne me frappa-t-elle pas dans cet inſtant, plutôt que de reſter en proie aux tourments qui dévoient en être la ſuite !

„ Les propos de Murville déplurent à Madame de Rozane : elle en termina plus promptement ſa viſite ; mais le trait avoit porté. Je ſortis du parloir avec un nouvel être… Tout ſembloit embelli pour moi ; je ſemblois embellie moi-même. Le ſentiment neuf dont j’étois animée, mettoit, dans mon humeur, un liant, une douceur, une aménité, que mes chagrins précédents m’avoient, juſques là, rendu impraticables.

„ Deux jours après, Murville vint me voir, en ſuppoſant un ordre de ma mere. Notre entretien fut tel qu’il le devoit être entre deux perſonnes dont les ames cherchoient à ſe communiquer. Il me dit qu’il m’aimoit, je le crus ; eh ! qui ne l’auroit pas cru de même, à la maniere dont il le diſoit ?

„ Perſuadée de ſon amour, je ne lui fis pas attendre l’aveu du mien. Ignorante ſur les décences d’uſage, plus encore ſur la perfidie des hommes, j’aurois regardé tout délai, toute réticence, comme une injure faite à ce que j’aimois… J’étois heureuſe de mon propre bonheur, & de celui que je me flattois de procurer. Malgré cet enchantement d’une paſſion naiſſante, je fis obſerver à Murville, que l’expédient dont il s’étoit ſervi ne pouvoit pas ſe réitérer. Il penſa de même ; rêva quelques minutes ; me demanda où j’étois logée… Je lui décrivis la poſition de ma chambre, ſes entours… Il peſa tout, & ne s’expliqua ſur rien.

„ J’appercevois dans ſes queſtions, même dans ſon ſilence, un projet téméraire dont j’aurois dû frémir, & qui, je l’avoue avec confuſion, ne m’inſpiroit de crainte que pour le ſuccès. J’étois déjà trop enflammée, pour renoncer à voir mon amant, & j’avois trop peu d’expérience pour en redouter le danger.

„ Près d’une ſemaine s’écoula, ſans que je reçuſſe aucune nouvelle de Murville… C’eſt aux ames tendres & vives à ſe repréſenter mes impatiences… Les difficultés étoient grandes, je le ſavois ; mais je ne pouvois en ſuppoſer d’invincibles pour un homme bien amoureux.

„ Tourmentée cruellement par mes inquiétudes, les doutes les plus accablants commençoient à s’y joindre, quand on me remit un billet du Chevalier. Il me recommandoit de laiſſer coucher, le ſoir même, tout le monde, & de me tenir à ma fenêtre, vers onze heures… Le jour finit, onze heures ſonnerent, Murville parut… J’eus l’audace d’admettre chez moi, dans une nuit obſcure, un amant adoré, & avec lui tous les périls qui peuvent menacer la vertu.

„ Je me garderai bien de m’appeſantir ſur ces moments d’ivreſſe, où je ne reſpirois qu’amour & que félicité. Une malheureuſe qui conſidere tous les jours l’endroit où la terre couvrira bientôt ſa dépouille, ne doit rappeller de telles erreurs que pour augmenter ſes regrets ; & les miens ſont au comble.

„ Ce fut dans ce temps même qu’on vous ramena au Couvent, pleurante, déſolée d’être ſéparée du Comte. Tout l’avantage de la comparaiſon étant alors de mon côté, je vous plaignis… Je fis plus, je vous aimai. Mon cœur ſaigna des ſouffrances du vôtre, & je n’éprouvai que de la pitié, en vous voyant retourner dans un monde que Rozane n’habitoit plus.

„ Mes entrevues avec Murville étoient fréquentes. Dans les premieres, il s’étoit comporté en homme qui reſpecte la candeur & l’innocence de ce qu’il aime. Le mariage étoit notre objet : nous en parlions ſans ceſſe… Il nous inſpiroit des tranſports auxquels je me livrois avec autant de franchiſe que de ſécurité.

„ Ces entretiens dégénérerent par degrés. Murville ſe montra plus ardent… Il fit des tentatives que j’eus la force de repouſſer… Il s’en plaignit,… attaqua mes ſcrupules qui l’embarraſſoient : eh comment ? en détruiſant tous les principes qui pouvoient me ſervir de ſauvegarde contre lui.

„ Je me ſentois affoiblir à meſure que je perdois de vue ce qui avoit fait juſques-là mon ſoutien… Chaque jour nous avancions d’un pas, & chaque jour nous nous promettions de ne pas aller plus loin.

„ Je ne ſais s’il cherchoit à me tromper par ſes promeſſes, ou s’il ſe trompoit lui-même ; mais il eſt certain qu’il ne les obſerva pas. Sa témérité augmenta… J’y réſiſtai plus mollement… Elle devint extrême… Séduite par mon penchant, aveuglée par mon inexpérience, je courois vers le précipice où l’on me conduiſoit, & ne me reconnus qu’au moment d’y tomber. La ſurpriſe, la frayeur me firent reculer en arriere… J’échappai des bras de mon amant, & voulus fuir. Il m’atteignit, me retint… La partie n’étoit pas égale… Eperdue, agitée, hors de moi,… j’eus recours aux ſeules armes qui reſtoient en ma puiſſance, à mes pleurs. Arrête, Murville ! m’écriai-je, en me jettant à ſes pieds ; arrête : ne déshonore pas celle à qui tu veux t’unir ; ne la punis pas de ſa confiance en ta probité,… ne l’expoſe pas au malheur affreux de ton mépris… Hélas ! c’étoit l’unique moyen de défenſe qui ſubſiſtoit encore dans mon cœur & dans mon eſprit.

„ Cette action, la véhémence de mes paroles, le tremblement de tout mon corps atterrerent le Chevalier ; il ſe laiſſa tomber ſur un ſiege, le viſage couvert de ſes mains, ſans me répondre, ſans même faire attention que j’étois toujours à ſes pieds.

„ Tu ne me dis rien ! repris-je, étonnée de ſon ſilence. Murville… mon cher Murville, douterois-tu de ma tendreſſe ? ou me ferois-tu un crime de vouloir me conſerver digne de toi ?… Sois juſte, ſois généreux… Obtiens-moi de ma mere, & tu verras ton heureuſe femme voler au-devant de tes moindres deſirs… Tu la verras ne chérir, ne ſouhaiter la durée de ſa vie, que pour l’employer à t’adorer.

„ En parlant ainſi, je m’efforçois de déplacer ſes mains… Il ne me les abandonna, qu’après une aſſez longue réſiſtance : eh, que devins-je ! à l’aſpect de ſon abattement, de ſes yeux humides, qu’il baiſſoit avec toute l’expreſſion de la douleur ? Mon cœur ſe déchira… Deux fois j’ouvris la bouche pour démentir l’acte de courage que je venois de faire… Ciel ! vous me préſervâtes de ce comble d’égarement ! Vous ne voulûtes pas, qu’outre les chagrins dont j’allois être écraſée, j’euſſe encore à pleurer mon opprobre.

„ Vous ſerez ſatisfaite, me dit-il enfin, d’un ton conſterné. Je vous demanderai à la Marquiſe ; mais ſi elle me refuſe ? — Vous refuſer ! Ne m’avez-vous pas dit qu’elle étoit votre amie ? Ne s’agit-il pas de votre bonheur ?… D’où vous vient aujourd’hui cette crainte, contre laquelle vous m’avez raſſurée tant de fois ? Auriez-vous des preuves nouvelles de l’averſion que ma mere a pour moi ? Me haïroit-elle au point de vous ſacrifier vous-même, au plaiſir barbare de me rendre malheureuſe ? — Non, je ne dis pas cela ; cependant… il pourroit ſe faire… — Quoi ? qu’elle nous déſunît ? Jamais, mon ami, jamais. Je ſerai votre femme, ou la proie de la mort. Ecoutez : je ſais que Madame de Rozane peut retarder, peut s’oppoſer à notre mariage ; mais un jour je ſerai ma maîtreſſe, & le premier uſage que je ferai de ma liberté, ſera de me donner à vous… Ce terme eſt long, j’en conviens, ajoutai-je, en lui voyant faire un geſte d’impatience ; mais ſi vous m’aimez… Eh, ſi vous m’aimiez vous-même, s’écria-t-il, me condamneriez-vous à un ſiecle d’attente ! Votre amour eſt bien foible ! puiſqu’il vous permet d’enviſager tranquillement un avenir très-éloigné, très-incertain. Je ne dois pas, repris-je, me défendre d’un tel reproche : il faut le confondre. Mon amour eſt foible, dites-vous, eh bien, voyons, Murville, ſi le vôtre ſera capable d’auſſi grands ſacrifices. Mon ſort dépend ici de Madame de Rozane, ailleurs il dépendra de moi ; paſſons chez l’étranger : là, ſous la protection des loix, nous formerons des nœuds que rien ne pourra rompre. Les déſerts les plus arides, l’état le plus abject me ſeront délicieux, ſi je les partage avec vous… A ma majorité nous reviendrons en France. J’entrerai en poſſeſſion des biens que mon pere m’a laiſſés, & je vous dédommagerai, à la face de l’univers, des privations que l’amour vous aura fait ſouffrir.

„ Murville parut étonné de ma propoſition : ſans y répondre directement, il me promit de parler à ma mere, & de venir, la nuit ſuivante, me parler du ſuccès.

„ Non, il n’eſt pas vrai que nous preſſentions les maux dont nous ſommes menacés : ſi cela étoit, je ſerois expirée, en diſant, à celui que j’idolâtrois, un adieu… qui devoit être le dernier.

„ Tout eſt fini pour moi. Je n’ai plus à parcourir que la carriere effroyable du malheur, & jamais il ne toucha de ſi près au délire enchanteur du plus ardent amour.

„ Quelles tranſes ! quelles inquiétudes je refleuris le jour où mon ſort alloit ſe décider ! Combien elles augmenterent aux approches de la nuit où je comptois que Murville viendroit m’en inſtruire ! Je la paſſai toute entiere à l’attendre, ouvrant, & fermant ſans ceſſe la fenêtre par où j’avois coutume de l’introduire… Les premiers rayons de la lumiere détruiſirent l’eſpérance que j’avois conſervée juſques-là.

„ Alors, dans une ſituation… trop difficile à rendre, j’écrivis avec le feu que me communiquoient les paſſions diverſes dont j’étois agitée. Dès que les portes furent ouvertes, j’allai chercher la perſonne qui faiſoit mes commiſſions : c’étoit d’elle que Murville avoit obtenu l’empreinte de la clef du jardin où elle travailloit habituellement. Je la fis partir à l’inſtant même, ſans conſidérer qu’à cette heure, perſonne n’étoit levé dans les maiſons particulieres.

„ A peine je l’eus perdue de vue, que je me mis à calculer les minutes, les ſecondes qui devoient s’écouler juſqu’a ſon retour. Je n’oſois quitter l’endroit où j’avois promis d’attendre la réponſe du Chevalier. Le ſoleil dardoit à plomb ſur moi, je n’y faiſois pas attention ; mais mon ame & mon corps étoient dans un mal-aiſe inexprimable.

„ Ma Commiſſionnaire s’excuſa de ſon retardement, ſur ce que M. de Murville, qui s’étoit couché fort tard, ne venoit que de s’éveiller. Elle me donna une lettre qu’il avoit écrite avant de ſe mettre au lit… Il dormoit pendant que j’étois livrée à des peines qu’il ne pouvoit pas ignorer… Il dormoit !… Le ſommeil, ce ſoulagement ſi néceſſaire aux infortunés, devroit-il être fait pour les perfides & les ingrats ?… Je lus cette épître tant attendue… Liſez-la auſſi : c’eſt une production de votre digne époux, elle ne ſauroit vous être indifférente. „

Le Chevalier de Murville à Mlle d’Aulnai.

„ Je vais, ma chere d’Aulnai, vous plonger un poignard dans le cœur. Affreuſe néceſſité pour un homme qui vous adore ! mais je me rendrois coupable, en diſſimulant ce que je n’ai pas la force de vous apprendre moi-même.

„ C’en eſt fait, il faut renoncer, pour toujours, à l’eſpoir de nous unir. Les prieres de l’amitié, les larmes de la douleur n’ont pu fléchir votre mere : & ne nous flattons pas que le temps opere ſon changement en notre faveur. Quelque tentative que nous fiſſions, cette mere inexorable ſe trouveroit entre nous, pour s’oppoſer à nos deſſeins. Nous pouvons, dites-vous, nous affranchir de ſon eſclavage, en quittant la France pour quelques années : cela eſt vrai ; mais, ma tendre amie, ce parti nous perdroit tous deux. On diroit de moi, qu’abuſant de votre jeuneſſe, & plus animé peut-être par mon intérêt que par mon amour, je ne vous ai entraînée ſous un ciel étranger, que pour me rendre, dans la fuite, poſſeſſeur de votre fortune. A cette odieuſe imputation, on joindroit des effets plus terribles encore. Les loix, en proſcrivant ma tête, imprimeroient ſur moi la tache ineffaçable du déshonneur ; ſa ſeule idée feroit mon ſupplice, dans quelque lieu du monde que nous habitaſſions… Juſques dans vos bras, elle détruiroit mon bonheur. Vous-même, ſeriez accablée du contre-coup de ces revers. Que de ſujets de déſolation pour votre ame noble & ſenſible ! Une réputation flétrie ; une famille irritée, qui pourſuivroit la vengeance de mon attentat, & la punition de votre foibleſſe ; un mari, que jamais vous ne pourriez nommer, ſans attirer ſur lui les regards du mépris ; un royaume auquel nous nous ſerions donnés en ſpectacle, & qui ne nous verroit rentrer dans ſon ſein qu’avec la répugnance qu’inſpirent les criminels.

„ Voilà l’abyme d’ignominie où la paſſion nous conduiroit, ſi nous écoutions ſes pernicieux conſeils… Pardon. J’ai tort d’appuyer ſur ces détails humiliants, comme ſi je doutois de la délicateſſe de vos principes ; comme ſi vous ne m’en aviez pas donné la plus étonnante preuve, lors même que vos paroles ſembloient les démentir. Non, malgré le langage que vous a dicté la compaſſion, je ne puis vous méconnoître. Celle qui a pu triompher, dans l’ombre du ſecret, de ce que l’amour a de plus redoutable, n’eſt pas faite pour ſacrifier ouvertement ſes devoirs, pour braver, avec éclat, les préjugés & la cenſure… Chere & reſpectable fille ! combien vos vertus ajoutent à mes regrets !… Plaignez-vous, plaignez-moi, ne m’oubliez point, & ſoyez ſûre que rien ne dédommagera mon cœur du renoncement auquel on le condamne.

„ Je paſſe ſur l’effet que cette lettre produiſit en moi : il fut horrible. Un mal de tête réel, & dont j’exagerai la violence, me procura la liberté de m’enfermer dans ma chambre, où je ſoulageai ma douleur par ce que vous allez lire.„

Mlle. d’Aulnai au Chevalier de Murville.

„ Je connoiſſois aſſez Madame de Rozane, pour n’avoir pas été fort furpriſe de ſon refus ; mais je ne vous connoiſſois pas, quand je vous croyois incapable d’être rebuté par un premier obſtacle. Eſt-ce vous, Murville, qui, m’aimant hier avec idolâtrie, m’annoncez tranquillement aujourd’hui, qu’il faut renoncer à l’eſpoir de nous unir ? Eſt-ce à cette fille, dont ton amour effréné vouloit faire une victime d’infamie, que tu prodigues ta froide & inutile morale ?… Oui, je ne ſaurois m’y méprendre. Voilà les caracteres de ta main : ces caracteres chéris que je mettois ſur mon cœur, dont je compoſois mon tréſor… C’eſt la même écriture ; mais tu n’es plus le même homme ! Vingt-quatre heures ont ſuffi pour opérer la métamorphoſe !… Il faut en convenir, je ne m’y attendois pas.

„ Tout eſt donc changé ? tout eſt détruit, juſqu’à la confiance que tu prenois en mes paroles ? Tu dis qu’elles étoient en contradiction avec mes ſentiments, lorſque je t’offrois de quitter la France. Tu prétends que… Mais il n’eſt pas vrai que tu le croies. Tu es bien sûr, au contraire, que je t’aurois ſuivi à l’extrémité du monde, ſans rien regretter, ſans rien deſirer, que la poſſeſſion de ta tendreſſe.

„ Tu ne veux pas fuir la tyrannie, tu m’en allegues, pour raiſon, l’honneur : grand motif, ſans doute ! Eh, le connois-tu, pour oſer en faire parade avec moi ? Sais-tu que l’honneur véritable ne permet pas de chercher ſon plaiſir dans ce qui doiſ faire la honte & le tourment des autres ? de venir attaquer, avec toutes les armes de la ſéduction, une créature ſimple & tendre juſques dans le ſanctuaire de l’innocence, pour l’abandonner indignement à ſon déſeſpoir ? Foible Murville ! qui n’établit ſa propre eſtime que ſur l’opinion générale, & non ſur le témoignage de ſa conſcience !… Tu me fais pitié ! Parle, me crois-tu ſuſceptible d’une foibleſſe pareille ? Eſt-ce pour dédommager ma vanité des pertes de mon cœur, que tu fais, avec emphaſe, l’apologie de ma vertu ? Va, je ne me laiſſe pas aveugler par une vaine fumée. Si j’avois été auſſi vertueuſe que tu feins de le penſer, je ne verſerois pas aujourd’hui des larmes de ſang ſur mes imprudences. Je me ſerois défiée de ton ſexe, qu’on m’aſſuroit être léger, ingrat, perfide… Mais mon penchant étoit mon guide, toi mon oracle ſuprême ; je ne ſuivois que l’un ; je n’écoutois que l’autre, & j’en ſuis juſtement punie.

„ J’ai triomphé, dis-tu, de ce que l’amour a de plus redoutable : ah ! ne m’éleve pas un trophée pour cette victoire ; ſon principe n’en vaut pas la peine, puiſque je le tirois tout entier de l’extrême importance que je mettois à ton eſtime… J’ai triomphé !… eh ! grand Dieu, où en ſerois-je, ſi j’avois cédé à tes deſirs ? Tu n’aurois pas été plus fidele, & je ſerois moins autoriſée à m’en plaindre. Une fille plongée dans l’opprobre, ne peut juſtement réclamer des droits qui n’appartiennent qu’à l’honneur… Le titre reſpectable d’épouſe doit être reçu ſans tache, quand on veut le porter ſans humiliation.

„ Convaincue de cette vérité, livrée aux horreurs du repentir, j’aurois… Mais enfin il n’exiſte pas, ce malheur que je me repréſente en frémiſſant. C’eſt ſans l’avoir mérité, par la plus grieve des fautes, que j’ai perdu ce que j’aimois… Ce que j’aimois ! quelle façon de parler ! eh quoi, ne l’aimai-je donc plus ?… Hélas ! faſſe le Ciel que ce bien m’arrive quelque jour ! Quant à preſent, l’indignation, la colere, les ſentiments les plus emportés, les plus tumultueux ne fermentent dans mon ame que pour y redoubler le feu de ma paſſion… Elle te rend l’arbitre ſouverain de ma deſtinée. L’air que je reſpire n’eſt pas ſi néceſſaire à mon exiſtence que ton amour… eh, tu pourrois me dire un éternel adieu ?… Non, tu ne le feras pas… Tu ne receles point le cœur d’un barbare, ſous les plus aimables dehors… Murville !… Encore un mot. Tu te défends de recourir à la fuite, peut-être as-tu raiſon… Je veux me le perſuader ; mais du moins attends que la loi m’autoriſe à te donner ma main. Nous nous engagerons ſur la foi des ſerments ; & je ſaurai bien me défendre de tout ce qui pourroit me faire manquer aux miens. Que l’éloignement du terme ne t’effraie pas plus que moi. Fais attention que j’ai paſſé dix-ſept ans, que tu n’en as pas trente ; que nous pourrons nous unir dans l’âge où l’on fait mieux goûter le bonheur, où l’on eſt plus certain de ſa durée….

„ En attendant, tu ſeras mon premier, mon unique ami. Nous nous verrons, nous nous écrirons… Je te raconterai mes ſecrets, mes peines, mes plaiſirs… Ils t’auront ſouvent… toujours même pour objet…

„ Juſqu’à l’inſtant de notre union, je trouverai le moyen de reſter dans ma retraite. L’ennui, les dégoûts de la ſociété ne me feront rien, quand je pourrai me dire : Murville m’aime, Murville eſt à moi ; chaque heure, chaque minute qui s’écoule, m’avance vers le jour où je m’honorerai, aux yeux du public, du nom de mon amant. Voilà le deſſein que l’amour m’a fait former depuis long-temps, que je t’ai propoſé, que je te propoſe encore… Conſulte-toi, décide, & ſois aſſuré que ta déciſion ſera l’arrêt de ma vie ou de ma mort.

„ Il ſe paſſa trois jours, eh ! quels jours ! juſqu’à la réponſe du Chevalier. Elle étoit remplie de proteſtations d’attachement, de plaintes non motivées contre le fort, d’exhortations pathétiques au courage… Murville rejettoit l’engagement clandeſtin que je propoſois : il juſtifioit ſon refus par les phraſes rebattues de l’honnêteté, de la délicateſſe ; & finiſſoit en diſant, qu’il partoit pour la campagne avec Madame de Rozane & vous.

„ Sa lettre avoit de l’obſcurité, de la froideur ; l’une ſervit à me déguiſer l’autre, ou plutôt, car il faut être de bonne foi, le beſoin que j’avois de m’abuſer, me fit donner à tout une explication forcée. Je crus que dans l’incertitude, Murville ne vouloit point entretenir un amour capable de me rendre malheureuſe ; qu’il ne meſuroit les expreſſions de ſa douleur, que pour ménager la mienne, & ne ſe défendoit d’accepter mes ſerments, que parce qu’il ſe défioit de ma jeuneſſe & de ma confiance.

„ Mes raiſonnements furent conformes à cette maniere de voir les choſes. Je ſavois que l’intérêt préſidoit à tous les mariages, & que le Chevalier n’étoit pas riche : j’en concluois, qu’il ne ſe marieroit pas ; que je pourrois, tôt ou tard, lui prouver ma paſſion, lui prodiguer ces mêmes richeſſes dont j’ai dédaigné de jouir ſans lui.

„ Loin de redouter votre concurrence, je croyois mon amant dans un aſyle aſſuré pour notre tendreſſe. Je vous ſavois gré du bien que vous m’en écriviez quelquefois. Aveugle que j’étois ! comment ne ſuſpectai-je pas l’aſſiduité de Murville chez ma mere… qui n’étoit pas naturelle, après en avoir été refuſé pour gendre ? Comment ne devinai-je pas que cette mere injuſte ne s’oppoſoit à mes vœux, que pour ne pas joindre l’objet de ſa haine à celui de ſon amitié ? mais qu’elle l’en dédommageait par une autre ſelon ſon cœur, & qu’il en étoit aſſuré. C’eſt, ſans doute, parce qu’avec beaucoup de franchiſe, on ſoupçonne difficilement la fauſſeté dans ce qu’on aime.

„ Je n’écrivois pas à Murville, & ne recevois point de ſes lettres. Mon parti étoit pris de temporiſer, même ſans le lui dire.

„ Je voyois, avec tranſport, arriver la ſaiſon où vous le rameneriez à Paris, uniquement parce qu’il ſeroit un peu plus près de moi. J’avois réſolu de vous confier mon ſecret, de vous demander votre entremiſe… J’eſpérois… Eh ! que n’eſpérai-je pas ?… Rien, rien n’avoit donné atteinte aux illuſions dont je me repaiſſois, quand vous m’apprîtes la nouvelle de votre mariage. Dans cet inſtant, un coup de foudre m’auroit paru un bienfait du ciel… Je voulus me tuer,… un ſentiment de foibleſſe me retint : car je ne puis donner un autre nom à ce qui m’empêcha de terminer mes ſouffrances.

„ Mais ſi l’horreur du ſuicide avoit fait trembler ma main, j’avois d’autres voies pour arriver au même but : je jurai de prendre la plus courte, la plus ſûre, & je me ſuis tenu parole.

„ Trahie par mon amant ; rejettée par ma mere ; forcée de haïr, comme rivale, une ſœur dont j’avois cru me faire une amie, je ne reſpirois plus qu’un air empoiſonné ; je ne voyois rien qu’à travers les ſombres voiles du déſeſpoir. J’abhorrois également les hommes, les femmes, & moi-même. Que me reſtoit-il qui pût m’engager à reſpecter ma vie ? Quoi ? la vertu ? En comparant les notions qu’on m’en a données, à celles que j’ai reçues de la nature, je ne penſe pas l’avoir jamais bien connue. La raiſon ? Elle m’éclairoit, & m’éclaire toujours ſur mes maux, ſans m’en indiquer le remede. L’Etre ſuprême ? Graces aux coupables ſoins de Murville, ſes loix m’étoient devenues problématiques. Enfoncée dans cet abyme de privations, je tournai mes regards vers l’état religieux, que j’avois quelquefois enviſagé comme ma derniere reſſource. J’étois ſûre que chacune de ſes pratiques me fourniroit un ſupplice particulier, qu’elles allumeroient dans mon ſang un feu deſtructeur, dont ma mort ſeroit la fuite… Je ne me trompois pas.

„ Madame de Rozane donna des éloges à ma réſolucion ; m’honora même, pour la premiere fois, du nom de ſa fille : témoignages touchants de l’affection qu’elle me portoit !… Ils ne m’indignerent point. L’excès de ma douleur abſorboit tout autre ſentiment.

„ Je fus admiſe au nombre de ces jeunes téméraires, qui, bravant la nature avant que d’en avoir éprouvé la puiſſance, ſe conſacrent à la haine de tout ce qu’elle nous oblige d’aimer.

„ Loin d’être favoriſée de cette heureuſe ignorance ; loin de trouver quelque dédommagement à mes ſacrifices, je ne voyois, je n’entendois, je ne faiſois rien qui ne me coûtât des efforts effrayants pour l’humanité… C’étoit mon vœu, je n’avois pas à m’en plaindre.

„ Un rayon d’eſpérance vint écarter, pour un moment, les nuages qui m’environnoient. Vous fûtes malade, très-mal, preſque abandonnée des Médecins… Murville pouvoit m’être rendu… L’épreuve étoit délicate. Je me diſois, qu’un amant infidele… intéreſſé peut-être, n’étoit pas digne de moi. Souvent je ne deſirois de me voir maîtreſſe de ma deſtinée, de la ſienne, que pour augmenter ſa fortune, & rejetter ſa perſonne avec mépris. Mais à l’inſtant que ma fierté me preſcrivoit cette conduite, mon cœur, ſoulevé contre elle, aimoit avec fureur l’ingrat qu’il ne m’étoit plus poſſible d’eſtimer.

„ Au milieu de ces incertitudes, qui n’étoient pas ſans mélange de douceur, j’attendis… Votre retour à la vie éclaircit ma deſtinée… Je connus que j’étois marquée du ſceau de la mort. Murville ſe donna la peine de m’en prononcer l’arrêt.

„ J’ignorois votre mariage, je le croyois même encore éloigné, quand je reçus la lettre que voici. „

M. de Murville à Mademoiſelle d’Aulnai.

„ Je prends la plume… Je m’arrête… Je frémis… Qu’allez-vous penſer d’un homme, qui, vous ayant juré mille fois une confiance éternelle, vient cependant de s’unir à une autre ? Il ne m’a pas été permis de choiſir la main dont j’aurois voulu recevoir ma fortune : c’eſt de votre ſœur que je la tiens ; c’eſt avec elle que j’ai formé de triſtes nœuds… Que de victimes dans un ſeul ſacrifice ! Je m’arrache à ce que j’adore. J’épouſe une femme qui ne m’inſpire rien, & qui, probablement, aime ailleurs… Voilà l’extrémité où m’a réduit le délabrement de mes affaires. J’étois ruiné : Madame de Rozane le ſavoit ; elle daignoit venir à mon ſecours par un mariage avantageux : mais il falloit s’exécuter, s’immoler, renoncer à ſon plus doux penchant… Je l’ai fait, & ne mérite, en cela, que votre pitié.

„ Depuis une heure, à peine, je me ſuis chargé de fers, & dans une heure, au plus, je partirai pour la Province, où des intérêts preſſants m’appellent…

„ C’en eſt fait ! le plus beau de mes ſonges eſt fini, & les regrets qui m’en reſtent doivent ſe renfermer dans mon cœur pour n’en ſortir jamais. Ce n’eſt plus un amant paſſionné, c’eſt un frere, un tendre ami, que vous devez trouver en moi. Prenons, l’un & l’autre, des ſentiments conformes à notre ſituation préſente : la raiſon le preſcrit, notre repos l’exige, & j’en attends de vous l’exemple… Quel conſeil je vous donne ! combien il me coûte ! mais qu’il eſt néceſſaire… Ah ! ma ſœur !… que ce nom, qui devroit m’être ſi doux, répand d’amertume dans mon ame !… Adieu.

„ Sans doute j’avois été ſoutenue juſques-là par un eſpoir imperceptible, puiſque ſa perce me frappa comme la deſtruction de l’univers. Une eſpece de ſtupidité abſorba toutes mes puiſſances… A cet état ſuccéderent des tranſports… que je n’oſe caractériſer… Je voulois, bravant toute crainte, tout reſpect humain, quitter le Couvent, aller chercher Murville, lui percer le cœur… fût-ce dans vos bras ; porter le poignard tout ſanglant à ma mere, l’accabler des reproches que me ſuggéreroit ma fureur, & me punir à ſes yeux des crimes où ſa dureté m’auroit conduite. Je crus alors déteſter le perfide… J’en triomphai… Que ce triomphe fut court ! Les feux de la colere un peu calmés, ceux de ma paſſion ſe ralumerent, & devinrent plus violents qu’ils n’avoient encore été. Je ne la combattis point, je ne defini même pas d’en être délivrée… Malgré les tourments qu’elle me faiſoit ſouffrir, elle m’étoit chere : ſon extinction m’auroit paru un véritable anéantiſſement.

„ Cette tendre diſpoſition, jointe à la lecture réitérée de la lettre de Murville, me firent inſenſiblement adopter ſes excuſes. Je me le repréſentai malheureux comme moi, pour moi, éprouvant toutes les répugnances d’une union mal aſſortie… Pénétrée de ſon ſort, je me fis une gloire inſenſée de lui reſter fidelle, & de le lui prouver par l’exécution de mon projet. Ce projet, né de mon déſeſpoir, n’étoit plus dans mon eſprit qu’un acte héroïque, digne des éloges de ceux qui ſavoient aimer.

„ Je demandai l’habit religieux, dont j’avois différé de me revêtir, & le reçus avec la tranquillité que vous m’avez vue en prononçant mes vœux. Parfaitement indifférente à tout ce qu’on me preſcrivoit, je cédois, machinalement, à l’impulſion ; & quand mon corps, froidement proſterné, ſembloit rendre hommage au ſouverain Etre, mon ame embraſée n’adoroit que mon amant.

„ Je ne lui avois pas répondu, quoique je conſacraſſe une partie de mes nuits à lui écrire ; mais peu d’accord avec moi-même, n’oſant d’ailleurs hazarder mon ſecret à parcourir la moitié de la France, je déchirois le jour ce que j’avois écrit la veille, & recommençois la nuit ſuivante à ſoulager ma peine, par cet entretien imaginaire.

„ J’attendois le retour de Murville, avec autant d’impatience que d’incertitude ſur la conduite qu’il me faudroit tenir. Le ſéjour qu’il fit à Paris, pour préparer la pompe de votre réception, m’induiſit en erreur, & cette erreur me décida. Je ſavois qu’il ne vous avoit pas vue ; j’attribuois ce retardement aux efforts qu’il étoit obligé de ſe faire pour vous rejoindre… C’en fut aſſez pour que je volaſſe au devant de la conſolation dont je lui ſuppoſois le beſoin… J’écrivis avec tant de ménagement, qu’il ne m’échappa ni plainte ni reproche… Je l’invitois à venir mêler ſes larmes aux miennes… Je lui diſois ce qu’un violent amour, déguiſé ſous le nom de l’amitié, peut inſpirer de plus touchant… Je deſirois de le voir, d’entendre encore le ſon de ſa voix,… de l’aimer, de le lui dire,… de l’en convaincre par tout ce dont j’étois capable…

„ Ne croyez pas, cependant, que je me ſois jamais avilie au point de vouloir uſurper vos droits. En vous épouſant, Murville avoit ceſſe d’être un homme pour moi : c’étoit une divinité que j’idolâtrois. Ses ſeuls regards pouvoient répandre quelque ſérénité ſur mes jours ; mais je l’aurois abhorré, comme objet d’une liaiſon dont le crime auroit ferré les nœuds. Je m’abuſois, direz-vous : cela peut être, je n’en ſais rien ; mais je ſais que lorſque j’avoue naïvement mes foibleſſes, je dois en être crue ſur mon apologie.

„ Soit politique, ſoit dédain, ſoit oubli, Madame de Rozane n’avoit pas inſtruit Murville du parti que j’avois embraſſé… Il m’en témoigna, d’un ton vrai, ſa ſurpriſe & ſon chagrin ; me conjura de ne pas achever mon ſacrifice ; m’en allégua des motifs donc je connoiſſois mieux que lui l’importance : eh quelle comparaiſon pouvoit-il y avoir dans notre façon d’en juger ? Il raiſonnoit, & je ſentois.

„ La fin de ſa lettre étoit plus redoutable pour mes réſolutions. Ce n’étoit plus un conſeiller prudent, qui m’exhortoit à m’éloigner du précipice, c’étoit un ami tendre, qui s’affligeoit, qui s’engageoit à venir ſouvent diſſiper mes ennuis, ſi j’adhérois à ſes prieres, ſi je lui conſervois l’eſpérance de vivre quelque jour avec moi ; mais qui juroit de ne pas approcher de ma retraite, tant que je porterois l’habit odieux, dont le déſeſpoir m’avoit revêtue.

„ Ce dernier article me jetta dans la perplexité. Les raiſons qui m’avoient fait prendre l’état religieux, ſubſiſtant toujours, ne devant jamais être détruites, il ne pouvoit pas entrer dans mes vues de le quitter… Mais ne plus voir Murville ! le perdre comme ami, comme frère, après l’avoir perdu comme amant !… c’étoit anticiper ſur les privations de la mort.

„ Indéciſe, agitée ; voulant telle choſe, telle autre ; me contrariant ſans ceſſe avec une incroyable fatigue,… ce que je ſouffrois en cette circonſtance, étoient ſans doute les cris de la nature, qui réclamoit en faveur de ſa conſervation. Je ne lui fermai pas l’oreille, tant que je me crus néceſſaire à ce que j’adorois… Votre arrivée, & ce qui la ſuivit, me forcerent d’en étouffer juſqu’aux plus foibles accents.

„ Trop occupée de vos plaiſirs, vous ne vous reſſouvîntes pas d’abord que j’exiſtois, & Madame de Rozane avoit quelque intérêt à vous en laiſſer perdre la mémoire.

„ Ce fut la voix publique qui m’apporta le bruit des fêtes que votre mari vous avoit données… Quels détails pour votre malheureuſe ſœur ! A quoi les deviez-vous ces fêtes ? Etoit-ce l’amour, étoit-ce la vanité de Murville qui vous couronnoit de roſes ?… Vous aviez l’un & l’autre, diſoit-on, l’air du bonheur : comment le concilier avec les violences que vous étiez obligés de vous faire ?… Etois-je trahie ?… Rozane étoit-il oublié ?… Une triſte lumiere diſſipoit les ombres dont je m’étois plue à m’envelopper… Il ne me manquoit que de recevoir, par vous, la confirmation de votre double infidélité : vous me la donnâtes à votre premiere viſite.

„ Combien vous auriez frémi, ſi vous aviez pu voir l’impreſſion que cet aveu produiſit ſur moi ! Je perdois Murville une ſeconde fois, & d’une maniere bien plus humiliante !… Il s’en fallut peu, que je ne manifeſtaſſe, devant vous, les mouvements de mon indignation. Quoi, déjà conſolé ! me diſois-je, déjà du goût pour une autre ! L’amour n’excite-t-il, dans les cœurs des hommes, qu’une flamme légère, une efferveſcence momentanée, pendant qu’il porte le ravage & l’embraſement dans les nôtres ?…

„ Je n’avois point prétendu, qu’à mon exemple, Murville devînt la victime de ſes regrets ; mais je m’étois flattée que ſa conſolation ſeroit mon ouvrage ; & ſes procédés pour vous, un effet de ma générofité.

„ Outrée de me voir enlever juſqu’au plus foible dédommagement, j’écrivis à votre mari dès que vous m’eûtes quittée. La douleur & le reſſentiment dicterent ma lettre… Liſez la ſienne, il s’y eſt peint d’après nature. „

M. de Murville à Mademoiſelle d’Aulnai.

„ De grace, Mademoiſelle, ceſſons de nous perſécuter. Vos reproches ſont de la derniere injuſtice ; je ne pourrois y répondre que par des répétitions. Vous ſavez que mon mariage, avec votre ſœur, n’a été qu’une affaire de raiſon : pourquoi donc me l’imputez-vous à crime, comme ſi le choix entre vous deux, eût dépendu de ma volonté ? Que vous êtes ingénieuſe à vous forger des peines ! Quelle folie d’imaginer que je ſois devenu ſubitement amoureux d’elle, depuis qu’elle eſt à moi, comme ſi mon cœur avoit été ou très-vuide, ou très-neuf ! Quoi ! parce que je lui ai donné des fêtes ? que je lui ai fait des cadeaux ? que j’ai pour elle les égards que la décence exige ? Ne croyez donc pas qu’on ait beſoin d’amour pour toutes ces choſes… On ſe marie parce que cela arrange. On vit bien enſemble, parce qu’on eſt honnête, & qu’on reſpecte le public ; mais de l’amour ! qui eſt-ce qui en a pour ſa femme ? Après quelques mois, ce n’eſt plus qu’un être de raiſon, même au regard de ceux qui ſe ſont pris par goût : eh tant mieux ! la liberté en eſt moins gênée ; les amuſements plus variés… On ne ſuccombe point aux langueurs de la triſte monotonie… Que ne puis-je vous communiquer des idées juſtes ſur ces objets, vous renonceriez bientôt au deſſein d’être Religieuſe, qui n’eſt qu’une fuite des erreurs de votre inexpérience !… En vérité, ce n’eſt point moi, ce n’eſt point mon mariage qui vous conduisent à votre perte : ce font vos exceſſives exagérations ſur des aventures très-communes. Attendez, pour vous décider, que vous ſoyez à portée de juger de tout par vous-même ; je ſuis certain qu’alors vous ne donnerez pas la préférence au cloître. Faite pour l’amour & le plaiſir, un ſort charmant vous eſt réſervé, ſi vous ceſſez de courir après des chimeres qui ſont au deſſus de l’humanité.

„ Vous voulez mourir, dites-vous ; c’eſt encore un ſentiment exagéré, contre lequel vous devez vous prémunir… Croyez-moi, tous les amants de l’univers ne méritent pas un tel ſacrifice. D’ailleurs, mettez-vous bien dans l’eſprit qu’on ne meurt pas quand on veut, & qu’on ne le veut pas long-temps. Les démarches que vous feriez, en conſéquence de cette étrange réſolution, vous expoſeroient à de cruels, & malheureuſement très-inutiles repentir. Prévenez-les en travaillant à vous vaincre, en reſtant libre, ſurtout… C’eſt, de ma part, un conſeil trop déſintéreſſé pour que vous héſitiez à le ſuivre. N’ayant pu vous rendre heureuſe, je veux, au moins, vous aider à le devenir ; & vous vous féliciterez quelque jour, d’avoir plus déféré à mes lumieres qu’au preſtige de votre imagination. „

„ Pendant la lecture de cette lettre, une ſourde fermentation faiſoit craquer mes os, & bouillonner mon ſang… J’éclatai en imprécations contre Murville & ſes ſemblables. Sexe mépriſable & parjure ! m’écriai-je, je te connois, c’en eſt aſſez pour ne te plus craindre, pour te fuir, pour te déteſter. Une barriere impénétrable va nous ſéparer pour toujours ; que je la chérirai cette barriere, puiſqu’elle me garantira des dangers de ta ſéduction, & même de la mienne.

„ Pour le coup, je me crus à l’abri des rechûtes. Aveuglée par mon reſſentiment, j’allai juſqu’à le prendre pour de l’indifférence, & mes combats pour des victoires… Sans ceſſer de haïr l’état religieux, je le regardai plus tranquillement. C’étoit toujours le déſeſpoir qui préparoit mes chaînes ; mais elles me paroiſſoient avoir perdu de leur peſanteur.

„ Cette ſituation approchoit trop du calme : elle ne pouvoit pas durer. Mon courage avoit déjà reçu de fortes ſecouſſes, lorſque le Comte de Rozane revint à Paris. Le commerce de confiance qui s’établit entre nous, détruiſit bientôt la mauvaiſe opinion que j’avois des hommes : & ce qui paroîtroit incroyable à ceux qui n’auroient aimé que mediocrement, c’eſt que l’amour fut aſſez adroit pour me juſtifier Murville même. Ainſi je me trouvai, en peu de temps, plus paſſionnée, plus malheureuſe que je l’euſſe jamais été.

„ Le Comte me ſollicitoit, avec amitié, de renoncer à mon projet ; il m’en repréſentoit les ſuites terribles, les conſéquences irréparables. Je réſiſtai juſqu’aux approches de mes vœux ; alors mon ame s’étonna ; je meſurai, d’un œil effrayé, la profondeur de l’abyme dans lequel j’allois me plonger. Rozane voulut profiter de ces mouvements d’effroi pour ébranler ma confiance… Nous diſcutâmes… J’héſitai… L’amour déſeſpéré ſe fit entendre, & mon ſort fut décidé.

„ Malgré ſon arrêt, je laiſſai preſſentir ma mere ſur mon changement ; c’étoit une derniere épreuve que je voulois faire de ſa bienveillance. Sa réponſe fut conforme à l’idée que j’en avois. Vous êtes maîtreſſe de quitter cet habit, me dit le Comte ; mais vous ne le ſerez pas enſuite de diſpoſer de vous-même : un parent de la Marquiſe vous épouſera… J’ignore quel eſt le perſonnage ; je ſais ſeulement qu’il habite une Province éloignée, où vous irez paſſer votre vie avec lui. Que me conſeillez-vous, demandai-je ? — Rien. Je ſuis l’homme du monde le moins fait pour être conſulté ſur une pareille matiere. C’eſl à vous de voir ſi… Tout eſt vu, Monſieur, interrompis-je, tout étoit prévu. Peut-être j’aurois balancé, s’il m’avoit été permis de reſter ſans engagement : mais aller me parjurer aux pieds des Autels ; m’aſſocier un malheureux ; me charger d’un joug inſupportable, ou lutter perpétuellement contre la tyrannie pour m’en défendre ? Non : ce que j’y gagnerois n’en vaudroit pas la peine… Il faut finir, & finir ſous le même ciel, en reſpirant le même air que Murville. Vous l’aimez donc toujours également ? demanda triſtement le Comte. Jugez-en par ma réſolution, répondis-je ; ce que je pourrois bien dire, ſeroit trop au deſſous de la vérité… Plaignez-moi, & n’entreprenez pas d’arracher le trait de mon cœur, vous ne feriez que le déchirer davantage.

„ A quelques jours de là je fis ma profeſſion, ſans frémir d’autre choſe que de votre préſence, & de celle de ma mere. C’étoit par la dureté de l’une & pour le bonheur de l’autre que je m’immolois… Dieu ! de quels ſentiments j’étois agitée !… Ils penſerent éclater, quand je vous trouvai pleurant ſur un ſacrifice dont vous retireriez tout le fruit. Je les emportai dans ma cellule, ils ſe joignirent à mille autres non moins cruels, non moins impétueux… C’en étoit trop. Mon courage m’abandonna. Une ſinguliere épouvante me faiſit… Le voile lugubre dont j’étois couverte me fit horreur… Ma ſolitude me ſembla plus profonde que de coutume… Je me dis que jamais je ne reverrois Murville… que je venois d’élever un mur d’airain entre le monde & moi… que ceux où j’étois renfermée ſeroient ma priſon & mon tombeau… Ces conſidérations que j’avois faites tant de fois, & au deſſus deſquelles je croyois m’être miſe, m’accablerent, en ce moment, comme un énorme fardeau. Il s’enſuivit des convulſions de douleur… Je me laiſſai tomber ſur le plancher de ma chambre, & j’y reſtai dans une véritable agonie…

„ La fatigue m’aſſoupit inſenſiblement, & je ne m’éveillai qu’aſſez avant dans la nuit… J’étois briſée… Le froid de la terre s’étoit inſinué dans tout mon corps… Un mal-aiſe univerſel me fit croire que je touchois à ma derniere heure : la joie que j’en conçus dura bien peu ! Je n’en étois pas à la fin de mes maux.

„ Depuis ce temps, ma miſérable vie s’eſt paſſée en des alternatives continuelles de tranſports & d’abattements, de traits de force & d’actes de foibleſſe… L’amour, la haine, la jalouſie, les regrets, m’ont déchirée ſucceſſivement, quelquefois tous enſemble. Le ſeul ſentiment que j’aie éprouvé, ſans interruption, c’eſt le dégoût de mon exiſtence, joint au deſir de m’en délivrer par les moyens les plus courts. Delà ce renoncement à tout, qu’on qualifioit vertu. Delà cette exactitude à des exercices abhorrés. Delà enfin, le ſilence que j’ai gardé ſur ces détails. Il m’auroit été trop doux de vous faire partager mes peines auſſi-tôt que je les ai reſſenties. Je craignois qu’une telle ſatisfaction ne m’éloignât de mon terme… Mais… je m’abuſe. Non, ce n’eſt point ce raffinement de cruauté envers moi-même, c’eſt la honte qui m’a fermé la bouche ſur mes erreurs… Aſſez courageuſe pour abréger mes jours, je ne l’étois pas… je ne le ſuis pas encore, pour m’expoſer à l’humiliation… Quant à ma mémoire, je l’abandonne à votre cenſure. Mon dédommagement eſt prêt : j’en jouis dans l’aſſurance d’arracher le maſque d’un perfide, & de diſſiper vos flatteuſes illuſions.

„ C’eſt ainſi que l’excès du malheur a rendu barbare le plus tendre des cœurs. Une infortunée qu’on a réduite à implorer la mort comme ſon unique reſſource, ne peut plus aſpirer qu’au plaiſir de la vengeance… Elle approche, cette redoutable mort ; une partie de mon être eſt déjà ſa proie : il ne m’en reſte plus qu’un ſouffle, dont à peine je ſerois animée, ſi le feu des paſſions n’en entretenoit l’activité…

„ En vain l’incertitude de l’avenir porte ſouvent l’effroi dans mon ame. En vain la nature oppoſe ſes répugnances,… la voix de mon déſeſpoir étouffe la ſienne, & celle de mes terreurs… Après tout, ſi l’Auteur de l’univers, que j’aimois, que je révérois dans l’âge de mon innocence, eſt le pere & le refuge des malheureux, qui plus que moi a droit de prétendre à ſes bontés ? Remplie de confiance en ſa ſuprême équité, j’irai lui demander le repos qu’il daigne accorder à ſes foibles créatures, & que je n’ai pu goûter ſur la terre… Adieu. „


Fin de la ſeconde Partie.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME

TROISIEME PARTIE.



A AMSTERDAM, & ſe trouve A PARIS,
Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue
Saine-Jacques, au Temple du Goût.
M. D C C. L X X V.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

TROISIEME PARTIE.


Je n’avois pas encore achevé la lecture de ce cahier, lorſque M. de Murville arriva : ſa vue me fit jetter un cri. Je me détournai avec horreur, pour éviter ſes regards, & ne pas laiſſer tomber les miens ſur lui.

Qu’avez-vous donc ? me demanda-t-il, en s’arrêtant à quelque diſtance. Ce que j’ai ! m’écriai-je ; ce que j’ai ! O ciel ! c’eſt lui qui me fait cette queſtion ! — Et bien oui, c’eſt moi ; qu’y trouvez-vous de révoltant ?… Votre ſœur eſt morte, c’eſt un événement triſte ; mais non pas au point de réduire une perſonne ſenſée dans l’état où je vous vois. Quelle impudence ! m’écriai-je encore. Celui qui devroit verſer des larmes de ſang, a l’œil ſec, la contenance tranquille !… L’aſſaſſin de ma ſœur, ne met ſa mort qu’au rang des événements ordinaires ! Son aſſaſſin ! Voilà une furieuſe accuſation ! Sur quoi la fondez-vous, je vous prie ? Sur la dépoſition même de la malheureuſe d’Aulnai… Tenez, Monſieur, récuſez, ſi vous en avez l’audace, un ſemblable témoignage.

Il prit le cahier, en parcourut quelques pages au hazard… La ſinguliere fille ! dit-il, avec un ſouris amer ; elle vous a donc légué l’hiſtoire de nos folies ? Dites plutôt de vos perfidies, repliquai-je, en arrachant l’écrit qu’il ſe mettoit en devoir de déchirer… Vous avez trompé ma ſœur, vous m’avez trompée moi-même ; vous avez rendu, méchamment, deux femmes tendres & crédules, les victimes de vos paſſions…

Ce ſont là de grands mots qui ſignifient peu de choſes, reprit-il d’un air très-calme… Puiſque vous êtes inſtruite, tâchons de nous expliquer paiſiblement… D’abord, comment prétendez-vous que j’ai trompé votre ſœur ? — En faiſant tout ce qu’il falloit pour lui perſuader que vous étiez amoureux d’elle. — Je ne la trompois pas, cela étoit vrai. — Cela étoit vrai ! Vous oſez en convenir, & vous l’avez abandonnée ! — Je n’ai fait que ce qu’on voit arriver tous les jours, quand les circonſtances y déterminent. — Mais vous cherchiez à la ſéduire, en attendant qu’elles vous déterminaſſent. — Je le cherchois ? Non : l’occaſion ſeule en penſa décider. Une femme qui nous met aux priſes avec nos ſens, n’a rien à nous reprocher quand la tête nous tourne, & que nous travaillons à faire tourner la ſienne.

J’ai voulu me faire aimer de votre ſœur, parce qu’elle me plaiſoit, parce que je croyois l’épouſer, & trouvois aſſez piquant de filer l’aventure à la maniere des romans : elle eſt devenue tragique, j’en ſuis fâché ; mais qui diable auroit pu le prévoir ? Il n’y avoit qu’une fille de couvent, capable d’aimer avec cette fureur. — Et pourquoi, demandai-je, n’avez-vous pas oppoſé plus de réſiſtance aux volontés de ma mere ? Pourquoi avez-vous fait violence à vos inclinations, pour tyranniſer les miennes ? Je jure, répondit-il, que je n’ai pu mieux faire… Mais cette hiſtoire exigeroit un développement de détails dont votre amour-propre ne ſeroit pas flatté ; & quand votre ſexe eſt bleſſé de ce côté-là, il devient intolérant ſur tout le reſte.

Fort bien ! dis-je, en étouffant de colere, ajoutez l’inſulte à vos noirceurs. Mon amour-propre ! quels coups pouvez-vous lui porter qu’il n’ait déja reçus ? Vous me direz que vous ne m’aimez point, que vous ne m’avez jamais aimée, que l’intérêt ſeul a décidé de votre mariage avec moi ? Je ſais tout cela, Monſieur, & j’ajoute que je ſuis très-diſpoſée à en recevoir la confirmation de votre bouche.

A la bonne heure, reprit-il : je n’eſpérois pas de vous trouver ſi raiſonnable… Puiſqu’il eſt ainſi, je vais vous parler avec une entiere franchiſe.

La néceſſité de faire un mariage de fortune, dirigea mes vues ſur vous, dès que je fus lié d’amitié dans votre famille. Comme vous n’étiez qu’un enfant, je pris le parti de cacher mon deſſein, juſqu’à ce que le temps me parût propre à le manifeſter.

La mort de votre pere changea mon plan, je jettai les yeux ſur ſa veuve, en qui je trouvois le double avantage d’une femme charmante, & d’une fortune, à la vérité, moins conſidérable que la vôtre, mais dont je pouvois jouir ſans retardement.

Ma propoſition, mes inſtances la flatterent, & ne purent la perſuader. Je ne ſuis pas aſſez jeune & aſſez riche pour vous, me dit-elle : ma fille vous convient mieux, je vous la promets. Laiſſez-moi prévenir les eſprits ſur ce mariage : en le concluant, je ſatisferai mon amitié, & reconnoîtrai, comme je le dois, la préférence que vous m’avez donnée.

Dès que vous fûtes en âge d’être mariée, je ſommai votre mere de ſa parole : elle la renouvella, en différant de l’effectuer. Les motifs qu’elle m’allégua étoient ſpécieux ; je devinai les véritables, & mis de la retenue dans mes ſollicitations, par la crainte de lui déplaire. Monſieur de Rozane, qui n’avoit pas les mêmes raiſons que moi, pour ménager la délicateſſe de ſa femme, ne l’eut pas plutôt épouſée, qu’il la perſécuta pour vous retirer du Couvent, & l’obtint, après quelques délais.

Je croyois toucher à mon but, quand vos grands parents s’aviſerent de produire le Marquis de B***, & le firent appuyer par toutes les perſonnes capables de donner du poids à ſa recherche. L’embarras de votre mere fut extrême. Un rang à la Cour, d’illuſtres alliances, de puiſſantes recommandations, n’étoient pas choſes qu’on pût rejetter ſans dire pourquoi… J’ignore comment je m’en tirerai, diſoit-elle : la contrainte me révolte ; je hais le petit Marquis, cependant… Cependant vous lui donnerez Mademoiſelle de Tournemont, ajoutai-je, & toutes mes eſpérances ſeront détruites ? J’ai peine à croire que je me laiſſe réduire à cette néceſſité, reprit-elle… En tout cas, il n’en ſeroit ni plus, ni moins pour votre fortune, puiſqu’il me reſtera une fille. Ce ſera, je l’avoue, un mince préſent, quant au perſonnel : nul uſage du monde, peu de beauté ; de la roideur dans le caractère ; de la ſingularité dans l’eſprit… J’ai négligé ſon éducation, pour ne pas ajouter la vanité des talents à ſon orgueil naturel, & parce que je la deſtinois à quelque Noble de Province, dont elle auroit parfaitement ſécondé la morgue… Vous ne l’aimerez point, c’eſt égal, vous ſerez riche.

L’incertitude de votre mere, ne m’en laiſſa point. Je tins pour aſſuré que vous épouſeriez le Marquis, & que Mademoiſelle d’Aulnai ſeroit mon lot. Prévenu comme je l’étois, l’idée de me marier avec elle ne m’inſpiroit aucune envie de la connoître… Ma viſite au Couvent de *** fut le pur effet du hazard : vous ſavez ce qui s’enſuivit. Je devins réellement amoureux. Votre ſœur me fit parcourir un pays nouveau pour moi : celui d’un amour digne de la bergerie ; mais cette charmante métaphyſique auroit été miſe en défaut, ſi la plus paſſionnée des femmes n’en avoit été la plus courageuſe.

J’ignorois les termes où Madame de Rozane en étoit avec le Marquis : mes queſtions ſur cela, n’avoient jamais obtenu d’elle, que des réponſes aſſez vagues. J’en tirai des conſéquences en faveur de ce que je deſirois ; & la tête échauffée, par ce qui s’étoit paſſé au Couvent, j’allai la ſupplier d’accélérer les unions projettées au gré de mon impatience.

Soyez tranquille, me dit-elle : je m’occupe ſérieuſement de vos intérêts, & réponds que vous ſerez bientôt marié, ſans qu’il ſoit beſoin de recourir à Mademoiſelle d’Aulnai : c’eſt toujours ma fille ainée que je vous deſtine. Confondu par ce changement, je demandai ſi le Marquis s’étoit déſiſté de ſes pourſuites ? Non ; mais elles ſeront inutiles, répondit votre mere. J’ai traîné l’affaire en longueur, pour découvrir, dans le perſonnage, des motifs valables d’excluſion : il m’en a fourni plus qu’il ne m’en falloit : c’eſt un diſſipateur obſcur, auſſi peu délicat ſur les moyens de fournir à ſa dépenſe, que ſur les objets qui la lui font faire ; la famille de Mademoiſelle de Tournemont ne s’en doute pas, il faut l’éclairer… Des gens à moi ſont chargés de produire ſes ſottiſes au grand jour : ſous peu de temps elles feront éclat, & nous verrons tous nos Financiers plus éloignés de ce mariage, que je ne le ſuis moi-même : je prendrai acte de leur mauvais choix, pour donner à ma fille un mari ſelon mon cœur, avant qu’ils s’aviſent d’en propoſer quelqu’autre.

Ce diſcours n’admettoit, ce ſfemble, aucune replique ; j’oſai cependant en faire, & de très-fortes. J’avouai mon amour, je plaidai la cauſe du vôtre… En voulant tout gagner, je penſai tout perdre… Ce ne fut que par une très-prompte & très-profonde ſoumiſſion, que j’obtins le pardon de ma réſiſtance.

Convenez donc à préſent, que je n’ai été un monſtre, ni comme amant, ni comme mari ; que loin d’avoir cherché à ſéduire votre ſœur, pour l’abandonner enſuite, ma retenue, avec elle, me couvriroit d’un ridicule, ſi on venoit à le ſavoir… J’ai deſiré ſincérement de l’épouſer. J’ai combattu, de bonne foi, ſon projet extravagant, quoiqu’il dût doubler votre fortune ; & malgré les regrets que ſon ſouvenir me coûtoit, mes procédés avec vous, ont égalé ceux d’un homme qui ſe ſeroit marié par goût.

De quelque fermeté dont j’euſſe fait parade, je ne pus ſoutenir le libre aveu de l’indifférence de Murville, & de ſes vues intéreſſées en m’épouſant. Ce ſont donc mes fatales richeſſes qui m’ont perdue, m’écriai-je ! ſans elles, je n’aurois pas eu le malheur d’attirer vos regards, & de vous être ſacrifiée… Que je les déteſte ! puiſqu’elles m’ont liée à un perfide que je dois haïr, qui m’en a toujours impoſé ſur ſes ſentiments… dont je rougis d’avoir été la dupe.

Quel mal cela vous a-t-il fait ? qu’importe que vous ayez cru ce qui n’étoit pas, puiſque vous avez joui d’une illuſion équivalente à la réalité ? C’eſt moi qui devrois me plaindre du rôle forcé que j’ai fait auprès de vous… Soyons de bon compte ſur nos droits ; vous n’en aviez point pour exiger ma tendreſſe, puiſque la vôtre étoit placée ailleurs. Je me ſuis rendu aſſez de juſtice pour ne pas m’arroger celui de perſécuter votre amour pour le Comte : nous devons être but à but. Mais qu’eſt-ce, interrompit-il, malgré l’évidence de la raiſon, je vous vois toujours prête à tomber dans les convulſions de l’emportement ? Cela étoit vrai ; je trouvois tant de choſes à repliquer ; je me retenois avec tant d’effort, que j’en étois dans une continuelle agitation.

Modérez-vous, reprit-il, & tâchez de m’écouter encore quelques moments. Ce qui me reſte à vous dire, mérite attention.

Ce jour-ci marquera vraiſemblablement notre déſunion de fait ; il s’agit de ſauver les dehors ; de ne point ſe donner en ſpectacle. Vous avez une paſſion, l’objet ne m’en eſt pas agréable ; malgré cela, je vous promets de l’indulgence, à condition que vous n’en abuſerez pas. Gardez les décences, ce ſera toujours mon refrein… Je ſens bien qu’il faut paſſer quelques dédommagements à une femme de votre âge, de votre vivacité ; mais je ne porterois pas la bonté juſqu’à ſouffrir qu’elle déshonorât mon nom par une inconduite éclatante…

Comment donc, dis-je en le pouſſant de la main avec fureur, vous oſez me menacer, je penſe ? Vous ! le plus coupable des hommes… La digue rompue, il ſe fit un débordement que Murville laiſſa courir ſans y mettre aucune importance.

Outrée de ſa tranquillité, ne trouvant plus rien d’aſſez fort, d’aſſez atterrant à mon gré, je m’élançai hors de mon cabinet, uniquement pour fuir un homme dont la préſence m’étoit inſupportable : heureuſement il n’avoit point perdu la tête. Effrayé de la ſcene que j’allois donner, il courut par une porte de dégagement, & ſe trouva, en même temps que moi, au milieu de ma chambre… Où voulez-vous aller, me demanda-t-il ? Où vous ne ſerez pas, répondis-je, en cherchant à paſſer outre. Et bien, Madame, rentrez, je vais m’éloigner ; mais ne vous montrez pas à vos gens dans le déſordre où vous êtes : ce ſont leurs obſervations qu’il faut éviter ſur toutes choſes ; c’étoit aſſurément ce qui m’inquiétoit fort peu ; j’aurois voulu au contraire faire retentir mes clameurs, pour jetter ſur Murville tout l’odieux de la circonſtance. Il le comprit à quelques mots qui m’échapperent, ſe tint ferme, & m’obligea de rentrer dans le cabinet, dont je fermai la porte avec autant de précaution que ſi j’avois été pourſuivie par un aſſaſſin.

Je ne me reconnus dans le labyrinthe où j’étois égarée, que pour enviſager toute l’horreur de mon ſort. Qu’il me parut affreux ! J’étois accablée ſous le poids des chaînes qui m’attachoient à Murville… L’eſpece de menace qu’il m’avoit faite, me tranſportoit de colere : il l’avoit rendue conditionnelle ; je la ſuppoſois abſolue, parce qu’il ſeroit toujours le maître de trouver des prétextes à ſon exécution.

Cependant, par une inconſéquence ſinguliere, nul ſentiment de crainte ne ſe fit jour dans mon ame. Aveuglée par mon indignation, j’aurois regardé comme une baſſeſſe de trembler, de fléchir, de m’obſerver même juſqu’à un certain point, devant un mari qui tenoit tout de moi, & que je me jugeois en droit de mépriſer.

Le deſir d’avoir un confident me revint avec plus d’apparence de raiſon, & non moins d’imprudence ſur le choix. Rozane avoit refuſé ce titre. Je me dis qu’alors il l’avoit pu ſans inhumanité, puiſqu’il me croyoit heureuſe ; mais qu’en me voyant abymée dans la douleur, il n’héſiteroit pas à me ſecourir de ſes conſeils, à me conſoler par ſa tendre compaſſion.

Mon imagination s’échauffoit, en parcourant les motifs que j’avois de compter ſur ſon cœur ; ce cœur où j’avois regné… où je regnois peut-être encore… Quel contraſte il formoit avec celui de Murville !… Que j’aimois le Comte en ce moment ! Toute autre à ma place ſe ſeroit défiée d’une pareille diſpoſition ; je ne l’examinai même pas. Appercevoir un ſoulagement à mes peines, le deſirer avec ardeur, le chercher avec empreſſement, furent tellement la même choſe pour moi, que j’écrivis à l’inſtant ce billet, & l’envoyai à Rozane, quoiqu’il fût près de minuit.

Madame de Murvillle à M. le Comte de Rozane.

„ En d’autres temps, j’ai fait gloire de vous inſpirer des ſentiments plus doux que celui de la pitié ; aujourd’hui c’eſt elle ſeule que je réclame : ſi vous en êtes ſuſceptible, venez ; la plus malheureuſe des femmes vous en conjure. A quelque heure que vous receviez mon billet, ſuivez celui qui vous le remettra. La nuit qui va ſuccéder au plus affreux de mes jours, ne verra sûrement pas le ſommeil approcher de mes yeux ; ainſi je ſerai toujours prête à recevoir l’unique conſolation que je puiſſe encore eſpérer, celle de me plaindre, & de trouver une ame ſenſible aux cruels chagrins dont je ſuis dévorée. „

L’hôtel de Rozane & le mien n’étoient pas éloignés. Une demi-heure s’étoit à peine écoulée, quand j’entendis quelqu’un qui s’avançoit fort vîte : ce bruit me cauſa une oppreſſion, un tremblement qui m’ôterent la force de me lever à l’arrivée du Comte.

Je peux donc me flatter d’avoir en vous un ami, dis-je, en lui préſentant la main. M’auriez-vous fait l’injuſtice d’en douter, demanda-t-il ? ― Je crois qu’oui… Tant de choſes alloient à me perſuader que vous ne l’étiez plus… Mais je vous fais réparation… tous mes ſoupçons ſe diſſipent, puiſque je vous vois diſpoſé à partager mes peines… Ma ſœur eſt morte, ajoutai-je : je penſe que vous le ſavez ? — Oui, Madame, & j’en ſuis pénétré d’un véritable regret. — Vous devez l’être ; elle vous aimoit, vous eſtimoit… D’ailleurs, vous n’ignorez pas comment, pourquoi nous l’avons perdue ? Mais par une cauſe toute naturelle, ſans doute, répondit-il, en me regardant d’un air d’inquiétude ; Mademoiſelle d’Aulnai étoit d’une foible complexion ; elle n’aura pu ſoutenir… Eh ! non, non, interrompis-je, ne diſſimulez point avec moi ; cela ſeroit inutile ; la fatale vérité m’eſt dévoilée : ma ſœur eſt morte de déſeſpoir ; & ſans les ſecours de l’amitié, je ſuivrois bientôt ſon exemple… Ah ! Comte, que je ſuis malheureuſe ! Dans quel gouffre d’horreurs on m’a fait entrer ! Tenez, liſez, & jugez quel doit être mon état avec de ſemblables connoiſſances.

Rozane frémit aux apoſtrophes terribles qui commençoient la lettre. Cet écrit eſt-il bien de Mademoiſelle d’Aulnai, demanda-t-il ? Oui, répondis-je, c’eſt le legs qu’une ſœur chérie a daigné me faire en mourant… Comme elle me haïſſoit ! eh, pourquoi ? qu’avois-je fait que de baiſſer la tête ſous le joug qu’on m’obligeoit de porter ?… Plût-à-Dieu qu’elle eût obtenu ce qu’elle deſiroit ! je ne ſerois pas aujourd’hui plongée dans une affreuſe déſolation… Mais ma deſtinée eſt de ſouffrir de mes propres maux, & de l’injuſtice des autres ; de n’inſpirer, quelque choſe que je faſſe, que des ſentiments d’averſion, de fureur, de mépris… ou tout au plus de compaſſion.

Je pleurois, le Comte avoit la tête appuyée ſur ſa main, de maniere qu’elle me cachoit entiérement ſon viſage… Nous reſtâmes ainſi quelques minutes ſans parler…

Il eſt bien cruel, reprit-il, d’avoir détruit des illuſions auxquelles vous attachiez votre bonheur. Mon bonheur ! lui dis-je. Ah ! je n’en ai jamais eu qu’en eſpérance : on m’a forcée d’y renoncer pour toujours… Mais qui donc a eu l’imprudence de vous communiquer cette lettre, demanda-t-il encore, ſans paroître faire attention à ce qui venoit de m’échapper ? Une perſonne qui n’en ſavoit pas le contenu, répondis-je. Alors, reprenant ma narration de plus haut, je détaillai tout ce qui s’étoit fait & dit, depuis le moment où la Touriere étoit venue chez Madame de Rozane, & ne paſſai ſous ſilence que ce qu’il y avoit eu de relatif au Comte dans ma diſpute avec Murville.

Pluſieurs fois mes ſanglots avoient interrompu mon récit ; je voyois les pleurs de Rozane couler à travers ſes doigts : c’étoit un ſpectacle raviſſant pour moi, un baume qui rafraîchiſſoit les plaies de mon cœur ; mais cette délicieuſe contemplation fut fuſpendue par un mouvement d’incertitude ſur le véritable objet de ces larmes. Etoit-ce ma ſœur ? Etoit-ce moi qui les faiſoit répandre ?… J’étois d’autant mieux fondée à douter, que, malgré l’importance des choſes, & le pathétique que j’y mettois, le Comte étoit toujours dans la même attitude, les yeux conſtamment attachés ſur le cahier, dont, à la vérité, il ne tournoit pas les feuillets.

Ce doute devint ſi tourmentant, que j’abrégeai mes détails, pour chercher à l’éclaircir. Mais comment entrer en matiere ?… Preſſée de me décider, je ne trouvai rien de mieux qu’une eſpece de tracaſſerie.

Les malheurs de Mademoiſelle d’Aulnai paroiſſent vous toucher infiniment, dis-je à Rozane, d’un ton de reproche. J’en conviens, répondit-il ; mais ils ne m’affectent pas excluſivement. Quand cela ſeroit, repris-je, il n’y auroit rien dont je duſſe être étonnée ; vous l’aimiez beaucoup, vous poſſédiez ſa confiance, & peut-être lui aviez-vous accordé la vôtre ? — Oui, Madame, c’étoit une douceur dont ſa ſituation nous permettoit de jouir. — Qu’elle en auroit été flattée, ſi elle avoit ſu combien vous en êtes avare ! — Avare ! point du tout ; mais je ſais la placer. — C’eſt me dire, ſans détour, que vous ne m’en avez pas jugé digne. — Vous vous trompez, Madame, cela ſignifie ſimplement, que ce qui pouvoit être entendu & ſenti par l’infortunée Mademoiſelle d’Aulnai, n’auroit pu convenir à l’heureuſe Madame de Murville. — L’heureuſe Madame de Murville ! Vous vous plaifez à m’inſulter, Monſieur. — Qui, moi ? Non, je vous jure… Je parlois de ce que vous avez été ; mais tout a changé de face, & je ſens qu’aujourd’hui vous êtes infiniment à plaindre. Si je le ſuis ! m’écriai-je ; ah Dieu ! qui le fut jamais davantage ! Toutes les erreurs agréables ſont détruites ! Toutes les vérités accablantes ſont dévoilées… On ne m’aime plus !.. Je perds ce qui m’auroit fait attacher quelque prix à vie… Eh, ce n’eſt point Murville qu’il me faut accuſer de cette perte.

Rozane s’étoit levé à la premiere queſtion que je lui avois faite ſur ſes ſentiments pour ma ſœur ; il marchoit à grands pas, répondoit ſans s’arrêter, comme s’il eût voulu ſe dérober à mes obſervations & s’affermir contre lui-même. La ſaillie qui venoit de m’échapper, le fixa dans la place où il ſe trouvoit. Son air, ſon regard avoient quelque choſe d’enchanteur ; mais d’indéfiniſſable… J’en fus troublée au point de ne ſavoir plus ce que je devois dire ou faire pour réparer mon indiſcrétion, dont je compris toute l’étendue… Laiſſez-moi, laiſſez-moi, lui criai-je : ne vous ſuffit-il pas de faire mon plus cruel ſupplice, faut-il encore que vous me rendiez inſenſée ?

De grace, rappellez vos eſprits, me dit-il, avec beaucoup de douceur ; voyez ſi l’excès de votre affliction ne vous fait pas prendre le change… Seroit-ce bien à moi que vous auriez deſſein d’adreſſer vos reproches ? Par où ? comment les aurois-je mérités ?

Il tenoit mon bras, s’efforçoit de déplacer le mouchoir dont je me couvrois les yeux ; je réſiſtois, & fis même un geſte pour le repouſſer, qui m’attira de nouvelles inſtances : elles étoient ſi preſſantes, ſa voix ſi tendre, ſi émue, que le déſordre de mon eſprit en fut porté à ſon comble. Eh mon Dieu ! dis-je, ceſſez de me perſécuter… Que prétendez-vous ?… Je veux me taire, & mourir de honte d’en avoir trop dit.

C’eſt donc à moi de parler, dit-il, en s’aſſeyant : tout ce que je vois, tout ce que j’entends, m’y détermine… Il va m’en coûter infiniment pour vous faire des aveux, dont quelques-uns pourront vous bleſſer ; mais puiſque je ſuis forcé de rompre le ſilence, ce ne ſera qu’avec la ſincérité qui m’eſt propre.

Je penſe, reprit-il, après une aſſez longue pauſe, que vous n’avez pas oublié notre entrevue au Couvent de ***, & la propoſition que je vous fis de nous engager ſur la foi des ſerments ? Votre effroi, votre indéciſion me firent juger que j’étois condamné aux tourments d’une paſſion invincible & malheureuſe.

Je partis, le déſeſpoir dans l’ame, & ne cherchai point à entretenir, par mes lettres, un amour trop foible, pour réſiſter aux attaques qu’on alloit lui porter.

J’appris votre ſortie du Couvent, & bientôt après les aſſiduités de Murville, dont j’avois toujours craint les vues intéreſſées, & le talent à flatter votre mere.

La nouvelle de votre mariage me fut annoncée quand Madame de Rozane l’eut rendu public. Je penſai que je ne ſouffrirois jamais davantage qu’en cette conjoncture. Je me trompai. Notre cœur a une extenſion étonnante pour la douleur ; chaque forme qu’elle prend, ſemble nous communiquer une faculté nouvelle pour la ſentir : l’extrémité où vous fûtes réduite, m’en fit faire la triſte expérience.

Je croyois, & je devois croire que la violence à laquelle vous étiez en butte, étoit la ſeule cauſe du danger qui menaçoit vos jours : concevez-vous à quel point vous m’étiez chere dans cette ſuppoſition ?… Combien ne ſouhaitai-je pas que, ſoumiſe à la néceſſité, vous aſſuraſſiez votre vie, votre repos, par le ſacrifice de votre amour !… Ils ont été pleinement exaucés, ces vœux que m’arrachoit la tendreſſe allarmée !… Je ne me ſuis jamais repenti de les avoir formés, quoique j’aie depuis cru ſentir que l’infidélité de ce qu’on aime, eſt peut-être plus difficile à ſupporter que ſa mort.

Je n’eſſayerai point de vous rendre ce que j’éprouvai, quand je ſus qu’un lien indiſſoluble vous uniſſoit à Murville. & que votre cœur avoit ratifié la promeſſe que vous aviez faite de m’oublier… Il me fut permis de revenir à Paris ; je doutai ſi c’étoit faveur ou châtiment de la part de votre mere. Craignant, & deſirant preſque également de vous voir, ce combat devint ſi fort, en approchant des lieux où vous habitiez, que je fus ſur le point de reculer, en vous appercevant chez Madame de Rozane.

Murville arriva… L’inhumain prit plaiſir à m’aſſaſſiner par les agaceries qu’il vous fit. Un reſte d’égard mit de la contrainte, de l’embarras, dans la maniere dont vous y répondîtes… M’en croirez-vous ? Ces ménagements me déplurent ; votre procédé m’auroit paru plus eſtimable, ſi franchement inconſtante, vous aviez manifeſté un ſentiment, dont le prétexte, vrai ou faux, pouvoit être tiré de vos devoirs. Mais après avoir fait trophée de votre nouvel amour, vous être livrée à l’engouement des plaiſirs, avoir porté la froideur juſqu’à ne me pas donner une légère marque de ſouvenir ; après tout cela, dis-je, vouloir m’en impoſer par une petite diſſimulation, jouer l’indifférence pour Murville, la pitié pour moi ; n’oſer vous montrer ni femme ſenſible, ni maîtreſſe infidelle : c’étoit manquer à votre mari, à votre amant & à vous-même.

Je ne fus pas long-temps ſans reconnoître que vous étiez négligée par Murville, & que le dépit me ramenoit votre cœur ; mais vous l’avouerai-je ? La même fierté qui m’avoit empêché de vous faire entendre mes plaintes, m’empêcha auſſi de mettre à profit l’occaſion que vous me préſentiez. Une femme que j’aurois médiocrement aimée, ne m’auroit pas trouvé en garde contre cette tentation… Avec vous je dédaignois un ſemblable triomphe. La renaiſſance de votre goût pour moi n’étoit qu’une ſuite des négligences de Murville, ou de votre penchant à changer : quels motifs pour une paſſion comme la mienne ! votre poſſeſſion même à ce prix, auroit pu flatter mes deſirs, & non me rendre heureux ; comblé de vos bontés, j’en aurois rappellé le principe, qui ſeul auroit ſuffi pour en détruire le charme.

Ce ſont là, Madame, les véritables raiſons de ma conduite envers vous : je n’en fais ni l’apologie ni la cenſure. Quelque ſinguliere que cette conduite ait pu vous paroître, elle n’a été & ne ſera jamais que le ſimple effet de ma façon de voir & de ſentir.

Je n’avois jamais été tant humiliée que je le fus par le diſcours de Rozane. Quel portrait il m’avoit préſenté de moi-même ! quels retours il m’obligeoit de faire ſur mes inconſéquences !… J’avois à ſon égard des torts bien réels, plus même qu’il n’en avoit dit… Ma juſtification étoit la choſe du monde la plus difficile ; je l’entrepris pourtant avec la chaleur qu’on met à une mauvaiſe cauſe, & voulus la fonder ſur ce que j’avois ſouffert pour me conſerver à lui… Madame, interrompit-il, je n’ai jamais penſé que vous euſſiez ſouſcrit, ſans réſiſtance, à mon malheur ; mais plus vous avez combattu, plus la prompte adhéſion de votre cœur à vos nouveaux engagements, plus l’abandon où vous m’avez laiſſé, paroiſſent inconcevables… Le peu d’application que j’ai donné à l’étude des femmes, le mal qu’on en dit, & ma propre expérience, m’auroient fait regarder vos variations comme un défaut de votre ſexe, ſi l’exemple de Mademoiſelle d’Aulnai n’avoit que trop prouvé ce dont il eſt capable, quand une grande paſſion l’anime.

Quelqu’amour que j’euſſe pour le Comte, mon reſſentiment s’allumoit d’autant plus, qu’il me reſtoit moins de reſſources pour me défendre… Mes devoirs m’en offroient encore une : je les alléguai avec hauteur ; je me parai de vertus dont je ne connoiſſois que le nom… Vous n’êtes pas franche, dit Rozane, & pourquoi ? Laiſſez penſer au public ce que vous voudriez me perſuader, ce ſera bien fait ; mais vouloir me tromper ! Comment en avez-vous pu former le deſſein ?… Madame, ſi vos devoirs avoient été la regle de votre façon d’agir avec moi, j’aurois reſpecté la ſévérité de vos principes, à quelque privation qu’ils m’euſſent condamné ; mais j’avois trop d’intérêt à vous obſerver pour m’y méprendre… Vous avez aimé Murville par foibleſſe, vous vous en êtes dégoûtée par légèreté, par mécontentement ; votre cœur eſt revenu vers moi par habitude, & peut-être les charmes de la nouveauté le dirigeront vers quelqu’autre.

Ah ! c’en eſt trop, m’écriai-je, en me levant avec impétuoſité. Retirez-vous, Monſieur, délivrez-moi de la vue d’un homme qui met de ſang froid le comble à mon malheur,… d’un cruel, qui n’a rien d’humain que des dehors perfides, dont je ne ſerai plus ſéduite… Tout ſe réunit contre moi ; tout le monde veut ma mort ; & bien, il faut le ſatisfaire… Sortez donc, répétai-je avec plus d’emportement, je n’ai pas beſoin de vous pour diſpoſer de mon ſort ; il eſt effroyable, mais il ne durera pas.

C’étoit mon intention. Outrée, ne me connoiſſant plus, j’allois tourner ma fureur contre moi… Rozane épouvanté me ſaiſit à travers le corps, & me demanda, d’une voix tremblante, ce que je voulois faire ? Que vous importe ? dis-je, en le repouſſant. Votre barbarie vous a-t-elle donné le droit de vous oppoſer à ma volonté ?… Retirez-vous… Je ne veux ni vous entendre, ni vous revoir jamais. — Ni me revoir jamais ! Ciel ! de quel ton vous me ſignifiez cet arrêt ! — Comme je le dois, comme je le ſens, comme le méritent les indignités que je viens d’eſſuyer de vous. Et ce ſont ces indignités mêmes qui vous prouvent la véhémence de ma paſſion, repliqua-t-il. Je vous ai dit des choſes dures : j’en penſois encore plus… Mon cœur étoit plein : il ne pouvoit s’ouvrir, ſans qu’il en ſortît un torrent d’amertume ; mais il n’en brûloit qu’avec plus d’ardeur… C’étoit l’amour outragé qui me faiſoit paroître impitoyable envers celle dont je voudrois aſſurer le bonheur aux dépens de ma vie… Ne pleurez plus, je vous en conjure… Ne prolongez point vos tourments & les miens… Dites que vous m’aimez : répétez-le mille fois pour me forcer d’oublier que vous en avez aimé un autre, & vous me verrez mourir du regret d’avoir pu vous déplaire.

Rozane étoit à mes pieds, d’où je ne penſois pas à le faire relever… Abattue, fatiguée par ce qu’elle avoit ſouffert, mon ame admettoit lentement la douceur de retrouver mon amant auſſi tendre. Je me plaignis, je fis des reproches, j’oppoſai des douces ; tout fut répondu, tout fut combattu, tout fut détruit.

Mon courage ſe relevoit, je reprenois une exiſtence plus agréable, quand le ſouvenir du nom que je portois, me replongea dans l’accablement… Je pouſſai un ſoupir, une exclamation… Rozane en comprit le ſens, il en fut déchiré… Nous tombâmes en des réflexions déſolantes, dont nous devinions le ſujet, ſans nous le communiquer.

L’immobilité du Comte me donna le temps de conſidérer la carriere que j’avois déjà parcourue, & celle qui me reſtoit à remplir : cette vue m’oppreſſoit… Un nouveau ſoupir, qui ne s’ouvrit un paſſage qu’avec effort, tira le Comte de ſa rêverie ; il leva les yeux au ciel, prit une de mes mains, la preſſa ſur ſon cœur, ſur ſa bouche, avec une action paſſionnée… Ah ! Rozane, m’écriai-je, il eſt donc vrai que toute eſpérance de bonheur eſt détruite, que rien ne peut nous réunir ? Qui te l’a dit, cruelle, demanda-t-il, en me ſerrant étroitement dans ſes bras : quand tu m’aimes, quand je t’idolâtre, quand l’amour nous livre l’un à l’autre, embraſés de tous ſes feux, quelle puiſſance nous obligeroit de nous refuſer à la félicité qu’il nous préſente ! Va, nous devons nous regarder comme ſeuls dans l’univers ; tu n’as plus de mari ; tu n’as jamais eu de mere ; on te rend à toi-même ; c’eſt te rendre à ton amant : il faut que tu ſois toute à lui, puiſqu’il veut être tout pour toi…

Agitée, me connoiſſant à peine, je ne repliquois rien,… mes pleurs couloient ſans âcreté ; Rozane les eſſuya, fixa ſur moi ſes regards dont l’expreſſion étoit ſi dangereuſe ; les miens s’y confondirent ; ſes tranſports en redoublerent ; … notre raiſon s’éclipſa… Il faut avoir de l’habitude dans le déſordre, pour l’enviſager de ſang froid. L’ivreſſe de nos ſens diſſipée, nous fûmes preſque également étonnés du pas que nous venions de franchir ; nous n’oſions nous regarder, ni rompre le ſilence que la confuſion nous impoſoit. Ma vivacité me fit ſortir la premiere de cet état : je ſuis perdue ! m’écriai-je, qu’avons-nous fait… Rozane ſe jetta une ſeconde fois à mes pieds, baiſſa la tête juſques ſur mes genoux, qu’il embraſſa d’un air ſuppliant. Je frémis de ce qui m’avoit cauſé une émotion ſi douce, quelques moments auparavant. Bon Dieu ! que voulez-vous donc encore ? demandai-je en me reculant avec une véritable terreur. Obtenir de vous mon pardon, répondit-il, avec timidité. Ne me fuyez pas… Ne me craignez plus ; je ſuis coupable, mais… Dites que nous le ſommes, interrompis-je : c’eſt moi qui me ſuis précipitée dans l’abyme… C’eſt à moi qu’il convient de gémir, de me cacher au centre de la terre. Pourquoi vous êtes-vous oppoſé à mes deſſeins ? Ma mort n’auroit été que l’ouvrage de ma douleur, elle doit être celui de ma honte & de mes regrets… A parler vrai, rien ne me paroiſſoit moins évident que cette néceſſité de mourir. Malgré ce que l’amour de Rozane me coûtoit, il me faiſoit goûter le plaiſir d’être, & je n’étois pas aſſez Romaine, pour payer de ma vie les preuves que je lui avois données du mien.

La crainte des chagrins que mon imprudence pouvoir m’attirer, commençoit à ſe faire ſentir avec une toute autre force. La nuit s’étoit écoulée ſans que j’y euſſe fait attention… Les premiers rayons du jour me glacerent d’un tel effroi, que la préſence du Comte me devint auſſi terrible qu’elle m’avoit été délicieuſe. Il ne lui fut plus poſſible de ſe faire écouter ; mon trouble, mes inſtances le contraignirent de ſortir, pénétré de l’état violent où il me laiſſoit.

Dès qu’il fut retiré, une de mes femmes entra, ſans que je l’appellaſſe : c’étoit cette Marcelle qui m’avoit élevée, qu’un attachement d’habitude rendoit zélée à temps, & à contretemps. Inquiète de l’affliction où elle me ſuppoſoit, pour la mort de ma ſœur, & de ce que j’avois refuſé de prendre quelque nourriture le ſoir précédent, elle étoit reſtée dans mon anti-chambre, pour épier le moment de me faire ſes repréſentations. Ce ſoin déplacé l’avoit expoſée à être vue, & queſtionnée par le Baron. Revenu à deux heures, il avoit ſu de cette fille, que le Comte étoit chez moi ; la ſurpriſe, le mécontentement s’étoient laiſſé voir ſur ſon viſage… il avoit même fait quelques pas vers mon appartement,… s’étoit arrêté ; & avoit repris, ſans rien dire, le chemin du ſien.

Alarmée de ce que j’entendois, n’oſant preſque parler, de peur de me trahir, je me mis promptement au lit pour cacher mon embarras, & délibérer plus librement ſur ce que j’avois à faire.

La timidité s’étoit emparée de moi ; je redoutois ma mere, mon mari, juſqu’au dernier de mes valets ; mais rien n’approchoit des tranſes cruelles que le Comte m’inſpiroit : ce Rozane ſi ſévere, dont la phraſe ſur les femmes égarées, étoit encore récente à ma mémoire.

Rozane s’étoit rendu mon complice, ſans perdre le droit de me mépriſer, par la différence des préjugés. Que cette penſée rendit mes regrets cuiſants !… J’en fus bourrelée.

A force d’errer dans un dédale obſcur, je crus appercevoir quelque lueur, quelque moyen d’échapper au mépris, particuliérement à celui du Comte : il s’agiſſoit de prudence, de décence, de réſerve, & je me promis d’en avoir.

Ce n’étoit pas tout, il falloit gagner de vîteſſe les réflexions du Comte : je ne le pouvois que dans une entrevue, ou par une lettre ; la premiere, plus agréable, ſans doute, auroit plus de lenteur, trop d’inconvénients ; j’optai pour la ſeconde.

D’un ſtyle guindé au ton de l’héroïſme, je me cherchai des excuſes très-adroites, très-flatteuſes pour Rozane… Je le ſuppliois de ſe borner au titre de mon ami,… de ne ſe point prévaloir d’une foibleſſe que je ne ceſſerois jamais de me reprocher… C’étoit à ſa retenue, diſois-je, que je reconnoîtrois l’eſtime qu’il auroit conſervée pour moi.

Qu’auroit pu dire de mieux la vertu même, après un oubli momentané ? Je fus contente ; & pour remettre plus ſûrement cette Lettre, je réſolus d’aller dîner chez ma mere, aux riſques d’encourir une aſſez mauvaiſe réception.

J’allois m’habiller dans ce deſſein, quand Murville envoya demander comment j’avois paſſé la nuit, & ſi j’étois viſible ? Ce meſſage me parut ce qu’il étoit, c’eſt-à-dire, une ſanglante épigramme… Je répondis, en balbutiant, je ne ſais quoi ; mais ſûrement rien de relatif à la premiere queſtion…

Il arriva, & fit ſigne à mes femmes de ſe retirer. Mon trouble augmenta… Je repréſentai, que voulant aller dîner chez ma mere, je n’avois point de temps à perdre. Vous en avez plus qu’il ne vous en faut, dit mon mari. La circonſtance & l’abattement où je vous vois, n’admettent pas une grande parure ; d’ailleurs ce ſeroit dommage d’en faire ; le négligé vous donne un air de langueur plus ſéduiſant, plus intéreſſant que vous ne l’auriez dans un ajuſtement recherché. Je vous ai fait demander, continua-t-il, s’il m’écoit permis de me préſenter chez-vous. — Monſieur, je le ſais ; mais j’ignore depuis quand vous vous croyez obligé à ce cérémonial. — Depuis que j’ai compris qu’un mari prudent ne devoit pas entrer chez ſa femme, ſans être ſur qu’il ne l’incommoderoit pas… Cette nuit, par exemple, n’aurois-je pas eu fort mauvaiſe grâce de venir troubler, par ma préſence, le tête-à-tête que vous aviez avec Rozane ? — En vérité… vous étiez bien le maître : je n’avois rien à dire que ce que vous ſaviez plus parfaitement qu’un autre — J’entends ; vous informiez le Comte de tout ce dont vous veniez d’être inſtruite : ce ſoin annonce vos égards pour les perſonnes à qui vous êtes liée par le ſang, ou par d’autres nœuds. En tout cas, repris-je, la confidence s’eſt réduite à bien peu de choſe, puiſque le Comte avoit appris l’hiſtoire de ma ſœur par elle-même. — Ah ! ah ! cet homme-là joue un grand rôle dans la famille… Mais vous aviez donc bien d’autres affaires à traiter, puiſque vous l’avez gardé juſqu’au jour ?… Oui, cela ſe devine : il falloît diſcuter mes torts, vrais ou imaginés ; inſtruire mon proces, me juger, me condamner avec dépens… Heureuſement je fais peu de cas du tribunal où vous m’avez traduit ; mais vous, Madame, n’en faites-vous aucun des jugements qu’on peut porter d’une telle démarche ? La croyez-vous fort propre à vous attirer du reſpect ? Soyez ſûre que, malgré la précaution d’envoyer coucher vos gens, il n’en eſt pas un d’eux qui ne ſache, à la minute près, l’heure où le Comte eſt ſorti de chez vous, & qui ne ſe donne la liberté de tirer les conſéquences d’une telle viſite : eh ! quelles peuvent-elles être, Monſieur, demandai-je, en jouant l’étonnement ? — La queſtion eſt bonne : ſuppofez-vous quelqu’un aſſez imbécille, pour imaginer que vous avez paſſé, Rozane & vous, une nuit entiere à gémir ſur la mort d’une Religieuſe ? Car c’eſt le ſeul prétexte de votre longue & ſinguliere conférence.

Après mes hauteurs, mes éclats de la veille, le parti de la douceur étoit une diſparate, qui valoit preſqu’un aveu ; le témoignage de ma conſcience me contraignit de l’adopter. Je feignis d’être frappée des raiſons de Murville ; je convins de mon imprudence ; je la motivai ſans aigreur. Rozane, dis-je, connoiſſoit les chagrins de demoiſelle d’Aulnai : j’en étois informée par ſa lettre, & ne craignois pas de commettre une indiſcrétion, en m’en entretenant avec lui… Peut-être j’aurois mieux fait de différer ; mais preſſée par ma douleur, & raſſurée par l’innocence de mes motifs, j’avois couru, en aveugle, au-devant de la conſolation qu’il pouvoit me procurer.

En aveugle ! répéta Murville, cela vous plaît à dire, je ne ſais rien de mieux vu. Quels pleurs par un amant ne ſont point eſſuyés ? — Un amant, Monſieur ! — Oui, Madame : pourquoi vous récrier à ce nom ? Voudriez-vous, par-là, me faire comprendre que Rozane a écouté vos lamentations, ſans exiger aucun dédommagement ? Ce ſeroit une merveilleuſe prud’hommie !… Enfin, je ne vous demande pas ce qui en eſt, mais je vous prie d’être perſuadée qu’il n’eſt pas facile de m’en faire accroire.

Les paroles de Murville étoient comme autant de fleches bien acérées, qui, ſans être mortelles, cauſoient des douleurs fort aiguës : je ne pus en ſoutenir la bleſſure, ſans fondre en larmes. N’êtes-vous point las de m’accabler, lui dis-je, vous reſteroit-il quelque choſe à ajouter aux propos offenſants que vous venez de me tenir ? — Oui, Madame, il me reſte à vous rappeller l’avis ſalutaire que je vous donnai hier au ſoir, qui vous mit dans une ſi belle fureur, & dont vous avez ſi promptement juſtifié l’utilité. Votre début annonce que vous iriez loin, ſi l’on vous laiſſoit aller ; mais comme il ne me ſeroit pas agréable de vous entendre citer entre les extravagantes qui divertiſſent le public à leurs dépens, je vous avertis que ſi vous donnez dans des démarches inconſidérées, vous me rencontrerez ſur votre chemin pour vous arrêter…

Il ſonna, ma confuſion devint extrême, en voyant rentrer mes femmes. Baignée de pleurs, dont il n’étoit pas difficile de deviner le ſujet, j’aurois voulu pouvoir me rendre inviſible, du moins me ménager le temps de ſécher mes yeux, de me remettre un peu avant que de m’expoſer aux obſervations… Murville s’amuſoit trop de mon embarras, pour ſouffrir que je le diminuaſſe : il me preſſa, il m’obligea de m’habiller ſans retardement, en m’annonçant qu’il viendroit dîner avec moi chez ma mere.

J’avois déjà balancé ſur ce dîner, eu égard à l’état où j’étois : j’en fus entiérement dégoûtée, quand je ſus que je l’aurois pour adjoint… Quelle figure iroi-je faire entre un amant heureux, de quelques heures, auprès de qui je voulois reprendre de la dignité, & un mari qui ſe plairoit à m’humilier, à me confondre ? Mes paroles, mes actions, juſqu’à mon ſilence, ſeroient interprétés par le plus malin & le plus clairvoyant des hommes. Préoccupée de cette penſée, je commettrois mille gaucheries ; elles prêteroient à des ſarcaſmes dont le Comte ſeroit de moitié. Je ne pourrois, ni lui parler, ni lui donner ma lettre… Que j’aurois été obligée à quelque maladie ſubite qui m’auroit forcée de garder la chambre ! elle ne vint point : je n’oſai la feindre ; nous partîmes.

Ma mere étoit ſeule, ſon accueil fut glacé, ou plutôt elle ne m’en fit aucun ; toute ſon attention ſe tourna ſur Murville. Belle maman, lui dit-il, j’ai quelque choſe à vous communiquer : daignez m’accorder un moment d’audience.

Cette priere, un ſourire, un coup d’œil fin me cauſerent un friſſon général. Mon hiſtoire de la nuit alloit être contée ; un orage affreux groſſiſſoit ſur ma tête ; le Baron ne m’avoit amenée que pour m’en faire ſupporter les éclats… Heureuſement, j’en fus quitte pour la frayeur. Madame de Rozane reparut : ſon viſage n’annonçoit rien ; mes alarmes ſe diſſiperent. Votre fille a très-mal dormi, dit Murville, elle en eſt ſinguliérement abattue. Ma mere ſe tourna vers moi : quels yeux, dit-elle ! peut-on ſe défigurer ainſi, avec un peu de raiſon !

Ces mots me confirmerent dans l’opinion que Murville n’avoit point parlé ; mais à quoi devois-je attribuer ce ménagement de ſa part… Tout-à-coup mon eſprit s’ouvrit à la vérité ; je conçus qu’il ſe garderoit bien de provoquer une explication, dans laquelle je pouvois uſer d’une terrible repréſaille ; qu’il me connoiſſoit aſſez pour être ſûr que de moi-même je ne romprois pas la glace ; mais que je ne ménagerois rien, s’il me mettoit dans la néceſſité de me défendre. J’allai plus loin : je me dis qu’il n’avoit cherché à m’intimider, que parce qu’il me craignoit lui-même ; … que la lettre de Mademoiſelle d’Aulnai ſeroit toujours un frein qui le tiendroit en reſpect à mon égard… Quel triomphe ! de me trouver en fonds pour lui rendre les inquiétudes qu’il m’avoit fait malicieuſement éprouver ! ma fierté ſe releva ; je condamnai ma timidité du matin, & me remis à peu près dans des diſpoſitions pareilles à celles où j’avois été la veille.

Tout cela fut arrangé dans ma tête, avant le dîner, où je me promettois une plus douce occupation. Le moment du ſervice tardoit à mon impatience… Cependant je n’étois pas ſi jolie qu’à l’ordinaire ; mais les larmes dont Rozane remarquoit les traces ſans en ſavoir le ſujet, pouvoient me rendre bien intéreſſante ! j’eſpérois en tirer un grand parti… Quelle fut ma ſurpriſe, mon chagrin, mon dépit, quand je me vis réduite à dîner en quatrieme avec ma mere, ſon mari & le mien. Je me fis mille queſtions ; je formai cent conjectures… J’accuſai Rozane de refroidiſſement, de mauvais procédé,… de me faire, par ſon abſence, un reproche tacite de ma foibleſſe, & l’aveu de ſon peu d’eſtime… Je me tourmentai horriblement, & bien à pure perte. Le Comte étoit ſorti avant que j’arrivaſſe, n’ayant garde de penſer, après ce que je lui avois dit ſur l’humeur de ma mere, que je duſſe venir ſitôt m’établir familiérement chez elle. M. de Rozane nous quitta en ſortant de table. La porte étoit fermée pour tout autre que des parents ; & ce jour que j’avois cru deſtiné à de violentes agitations, ne me parut d’une longueur inſupportable, que par le vuide & l’ennui que j’y reſſentis. Murville s’excuſa du ſouper : on ne me le propoſa pas ; j’en fus fort aiſe.

Convenez, me dit-il, en nous en retournant, que je vous ai miſe dans une furieuſe preſſe, quand j’ai demandé un entretien ſecret à votre mere ? Vous avez penſé que j’allois l’inſtruire de votre équipée, cela étoit tout ſimple ; mais vous étiez mourante : la pitié m’a retenu ; c’eſt une diſcrétion dont peu d’autres, à ma place, auroient été capables, & qui mérite bien que vous en ayez quelque reconnoiſſance.

Aſſurément, dis-je, je vous dois des remerciements infinis, pour une ſi prodigieuſe bonté. Un mari auſſi intact que vous l’êtes, peut être regardé comme le plus généreux des hommes, quand il veut bien ne pas perdre ſa femme pour une miſérable imprudence. Comment, vous tirez ſur moi, s’écria-t-il ; penſez donc que la partie n’eſt pas égale : non-ſeulement je ne vous devois rien quand j’ai pris du goût pour Mademoiſelle d’Aulnai ; mais je me ſuis conduit avec une prudence digne d’éloge. C’eſt ſous le voile du myſtere que j’ai ſuivi mon intrigue. Je n’ai point mis une légion de valets dans ma confidence. Je me ſuis tellement obſervé, que ſi votre romaneſque ſœur n’avoit pas eu la rage d’écrire, perſonne n’auroit ſu cette petite anecdote. Voilà, Madame, le grand art de ſatisfaire à ſes plaiſirs, en ſe conſervant de la conſidération. Vous me conſeillez donc, Monſieur, de prendre votre exemple pour ma regle ? demandai-je. — Conſeiller… n’eſt pas le mot ; … c’eſt une queſtion que je n’ai pas le temps de réſoudre. En effet, nous arrivions, je deſcendis, & Murville alla paſſer la foirée ailleurs. En entrant chez moi, je trouvai le nom de Rozane ſur la liſte des viſites : nouvelle matiere à déraiſonner… Je me tins pour mépriſée, pour inſultée… Rozane ne me parut plus qu’un monſtre d’ingratitude… Je fis des efforts pour le haïr, & finis par gémir de leur inutilité.

Ces chimeres doublant les raiſons que j’avois de regagner l’eſtime du Comte, j’ajoutai à ma lettre des reproches ſur différents tons ; une métaphyſique bien alambiquée, que je pris & donnai pour le langage du ſentiment & de la vertu… Jamais contraſte plus parfait que celui de la réponſe du Comte, avec ma ſublime épître. Sans plaider la cauſe de ſon innocence, il l’établiſſoit par la ſimple expoſition des faits,… me plaignoit autant que lui-même des ſacrifices que nous avions à faire,… admiroit, approuvoit mes courageuſes réſolutions, promettoit, juroit de s’y conformer avec une ſcrupuleuſe exactitude… C’étoit ce que j’avois demandé, mais bien plus que je n’avois attendu.

Cette réponſe me déplut dans tous ſes articles. Je fus mécontente de ce que Rozane me plaignoit comme lui : pour lui, quoique je l’euſſe fort aſſuré que je méritois de l’être… Je le fus de ce qu’il faiſoit ſuccéder ſi promptement un excès de ſageſſe à un excès d’amour… Je le fus, ſur-tout, de ce qu’il m’enlevoit, pour la ſeconde fois, l’honneur de combattre & de vaincre.

Ces mécontentements fermenterent dans mon cœur ; le Comte en porta la peine. Je me fâchois quand il doutoit de ma tendreſſe, & plus encore lorſqu’il en paroiſſoit trop aſſuré. Un caprice de froideur en ſuivoit un tout de feu… Nous paſſions notre vie en querelles, en raccommodements, & toujours ſans conſéquence. Rozane avoit un ſyſtême qui, peut-être, lui étoit particulier. Un ſeul moment la paſſion avoit réuni dans ſon eſprit, l’idée du déſordre à celle du bonheur ; mais revenu de ce délire, il auroit cru ſacrifier mon repos, ma réputation, ma perſonne, s’il avoit cherché à m’entretenir dans une habitude de foibleſſes.

Il ne s’expliquoit point, je ne le devinois pas, & pouvois ſoupçonner je ne ſais quoi d’offenſant, dans une circonſpection auſſi extraordinaire. Delà, mille tracaſſeries injuſtes ; mille petites ſéductions que je me permettois, parce qu’elles n’alloient qu’à venger mon amour-propre… Enfin, je m’accoutumai à ſon étonnante façon d’aimer, à ſon reſpect… La paix s’établit aux dépens de ma coquetterie ; de celle, au moins, dont il étoit l’objet.

Nous allâmes à la campagne : c’étoit nous mettre à une épreuve bien délicate !… Nous nous en tirâmes bien. Etre enſemble, reſpirer le même air, s’occuper des mêmes choſes, ſe voir, s’entendre, ſe deſirer, nous procuroient des plaiſirs plus délicieux, peut-être, que ſi nous avions admis quelque mélange. Ce charme de l’ame, cette douce confiance, ces riens enchanteurs, dont nous ſavions ſi bien jouir, furent interrompus en revenant à Paris : je le trouvai d’une triſfteſſe mortelle ; les converſations du monde m’aſſommoient ; j’éprouvois au milieu des cercles les plus brillants, les dégoûts, les langueurs de la plus profonde ſolitude.

Des chagrins nouveaux pour moi ſe joignirent à ces diſpoſitions mélancoliques. Nous n’avions pas eu Murville à la campagne : je le trouvai méconnoiſſable à mon retour.

Ses démarches étoient cachées ; il perçoit dans les nuits, fuyoit ſa maiſon, même les jours où il s’y raſſembloit une compagnie de ſon choix, à laquelle il ne s’étoit jamais diſpenſé d’en faire les honneurs… Plus de gaieté, plus de légéreté, plus de condeſcendance pour mes goûts, plus de politique avec le Comte… Depuis la mort de ma ſœur, je m’étois apperçue qu’il lui ſavoit mauvais gré d’être trop inſtruit de ſes affaires ; mais il n’en obſervoit pas moins ſoigneuſement les égards ; & quoiqu’il tirât volontiers ſur lui, c’étoit d’aſſez loin pour qu’il n’en reſſentît pas trop vivement la bleſſure.

Tout étoit changé. Il le prenoit pour but de ſes traits les plus piquants ; Rozane y oppoſoit une hauteur fort approchante du dédain… Tout entretien dégénéroit en diſpute, toute plaiſanterie en ſarcaſme.

Je tremblois des ſuites que ces bourraſques pouvoient avoir, entre deux hommes trop fiers & trop braves pour s’offenſer impunément ; mais je n’en admettois pas moins le Comte à mes parties de plaiſir, auſſi ſouvent qu’il m’étoit poſſible.

La première repréſentation d’une Comédie excita notre curioſité : nous y allâmes enſemble, en grande loge, n’ayant pas la mienne ce jour-là. Un moment après que nous fûmes arrivés, deux femmes entrerent en face de nous : l’une avoit l’air d’une Provinciale ; l’autre, éblouiſſante de parure & de beauté, étoit cette Demoiſelle de Villeprez, ſi fameuſe dans mon hiſtoire, que M. d’Archenes, Intendant de B***, avoit épouſée pendant mon ſéjour au Couvent.

Deux ans d’abſence, & beaucoup de révolutions, dans l’intervalle, me l’avoient preſque fait oublier… A ſon aſpect je penſai me trouver mal. Voilà notre ennemie, dis-je, à Rozane, en la lui montrant ; il fronça le ſourcil, changea de couleur, & ne répondit point. Les regards de Madame d’Archenes ſe dirigerent vers nous : elle ſourit, nous fit remarquer à la femme qu’elle avoir amenée,… parla beaucoup, comme quelqu’un qui fait une narration variée de ſérieux, de plaiſant, de pathétique ; & les yeux de la Provinciale ſe tournant ſans ceſſe de notre côté, ne laiſſoient aucun doute ſur les objets de la converſation.

Pas un de leurs mouvements ne m’échappoit : je me les expliquois tous ; eh, de quelle maniere !… Je ſouffrois ; … j’étois ſur le point de me retirer du ſpectacle, quand Murville parut dans leur loge, en faiſant les geſtes d’un homme qui s’excuſe de s’être fait attendre. Ma vue le ſurprit ; la ſienne augmenta mon trouble : il ſe remit promptement, ſe plaça auprès de l’Intendante, dont la compagne devint nulle.

Plus attentive qu’auparavant, je les examinois ſans diſtraction. Murville avoit, en parlant, l’expreſſion de la cajolerie ſur le viſage ; l’Intendante ſembloit triompher modeſtement… Un coup d’œil lancé ſur moi, de temps à autre, m’avertiſſoit que j’étois une victime qu’on immoloit à ſa vanité. La mienne jouoit un rôle aſſez pénible ; mais j’étois bien moins affectée de la comparaiſon que mon mari pouvoit faire de mes charmes, que de ſa liaiſon avec cette dangereuſe perſonne. Comment, depuis quand l’avoit-il retrouvée, s’y étoit-il attaché ?… J’en fus inſtruite par deux vieux Militaires, qui entrerent dans la loge voiſine de celle où nous étions. La belle Intendante ſe laſſe de l’incognito, dit l’un d’eux. Qu’appellez-vous l’incognito ? demanda l’autre ; j’ai trouvé le Baron établi chez elle, quoiqu’elle ne m’ait précédé à Paris que de fort peu de temps ; il y paſſe ſa vie, y donne le ton, s’intrigue pour ſes affaires… Rien n’eſt moins myſtérieux que leur arrangement. — J’en conviens ; mais elle ne s’étoit pas encore montrée en public avec ce nouvel amant, c’eſt ce qu’on peut nommer l’incognito pour elle. — A la bonne heure, ſi cette réſerve venoit de ſa part ; ce que je ne crois pas. Suivant certains propos que j’ai recueillis, le Baron a beſoin de s’obſerver : il doit ſa fortune à ſa belle-mere, femme impérieuſe, qui le tient en tutele, & à qui ſon intimité avec l’Intendante pourroit n’être pas agréable…

J’appris enſuite qu’ils habitoient la même Province que Madame d’Archenes, & que ſon arrivée à Paris avoit concouru, avec mon départ, pour la campagne. Cette derniere circonſtance m’éclaira ſur l’époque, & les cauſes du changement de Murville,

Je ne pus rendre au Comte ce que j’avois entendu ; différents engagements nous forcerent de nous ſéparer, en ſortant de la comédie.

Murville entra chez moi, le lendemain matin, auſſi-tôt que je fus éveillée. Eh bien, me dit-il avec un ſourire qui déceloit quelque embarras, vous avez ſans doute reconnu votre amie ? Mon amie ! à qui, s’il vous plaît, prodiguez-vous ce titre ? demandai-je. — A la compagne de votre enfance, à Madame d’Archenes… Elle s’eſt bien formée !… En vérité, c’eſt une femme charmante, que vous reverrez sûrement avec plaiſir. — Qui, moi ! je la reverrai ?… Non certainement, &… Vous-même n’en croyez rien. — Pourquoi donc ? Parce que vous avez eu enſemble quelque rivalité ? Cette raiſon ſeroit pitoyable ; la diſpute d’une poupée n’éterniſe pas l’inimitié entre deux petites filles. Mon Dieu, dis-je, ne jouez pas ainſi l’ignorance ; je ſuis perſuadée que vous ſavez très-bien ce qui m’empêchera toujours de voir votre Madame d’Archenes : ſi vous ne le ſaviez pas, je pourrois vous l’apprendre en quatre mots. Ne vous en donnez pas la peine, reprit-il, ces tracaſſeries ne ſont pas de mon reſſort ; mais je perſiſte à dire, qu’aucune d’elles ne peut juſtifier un tel refus. L’Intendante eſt aimable, eſtimable ; ſa ſocieté vous convient… D’après ce que j’avois entendu la veille, l’épithete d’eſtimable me parue très-déplacée : je la répétai ironiquement, je la tournai en ridicule, j’en ſubſtituai une toute contraire… Ce fut l’étincelle qui produiſit le plus violent incendie. Murville, le tranquille, le léger Murville, animé par une paſſion nouvelle, ſe montra le plus emporté des hommes… Les taits qu’il lançoit ſur moi, étoient ſi bien marqués au coin de mon ennemie, que je perdis toute retenue dans la maniere de les repouſſer. Mes outrageantes récriminations firent aller le Baron juſqu’à la menace… Je le défiai… Il y confondit Rozane… Je le bravai en ſon nom & au mien… Il me défendit de le voir… Je n’en tins compte, & l’en aſſurai.

En effet, dès qu’il m’eut quittée, je mandai au Comte que, toute affaire ceſſante, il falloit que je lui parlaſſe dans la matinée. Savez-vous, lui dis-je, que M. de Murville eſt amant déclaré de l’indigne d’Archenes ? qu’elle a fait paſſer ſes fureurs dans ſon ame ? que je viens d’en faire une épreuve terrible, & qu’il porte l’impudence juſqu’à vouloir que je faſſe mon amie, ma ſocieté de ſa maîtreſſe ?… Comment trouvez-vous cette propoſition ? — Fort mauvaiſe de la parc de votre mari ; eh ! qu’avez-vous répondu ! — Ce que je devois. J’ai refuſé, avec toutes les marques de mépris que cette créature m’inſpire. — Votre refus étoit dans l’ordre. — Vos mépris étoient de trop : il ne faut jamais provoquer les méchants… Murville ne l’eſt pas ; mais il a peu de caractere, cela revient au même.

J’avois envoyé chercher le Comte pour partager mon reſſentiment, & non pour recevoir des leçons ; tant de ſang froid oppoſé au feu de ma colere, étoit, à mon gré, une eſpece d’outrage : il ne pouvoit naître que d’un défaut d’amour, d’amitié, d’intérêt… Les reproches que j’en fis à Rozane, le toucherent ſenſiblement. Il s’en plaignit d’un ton pénétré, dont j’eus quelque confuſion. Il peut ſe faire que j’aie tort, lui dis-je : je veux même me le perſuader ; mais convenez auſſi que votre amour ne reſſemble à aucun autre… On ne s’accoutume point aux airs de Caton, qu’il vous permet de prendre à temps & contre temps. Rien n’altere votre flegme. Vous prononcez des ſentences quand vous ne devriez ſentir que des transports… De l’humeur dont vous êtes, vous ſouſcririez, ſans répliquer, à la défenſe de ne plus nous voir ? — Aſſurément, ſi je le croyois néceſſaire pour vous épargner des chagrins ; … eh ! vous l’a-t-on faite cette defenſe ? — Mon Dieu, oui ; mais j’ai proteſté que je n’y adhérerois pas. Elle eſt impraticable à certains égards, reprit-il, puiſqu’il faudroit vous interdire la maiſon de votre mere : cela ne peut regarder que mes viſites chez vous ; & bien je me bornerai à celles que la décence exigera, juſqu’à ce que des diſpoſitions plus favorables me rendent la liberté de ſuivre mon penchant, ſans hazarder de vous compromettre.

Je m’attendois à cette déciſion ! m’écriai-je, en rougiſſant d’impatience, & j’admire le courage avec lequel vous vous y déterminez… Vous ne voyez donc pas qu’une pareille déférence prêtera des forces à nos perſécuteurs ? que Murville, enorgueilli des avantages que je lui aurai laiſſé prendre, m’accablera du poids de ſon autorité ? que je me trouverai la plus malheureuſe, la plus eſclave des femmes, pour n’avoir pas ſu montrer de la fermeté à propos ?… Rien n’eſt plus dangereux que de ſe laiſſer entamer ainſi. Sans doute, dit le Comte, mais il l’eſt encore plus de groſſir le nuage d’où peut partir la foudre. La foudre, répétai-je, comme vos expreſſions ſont fortes ! vous vous peignez tout en noir… J’avoue qu’en voyant Murville avec l’Intendante, mon premier mouvement a été celui de la crainte : elle n’étoit pas fondée ; le Baron eſt foible : il appréhende les propos, il tremble devant ma mere… Ses tons d’importance ne vont qu’à m’intimider, & rien de plus. Je le connois ; jamais il n’oſeroit pouſſer à bout une femme à laquelle il doit ſon exiſtence dans le monde. Eh ! s’il le faiſoit, demanda Rozane ; ſi votre mere ne vous ſoutenoit pas contre lui, qu’oppoſeriez-vous à la violence ? Ah ! ne faiſons point de ſuppoſitions chimériques… Vous êtes maître d’agir comme il vous plaira, mais ce ne ſera pas de mon aveu que vous céderez aux caprices injuſtes d’un homme que tout oblige à me ménager. J’avois l’eſprit en déſordre, le cœur mécontent ; cependant, au-lieu de travailler à remettre un peu de calme dans mon intérieur, je ne cherchai préciſément qu’à m’étourdir… Parée comme Flore, je me produiſis avec confiance dans un cercle brillant… J’agaçai tous les hommes ; je me fis haïr de toutes les femmes… Je jouai follement, je perdis, je fis perdre… J’atteignis la fin du jour, ſans avoir penſé quatre minutes.

En rentrant chez moi, j’appris un fait aſſez peu conſidérable en ſoi, & pourtant très-capable d’alarmer quelqu’un plus ſuſceptible de réflexion que je ne l’étois. Murville, ſans aucun prétexte apparent, avoît chaſſé un de mes gens, celui-là même qui portoit ordinairement mes lettres au Comte.

Bleſſée d’une démarche que je regardai comme une offenſe perſonnelle ; ne voulant pas différer à m’en expliquer, j’allai m’établir dans l’appartement de mon mari, où je me morfondis juſqu’à trois heures à l’attendre.

On peut imaginer quelle fut ſa ſurpriſe, en me trouvant chez lui à cette heure, & dans les termes où nous en étions. Je ne lui laiſſai pas le temps de m’interroger ſur une telle ſingularité. Par quelle raiſon, par quel droit avez-vous renvoyé mon laquais ? demandai-je. — Par la raiſon, par le droit d’un mari qui ne veut pas ſouffrir chez lui l’agent connu des intrigues de ſa femme… Mon indulgence vous perd : il faut vous forcer de vous reſpecter, de reſpecter mes ordres, de ne pas les enfreindre, à l’inſtant même où je vous les ai donnés.

Sa hauteur, la dureté de cette réponſe ne m’en impofa point : j’y répliquai… Le feu s’alluma plus violemment peut-être qu’il ne l’avoit été la veille… Le nom de ma mere fut mêlé aux nouvelles menaces de Murville ; ce nom qui m’en avoit toujours impoſé, m’arracha un ſourire équivoque ; mille ſoupçons relatifs à ſa liaiſon avec Murville s’étoient élevés dans mon eſprit depuis que j’avois acquis de l’expérience… J’oſai, dans ce moment, les tourner en certitude, & en faire la matiere d’une inſultante raillerie. Vous êtes un monſtre, me dit le Baron d’une voix terrible ; … ſortez, délivrez-moi de la préſence d’une femme perverſe, pour qui rien n’eſt ſacré… Il s’éloigna en me lançant un regard foudroyant ; me renouvella par un geſte de la main, l’ordre de ſortir : j’en fis un de pitié, & me retirai bien furieuſe, bien diſpoſée à la révolte.

J’avois dans mon caractere aſſez peu de reſſources pour la méchanceté. Quelque ardent que fût le deſir de contrarier mon mari, de mortifier l’Intendante, il ne me rendit pas plus ingénieuſe ſur les moyens… Une idée folle, dangereuſe, s’offrit à moi : j’en fus ſéduite.

Il étoit clair que le changement de Murville & mes chagrins étoient l’ouvrage de Madame d’Archenes. La jalouſie avoit donné naiſſance à ſon reſſentiment, peut-être que l’amour en prolongeoit la durée ; ce peut-être me parut bientôt une vraiſemblance, puis une démonſtration. Jugeant de ſes ſentiments par les miens, je me dis que puiſqu’elle avoit aimé Rozane, elle l’aimoit encore ; j’ajoutai que le plus rude tourment pour une femme vaine & paſſionnée, étoit de voir le triomphe de ſa rivale, qu’il ne tenoit qu’à moi de le lui faire éprouver… je m’aſſurai que cette vengeance m’étoit due, & dès-lors elle fut décidée. L’exécution n’en étoit pas bien facile. Le Comte n’étoit pas homme à entrer dans ce projet : il falloit le tromper, uſer de fineſſe pour que nous nous rencontraſſions en mêmes lieux avec l’Intendante, pour m’attirer des préférences auxquelles il ne pouvoit ſe refuſer ſans que j’encouruſſe le ridicule de me jetter à ſa tête. Tout cela me réuſſit d’autant mieux, que le carnaval fourniſſoit de fréquentes occaſions, & que Madame d’Archenes n’en laiſſoit échapper aucune de s’amuſer. Murville l’accompagnoit par-tout, & Rozane ſe prêtoit ſans ſe douter de rien.

Une conduite ſi peu meſurée le déſeſpéroit ; toutes ſes lettres étoient pleines de repréſentations, toutes les miennes d’excuſes tirées de mon penchant, que j’alléguois comme ſeule cauſe de mes écarts.

Sûre d’être juſtifiée par ce prétexte dans le cœur de mon amant ; treſſaillant de joie quand je voyois la colere étinceler dans les yeux de mon ennemie, & le Baron nous obſerver avec un front couvert de nuage, j’allois mon chemin, ſans plus penſer au danger de commettre enſemble deux hommes qui ſe haïſſoient.

Les derniers jours du carnaval, l’Ambaſſadrice de ***, chez laquelle j’avois ſoupé, propoſa un déguiſement bizarre pour aller au bal de l’Opéra. Les premieres perſonnes que j’y remarquai, furent Murville & ſa maîtreſſe, qui ſe promenoient dans la ſalle à viſage découvert. L’occaſion de harceler ces deux objets de mon averſion, me parut belle ; je propoſai au Chevalier F. d’être mon ſecond : il y conſentit d’autant plus volontiers, qu’il avoit, pour ſon compte, des plaintes à faire de l’Intendante.

Nous les attaquâmes, nous les perſécutâmes à outrance… Pluſieurs fois ils nous échapperent ; toujours nous les rejoignîmes… Cette opiniâtreté attira l’attention de ceux qui ſe trouvoient à portée de nous entendre : on s’approcha, on ſe preſſa ; … nous faiſions ſpeftacle. Madame d’Archenes frémiſſoit de ne ſavoir à qui s’en prendre. Murville ſe donnoit la torture pour nous deviner ; je riois de l’inutilité de ſes efforts… Comme je ne m’étois pas habillée chez moi, que j’avois deſſein de quitter mon déguiſement avant que d’y rentrer, j’étois perſuadée qu’il ne connoîtroit jamais les auteurs de l’étrange comédie qui ſe jouoit à ſes dépens ; mais, par malheur, l’Ambaſſadrice, attirée dans le tourbillon, eut l’imprudence de me nommer. Murville changea de couleur, m’examina ſoigneuſement pour s’aſſurer qu’on ne ſe trompoit pas, & crut reconnoître auſſi le Comte dans celui qui me donnoit la main… Beaux Maſques, nous dit-il fort bas, ne prolongeons pas ici la ſcene, vous me trouverez, tous deux ailleurs, diſpoſé à la terminer comme elle le mérite. Il prit le bras de l’Intendante, fendit la preſſe ; je les perdis de vue, & reſtai très-déconcertée de ce dénouement.

A près de huit heures, je retournai chez moi, & fus d’abord ſurpriſe de voir dans ma cour une voiture attelée, des chevaux de ſelle, des domeſtiques en botte ; mais aucun des miens n’étant du nombre, je m’expliquai ces apprêts comme il me plut.

Murville alloit ſans doute à quelque campagne ; ſon éloignement contribueroit à le calmer : j’aurois de la marge pour délibérer ſur ce qu’il me faudroit faire… Rien de plus ſpécieux, de plus vraiſemblable, & de moins vrai que ce raiſonnement.

Le valet-de-chambre du Baron m’attendoit, par ſon ordre, à la porte de mon appartement, pour me prier de paſſer chez lui : cette priere me troubla ; je n’étois pas diſpoſée à un éclairciſſement… Incertaine, interdite, j’avançois ſans répondre… Le valet me ſuivoit en répétant ſa commiſſion… J’allois prétexter un refus, lorſque Murville parut lui-même. Vous êtes revenue bien tard, me dit-il, les chevaux ſont mis depuis plus d’une heure. Qu’ont de commun les chevaux & mon arrivée ? demandai-je avec émotion. — Ne le devinez-vous pas, Madame ? il faut partir, il faut ſouſtraire aux regards du monde, une impudence, une inconduite qui ſont à leur comble. Les bonnes mœurs l’exigent ; votre mere le preſcrit, & je me le dois. Ah, ciel ! m’écriai-je, ma mere eſt inſtruite de vos violences, & elle les approuve ! Non, je ne le ſaurois croire, l’exemple de ma ſœur eſt trop frappant pour qu’elle veuille le renouveller ; pour qu’elle ſouſcrive ainſi au déſeſpoir, à la mort de la ſeule fille qui lui reſte. — Vous ajoutez à vos torts, en doutant de mes paroles, en me ſuppoſant un projet barbare, dont vous ne feignez de vouloir diſculper votre mere, que pour le rendre plus odieux… Madame, n’exagérez rien : on ne veut point votre mort, mais votre correction. Loin de chercher à venger nos injures, par une retraite abſolue, nous vous laiſſerons une porte ouverte au retour… Je vais vous conduire en un lieu où vous pourrez vous livrer à d’utiles réflexions, acquérir la raiſon, les vertus qui vous manquent, & qui vous redonneront, dans la ſuite, quelque droit à notre indulgence… Ne réſiſtez point, une eſclandre rendrait votre cauſe plus mauvaiſe, & nous forceroit de prendre des voies… donc vous auriez à vous repentir toute votre vie.

Quel renverſement d’idées ! Quelle révolution ne ſe fit-il pas dans mes ſentiments ! Dix heures auparavant, je n’étois occupée que de plaiſirs : idole du monde, de l’amour, de la fortune, j’aurois défié le fort d’abattre les trophées de ma vanité ; en cet inſtant toutes ces chimeres diſparurent ; je ne vis plus qu’une ſolitude affreuſe, un abandon général, une chaîne de peines, d’humiliations, qui ſe prolongeoit à l’infini… Mon mari, dont j’avois bravé le reſſentiment, ne me parut plus qu’un vengeur armé pour m’accabler. Ces images, bien que confuſes, me glacerent de terreur… Je ne fis qu’un cri, & perdis preſqu’entiérement la connoiſſance. Murville appella mes femmes, leur ordonna de me ſecourir, ſortit, revint, m’offrit ſon bras pour deſcendre, avec la même tranquillité que ſi nous étions partis pour une fête.

Aucun de mes gens ne paroiſſoit, j’en étois effrayée ; & le fus bien davantage, quand je ne vis monter dans la voiture, après moi, que Murville & Julie, celle de mes femmes en qui j’avois le moins de confiance, parce qu’il lui en témoignoit beaucoup.

Dans la proſpérité nous ne regardons nos domeſtiques, que d’une prodigieuſe diſtance, & croyons toutes leurs facultés bornées aux ſecours phyſiques que nous en recevons : nos malheurs les rapprochent de l’égalité ; quiconque, alors, ſait nous écouter & nous plaindre, a droit au titre de notre ami. J’en fis l’expérience à l’égard de Marcelle ; l’origine de mes chagrins lui étoit connue ; c’étoit la ſeule perſonne avec qui je puſſe m’en entretenir ; ſon abſence m’enlevoit ma dernière conſolation : ce ſurcroît de dureté me rendit la parole, dont je ſemblois avoir perdu l’uſage depuis ma défaillance. Où eſt Marcelle ? demandai-je, en m’élançant ſi rapidement ſur la portiere, que Murville jetta ſes bras autour de mon corps, pour m’empêcher de tomber. Où eſt-elle ? répétai-je : qu’on l’appelle, je veux qu’elle vienne, je veux l’emmener… Qui que ce fut ne ſe mettoit en devoir de m’obéir… Marchez, dit Murville au Cocher, ſans daigner m’adreſſer un mot… Les chevaux partent, mes cris ceſſent, un profond ſilence s’établit entre nous, & n’eſt quelquefois interrompu, que par mes ſoupirs & mes ſanglots.

Après une heure & demie de marche, nous arrivâmes à Aulnai, maiſon charmante, dont je jouiſſois depuis la profeſſion de ma ſœur. Je me crus au terme de mon exil, j’en devins plus calme ; j’allai même juſqu’à me perſuader que Murville n’avoit voulu que me faire peur, en me montrant un eſſai de ce qu’il pouvoit contre moi. Bercée par cette douce illuſion, je me mis au lit, & dormis fort paiſiblement.

Vers quatre heures, le bruit d’une porte dérobée, qui s’ouvrit dans ma chambre, m’éveilla : c’étoit Julie. Je trouble votre repos, & j’en ſuis fâchée, me dit-elle ; mais les moments ſont précieux, j’ai craint de n’en pas retrouver d’auſſi favorables que celui-ci. Monſieur écrit ; tout le monde eſt occupé : on vous ſuppoſe endormie ; vous réfléchirez librement aux moyens d’éviter le coup dont vous êtes menacée, ſans qu’il paroiſſe que je vous aie communiqué aucune lumiere à ce ſujet.

Ce début étoit fait pour exciter ma curioſité… Je regardois Julie d’un air d’étonnement & d’inquiétude, ſans oſer lui faire des queſtions, tant il m’étoit nouveau de me trouver en intime confidence avec cette fille. Elle s’apperçut de ma réſerve, & s’en plaignit. J’ai ſu, de Paris, ce que je vais vous apprendre, ajouta-t elle, & par celui même à qui Monſieur a confié ſes ordres, après s’être conſulté avec Madame votre mere, en ſortant du bal… Vous ne reſterez ici que très-peu de jours, c’eſt-à-dire, juſqu’à ce qu’on ait emballé les meubles, les effets néceſſaires à une maiſon inhabitée depuis long-temps : on les tranſportera au château de Murville, où M. le Baron doit vous conduire & vous laiſſer. Je ſuis deſtinée à vous y ſurveiller ; Mademoiſelle de Murville, votre belle-ſœur, nous y ſurveillera l’une & l’autre, ainſi nous ſerons toutes deux également ſes priſonnieres.

Comme je ne voyois rien qui pût l’obliger de ſacrifier ſa liberté à la vengeance de mon mari, & que ma ſituation m’inſpiroit quelque prudence, je ſoupçonnai un piege caché ſous les paroles de Julie, & ce ſoupçon me rendit preſqu’incrédule. Madame ſe défie toujours, dit-elle, d’un ton peiné : elle veut négliger un avis important, parce qu’il vient de moi : & bien, il faut détruire une prévention dangereuſe pour elle-même ; il faut la convaincre de ma ſincérité, par l’aveu des motifs qui redoublent mon zèle à la ſervir… J’aime ; je me trouve forcée d’opter encre un amant adoré, ou une maîtreſſe généreuſe, ſur les bontés de laquelle j’avois fondé l’eſpérance de mon établiſſement. Cette alternative eſt ſi cruelle, que je ſuis prête à tout entreprendre, pour concilier d’auſſi chers intérêts… Ordonnez, je ne demande que le ſecret ſur les ouvertures que je viens de vous faire, & ſur les démarches que vous me preſcrirez.

Une telle franchiſe ne laiſſoit plus lieu à la défiance. Les doutes qui m’avoient ſoutenue contre l’affreuſe vérité, ſe diſſiperent. J’enviſageai ce château de Murville, que je ſavois être une véritable priſon ; cette ſœur inflexible, & qui dans ſes principes ſe croiroit, en conſcience, obligée de me tourmenter, comme des maux abſolument inévitables. Je ne ſavois que gémir, que pleurer, que paſſer de la douleur à l’emportement, aux reproches, aux récriminations envers Murville, pour retomber enſuite dans l’accablement du déſeſpoir… J’embraſſois Julie, je ſollicitois ſon amitié, je lui promettois tout de ma reconnoiſſance… Elle me fit obſerver que nous perdions le temps ; qu’il étoit eſſentiel de prévenir, par mes lettres, les impreſſions défavorables qu’on chercheroit à faire prendre de moi… Nous arrêtâmes, que j’écrirois à mon beau-pere, à des parents ; … que ſans paroître informée des deſſeins de Murville, je montrerois les plus vives alarmes ſur l’eſpece d’enlévement qu’il avoit fait de ma perſonne, ſur la maniere dont il s’y étoit comporté, ſur tout ce qu’il m’avoit dit, &c… Que j’implorerois le ſecours de chacun d’eux, pour me ſouſtraire aux violences d’un mari barbare, qui ne l’étoit qu’à l’inſtigation d’une femme méchante & mépriſable.

J’ajoutai à ce projet, celui de faire venir le Comte, de le charger de mes lettres, de lui expliquer mille choſes qui ne pouvoient l’être que verbalement ; du moins ce fut le prétexte que j’en alléguai. Julie me fit, à ce ſujet, les plus fortes, les plus ſages, les plus inutiles repréſentations. Malgré le danger où j’expoſois Rozane, où je m’expoſois moi-même, j’écrivis conformément à ce que je deſirois.

Madame de Murville au Comte de Rozane.

„ Trouvez-vous demain, vers neuf heures du matin, & le plus ſecrétement poſſible, à la petite porte du parc d’Aulnai ; j’aurai ſoin de la faire tenir ouverte. Introduiſez-vous dans la grotte : je m’y rendrai pour vous inſtruire des indignes traitements auxquels je ſuis expoſée, & pour vous dire un éternel adieu, ſi de prompts ſecours ne viennent m’arracher au pouvoir de mon tyran. „ Ce billet fut confié à un homme du village, donc on acheta la diligence & la diſcrétion.

J’évitai de me trouver avec Murville le reſte du jour. Une partie de la nuit fut employée à mes dépêches, l’autre à me tourmenter ſur l’événement. Il n’étoit pas encore huit heures, quand Julie m’apporta la réponſe du Comte, ſans ſuſcription, ne contenant que ce ſeul mot, j’irai.

Tout vous ſert à ſouhait, me dit-elle ; Monſieur eſt ſorti avec ſon chien & ſon fuſil : j’ignore de quel côté il a tourné ſes pas ; mais il eſt probable que ſon abſence vous laiſſera le temps néceſſaire à votre entrevue. Je vais ouvrir la porte, & reviendrai vous prendre… Attendez, je change d’avis, interrompis-je ; puiſque nous ſommes libres, il vaut mieux amener le Comte dans mon appartement : je lui parlerai plus à l’aiſe que dans la grotte, & courrai moins les riſques d’une ſurpriſe. A la vérité, j’étois logée commodément, au rez-de-chauſſée, une ſortie ſur le parc ; mais il y avoit un long trajet à faire pour y parvenir ; les arbres étoient nuds ; rien ne pouvoit cacher la marche du Comte… Julie tomboit d’étonnement en étonnement à la vue de mes témérités : elle pria, remontra, s’affligea… J’ordonnai deſpotiquement, & trouvai fort mauvais qu’après avoir trahi le ſecret de ſon maître, le ſien même ; après m’avoir donné tant de droits ſur ſa complaiſance, elle oſât montrer quelque oppoſition à mes volontés. Tout ce que j’accordai à ſes frayeurs, fut qu’elle n’accompagneroit pas Rozane, afin que je puſſe me charger du blâme, il nous étions découverts.

Forcée de m’obéir, elle ſe rendit à ſon poſte… Neuf heures, neuf heures & demie, dix heures ſonnerent… Mon cœur palpitoit au moindre bruit… Je mourois d’impatience, lorſqu’il ſe fit dans la maiſon un mouvement extraordinaire : j’entendis des cris, des voix confuſes, le pas d’un homme qui s’avançoit, en courant vers ma chambre, & qui frappa d’une maniere peu ménagée… J’ouvre, je vois un laquais de Murville, effaré, tremblant, reſpirant à peine : Venez, me dit-il, vous verrez… Ah dieu ! mon maître… votre mari… on vient de le rapporter… Il eſt mort… Il eſt tué. Il eſt tué ! répétai-je avec un ſentiment d’horreur ; par qui ? Ciel ! Je m’évanouis.

Julie étoit ſeule auprès de moi, quand j’ouvris les yeux… Seroit-ce un ſonge qui m’auroit troublée ? demandai-je, Murville. — Madame, il n’eſt plus. — Il n’eſt plus ! Rozane !… Ah malheureux !… Qu’allons-nous devenir ?

Je devine vos ſoupçons, dit Julie, & je les crois injuſtes, ſi j’ai bien compris ; la mort de Monſieur eſt un accident dont il ne faut accuſer perſonne. — Un accident ! ſe pourroit-il ?… Qui vous l’a dit ?… Comment ſeroit-il arrivé ?… Je ne ſais aucun détail, reprit-elle ; attirée par le bruit des voix, je ſuis ſortie du parc, & le premier objet qui s’eſt offert à ma vue, a été le corps ſanglant de Monſieur, que des Payſans rapportoient. Saiſie de craintes ſemblables aux vôtres, j’ai hazardé quelques queſtions ; ces gens, tout occupés du triſte fardeau dont ils étoient chargés, ne m’ont répondu que par des mots ſans liaiſon… C’eſt lui,… c’eſt lui-même,… c’eſt ſon propre fuſil… Je les ai ſuivis au Château pour tâcher d’en apprendre davantage ; mais l’imprudent qui vous avoit inſtruite, eſt venu m’appellera votre ſecours, avant que j’euſſe pu faire de plus amples informations.

Les diſpoſitions du Comte & du Baron m’étoient trop bien connues pour me raſſurer facilement… D’ailleurs, Rozane n’avoit point paru, cette circonſtance ſembloit prouver contre lui… Quels périls menaçoient ſa tête ! Quel ſort plus cruel & moins ſuſceptible de remedes ! Julie eut pitié de mon état : elle m’abandonna pour quelques moments à mes noires idées, revint, & m’annonça par ſon air, que je devois être plus tranquille.

On ne m’en avoit point impoſé, me dit-elle, tous m’ont tenu le même langage. Ces gens travailloient à une demi-lieue d’ici ; ils ont vu Monſieur côtoyer le grand chemin, l’air rêveur, la tête baiſſée, portant ſon fuſil ſous ſon bras… Un domeſtique qu’il avoit envoyé hier au ſoir à Paris, l’a joint près du bois qui termine votre Terre, & lui a remis une lettre. Il a poſé la croſſe de ſon fuſil, s’eſt appuyé ſur le bout du canon, a ouvert ſa lettre, qu’il liſoit, quand un Cavalier, vêtu & monté comme un Marchand de campagne, s’eſt montré au détour du bois, à quinze ou vingt pas de diſtance. Monſieur, qui ſans doute le connoiſſoit, a fait un ſigne de la main pour l’obliger de s’arrêter : il a ſerré ſa lettre, repris ſon fuſil, ſans s’appercevoir qu’il s’étoit embarraſſé dans des herbes longues & traînantes ; la ſecouſſe qu’il a donnée pour l’en arracher, a fait partir le coup, dont il a été renverſé mort ſur la place. Le Cavalier eſt deſcendu pour le ſecourir : le trouvant ſans vie, il a crié à ces Payſans de le rapporter au Château ; s’eſt remis en ſelle, a repris la route de Paris, au grand galop de ſon cheval.

Ce récit me rendit le calme à certains égards. Je jouis délicieuſement du bonheur de n’avoir plus à regarder dans mon amant, le meurtrier de mon mari ; mais pourquoi n’étoit-il pas venu juſques chez moi, puiſqu’aucun obſtacle ne s’y oppoſoit ? Car je ne doutois pas que ce prétendu Marchand ne fût lui-même, & cela étoit vrai.

La précipitation, la ſingularité de mon départ, plus encore la tournure de mon billet, l’ayant jetté en d’horribles inquiétudes, il ſe rendit chez un loueur de chevaux, où il ſe déguiſa de maniere que l’œil d’un ennemi pouvoit ſeul le reconnoître. Témoin… Cauſe peut-être de la mort du Baron, ſentant combien il importoit pour lui, pour moi, qu’il ne fût pas impliqué dans cette affaire, il tourna bride, fit une diligence incroyable, rentra comme il étoit ſorti, par une porte ſecrete, & ſe remit au lit pour mieux donner le change à ſes gens. Dans la matinée il ſe montra chez ma mere, chez le Marquis, après quoi il alla ſe renfermer avec un de ſes amis, pour ne pas ſe trouver à la réception de la nouvelle qui devoit arriver ſous peu d’heures.

Cette conduite étoit trop ſage pour que je la devinaſſe ; je n’en tirai que les plus abſurdes conſéquences.

Au milieu du bouleverſement d’eſprit où j’étois, je me ſouvins qu’il me convenoit d’écrire à Madame de Rozane ; mais comment, de quel ton me ſervir avec elle ? Celui de la douleur m’en ſeroit accuſer de fauſſeté ; le contraire l’indigneroit ; une ſimple narration tiendroit de l’indifférence. Julie me tira encore de cette peine, en ſe chargeant de la commiſſion… Je m’étois évanouie, manda-t-elle ; … je me trouvois hors d’état de tenir la plume, & de penſer à tout ce que les conjonctures exigeoient… Elle prioit Madame de Rozane de venir m’aider de ſes conſeils… Cette priere ne me plut point. Je ne me diſſimulois pas que j’avois beſoin de quelqu’un pour me conduire ; mais je n’aurois pas voulu l’être par ma mere : cette mere, qui avoit ſouſcrit ſi légérement à l’attentat de Murville contre ma liberté !… Je frémiſſois à la ſeule idée de la revoir !… Cependant, il faudroit tôt ou tard que je m’en rapprochaſſe ; mon âge, la mort de mon mari ; le genre de cette mort, équivoque pour le Public, devoient m’en faire une loi. Julie me repréſenta ces raiſons avec force : elles ne me perſuaderent point ; mais elles m’entraînerent : je cédai.

Sa lettre ne contenoit, au ſurplus, qu’une ſimple annonce, & renvoyoit, pour les détails, au porteur, témoin oculaire de l’accident. En effet, nous en choisîmes un, de préférence à quelqu’un de la maiſon, qui n’auroit pu que redire ce que les autres avoient vu.

Madame de Rozane avoit invité, ce jour même, ſa famille à dîner, pour l’inſtruire du parti qu’on s’étoit cru obligé de prendre à mon égard. La préſence des valets ne lui avoit pas encore permis de parler… Mais on venoit de repaſſer au ſallon : j’allois être accuſée devant mes juges, quand la lettre de Julie arriva. Aux premières lignes, Madame de Rozane la jetta loin d’elle, ſans l’achever… Murville eſt mort ! nos enfants ſont des monſtres, dit-elle, en regardant ſon mari d’un air éperdu.

Le Marquis n’ignoroit pas ſa haine du Comte & du Baron, toujours il en avoit appréhendé les effets : ce qui avoit échappé à ma mere, lui en fit ſuppoſer de terribles… Il prit la lettre en tremblant, la lut, la communiqua à mes parents, n’y trouvant rien qui pût juſtifier le propos de ſa femme : mais auſſi, comme l’omiſſion des détails n’en détruiſoit pas le principe, qu’elle pouvoit avoir des lumieres d’après leſquelles elle s’étoit exprimée, il ſortit pour entendre le commiſſionnaire, n’oſant l’appeller en public, par la crainte de ce qu’il avoit à révéler.

Madame de Rozane ſuivit ſon mari… Le Payſan eut à ſoutenir, de ſa part, un interrogatoire ſi exact, & d’un ton ſi impoſant, qu’il ſe ſeroit trahi vingt fois s’il avoit eu à déguiſer la vérité.

Le Marquis l’envoya dans le ſallon, répéter ce qu’il venoit de dire, & demanda à ma mere ſur quoi eſt fondée l’épithete dont elle avoit apoſtrophé ſon fils & moi ? Revenue à elle, ne voulant plus mettre au jour le deſſein de Murville, inconnu au Marquis, à tout le monde, & dont moi-même je ne devois être informée que très-imparfaitement, elle battit ſi bien la campagne, que le Marquis n’en put rien tirer.

Jugeant une plus longue diſcuſſion inutile, il lui parla du voyage d’Aulnai, comme d’une choſe qui n’étoit pas faite pour être miſe en queſtion : elle acquieſça ſans héſiter ; … mais une attaque de nerf en décida autrement.

Vous ſavez à préſent toutes les circonſtances du malheur qui vient d’arriver, dit le Marquis, en rentrant. Pour moi, j’ignore ce que ſignifioit le premier mouvement de ma femme : elle ne veut pas s’en expliquer, & je ne crois pas néceſſaire de l’y contraindre. Peut-être, quelque tracaſſerie de ménage, dont elle étoit informée, jointe au peu d’amitié que Murville avoit pour mon fils, lui ont d’abord fait voir les objets ſous un aſpect très-différent du vrai. Quoi qu’il en ſoit, une indiſpoſition ſubite l’obligeant de ſe mettre au lit, elle me charge de la remplacer dans les triſtes devoirs que la mort du Baron nous laiſſe à remplir. Je compte aſſez ſur l’affection des perſonnes qui ſont ici, pour être perſuadé que je ne partirai pas ſeul. On ſe regarda, on ſe devina ſur l’indiſpoſition de ma mere. Hommes & femmes s’offrirent d’accompagner M. de Rozane ; il accepta l’offre des hommes, & remercia les femmes, pour éviter les embarras & les lenteurs.

Mon commiſſionnaire n’étoit pas encore revenu, lorſque le bruit des voitures ſe fit entendre : il me cauſa un tel friſſon, une telle palpitation de cœur, que je parus dans un état digne de pitié ; la crainte de voir ma mere, en étoit la cauſe : on l’attribua à tout autre ſentiment : j’en reçus des éloges qui m’humilierent, & qui pourtant me firent plaiſir, parce qu’ils prouvoient que mon aventure n’avoit point tranſpiré.

Après m’avoir excuſé l’abſence de Madame de Rozane, autant bien qu’il le pouvoit, & beaucoup mieux qu’il n’en étoit beſoin, le Marquis paſſa chez Murville pour examiner la nature du coup dont il avoit été frappé. Aſſuré qu’aucune main étrangere n’avoit pu le porter, il fit approcher ceux qui l’avoient ſuivi. Vous voyez, leur dit-il, que rien n’eſt équivoque dans ce malheur ; mais il ne ſuffit pas que nous en ſoyons convaincus, il faut que la vérité du fait ſoit publique… Qui fait ſi ce qui eſt entré dans la tête de ma femme, au premier moment, ne s’établiroit pas dans quelque autre d’une maniere à compromettre horriblement la réputation de nos jeunes gens… Voyons donc ce qu’il nous convient de faire pour les garantir des traits de la malignité. On arrêta que le corps ſeroit tranſporté ſur le champ à Paris ; le Marquis & pluſieurs autres l’accompagnerent, & l’on n’oublia rien pour détourner de deſſus nous juſqu’à l’ombre du ſoupçon.

Deux graves perſonnages demeurerent à Aulnai, & je ne me crus pas obligée envers eux à la reconnoiſſance. Il m’auroit été mille fois plus agréable de penſer, de parler avec ma confidente, que d’être condamnée à une fatigante repréſentation, ſans oſer dire un mot de ce que j’avois dans l’ame.

Pendant que le Marquis travailloit à nos intérêts. Madame de Rozane cherchoit ſoigneuſement à éclaircir ſes doutes : il lui en étoit reſté de très-forts ſur le cavalier dont l’hiſtoire de Murville faiſoit mention : elle les avoit diſſimulés avec ſon mari ; mais auſſi-tôt après ſon départ, ſes domeſtiques avoient été interrogés, pour ſavoir ſi le Comte n’étoit point ſorti le matin. Il y avoit en cela plus que de la curioſité ; ma mere, en cherchant à pénétrer notre ſecret, vouloit acquérir un nouveau droit ſur nous, & tenir toujours notre deſtinée dans ſa main. L’unanimité des témoignages la força de renoncer à ſes perquiſitions.

Mais ſi tout paroiſſoit diſculper le Comte de la mort de mon mari, il devoir triompher ſecrétement, puiſqu’il n’avoit pas ceſſé de m’aimer ; ſes eſpérances ſe ranimoient ; je devenois maîtreſſe de les réaliſer, indépendamment des répugnances de ma mere : c’étoit des griefs dans ſon eſprit ; … c’en devoit être : nous ſommes diſpoſés à l’averſion pour ceux qui trouvent leur bonheur dans ce qui nous afflige.

Julie s’étoit ſouvenue, que la premiere cauſe du malheur de Murville, étoit une lettre qu’il avoit ſerrée, quand le Comte avoit paru : elle la chercha dans ſes habits, & me la remit à l’heure de mon coucher.

Madame d’Archenes à M. le Baron de Murville.

„ Je vous l’avois bien dit, mon cher Baron, que la Superbe n’oppoſeroit pas, une grande réſiſtance à votre projet ; ces meres coquettes ſont toujours fore aiſes d’éloigner d’elles une fille dont la préſence décele trop leur âge. On ne peut tirer un meilleur parti que vous l’avez fait, du propos léger de votre femme, pour enflammer le reſſentiment de ſa mere ; la maniere dont vous me rendez cela, eſt admirable ! Elle peint au naturel la fiere Marquiſe, qui prétend qu’on doit être aveugle & muet ſur ſon compte… Achevez donc le plutôt poſſible votre déſagréable voyage ; mettez votre folle à portée de faire d’utiles réflexions, venez recevoir de l’amour, un dédommagement à l’ennui que vous éprouvez… Mais Dieu ! puis-je deſirer votre retour, en penſant à ce qui le ſuivra ? Je ſais à quoi l’honneur vous engage, que Rozane a comblé au bal, la meſure de ſes outrages ; qu’il faut du ſang pour les laver. Si le vôtre alloit ſe répandre !… Si la ſource de mes larmes s’ouvroit pour jamais !… Ah, mon ami ! pardonnez-moi ces tendres inquiétudes. La valeur & l’adreſſe ne ſont pas de ſûrs garants de la victoire : elle eſt quelquefois l’ouvrage du hazard. Je peux trembler ſans vous faire injure ; mais ne craignez pas que je porte mes craintes juſqu’à tenter de vous déſarmer ; juſqu’à vouloir dégrader ce que j’aime, en lui faiſant ſacrifier une juſte vengeance… Je pourrai me plaindre… Je pourrai mourir ; mais je ne montrerai jamais de foibleſſe indigne du cœur que je poſſede, de ce cœur adorable, donc le mien fait ſa gloire & ſa félicité. „

Cette Lettre me jetta dans un déſordre d’eſprit incroyable. Les dangers paſſés s’offrirent à moi comme préſents… Je voyois le fer levé ſur le ſein de mon amant, ſon ſang verſé, ſon tombeau s’ouvrir… Ma raiſon, ou peut-être, celle de Julie, eut bien de la peine à diſſiper les fantômes effrayants dont je m’étois environnée.

Enfin, j’entrevis les choſes avec plus de netteté, ſans en devenir plus tranquille. Murville étoit mort ; mais l’implacable d’Archenes exiſtoit pour le tourment de ma vie ; belle & peu ſcrupuleuſe ſur le prix des ſervices qu’elle exigeoit, combien d’ennemis ne pouvoit-elle pas nous ſuſciter ! nous marcherions ſans ceſſe entre des précipices ; nous ſerions obligés de porter partout la défiance & la circonſpection.

D’un autre côté, ma mere connoiſſoit l’audace de ma façon de penſer à ſon égard ; j’avois une preuve trop forte de ſa colere, pour me flatter qu’elle en adouciroit les éclats à mon retour : ce ſeroit beaucoup, ſi elle n’alloit pas juſqu’à me défendre ſa maiſon.

J’étoîs ſûre que le Marquis ſe rendroit volontiers mon défenſeur, & mettroit le plus grand zele à ma réconciliation ; mais il falloit pour cela, lui révéler le genre de mes torts envers ma mere, envers ſa femme. Eh, comment ! une telle confidence étoit preſqu’auſſi embarraſſante à entendre qu’à faire ; cependant il n’y avoit pas de milieu entre franchir le pas, ou m’expoſer aux plus malignes conjectures, en reſtant brouillée avec Madame de Rozane, pour un ſujet qu’on laiſſeroit à deviner.

Cette conſidération que je fis, avec un peu d’aide, me détermina à des aveux preſque ſinceres.

Le Marquis revint, après avoir ſatisfait aux devoirs de la décence & à ceux de l’amitié… C’étoit le moment critique, je pouvois d’autant moins le retarder, que je devois retourner à Paris le lendemain : ainſi, quelles que fuſſent mes tranſes, je ſuivis mon projet, & demandai à mon beau-pere un entretien pour le ſoir.

Le deſir de captiver ſa bienveillance, m’y rendit careſſante, affectueuſe : je pris une de ſes mains, que je baiſai, malgré ſa réſiſtance. Souffrez, lui dis-je, ce foible témoignage de reſpect : il convient à celle que vous avez honorée, plus d’une fois, du nom de votre fille : hélas ! que ne l’ai-je été véritablement, je n’aurois pas aujourd’hui à vous dévoiler des choſes… Vous m’alarmez, dit le Marquis ; ce qui vient d’arriver tient-il à quelque myſtere qui me ſoit inconnu ? Oui, répondis-je, & je ſuis étonnée qu’on ne vous en ait pas inſtruit, au moins d’une partie : c’eſt ſans doute, parce qu’on me croit moi-même dans l’ignorance.

Sachez, Monſieur, que j’étois priſonniere ici… qu’on ne m’en auroit tirée que pour me reléguer dans les déſerts de Murville : que là j’aurois expié, par une longue & rigoureuſe détention, le crime de ne pas aimer un homme, auquel on m’avoit ſacrifiée, & dont je n’éprouvois que de mauvais procédés. Sachez qu’une telle violence auroit été ſuivie d’un attentat ſur la vie de votre fils ; que nous étions perdus l’un & l’autre, ſi le Ciel n’avoit prévenu les deſſeins de nos ennemis, par un coup inopiné.

Alors, portant la lumiere ſur les faits dont le Marquis n’avoit que peu ou point de connoiſſance, j’expoſai mon amour, mes chagrins, les noirceurs de Mademoiſelle de Villeprez, renouvellées depuis ſon changement d’état ; celui qu’elle avoit opéré dans l’humeur de mon mari ; la malheureuſe hiſtoire de ma ſœur ; le détail des traitements que j’avois eſſuyés en dernier lieu, & de ceux qu’on me préparoit… Je n’omis rien, que quelques anecdotes ſecretes ; mon imprudence de faire venir le Comte à Aulnai, & l’objet des reſſentiments de ma mere, dont je voulois faire un traité particulier. L’étonnement, l’indignation de M. de Rozane, ne s’étoient manifeſtés pendant mon récit, que par quelques exclamations : il ſe recueillit, comme pour le repaſſer, & je m’apperçus qu’il le croyoit exagéré, peut-être ſuppoſé par mon imagination ſur ce qui concernoit le danger de ſon fils. Vous doutez de ce que je dis, repris-je, j’en ſerois affligée, ſi je n’avois pas entre mes mains dequoi vous convaincre… Liſez cette lettre, Monſieur, elle eſt de Madame d’Archenes, & la même que Murville reçut un inſtant avant ſa mort.

Le Marquis changea pluſieurs fois de viſage en la liſant… Voilà, s’écria-t-il, une abominable femme !… Mais auſſi quelle étourderie d’aller provoquer des gens dont vous connoiſſiez ſi bien les diſpoſitions !… Vous nous avez tous expoſés à de belles aventures !

M. de Rozane continua, les yeux toujours attachés ſur la lettre. Je n’oſois rien hazarder pour ma défenſe, & craignois, à chaque mot, de m’entendre interpeller ſur l’article de ma mere : il arriva. Quel eſt donc ce propos donc on s’eſt ſervi pour animer ma femme contre vous, me demanda-t-il. Quelque prévue que fût cette queſtion, elle me troubla… Avant que d’y répondre, je cherchai tout ce que je crus capable de m’excuſer ; le circuit fut ſi long, que M. de Rozane s’en impatienta. Allons au fait, interrompit-il : vous étiez en colere, Murville en étoit la cauſe, tout cela ſe comprend ; mais qu’avez-vous dit ? Forcée de m’expliquer, je le fis, à ma maniere : à peu près, en biaiſant, je rendis ce qui m’étoit échappé ſur la liaiſon de Murville avec ma mere.

L’adreſſe que j’avois miſe dans cet aveu, n’empêcha pas le Marquis de rougir prodigieuſement : ceci eſt bon ! s’écria-t-il, vous avez des idées fort honnêtes ! ſavez-vous qu’il y a de quoi vous brouiller, pour la vie, avec votre mere, & que je ſuis l’homme du monde à qui il convient le moins d’être votre Avocat ? Je ne l’ignorois pas : c’étoit ce qui m’avoit tant embarraſſée ; mais je connoiſſois ſa bonté naturelle, ſon amitié pour moi : j’attaquai ſon cœur avec les plus fortes armes que je puſſe employer… Le Comte entra pour beaucoup dans mes repréſentations, dans mes ſupplications : mes pleurs me rendirent intéreſſante… M. de Rozane s’adoucit par degrés,… me promit ſa médiation, & tint courageuſement ſa parole. J’avois fait un effort de raiſon pour concevoir l’importance de mon raccommodement avec ma mere ; je retombai dans mes inconſéquences, lorſqu’il s’agit d’en diſcuter les moyens. J’aurois voulu qu’on mît l’affaire en négociation, uniquement pour reculer une démarche qui m’humilioit ; mon beau-pere, qui voyoit mieux que moi, décida que nous débuterions par-là, en arrivant à Paris.

Nous partîmes aſſez matin pour trouver encore Madame de Rozane au lit. Le cœur me battit en appercevant les maiſons du fauxbourg ; j’étois défaillante en deſcendant à l’Hôtel.

Le Marquis m’introduiſit dans la chambre de ma mere. Au bruit que nous fîmes, elle ouvrit ſon rideau, fit un mouvement de ſurpriſe, mêlé d’indignation, dont je crus prévenir les éclats, en me jettant à genoux, d’un air de ſuppliante. Quelle témérité, dit-elle, d’oſer s’offrir à mes regards !… Retirez-vous, Madame, & ne paroiſſez jamais, à moins que je ne vous rappelle. Je hazardai quelques mots, on me ferma la bouche par un nouvel ordre de me retirer, auquel je n’oſai déſobéir entiérement.

J’allai m’aſſeoir à quatre pas du lit. Un ſigne du Marquis me fit connoître que j’avois eu tort d’abandonner ſi promptement la partie… Ah, Monſieur ! m’écriai-je, c’en eſt fait, ma mere me rejette, elle me hait, elle ſera inexorable. Quoi ! vous êtes là ? dit-elle à ſon mari. Vous m’aviez promis de reconduire Madame chez elle : ſeroit-ce à ſa priere que vous auriez changé de deſſein ? — Non, j’ai pris ſur moi de vous l’amener, parce que je l’ai cru néceſſaire. Mais, reprit Madame de Rozane, il me ſemble qu’auparavant on pouvoit porter les égards juſqu’à s’informer ſi cette viſite me ſeroit agréable ? C’étoit juſteement ce que je ne devois pas faire, dit-il, puiſque j’étois ſûr que vous la refuſeriez. — Vous en étiez ſûr ? — Oui. Ne ſais-je pas qu’on vous a irritée contre elle ? Qu’on a extorqué votre conſentement pour la reléguer à Murville, en l’accuſant auprès de vous. — De fauſſetés, allez vous dire. — Point, de vérités, elle en convient elle-même. — Eh ! ces vérités, quelles ſont-elles ? Beaucoup de légéreté, une ſcene tout-à-fait repréhenſible au bal, & quelques paroles qu’elle ſe reproche à votre ſujet. Comment ! dit ma mere, elle vous en a fait l’aveu, & vous avez été ſi peu ſenſible à cet outrage ?… Madame de Rozane ſe plaignit aigrement de l’indifférence de ſon mari, pour des intérêts qui touchoient de ſi près aux ſiens… Oh, ne recommençons point par quereller, interrompit-il, tâchons de nous entendre. Votre fille eſt une étourdie, même quelque choſe de pis à votre égard ; mais votre gendre étoit un fat, aſſez ſéduiſant pour ſurprendre votre confiance, aſſez frippon pour en abuſer… Celle-ci mérite qu’on la tance & qu’on lui pardonne ; la mémoire de l’autre ne doit exciter que le mépris : ſi vous voulez en être convaincue, liſez cette épître… Le ſtyle en eſt peu flatteur, il vous déplaira ; mais il faut bien vous ouvrir les yeux ſur la maniere dont on reconnoiſſoit vos bontés, & ce que la malignité pourroit ſe permettre, ſi vous perſiſtiez à tenir votre fille éloignée de vous.

Ma mere rougit, s’arrêta dès les premieres phraſes… Quel eſt donc l’auteur de cette impertinente lettre ? demanda-t-elle. C’eſt Madame d’Archenes, répondit le Marquis. Murville, aveuglé par l’amour, ne s’appercevoit pas qu’elle le conduiſoit à ſa perte, en le rendant l’inſtrument de ſa vengeance & de ſa méchanceté… Alors il expoſa ſa jalouſie, ſes noirceurs, ce que j’en avois ſouffert, la fauſſe inculpation de ſon fils dans l’hiſtoire du bal, le deſſein formé contre ſa vie, qu’il vérifia par la lettre que ma mere refuſa de lire, mais qu’il l’obligea d’écouter.

L’étonnement, la confuſion de Madame de Rozane étoient au plus haut degré, ſa colere avoit changé d’objet, j’étois oubliée ; le Marquis jugea le moment favorable pour plaider ma cauſe, & le fit bien. Le ſilence de ma mere nous tenoit dans l’incertitude… Elle rêvoit… J’étois à genoux ; … j’arroſois de mes larmes une de ſes mains, qu’elle m’abandonnoit par diſtraction… Nous ne ſavions à quoi cela ſe termineroit, quand elle fit le geſte de quelqu’un qui prend ſon parti après une mûre délibération… Les bleſſures de mon cœur ne ſe refermeront de long-temps, dit-elle ; mais n’en parlons plus… J’eſpere, Monſieur, que vous ne rappellerez jamais à mon ſouvenir, les indignités dont vous m’avez fait part, & qu’on auroit dû me laiſſer toujours ignorer… Vous, Madame, quittez cette humble poſture, qui ne prouve rien : l’avenir fera voir juſqu’à quel point je peux compter ſur votre refpect & votre ſoumiſſion. En attendant, Madame d’Archenes pourra juger que votre préſence me paroît fort peu redoutable… Penſez, au reſte, qu’un pardon n’eſt pas un oubli, & qu’une faute nouvelle feroit tout revivre.

Le Comte n’avoit pas appris, ſans une vive émotion, que j’étois chez ma mere : il brûloit d’impatience de me voir, de me parler ; la crainte de ſe préſenter mal-à-propos, même celle de ſe rendre ſuſpect, par un empreſſement trop marqué, l’obligea d’attendre juſqu’à l’heure du dîner. Cette prétendue négligence ajoutée aux autres ſujets de plainte que je croyois avoir contre lui, me firent mettre de l’humeur, de la bruſquerie dans mon accueil, pendant que Madame de Rozane contraſtoit, en mettant, pour la premiere fois, des graces dans le ſien.

Depuis mon mariage, le Marquis voyant le mal ſans remede, avoit obtenu de ſon fils, qu’il réprimeroit ſon mécontentement, qu’il uſeroit au moins de circonſpection envers ſa belle-mere. De ſon côté, elle avoit obſervé les égards ; mais avec une froideur, un ſérieux, dont elle ne s’étoit jamais démentie : en ce moment il ſembloit que nous euſſions changé de rôle. Mon air boudeur l’avoit frappé, le Comte s’étonnoit preſqu’également de nous deux ; nous étions, les uns pour les autres, une énigme inexplicable… Il fut queſtion de régler ce que j’allois devenir. J’étois trop jeune pour qu’on me laiſsât vivre ſur ma bonne foi. Madame de Rozane ne vouloit pas que nous demeuraſſions enſemble. Le Marquis répugnoit au Couvent : il prétendoit, qu’ayant une mere, cette retraite laiſſeroit du louche ſur ce qui avoit précédé… Le réſultat fut, que la tante de Murville, qui m’avoit déja ſervi de Mentor, ſeroit invitée à reprendre le même emploi. Ce projet étoit d’autant plus ſage, qu’il devoit contenir les jugements du Public, en prouvant l’union des deux familles. Il s’exécuta à la ſatisfaction de tous.


Fin de la troiſieme Partie.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME

QUATRIEME PARTIE.



A AMSTERDAM, & ſe trouve A PARIS,
Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue
Saine-Jacques, au Temple du Goût.
M. D C C. L X X V.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

QUATRIEME PARTIE.


Maîtreſſe de moi-même avant vingt-deux ans ; de grandes richeſſes, une figure brillante, un amant qui juſtifioit, par mille qualités, la tendreſſe que j’avois pour lui ; quelle chaîne de félicités ne devois-je pas me promettre ! Mais ce n’eſt pas aſſez de la matiere du bonheur, il faut ſavoir en faire uſage… C’eſt un talent précieux, qu’aſſurément je ne poſſédois pas. Surpris, & bleſſé de mon refroidiſſement, le Comte en chercha les raiſons, & s’attacha à la plus cruelle ; il penſa que changeant de goût, en changeant d’état, je donnois à l’amour de ma liberté, la préférence ſur tout autre. En proie à ce ſoupçon, il ne le communiqua même pas à ſon pere. Ce fut un vautour dont il ſe laiſa dévorer…

Mes tourments ſecrets différoient peu des ſiens. Des torts imaginaires en produiſoient de réels : nous étions toujours en pointillerie, en contradiction ; & chacun ſe perſuadant avoir les plus juſtes ſujets de plainte, c’étoit à qui ne romproit pas la glace.

Comme nous ne nous rencontrions que chez ma mere, que nous ne prenions aucun ſoin de nous déguiſer, elle s’apperçut aiſément de notre méſintelligence. Eſt-ce que le Comte ne vous aime plus ? me demanda-t-elle un jour. Je détournai le viſage ; … mes larmes firent ma réponſe. — Comment, vous pleurez ! vous jouez l’Amante délaiſſée Seroit-il vrai que vous en fuſſiez là ? Je crois qu’oui, dis-je à demi-voix. — Eh ! qu’eſt-ce qui vous le fait croire ? Ma confiance en Madame de Rozane n’alloit pas juſqu’à m’arracher la vérité toute entière. J’accuſai le Comte de négligence, de ne m’avoir pas dit un mot ſur l’intérêt qu’il devoit prendre à ma nouvelle ſituation, de ne s’être pas même préſenté chez moi comme ſimple viſite, &c.

Mais vous voyez cela très-mal, reprit ma mere : c’eſt de l’honnêteté, de la retenue… Vous êtes heureuſe de ce que le Comte en eſt ſuſceptible, de ce qu’il n’acheve pas de vous perdre par quelque étourderie.

Une aſſez mauvaiſe replique m’attira l’énumération des fautes que j’avois commiſes, dont je ne croyois pas Madame de Rozane ſi bien informée ; elle y joignit une leçon, très-raiſonnée, ſur la néceſſité de me laiſſer conduire, & la défenſe de voir mon amant juſqu’à ce qu’elle le jugeât convenable.

Il entra comme elle parloit encore. Savez-vous, lui dit-elle, que je plaidois votre cauſe ? Madame de Murville vous boude, c’eſt un enfantillage dont je la blâmois… Rozane me regarda… Je baiſſai les yeux, en rougiſſant… L’arrivée de quelques perſonnes nous tira heureuſement d’embarras,

Le Comte s’approcha de moi, pendant que ma mere s’occupoit de la compagnie. Puis-je ſavoir, me demanda-t-il, par quelle ſingularité la Marquiſe s’établit mon Avocate ? Comment, pourquoi je me trouve en avoir beſoin auprès de vous ? Chacune de ces choſes, lui dis-je, exigeroit un éclairciſſement que le temps & le lieu ne me permettent pas d’entreprendre. — Vous voulez donc, Madame, que j’en choiſiſſe de plus favorables. — Je veux ! quelle façon de parler !… Aſſurément, Monſieur, je ne dois rien vouloir, ſi vous n’avez vous-même ſur cela qu’une demi-volonté. — Pour vous faire juger de la mienne, j’irai chez vous : y ſerois-je reçu ? La défenſe de ma mere, & le deſir de l’enfreindre, me troublerent ; mes yeux diſoient oui, ma bouche n’oſoit le prononcer… Le Comte me devina, & me dit ces deux mots, en s’éloignant, pour n’être pas remarqué : Demain, à onze heures. Il fut exact à la minute ; mon impatience l’auroit voulu plus empreſſé.

Après quelques moments d’une émotion auſſi vive que ſi nous en avions été au premier tête-à-tête, je voulus rappeller ſes queſtions de la veille… Il m’interrompit… Avant tout, me dit-il, daignez me tirer d’incertitude ſur ce qu’il m’importe le plus de ſavoir. Vous êtes veuve : préférez vous cet état à un nouvel engagement ; du moins n’avez-vous ſur cela aucun terme, aucun objet décidé ? La queſtion eſt poſitive, dis-je, en affectant de ſourire ; pour vous punir de me l’avoir faite, j’ai quelqu’envie de n’y pas répondre. — Vous êtes la maîtreſſe ; mais vous ſouffrirez que j’interprete votre ſilence. Comment ? — Comme un aveu tacite de vos projets de liberté. — Eh, dans cette ſuppoſition, que feriez-vous ? — Rien. — Vous ne travailleriez pas à m’inſpirer d’autres ſentiments ? — Non. Ce froid laconiſme paroiſſoit confirmer ſon indifférence ; & comme je ne l’aimois jamais tant que lorſque je m’en croyois moins aimée, je m’exhalai en reproches, je lui prodiguai tous les noms qu’on donne aux infideles… Ses careſſes, ſes proteſtations m’appaiſerent. Je me tus, & fondis en larmes. A préſent, me dit-il, je vois clair dans ton cœur ; lis donc auſſi dans le mien, & ſois ſûre qu’il ne changera jamais. Je t’aime avec fureur ; il faut que je ſois aimé de même. Loin de ſolliciter ton conſentement à notre union, je le refuſerois s’il n’étoit le don du plus ardent amour, parce que mon bonheur dépend de la certitude du tien… Soyons donc heureux, ma charmante amie, puiſque nous pouvons l’être, & que ce jour ſoit le dernier où nous aurons à nous chercher à travers d’odieux nuages…

L’explication, le raccommodement ne ſouffrirent plus de difficultés : ils ajouterent au charme de la paſſion dont nous étions animés.

Nous avions parlé long-temps, & n’avions parlé que de nous ; la nouvelle maniere d’être de ma mere avec le Comte, eut ſon tour. Je crois peu à ces révolutions ſubites, me dit-il : les bontés que Madame de Rozane me témoigne, ne ſont point une ſuite néceſſaire de ſon reſſentiment contre Murville ; je penſe, bien plutôt, que c’eſt une politique adroite, pour attaquer notre amour, en feignant de le protéger ; pour m’endormir dans une ſécurité dangereuſe ; pour obtenir de vous, par inſinuation, ce qu’elle ne peut plus enlever d’autorité… Il me ſeroit affreux d’avoir à craindre ſes ſuccès, non dans ce cœur adorable, & tout à moi, mais dans votre eſprit, malheureuſement trop facile à prévenir. Diſſipez mes alarmes, en m’aſſurant que vous n’écouterez rien à mon déſavantage, & ne laiſſerez point enchaîner cette liberté précieuſe que vous venez de recouvrer… Dans cet inſtant on annonça ma mere, & ſa vue nous déconcerta preſqu’également.

A ce que je vois, dit-elle, mon entremiſe ici n’eſt pas néceſſaire : vous me paroiſſez fort contents. J’avouai avec franchiſe, que j’avois accuſé le Comte injuſtement, & me croyois obligée de lui faire une réparation. — Et moi je le ſuis de vous tancer tous deux : vous, Madame, pour avoir mis trop peu d’importance à mes conſeils : vous, Monſieur, pour expoſer cette jeune femme à la cenſure, par un excès de précipitation… Elle répéta ce qu’elle m’avoit déja dit, appuya ſur ce que nous avions à craindre, particuliérement de Madame d’Archenes… Les bruits ceſſent promptement dans Paris, quand on ne leur fournit plus d’aliment, ajouta-t-elle ; mais ce ſeroit à quoi vous ne manqueriez pas, ſi vous y reſtiez enſemble ; il faut donc abſolument vous ſéparer. Le deſſein que je vous ſuppoſe, Monſieur, en fournit un prétexte tout naturel. Depuis pluſieurs années, vous n’avez pas été dans la Province où vos biens ſont ſitués ; cette longue abſence peut leur être préjudiciable… On peut le croire au moins, c’en eſt aſſez pour juſtifier le ſéjour que vous irez y faire ; vous donnerez enſuite quelques mois à votre régiment. Le grand deuil paſſera ; les propos tomberont… Au retour vous réglerez les affaires de votre cœur, ſans inconvénient, pour la réputation de l’un & de l’autre.

Cet arrangement fut pour nous un coup de maſſue… Je pâlis ; le Comte ſe récria : il trembloit de me confier aux ſoins très-ſuſpects de ma mere ; mais elle ne ſouffroit pas volontiers les contradictions : d’ailleurs ſes raiſons étoient bonnes, & nous ne voulions pas la fâcher… Il fallut conſentir à ce qu’elle preſcrivoit.

Nous n’oſâmes nous procurer un ſecond entretien, avant le départ de Rozane. En me diſant adieu, il me gliſſa une lettre pleine d’amour, de craintes, de recommandations ; les unes me parurent mal fondées, les autres fort inutiles.

La Marquiſe avança de beaucoup le temps où elle devoit aller à la campagne : mon deuil en fut le prétexte ; bientôt j’eus lieu d’être convaincue qu’elle ne vouloit que me tenir dans une plus étroite dépendance, & que les frayeurs du Comte n’étoient rien moins qu’imaginaires. Sans l’attaquer ouvertement dans mon cœur, on pratiquoit toutes les mines ſourdes qui pouvoient conduire à ce but. Des hommes aimables, & faits pour prétendre à ma main, m’entouroient, m’aduloient, m’enivroient des vapeurs de leur encens. Ma mere, plus affectueuſe, plus careſſante qu’elle ne l’avoit jamais été, cherchoit à mettre mes paſſions en jeu ; tantôt ma vanité, par des ridicules finement jettés ſur ce que j’aimois, & les éloges outrés de ſes rivaux ; tantôt mon ambition par la grandeur des titres, & l’éclat du rang qui m’étoient préſentés ; tantôt, enfin, la facilité de mon caractere, par les entraves qu’elle mettoit à ma correſpondance avec Rozane, par mille ſéductions adroites, par l’uſage continu & peu meſuré de ſon pouvoir ſur moi.

Pendant près de huit mois, j’eus à lutter contre ces ennemis de ma conſtance : elle étoit furieuſement ébranlée !… Sans avoir ceſſé d’aimer le Comte, je m’affoibliſſois à force de combattre… Il revint, & ſa préſence ranima ſi bien mon courage, que je crus ſincérement n’avoir jamais couru les riſques d’en manquer.

Madame de Rozane ne montra point d’humeur ; mais elle continua de nous obſerver, de nous gêner, de travailler à me faire prendre un autre goût. Toutes les fois que je voulois traiter avec elle de mon mariage, j’étois repouſſée par des difficultés ſans nombre. Les diſcours de Madame d’Archenes, ſoit qu’elle en eût fait ou non, étoient un épouvantail toujours prêt à m’oppoſer, & cette réſiſtance alloit au profit de l’amour.

Le temps s’écouloit. Mon deuil étoit fini… Nous mourions d’impatience, & réſolûmes d’appeller à notre ſecours toutes les perſonnes qui avoient quelque poids auprès de ma mere : le Marquis nous ſeconda ; notre requête fut généralement accueillie.

Madame de Rozane nous faiſoit ſuivre de trop près, pour n’être pas informée de nos démarches : elles l’étonnerent ; comprenant qu’il lui ſeroit très-difficile de réſiſter, & très-humiliant de ſe voir contrainte à nous céder, elle uſa de diligence, & s’arrangea de maniere à ſe conſerver tout l’honneur du dénouement.

La veille du jour où l’on devoit ſe réunir dans un commun effort, elle me manda qu’elle auroit des affaires juſqu’à ſept heures, qui ne lui permettroient pas de me voir ; mais qu’alors je ne manquaſſe pas de me rendre chez elle. J’y trouvai un cercle compoſé du Marquis, de parents, d’amis, & de quelques hommes que je ne connoiſſois point. Ma mere aſſiſe devant une table, & fort occupée d’un papier qu’elle liſoit à voix baſſe, me fit ſigne de m’aſſeoir. Il regnoit dans l’aſſemblée un ſilence, un ſérieux qui m’alarmerent infiniment.

Rozane avoit eu injonction de ne pas s’éloigner : il fut appellé… Même ſigne, même ſérieux, même ſilence que pour moi.

Vous aimez les ouvrages nouveaux, dit ma mere, en m’adreſſant la parole : je crois celui-ci digne de quelques ſuccès… Liſez-le, & m’en dites votre ſentiment.

J’eus à peine jetté les yeux ſur le papier, que, ſans être arrêtée par cette multitude de témoins, je m’élançai dans les bras de la Marquiſe, en criant : Ah ! ma mere, vous êtes adorable ! Me tournant enſuite vers Rozane, qui me regardoit avec étonnement : Venez, lui dis-je, venez remercier celle qui nous unit… Ce ſont les articles de notre mariage. Rozane prodigieuſement ému, s’approcha, voulut parler, & ne put que baiſer la main de ma mere.

Quelques jours après nous légitimâmes un amour qui, depuis tant d’années, avoit fait le charme, le tourment & le reproche de notre vie.

Le lendemain de notre mariage, dans un de ces moments paiſibles, où le cœur ſeul atteſte l’exiſtence de l’amour, je demandai au Comte s’il lui reſtoit quelques vœux à former ? Oui, me répondit-il, celui d’aſſurer la durée de notre bonheur. Qu’entendez-vous par l’aſſurer ? demandai-je encore. Je ne vois que la mort capable de la détruire, puiſqu’elle ſeule déſormais peut nous arracher l’un à l’autre. Il eſt vrai, reprit-il, qu’aucun pouvoir humain ne ſauroit rompre les nœuds charmants que nous avons formés ; mais c’eſt par la raiſon même qu’ils ſont indiſſolubles, que nous devons nous appliquer ſans ceſſe à les embellir… Il faut que ce ſoit toujours pour nous des chaînes de fleurs, & non un joug dont la peſanteur feroit gémir notre foibleſſe.

Ce début me ſurprit, me bleſſa… J’allois interrompre Rozane : il s’en apperçut, & me prévint. De grâce, me dit-il, ſuſpendez votre jugement, ſoyez sûre que je n’aſpire qu’à vous rendre la plus heureuſe des femmes, comme vous en êtes la plus aimée.

En recevant au pied de l’Autel cette main que je ſerre avec tant de ſatisfaction, j’ai acquis des droits ſur votre perſonne : Des droits ! quelle rebutante expreſſion ! Eh ! je pourrois en faire uſage avec mon épouſe, mon amie, comme un impérieux Sultan avec ſa vile eſclave ? Ah ! gardes-toi de le penſer… Maîtreſſe abſolue de tes faveurs, ton amant, ton tendre amant les ſollicitera avec vivacité, mais ton mari ne les exigera jamais. Quiconque réduit en dette exigible, les marques touchantes de la tendreſſe d’une femme, la dégrade & ſe trahit lui-même ; il détruit l’illuſion enchantereſſe des deſirs ; ravit à ſa compagne le pouvoir d’y ajouter ; en les réprimant, il deſſeche les roſes & le myrthe dont l’amour ſe plaît à couronner les ames délicates… En te parlant ainſi, je fais violence à mon ardeur ; ſi je ne conſultois qu’elle, je te dirois : Livrons-nous ſans réſerve, aux plaiſirs qui nous ſont offerts, ne les altérons point par une fâcheuſe prévoyance de l’avenir ; je t’idolâtre : & tu ne peux jamais ceſſer d’être raviſſante à mes yeux… Voilà comme je penſe, comme je ſens aujourd’hui ; mais, mon aimable amie, pour être en garde contre moi-même, il me ſuffit d’avoir étudié les hommes : fiers, altiers, ils ſecouent leurs chaînes, en frémiſſant, dès que l’ivreſſe de leurs ſens eſt diſſipée. Des ombres, des taches ſe répandent dans leurs cœurs ſur une image adorée par cela ſeul qu’ils ont promis de ne l’en pas déplacer… Les femmes, plus timides, plus faites pour la dépendance, font auſſi plus portées à reſpecter leurs engagements ; mais elles ont des dégoûts, des langueurs, des inégalités… Que n’avons-nous pas à redouter des défauts de mon ſexe, & des foibleſſes du tien ? Que ſeroit-ce ſi notre délicieuſe exiſtence ſe changeoit en cet attachement d’habitude par qui l’ame eſt engourdie ?… Quoi, je pourrois ne plus éprouver cet attrait puiſſant qui m’attire vers toi avec tant de force ? je ne verrois plus dans tes yeux cette flamme vive & pénétrante qui les rend ſi beaux… Ce ſeroit le triſte devoir ou l’inſtinct de la nature qui nous mettroit dans les bras l’un de l’autre ? Eh ! que ferions-nous alors de la paſſion qui nous anime ? Sa ceſſation éteindroit-elle les facultés actives de nos cœurs ? Accoutumés aux feux, aux agitations de l’amour, ſe borneroient-ils, dans la fleur de notre jeuneſſe, à cette tiédeur, à ce calme monotone qui ne ſont le partage que de l’arriere-ſaiſon ? Non, ce ſeroit pour eux un néant, dont ils ne pourroient ſortir qu’en ſe tournant vers de nouveaux objets… Mais tirons un rideau ſur une perſpecftive plus affreuſe à enviſager que la mort… Il n’arrivera pas ce malheur, dont le nom me feroit horreur à prononcer. Je t’adorerai comme ma ſouveraine divinité, tant que les flammes de la paſſion animeront mon être. Je te chérirai comme ma premiere amie, quand le froid de l’âge viendra me ſaiſir. Tu rempliras la capacité de mon ame dans tous les temps & ſous tous les titres imaginables… Ma bien aimée, nos ſentiments ſont nos tréſors, c’eſt entre tes mains que je les dépoſe, ménage-les avec prudence… Défends-moi centre l’effet impérieux de tes charmes… Modere, arrête mes tranſports quand tu le jugeras néceſſaire… Encore un coup, je t’en abandonne le pouvoir, & te conjure d’en faire uſage, ſans craindre que jamais j’aie l’injuſtice d’en murmurer. Traite ton mari comme un amant heureux, à qui tu ferois acheter tes bontés, pour le ramener toujours à ſentir combien elles lui doivent être cheres… Ton cœur aura ſûrement quelques efforts à ſe faire : je les verrai tous : ils pénétreront dans le mien, qui enchérira ſur tes ſacrifices ; mais nous en ſerons dédommagés par l’augmentation, par la conſtance de notre félicité.

Uſons de la même économie dans les témoignages publics de notre tendreſſe. Ne dédaignons point de montrer les égards, les préférences, la politeſſe la plus attentive… Soyons & paroiſſons être, ce que nous eſtimons, ce que nous reſpectons le plus… Quant aux démonſtrations, aux propos careſſants, à cette douce familiarité dont j’uſe en ce moment avec toi, ne les prodiguons pas devant un monde qui n’en eſt pas digne, & qui répandroit deſſus le vernis du ridicule… Je te propoſe encore l’exemple des amants heureux ; on les devine, mais ils ne ſe dévoilent pas : de cela même la plus petite bagatelle eſt d’un prix infini pour eux. Un mot, un rien donne naiſſance au plaiſir, quand c’eſt l’expreſſion du cœur, & non l’effet de l’habitude.

Que celle de vivre enſemble, n’éteigne point en nous le deſir de plaire, & ne nous en faſſe pas négliger les moyens : ils ſont de tous les temps, de tous les âges ; ils doivent entrer dans toute la conduite de notre vie… Rien dans ce ſoin flatteur ne ſauroit nous être pénible. Quoi de plus délicieux, que de pouvoir nous dire, chaque jour, c’eſt pour lui, c’eſt pour elle que je conſerve précieuſement les avantages qui m’en ont fait aimer ; que je combats tel défaut ; que je m’enrichis d’une qualité nouvelle… J’ajoute à notre commun bonheur, en ajoutant à la ſomme de mes perfections.

Loin de dérober aux regards du monde ce qui peut m’attirer ſon ſuffrage, je m’en glorifierai auprès de ce que j’aime, parce qu’il y trouvera la juſtification de ſon choix ; mais de quelque poids que me paroiſſe cette approbation étrangere, ce ſera toujours à la plus chere moitié de moi-même, que j’en deſtinerai le premier tribut.

Voilà, ma divine amie, quelles ſont mes diſpoſitions, & je me flatte que ce ſeront auſſi les tiennes. Il s’en falloit beaucoup que Rozane eût deviné juſte ; perſuadée que ma ſeule poſſeſſion devoit le rendre parfaitement heureux, je ne ſuppoſois pas que j’euſſe quelques fraix a faire pour en être conſtamment adorée… Ma réponſe fut dictée par le dépit & l’ironie.

Je vous ſuis obligée, lui dis-je, des leçons importantes que vous venez de me donner ; je les étudierai ſoigneuſement, puiſque vous les croyez néceſſaires pour me conſerver votre affection… Il faut avouer qu’elles ſont pleines de ſageſſe ; mais je ne les attendois pas ſitôt… Vingt-quatre heures de mariage vous ont rendu bien philoſophe !

Quel ton, quelle ſéchereſſe ! s’écria-t-il ; tu ne ſaurois penſer qu’enivré de ma joie & plein de mon amour, je puiſſe en appercevoir le déclin, ni que j’aie employé les moments précieux que j’ai paſſés avec toi, à raiſonner froidement ſur l’avenir : pourquoi donc affliges-tu ſans ſujet, le plus tendre des maris, le plus paſſionné des amants ?… Ecoute, & juge ſi je mérite le reproche amer que tu viens de m’adreſſer. Tout ce que je t’ai dit, eſt le réſultat des obſervations que j’ai faites en un temps où je ne leur ſuppoſois, pour moi, qu’une utilité bien douloureuſe.

Déſeſpéré de te voir entre les bras d’un autre ; condamné, par mes regrets, au plus ennuyeux célibat, j’eſſayai d’en adoucir la rigueur, en cherchant dans le mariage même, des raiſons pour me juſtifier mon renoncement à ſes loix : on en diſoit tant de mal, & j’en penſois tant de bien, qu’il falloit néceſſairement que l’erreur dominât d’un ou d’autre côté.

L’examen me fit connoître que nous nous trompions tous, en confondant les cauſes & les effets… Je vis que ſi le bonheur ſe fixoit rarement, même entre ceux donc le goût avoit formé les nœuds, c’étoit moins un vice de leur état, que de la conduite qu’ils y tenoient. Je vis une mortelle apathie ſuccéder au délire des ſens, parce qu’on ne s’étoit fait aucune reſſource pour y ſuppléer… Je vis l’aimable aiſance dégénérer en une familiarité choquante… Je vis l’aigreur, le dégoût, les inattentions, l’humiliante inégalité, tous les défauts deſtructeurs des aſſociations, s’emparer des maris & des femmes qui ſe piquoient le plus de vertu. Je les vis enfin, ſi différents de ce qu’ils avoient été, qu’ils n’auroient pu continuer de s’aimer que par une ſorte d’inconſtance. Il me parut ſi difficile d’éviter ces inconvénients, qu’ils m’auroient infailliblement dégoûté du mariage, ſi j’avois pu chaſſer ton ſouvenir ; mais ce ſouvenir impérieux venoit effacer les nuances rebutantes de ces tableaux : il m’en offroit d’enchanteurs, auxquels mon ame s’attachoit toute entiere… Sans le vouloir, je formois, pour tous deux, des plans de vie capables d’éterniſer notre tendreſſe. Mon ſyſtême me raviſſoit. Je croyois au bonheur ; je le voyois, mais dans une région qui m’étoit inacceſſible.

Dès que le retour de mes eſpérances m’eut perſuadé que je pouvois encore y prétendre, je raſſemblai les réflexions que j’avois faites ſur cette matiere, j’y mis de l’ordre… Ce ſont elles que je t’ai communiquées : ſeroit-il poſſible que tu les déſapprouvaſſes ?… Ne ſommes-nous pas aſſez heureux pour travailler à l’être toujours également ?

Cette explication rectifia mes idées, tranquilliſa ma vanité ; & l’amour m’aveuglant ſur mes forces, je promis, de bonne foi, tout ce que le Comte deſiroit.

Rien au commencement ne me fut plus aiſé que d’obſerver ma parole… J’allai même au delà, & portai l’engouement juſqu’à chérir la retraite, juſqu’à négliger le ſoin de plaire à tout autre qu’à mon mari.

Il n’étoit pas poſſible que je me ſoutinſſe au degré où j’étois montée, j’y chancelois, j’étois prête d’en tomber, quand les annonces d’une groſſeſſe m’autoriſerent à quelques petits relâchements, qui furent ſuivis de mille autres… J’eus de l’humeur, des vapeurs, des fantaiſies. Loin de ſe plaindre, le Comte reſpectoit mon état, m’en aimoit davantage, & ajoutoit à ſes attentions tout ce que je retranchois aux miennes.

A la fin de l’année, je devins mere d’une fille : ce titre me coûta près de trois mois de langueurs, d’incommodités, ſinon dangereuſes, au moins fort pénibles. C’étoit plus que jamais le temps de l’indulgence ; Rozane ne mit point de bornes à la ſienne : j’en abuſai tellement, qu’au retour de ma ſanté, j’étois comme un enfant bien gâté, bien mutin, qui ne prendroit pour regle que ſon caprice.

Le Comte n’ayant plus les mêmes raiſons de ménagement, eſſaya de me ramener à mes réſolutions ; ce fut avec une douceur infinie ; ma réponſe ſeche & préciſe, lui fit ſentir que ces remontrances me fatiguoient, que je voulois aimer à ma façon, ſans m’aſſujettir à ce que j’appellois une inutile méthode.

De ce moment, il ne m’en parla plus ; mais il retomba dans ſa mélancolie, que notre union avoit diſſipée. Comme je ne pouvois m’en diſſimuler la cauſe, je la combattis par intervalle… très-mollement ; & ces légers efforts ne réuſſiſſant pas, je me mis à l’aiſe, en me perſuadant qu’une triſteſſe ſi opiniâtre étoit un défaut de caractere, contre lequel je lutterois vainement.

Je conſervai bien, pour mon mari, un ſentiment de préférence ; mais ſa ſociété perdit ſes charmes, ſes careſſes, leur enchantement. Le monde me redevint néceſſaire ; je courus après ſes fêtes… Bientôt on me nomma la première de celles qu’on voyoit par-tout.

Le Comte ne m’arrêtoit point, nul reproche ne lui échappoit : à la vérité, ſes regards, ſes ſoupirs, toutes ſes actions, m’en auroient fait de bien énergiques, ſi j’avois voulu les entendre.

Rebuté par le peu d’importance que je mettois à ſes ſoins, aux témoignages les plus marqués de ſa douleur, il la renferma dans ſon cœur, où je me gardai bien d’aller la chercher.

Un voyage qu’il fit à ſon régiment, réveilla ma ſenſibilité : je pleurai beaucoup, & crus que mon affliction dureroit pendant toute ſon abſence ; mais auſſi-tôt après le départ, je fus rejettée par le torrent dans le cercle de mes plaiſirs.

J’étois dans une de ces maiſons où ſe raſſembloit toute la terre, quand on annonça M. de Cardonne, ce neveu de Madame de Villeprez, que ma mere avoit refuſé pour gendre. Je ne l’avois point vu depuis : il revenoit des Indes, où il avoit ébauché une aſſez brillante fortune.

Nous rougîmes en nous reconnoiſſant, & fûmes ſurpris des changements avantageux que l’eſpace de ſept ans avoit opérés en nous. Bien fait, quoiqu’un peu giganteſque, Cardonne avoit l’air noble, martial, joint à une de ces phyſionomies qui décele l’eſtime de ſoi-même, & pique la vanité d’une femme à la conquête de celui qui la porte.

Son arrivée m’avoit émue, ſon affectation à me regarder m’embarraſſa ; je ne tournois point les yeux vers lui, ſans rencontrer les ſiens : ils me tenoient ce langage, que la nature & l’amour-propre nous expliquent ſi clairement… Je diſtinguai même un ſoupir qui s’adreſſoit directement à moi. Diſtrait, ou tranchant avec les autres, il ne laiſſoit tomber aucune de mes paroles, ſe rangeoit de mon avis, applaudiſſoit avant que j’euſſe achevé mes phraſes.

Fixer l’attention, être l’objet des préférences, inſpirer des deſirs ou des regrets, font des choſes qui ne peuvent jamais nous laiſſer dans une parfaite indifférence pour celui qui nous en fait hommage. Elles aſſurerent le ſuccès de Cardonne auprès de moi… Je lui trouvai de l’eſprit, parce qu’il avoit fait valoir le mien… Ce n’étoit, en gros, qu’un bel homme ; il me parut intéreſſant… pour cet inſtant : je n’allai pas plus loin.

On demanda des nouvelles de Madame d’Archenes ; il dit froidement qu’elle étoit à Paris depuis quelques jours, & que des affaires l’y retiendroient un peu de temps. Ce nom ennemi me fit rougir une ſeconde fois… Je fus gré à Cardonne de ne m’avoir pas regardée en ce moment.

Quand il fut ſorci, on le prit pour ſujet de la converſation ; ſa perſonne, ſa fortune, ſa dépenſe, ſes aventures furent analyſées, & ne produiſirent pas ſon éloge. Entr’autres anecdotes, on dit qu’étant débarqué dans la Province d’où ſa couſine étoit Intendante, Intendante, il s’étoit attaché à ſon char, ou plutôt l’avoit traînée au ſien, avec une impudence, un fracas révoltant. Que M. d’Archenes, mari d’ailleurs aſſez commode, s’étoit cru obligé, pour l’honneur de ſa place, d’arrêter une telle licence ; mais qu’également ennuyés de cette contrainte, ils étoient venus à Paris, où, ſous l’ombre de la parenté, ils logeoient & vivoient enſemble ouvertement.

De quelle bizarrerie notre cœur n’eſt-il pas capable ? Je n’aimois point Cardonne, il devoit m’être égal qu’il fût l’amant de l’Intendante ou de toute autre ; cependant leur hiſtoire me troubla, me rendit rêveuſe… J’en fus piquée, comme ſi Cardonne avoit dû haïr tout ce que je haïſſois… Mais, s’il étoit amoureux de Madame d’Archenes, que ſignifioient donc ces regards, cet empreſſement, ce ſoupir ?… Ma vue auroit-elle fait ſubitement un infidele ? Pourquoi non ? J’avois aſſez bonne opinion de moi pour le croire, aſſez de malice pour le deſirer. Quelle félicité d’enlever un amant à mon ennemie, pour le lui renvoyer accablé de mes rigueurs & de mon mépris ! Cette idée me ſéduiſit au point de m’en cacher les inconvénients. Je ſouhaitai les occaſions de revoir Cardonne, & j’eus lieu de penſer qu’il formoit les mêmes vœux. Aux ſpectacles, aux promenades, dans les maiſons où j’allois d’habitude, par-tout je le rencontrois, & par-tout il cherchoit à me faire deviner ce qui l’attiroit ſur mes pas.

Ces préliminaires le conduiſirent à me demander la permiſſion de me faire ſa cour. J’entendis ce que cela ſignifioit, & conſentis à le recevoir. Sa déclaration fut plus étudiée, plus recherchée qu’il ne falloit pour m’en perſuader la vérité : mais je ne me rendis pas difficile ſur la maniere ; aux lieux communs de l’amour, j’oppoſai ceux de la coquetterie : ne promettant rien, laiſſant eſpérer beaucoup ; ainſi l’exigeoient mes deſſeins.

Nous continuâmes de nous voir : l’abſence du Comte nous favoriſoit. Je parlai de l’Intendante, j’affectai de la jalouſie… Cardonne m’avoua qu’il avoit eu du goût pour elle ; qu’il en étoit encore paſſionnément aimé ; que la pitié, la prudence l’obligeoient d’uſer de ménagements ; qu’il étoit dangereux d’irriter à un certain point, une femme emportée & vindicative. Quel champ il ouvroit à ma haine, par cette façon de s’exprimer ! je me donnai carriere, & peignis Madame d’Archenes avec des pinceaux trempés dans le fiel.

Au récit des chagrins qu’elle m’avoit cauſés, il prit feu, outra l’indignation, jura qu’il romproit avec elle, & la rendroit auſſi odieuſe qu’elle le méritoit, s’il n’étoit retenu par la crainte de me compromettre.

Tant de circonſpection n’alloit pas à mon but. Il étoit eſſentiel à ma vengeance que ma rivale fût qu’on me la ſacrifioit ; mais il ne me convenoit pas d’en témoigner le deſir… Je remis le ſuccès de cette entrepriſe, au temps & à mon adreſſe.

Cardonne pourſuivoit ſon chemin, faiſoit des progrès, quand le Comte revint à Paris. Sa préſence nuiſoit à mes vues ; la joie grimaça ſur mon viſage en le recevant.

Deux jours après, il trouva Cardonne à ma toilette, & je démêlai ſa ſurpriſe, ſon mécontentement : celui-ci le prévint par des démonſtrations d’amitié, qui ne prirent pas… La politeſſe froide de Rozane l’obligea de changer de ſtyle, & même de ſe retirer.

Vous avez, quand il vous plaît, un accueil bien glacé, dis-je ſéchement au Comte. Eh ! vous en faites la matiere d’un reproche, relativement à Cardonne, s’écria-t-il : ſi j’étois mortifié de l’avoir trouvé à votre toilette, je le ſuis bien davantage de ce que vous embraſſez ſi vivement ſes intérêts… Quoi, vous voyez cet homme ! vous le protégez ! avez-vous donc oublié ce qu’il eſt à Madame d’Archenes ? Je ſais, dis-je, qu’il eſt ſon parent, & que ce n’eſt pas une raiſon pour le charger de ſes iniquités : étoit-il reſponſable au fond des Indes, des torts qu’elle ſe donnoit à Paris ? — Non, je n’ai pas l’injuſtice de l’en accuſer ; mais depuis ſon retour, il vit avec elle dans la plus grande intimité, c’eſt un motif ſuffiſant d’excluſion… L’ami des méchants ne doit pas être le nôtre. — L’ami des méchants ! voilà encore une erreur. Cardonne a été amoureux de l’Intendante, elle l’eſt toujours de lui : ce n’eſt pas là de l’amitié ; loin d’en avoir pour cette femme, je ſuis ſûre qu’il la mépriſe, qu’il déteſte ſon caractere… Comment ſavez-vous cela ? demanda Rozane, en me regardant fixement… Vous rougiſſez… Lui auriez-vous fait quelque confidence ſur le compte de Madame d’Archenes ? Je ſentis que je m’étois trop avancée… qu’il falloit me chercher une excuſe ; mais quelle ? J’imaginai en alléguer une, au moins paſſable, en diſant que je l’avois prévenu ſur pluſieurs choſes, pour que ſa parente ne nous en fît pas un ennemi. Eh ! que nous importent ſes ſentiments ? dit Rozane. Quelle influence peuvent-ils avoir ſur le bonheur ou le malheur de notre vie ? Aucune, ſans doute, & je ſuis perſuadé que vous le penſez comme moi… En vérité vous avez fait une étrange faute ! J’eſpere que vous vous retrancherez juſqu’aux occaſions de la répéter, en ne recevant plus Cardonne. En ne le recevant plus ! m’écriai-je… Comte, ſongez-vous bien à ce que vous me demandez ? J’ai mal fait en l’admettant chez moi, puiſqu’il vous déplaît ; mais de quel prétexte voudriez-vous que je me ſerviſſe pour l’en éloigner ? — Des prétextes ! vous n’en avez pas beſoin, il ſuffira de le conſigner à votre porte. Le procédé me parut trop dur… je repliquai, je conteſtai, l’aigreur s’en mêla, au moins de ma part… Rozane tint ferme ſans élever le ton… Son viſage avoit une ſévérité impoſante, que je ne lui avois pas encore vue : il m’intimida… Je me rendis, mais avec une répugnance qui me coûta des larmes, dès que je n’eus plus mon mari pour témoin.

Renoncer à Cardonne ! le bannir ſans lui dire pourquoi ! ce ſacrifice abſolu étoit au-deſſus de mes forces. Je me réſervai, ſecrétement, le droit d’expliquer les raiſons qui m’obligeoient d’en agir ainſi. Ma lettre fut celle d’une femme contrariée dans ſes penchants ; la réponſe, celle d’un homme vain, emporté, capable de ne rien ménager pour ſe ſatisfaire. Il ne me rendroit plus de viſites, diſoit-il, puiſque j’avois la foibleſſe d’obéir à des volontés injuſtes ; mais il alloit chercher un lieu ſûr, où nous pourrions nous voir, ſans bleſſer les yeux de celui qu’il appelloit mon oppreſſeur.

Le deſſein me ſembla téméraire, non impraticable… Sans rien promettre, ſans rien refuſer, je me retranchai dans les objections… En attendant que je me décidaſſe, nous nous écrivions ſans ceſſe, & Rozane n’étoit pas traité favorablement dans cette correſpondance. J’appuyois, avec chagrin, ſur le peu de rapport qui ſe trouvoit dans nos caracteres… J’aſſurois que l’expérience avoit, pour mon malheur, déchiré le bandeau de l’amour… Je gémiſſois de n’être plus maîtreſſe de mon choix, pour le faire tomber ſur ce que j’aimois avec diſcernement.

Cette concluſion étoit fauſſe. Les difficultés avoient converti un goût de caprice, en un ſentiment aſſez vif, & je croyois n’avoir plus, pour Rozane, qu’un attachement d’eſtime ; mais je me connoiſſois en maris, & ne lui aurois préféré qui que ce fût à ce titre.

Cardonne ne tarda pas à m’indiquer une maiſon propre à nos entrevues. Il prioit, preſſoit… J’héſitois… J’étois retenue par la crainte des ſuites… Une crainte plus forte l’emporta ſur mes ſcrupules.

Le ſtyle de Cardonne changea ſubitement. Aux prieres, aux inſtances, à l’empreſſement le plus flatteur, il ſubſtitua les plaintes, les reproches, les doutes déſobligeants ſur un amour dont je ne voulois donner aucune preuve… Ma froideur prétendue, mes défiances exceſſives, contraſtoient dans toutes ſes lettres, avec l’ardente paſſion, & l’abandon généreux de Madame d’Archenes… Il s’accuſoit de tromper une femme, ſi tendre, ſi ſincere, pour une ingrate, qui probablement ſe jouoit de ſa peine, & triomphoit d’avoir fait deux malheureux en le rendant infidele.

De quels dangers cette nouveauté ne me menaçoit-elle pas ! Cardonne ſoupçonnoit mon cœur, ma franchiſe, me comparoit avec l’Intendante, à mon déſavantage… il ſentoit des remords… ne voyoit plus en ma rivale, que ce qui devoit la lui rendre chere : delà juſqu’au retour, il n’y avoit qu’un pas… J’allois perdre ma conquête,… j’allois être ſacrifiée… Il falloit m’expoſer aux traits d’une double vengeance, ou retenir Cardonne à quelque prix que ce fût… Je n’en avois qu’un moyen : c’étoit de céder à ce qu’il demandoit, de le voir, de lui parler… A la vérité, cela pouvoit me mener bien loin ; mais preſſée par ma poſition, j’évitai de m’appeſantir ſur les conſéquences, & me rendis, le moins mal poſſible, aux ſollicitations de mon amant.

A mon grand étonnement, ſa réponſe ſe fit attendre ; il y prenoit, ſur ſa bonne fortune, un ton de confiance qui m’humilia. J’aurois démenti ce que j’avois avancé, ſi j’avois pu me mettre au deſſus des frayeurs qui m’avoient décidée ; ne l’oſant pas, je diſſimulai mon mécontentement, & promis de me trouver chez une certaine Marchande, à certain jour marqué.

La veille de ce jour, rentrant chez moi pour le ſouper, on me dit que le Comte étoit revenu de la promenade, en ſe plaignant d’un grand mal de tête ; qu’il s’étoit enfermé, & n’avoit voulu recevoir perſonne.

Différentes indiſpoſitions auxquelles il étoit ſujet, depuis quelque temps, me firent mettre a celle-ci peu d’importance ; je me préſentai cependant à ſa porte, qui me fut refuſée comme aux autres. C’eſt un trait d’humeur, dis-je intérieurement, & je ne m’inquiétai point d’une telle ſingularité.

Le lendemain, j’étois encore dans un profond ſommeil, quand on entra dans ma chambre aſſez bruſquement pour m’en arracher en ſurſaut. Perſuadée qu’on venoit pour m’habiller, ſelon l’ordre que j’en avois donné le ſoir, je demandai, ſans ouvrir mon rideau, l’heure qu’il étoit… Qu’on ſe repréſente ma ſurpriſe, lorſque je reconnus la voix de mon mari dans celui qui me répondoit. C’eſt vous, dis-je avec un trouble que je ne me définiſſois pas… Déja levé,… déjà habillé !… Pourquoi donc ?… Vous étiez malade hier… Mais !… vous l’êtes encore… Si j’en juge ſur les apparences, vous l’êtes très-ſérieuſement. En effet, ſa pâleur, ſon abattement étoient tels qu’on ne pouvoit les attribuer à un ſimple mal de tête… De plus, je voulois l’alarmer aſſez ſur ſon état, pour qu’il ſe remît au lit, & me laiſſât la liberté dont j’avois beſoin.

Ne parlons point de ma ſanté, dit-il, ce que j’ai à vous apprendre vous occupera ſans doute d’une maniere plus intéreſſante. Ce peu de mots & l’air ſombre qui les accompagna, me rendirent muette. Les yeux du Comte, fixés ſur moi, avoient, je ne ſais quoi de pénétrant,… de terrible, qui me força de baiſſer les miens. Votre deſſein n’eſt-il pas de ſortir ce matin ? me demanda-t-il… Autre ſujet d’embarras : à propos de quoi me faiſoit-il cette queſtion ?… lui qui ne s’informoit de mes démarches que lorſqu’il pouvoit contribuer à les rendre plus agréables. Avoit-il reçu quelques lumieres ?… Comment ?… Par qui ?… Je m’y perdois. Obligée de répondre, je dis, en héſitant, que je comptois aller faire des emplettes. Je ſais parfaitement où vous comptiez aller, reprit-il ; mais je vous avertis que vous prendriez en cela une peine inutile… Votre rendez-vous ne ſauroit avoir lieu. Cardonne n’eſt plus à Paris. Il n’eſt plus à Paris ? m’écriai-je, qui vous l’a… Frappée de mon étourderie, je m’arrêtai, & détournai le viſage qui ſe couvroit d’une extrême rougeur.

Ces lettres m’ont inſtruit de tout, reprit le Comte, en les tirant de ſon ſein : ce ſont les vôtres ; la méchanceté de Madame d’Archenes les a fait tomber entre mes mains… Les voilà, il n’eſt pas dans mon caractere de vous prodiguer les reproches qu’elles méritent… Reliſez-les, & jugez-vous.

Accablée du poids de ma honte, je croiſai mes bras autour de ma tête, pour cacher l’affreux déſordre où j’étois… Il eſt donc vrai qu’elle eſt coupable ! dit Rozane, d’un ſon de voix concentrée… Elle l’eſt !… Il ne me reſte pas même le foible bien d’en douter… Malheureuſe ! dans quel gouffre de maux elle nous a plongé tous deux !… Je l’entendis s’éloigner,… revenir, articuler quelques monoſyllabes arrachés du fond de ſon ame par la douleur & le mépris… Il s’éloigna une ſeconde fois, s’arrêta, prononça, avec effort, le mot, adieu, & ſortit précipitamment, comme s’il eût craint d’être rappellé par mes cris ou par ſa propre foibleſſe. La derniere étoit ſeule à redouter pour lui ; loin de vouloir le retenir, je me ſentis ſoulagée par ſa retraite. Eh ! comment aurois-je pu ſoutenir devant lui le choc impétueux des paſſions qui me bouleverſoient ?

N’ayant plus à rougir, à combattre qu’avec moi-même, je quittai ma pénible attitude, où j’étois prête d’étouffer… En me relevant, mes yeux ſe porterent ſur les lettres que le Comte avoit poſées ſur mon lit, toutes ouvertes. La premiere, en forme de billet, me parut être de l’Intendante, quoique ſon écriture fût un peu déguiſée : je la pris à peu près comme Porcie dut prendre les charbons ardents… Voici ce qu’elle contenoit.

A Madame, la Comteſſe de Rozane.

„ Le départ précipité du vaiſſeau ſur lequel M. de Cardonne doit retourner aux Indes, le force de quitter Paris, beaucoup plutôt qu’il ne l’avoit cru. C’eſt en montant dans ſa chaiſe, qu’il a l’honneur d’en prévenir Madame la Comteſſe de Rozane ; il la ſupplie de vouloir bien agréer ſes excuſes pour le rendez-vous de Jeudi matin, où il ne pourra pas ſe trouver, & le ſacrifice qu’il fait à ſa tranquillité, des lettres précieuſes qu’il en avoit reçues. Le ſouvenir des bontés de la belle Comteſſe, le ſuivra au-delà des mers, & rien n’affoiblira dans ſon cœur les ſentiments pleins de reſpects qu’il lui a voués.

Cette lettre me fit ſentir à quel point j’avois été jouée, trahie, priſe pour dupe. Je chargeai Cardonne & ſa maîtreſſe de mille & mille imprécations. Je déchirai le papier, j’en rejettai les morceaux avec horreur… La colere me tranſportoit, me ſuffoquoit, me faiſoit perdre le ſens.

Au milieu de ces convulſions, je ramenai machinalement mes yeux ſur les lettres, entre leſquelles j’en reconnus une de la main du Comte : lui m’écrire, à propos de quoi ? Je venois de le voir… Etoit-ce pour m’annoncer quelque choſe de plus fâcheux encore que ce qu’il m’avoit dit ?… Le feu de la colere fit ſubitement place au froid de la crainte. Tremblante, diſtinguant à peine les caracteres, je lus mon arrêt, non ſans interruption.

Le Comte de Rozane, à Madame la Comteſſe de Rozane.

„ Déjà, Madame, vous aviez rempli mon cœur d’amertumes par les preuves de votre indifférence ; il me manquoit celles de votre infidélité : je les ai reçues telles qu’il les falloit pour vous dégrader à jamais dans mon eſprit.

„ Hier, aſſis dans une allée ſolitaire du Luxembourg, je fus tiré de ma rêverie par la courſe rapide d’un homme qui paſſa devant moi. Un inſtant après je vis un paquet qu’il avoit laiſſé tomber à mes pieds : il étoic ſans adreſſe, & je ſuivis inutilement celui que je ſuppofois l’avoir perdu pour le lui rendre. Ne pouvant le rejoindre, je cherchai dans le paquet même des lumieres ſur les perſonnes à qui il pouvoit appartenir… C’étoit vos lettres… Elles changent en certitude les ſoupçons que j’avois conçus de votre liaiſon avec Cardonne, & rompent une aſſociation mal aſſortie, qui n’a fait que votre malheur… Madame, tout eſt fini entre nous. Celui qui fut votre mari, vous dit un éternel adieu ; mais il croit pouvoir exiger que vous vous conformiez aux volontés qu’il va preſcrire.

„ Peu fécond en tournures, je m’en remets à vous, pour colorer mon éloignement d’un prétexte vraiſemblable.

„ J’ai prévenu mon pere, que des affaires m’appelloient en Province : laiſſez-lui ſon erreur, juſqu’à ce que je l’aie préparé à recevoir la connoiſſance de la vérité. Quant au Public, qu’il ne la ſache jamais. La mere de ma fille a beſoin de ſa réputation.

„ Que cette innocente créature ſoit miſe dans un Couvent, dès qu’on pourra la ſéparer de ſa nourrice ; j’engagerai une perſonne vertueuſe de s’y renfermer avec elle, pour lui former une ame honnête & un eſprit juſte. Si quelque contradiction de votre part, dérangeoit la ſageſſe de ce plan, je ferois mon devoir, quoiqu’avec répugnance, en m’aſſurant des mœurs de ma fille, par des moyens qui vous ſeroient déſagréables.

„ L’article de l’intérêt n’eſt pas fait pour ſouffrir des difficultés de vous à moi. Je ne veux point m’enrichir de vos biens, & vais prendre les arrangements néceſſaires, pour que vous ſoyez maîtreſſe abſolue de ce qui vous appartenoit, avant que vous portaſſiez mon nom. Puiſſiez-vous, Madame, être moins malheureuſe que je ne l’imagine, & ne jamais éprouver les tourments que vous avez fait reſſentir à mon cœur. „

Je ne pus d’abord lire cette lettre que juſqu’à l’endroit ou Rozane me diſoit un éternel adieu. Ce mot terrible, auquel je donnai une interprétation plus terrible encore, me mit hors de moi. Je ſonnai, j’appellai tout à la fois… Où eſt votre Maître ? demandai-je, où eſt-il ? Qu’eſt-il devenu ?… J’étois réſolue d’aller me jetter à ſes pieds, de le ſuivre par-tout juſqu’à ce que j’euſſe fléchi ſon reſſentiment, & calmé ſon déſeſpoir. Mon air d’égarement, mon ton de véhémence effrayerent celui de mes gens à qui je parlois… Madame, il eſt. — Eh bien, il eſt ?… Après ?… Finiſſez. — Madame, il eſt parti. Ciel ! il eſt parti !… Un évanouiſſement ſuivit cette exclamation. En ouvrant les yeux, je vis près de mon lit, le Marquis & mes femmes ; un peu plus loin, ma mere qui tenoit mes lettres, celle même de Madame d’Archenes, dont elle avoit raſſemblé les morceaux. A cette vue, je fis un cri, & retombai dans l’état d’où je ſortois.

Enfin, je repris entiérement la connoiſſance. Ma mere liſoit ; le Marquis s’occupoit de moi… Tant de bontés, que je méritois ſi peu, me confondirent. Ah ! Monſieur, ah ! mon pere, m’écriai-je, que vous êtes généreux !… Mais… que fait-il ? que devient-il ? Le ſavez-vous ?… Parlez, achevez de détruire ma miſérable exiſtence. Monſieur de Rozane, à qui ma mere n’avoit encore rien communiqué, fit une réponſe indirecte, me ſuppoſant un peu d’aliénation d’eſprit. La Marquiſe ſaiſit ſon idée, la confirma devant mes femmes, qu’elle fit retirer, dès que leur ſecours ne me fut plus néceſſaire.

Voilà une jolie aventure ! me dit-elle, & vous êtes admirable de jouer ainſi la déſolation ſur des malheurs dont vous ne pouvez accuſer que vous !… Dieu ſait quelle ſera la ſuite de tout ceci… Venez, Monſieur, ajouta-t-elle, venez juger à quel point je dois me féliciter d’être mere… Elle me jetta un regard foudroyant, pouſſa bruſquement la porte de mon cabinet, & me laiſſa dans une ſituation preſqu’auſſi difficile à concevoir qu’à décrire.

Quelque foible que je fuſſe encore, je quittai mon lit, ſans l’aide de perſonne. Noyée dans mes pleurs, abymée dans mon humiliation, j’oſois à peine remuer… Toute mon attention ſe portoit vers le lieu où s’inſtruiſoit mon procès… Le plus léger mouvement de mes Juges me glaçoit de frayeur… Ils parurent ; je n’eus pas l’audace de les enviſager ; mais me jettant à genoux, je leur adreſſai indiſtinctement la parole. Ecoutez-moi, dis-je, au nom de Dieu, écoutez-moi. Toutes les apparences me condamnent ; mon imprudence eſt extrême ; mais croyez… Ma mere ne s’arrêtoit point ; je m’attachai au Marquis : Monſieur, eh ! Monſieur ! m’écriai-je, ne m’abandonnez pas : daignez m’écouter, ou je meurs à vos pieds.

Je vous conſeille de réſerver votre apologie pour une autre fois, dit-il, en ſe retirant de mes bras, franchement elle auroit peu de ſuccès aujourd’hui… Tenez, Madame, voilà vos lettres ; celle de mon fils mérite que vous la reliſiez : vous y reconnoîtrez peut-être le prix du cœur que vous avez perdu.

C’en eſt aſſez, dit ma mere ; livrons cette femme à ſes réflexions : elles ſeront ſes bourreaux, s’il lui reſte quelqu’ombre d’honnêteté. Après cette belle équipée, ajouta-t-elle, vous ne vous attendez pas ſans doute que je continue de vous recevoir, de vous avouer pour ma fille… Puiſſé-je, au contraire, faire oublier au monde entier, que je vous ai donné l’être.

Quelque redoutable que fût pour moi la préſence de Monſieur & de Madame de Rozane, ma douleur en avoit été contenue ; elle n’eut plus de bornes dès qu’ils furent éloignés. Toujours à genoux, je me tordois les bras, je les élevois au ciel, & me jettois auſſi-tôt le viſage contre terre, comme ſi j’euſſe fait une témérité en implorant ſon ſecours… Je ne pleurois plus, je rugiſſois… J’éprouvois ce ſentiment d’horreur, qu’inſpirent un abandon général, & la ſolitude abſolue.

Ces tranſports un peu calmés, je me remis au lit ; je défendis ma porte ; je redoutois juſqu’à la vue de mes domeſtiques : chacun d’eux me paroiſſoit un cenſeur qui me reprochoit mes fautes, & me redemandoit l’excellent maître dont je l’avois privé.

Une ſeconde lecture de ſa lettre diſſipa les horribles inquiétudes que j’avois conçues pour ſa vie, & me fit éprouver un ſupplice d’un autre genre. Touchée, pénétrée de ſa modération, mes prétendus ſujets de plaintes contre lui diſparurent ; toutes ſes qualités reprirent leur éclat, toute ma tendreſſe ſe ranima pour me déchirer de regret.

Que cet état étoit différent de ceux où je m’étois trouvée auparavant ! Je n’avois jamais connu cet affreux délaiſſement des perſonnes capables de me protéger. L’amour de Rozane au moins, m’avoit toujours offert une reſſource. Du milieu des tempêtes, je me ſauvois dans ſon cœur, comme dans un port aſſuré… Foibles créatures que nous ſommes ! nous plaçons, ſans nous en appercevoir, un amant entre nos plus ſolides appuis. La certitude d’être aimée, communique à notre ame un reſſort qui ſe détend, lorſque nous ne le ſommes plus : delà, peut-être, ce découragement, cet ennui, ce dégoût de nous-mêmes, & ce beſoin preſſant de réparer nos pertes, qui nous attirent tant de reproches.

Quoi qu’il en ſoit, je me pénétrai ſi bien de la mienne, que je paſſai pluſieurs heures à m’en déſoler, ſans y chercher du remede.

Les raiſonnements eurent leur tour : ils parvinrent à me perſuader que mes affaires n’étoient rien moins que déſeſpérées. Le Comte me croyoit ſûrement plus coupable que je ne l’étois ; je pouvois le détromper, établir même ſi bien ma juſtification, qu’il n’imaginât pas me faire une grace, en revenant à moi. Ainſi ma vanité avoit toujours un coin de réſerve, d’où elle n’agiſſoit que pour tout gâter.

La difficulté d’entrer en négociation me parut la ſeule que j’euſſe à ſurmonter ; mais elle étoit grande. Ecrire à Rozane ? Il étoit douteux qu’il lût mes lettres, qu’il y répondît : le ſuivre ? m’expoſer à être humiliée, repouſſée. Je l’aurois hazardé dans le premier inſtant, lorſque mon imagination, frappée de terreur, ne me préſentoit que des choſes extrêmes… Les intentions de Rozane éclaircies, je changeai les miennes ; il ne vouloit que me fuir, & moi je voulois que mes démarches euſſent aſſez de dignité pour regagner ſon eſtime avant que de le revoir. Tout combiné, je ſentis que les préliminaires de ma réconciliation exigeoient un médiateur, & ce fut encore ſur mon beau-pere que je jettai les yeux : il devoit avoir tant d’intérêt à me réunir avec ſon fils, qu’on ne pouvoit pas mettre en queſtion s’il voudroit y travailler… Je lui adreſſai donc une requête, où rien n’étoit ménagé pour ma défenſe ; où tout étoit meſuré ſur le deſir que j’avois de me rejoindre au Comte… Mon ſyſtême m’obligeoit de parler ainſi.

Le Marquis me manda, qu’une attaqua de goutte l’avoit ſurpris en ſortant de chez moi ; que ſans elle il ſeroit déjà ſur les traces du Comte pour tâcher de le ramener… Qu’il alloit écrire… Que ma lettre partiroit avec la ſienne ; mais que, vu le caractere de ſon fils, il eſpéroit peu de cette tentative.

Sa défiance ne m’en inſpira point ; la difference de nos diſpoſitions faiſant celle de nos jugements, je reſtai perſuadée que ce qui n’avoit point ému le Marquis, ſeroit la plus forte impreſſion ſur le Comte.

La maladie de mon beau-pere me fournit un nouveau prétexte… J’écrivis à lui, à ma mere ; une fois, deux fois… Ils garderent un rigoureux ſilence… Je me tins pour dit qu’il falloit me taire, juſqu’à ce que Rozane eût rétabli, par ſon retour, l’ordre des choſes.

En attendant je continuai de garder ma maiſon, de n’y recevoir qui que ce fût, par l’embarras du choix. Je redoutois la ſévérité des uns, je ſuſpectois l’amitié des autres. Depuis plus de deux ans, Madame de Saintal habitoit la Province, où ſon fils étoit marié… Il fallut reſter ſeule, & dévorer mon impatience.

Monſieur de Rozane m’envoya la réponſe de ſon fils, ſans y ajouter un mot. Rien de plus tendre, de plus touchant que le premier article : il ne parloit que de ſon pere & de lui-même. Rien de plus atterrant que le ſecond : c’étoit le mien.

„ Vous me mandez, d’après la Comteſſe de Rozane, qu’elle n’eſt coupable que d’imprudence ; mon pere… Cela peut être… Il faut lui dire que je le crois. Si cette façon de penſer contribue à ſa tranquillité, j’en ſerai fort aiſe ; mais fût-elle établie ſur une parfaite évidence, elle ne me rendroit point mon bonheur… Mes vœux les plus ardents alloient à poſſéder la tendreſſe de ce que j’aîmois ; j’avois cru me l’aſſurer par des nœuds indiſſolubles… Quelle erreur ! J’étois un aveugle, qui ſe plaiſoit à l’être. Aujourd’hui mes yeux ſont deſſillés, pour ne ſe refermer jamais. La femme que je m’étois choiſie, ne porte mon nom qu’à regret ; ſa main a pu l’écrire, & la lettre que vous m’avez fait paſſer le confirme. Quelle chaleur d’amour-propre !… quel ton ! quel froid ! quelle aridité de ſentiment pour tout ce qui ne lui eſt pas perſonnel ! Mon pere, je me connois trop au langage du cœur, pour qu’elle puiſſe m’abuſer par des phraſes… N’en parlons donc plus… Je ne retournerai point avec la Comteſſe de Rozane… Je ne pourrois faire que ſon ſupplice. Il ne dépend pas de moi d’être moins délicat, moins exigeant dans mes affections ; peut-être ne dépend-il pas d’elle d’être plus ſolide, plus éclairée, plus conſtante dans les ſiennes,… &c. &c.

Malgré cette diſpoſition, il me recommandoit à ſon pere,… le prioit d’engager Madame de Rozane à me protéger, à me garantir des atteintes de la médiſance… Il portoit l’attention juſqu’à ſuggérer des prétextes pour faire retomber ſur lui le blâme de notre ſéparation.

Que devins-je à cette lecture !… Tout mon échafaudage s’écroula… Je ne vis plus que des précipices entre leſquels j’allois marcher, au riſque de tomber à chaque pas… Comment reparoître dans le monde ? quel rôle y jouer ?… que dire ?… que répondre ? C’en étoit trop que d’avoir à réſoudre de telles difficultés… Guidée par mes ſeules lumieres, par ces lumieres trompeuſes qui m’avoient ſi ſouvent égarée, je ne pouvois prendre qu’un mauvais parti. Sans m’informer ſi ma mere & le Marquis me recevroient en grace, à la priere du Comte ; ſi ma réconciliation avec lui étoit réellement déſeſpérée, je m’enfuis à la campagne, au mois de Février, auſſi ſecrétement que ſi j’euſſe été pourſuivie.

Marcelle, que j’avois laiſſée à Paris pour m’inſtruire de ce qu’elle entendroit, m’écrivit que Monſieur & Madame de Rozane avoient appris mon départ avec un étonnement mêlé de chagrin ; qu’il leur étoit échappé de dire : Elle eſt donc folle ! elle veut ſe perdre !… Ce peu de mots me fit ſoupçonner que je pouvois bien avoir fait une extravagance, en fuyant de mon côté, quand Rozane fuyoit du ſien, ſans qu’on ſût pourquoi ; & dans le temps même où je me faiſois dire aſſez malade pour ne recevoir perſonne… Quel moyen de réparer cette démarche ? Un travers de plus n’étoit pas un encouragement à retourner en arriere… Je ne me ſentois ni la force de ſoutenir le genre de vie que je menois, ni la faculté d’en choiſir un autre… Jamais je n’avois eu un ſi grand beſoin de conſeil, & jamais je ne m’étois trouvée moins à portée d’en demander… Pluſieurs jours ſe paſſerent dans cette pénible incertitude… La ſeconde lettre de Marcelle renverſa le peu de raiſon qui me reſtoit.

Madame d’Archenes s’étoit fait un jeu cruel de raconter mon hiſtoire ; elle avoit circulé, fermenté, groſſi dans ſes circonſtances, & venoit de faire éclat ; on l’appuyoit de ma retraite, de celle du Comte ; on rappelloit la mort de Murville, & les ſoupçons auxquels elle avoit donné lieu… Ma mere ſavoit tout, en étoit furieuſe ; le Marquis conſterné ; ma famille troublée, humiliée ; mes amis intimidés, n’oſoient ou ne vouloient point eſſayer de me défendre.

J’avois bien de l’étourderie, bien de l’inconſéquence, mais non encore la doſe d’impudence néceſſaire pour faire face à ce nouveau malheur. Le mépris public étoit un poids qui m’écraſoit… Je paſſai deux jours ſans prendre de nourriture, ſans me livrer au ſommeil… Je voulois mourir, ou du moins m’enfoncer dans une ſolitude profonde, qui pût me cacher à tous les regards. Le plus court, le plus honnête, auroit été de me mettre dans un couvent : je n’y penſai pas, ou j’en éloignai l’idée, parce que je le haïſſois. Monſieur de Rozane opinoit à me le conſeiller, ma mere à m’y contraindre ; mon mari s’y refuſa. “ Je ne l’ai pas épouſée pour en faire une eſclave, diſoit-il dans une lettre que j’ai vue depuis. Dût-on m’accuſer d’un excès d’indulgence, elle jouira toute ma vie d’une entiere liberté… Elle a détruit mon bonheur… N’importe, je reſpecterai le ſien, & ne lui donnerai jamais ſujet de me nommer ſon tyran… „

Ma famille, retenue par la volonté de mon mari, me laiſſa décider moi-même de mon ſort, & cette déciſion fut l’ouvrage de quelques heures. Ne pouvant pas mourir, comme je l’avois deſiré, ne voulant point reſter dans les environs de la Capitale, ne connoiſſant aucun autre lieu du monde, j’optai pour un château qui m’appartenoit en Bourgogne, par la ſeule raiſon que j’en avois entendu parler comme d’une Thébaïde.

De la même maniere, avec la même précipitation que j’avois quitté Paris, je me mis en marche pour la Bourgogne, par un temps affreux, des chemins perdus, traînant après moi ma fille, ſa nourrice, une grande partie de ma maiſon, & quelques bagages pour les plus preſſants beſoins.

La route fut pénible, quelquefois dangereuſe… Nous arrivâmes. Quel terme d’un pareil voyage ! je friſſonne encore en me le rappellant. Des foſſés remplis d’une eau verdâtre & fétide, une cour fangeuſe, une maiſon antique & dégradée, m’inſpirerent tant d’effroi, que je penſai faire tourner bride à mes chevaux… La crainte d’ajouter le ridicule à la multitude des torts dont on me chargeoit, me força de ſurmonter ma répugnance.

La fermiere m’introduiſit dans cette triſte demeure, dont l’intérieur répondoit au dehors. Des pieces immenſes & prodigieuſement exhauſſées, quelques meubles délabrés, des fenêtres hautes, étroites, ombragées de vieux lierres, à travers leſquels on entrevoyoit des jardins en frîche, & quelques pauvres cabanes au-delà.

Dès que je pus être ſeule, je m’aſſis à terre, par la difficulté de me ſervir des ſieges, & répétai vingt fois, fondant en larmes : Mon Dieu, qu’ai-je fait ! mon Dieu, que je ſuis malheureuſe ! Je ne regardois autour de moi, qu’avec un ſentiment de déſeſpoir, & me croyois au milieu d’un peuple ſauvage, dont le langage me ſeroit étranger, dont je ne pourrois tirer aucun ſecours pour ma conſolation.

On m’arrangea le moins mal qu’il fut poſſible. La ville d’Autun, éloignée ſeulement de quelques lieues, fournit, les jours ſuivants, un peu plus de commodités… Mais j’étois trop accoutumée à l’extrême aiſance, pour me contenter du ſimple néceſſaire. D’ailleurs, j’avois beſoin d’occupation, de diſſipation ; l’embelliſſement de ma demeure, pouvoit m’en procurer : je ſaiſis cette reſſource.

Un double ſalaire m’attira tous les ouvriers du canton ; j’en fis venir de Paris à grands frais, ainſi que des livres, des meubles, des choſes de luxe, d’agréments, de fantaiſies de toute eſpece.

Pouſſée par une ſecrete agitation qui me tourmentoit, & me faiſoit tourmenter les autres, je changeai, je renverſai, je bouleverſai tout, & finis par trouver inſupportable ce que j’avois entrepris comme un amuſement. Il m’en fallut chercher d’un autre genre… Je fis des viſites ; j’en reçus ; mes préventions contre les habitants de la campagne s’affoibliſſoient… Je les entendois ; j’en étois entendue… C’étoit quelque choſe que d’avoir à qui parler ; mais ce peu étoit empoiſonné par la diſpoſition de mon ame. Un bon ménage ; une tendre mere ; deux amants prêts à s’unir, la déchiroient. Je me repliais ſur moi-même pour conſidérer à quel point j’aurois été heureuſe, ſi j’avois ſu l’être ; il s’enſuivoit des accès d’amour, & de regret, pour mon mari, qui me jettoient dans la plus noire, dans la plus profonde mélancolie.

L’éloignement de ma fille, ajouta encore à mes dégoûts, à mes langueurs : je l’aimois avec ſi peu de modération, que je crus voir rompre les liens de ma vie, quand Mademoiſelle des Salles l’arracha de mes bras, pour la conduire dans un Couvent. Il me fut permis de le choiſir à Autun ; & quelque averſion que j’en euſſe, je l’y aurois accompagnée, ſi les ordres de Rozane n’avoient été poſitifs au contraire : mon influence ſur l’éducation de cet enfant, étant préciſément ce qu’il vouloit éviter.

Dès mes premieres converſations avec Mademoifelle des Salles, je reconnus qu’elle n’étoit pas inſtruite des motifs de ma rupture avec le Comte, & que je pouvois tirer parti de ſon ignorance, pour la mettre dans mes intérêts ; ce fut à quoi je travaillai ſans retardement. L’aveu ménagé de mes imprudences, la vive apologie de mes intentions, de mes ſentiments, des larmes touchantes, des plaintes modérées ſur l’extrême ſévérité de mon mari, placées adroitement auprès de ſon éloge, produiſirent dans une ame douce & compatiſſante, l’effet que je m’en étois promis. Mademoiſelle des Salles écrivit, revint pluſieurs fois à la charge, & très-inutilement. Le Comte répondoit à toutes ſes lettres, mais pas un mot ſur l’article qui les rempliſſoit preſqu’entiérement… Sa fille ſembloit être l’objet unique de ſes ſollicitudes.

Nous imaginâmes que j’avancerois plus en écrivant moi-même, & je ne ſais pourquoi nous l’imaginions, puiſque dans la lettre que le Marquis m’avoit communiquée, Rozane le prioit de me dire qu’il ne recevroit plus les miennes… A tout hazard j’écrivis… Mon épître fut renvoyée ſans avoir été ouverte.

Le ſilence du Comte m’avoit piquée ; le renvoi de ma lettre m’irrita à l’excès. Je ne vis plus en lui, dans ma colere, qu’un miſanthrope implacable, par caractere & par ſyſtême. Je me dis que j’étois une dupe de ſacrifier ma jeuneſſe, ma beauté, tous les agréments de la vie, juſqu’aux douceurs de la ſociété, pour un homme dur, inſenſible, qui ne m’en tenoit aucun compte.

J’ajoutai que, puiſque je me morfondois à pure perte, dans une ennuyeuſe ſolitude, il falloit la quitter, me rendre au monde, au plaiſir ; & du projet à l’exécution, l’intervalle fut ſi court, que je n’eus pas le temps de réfléchir à ce que j’allois faire.

Des connoiſſances que j’avois à Autun, jointes au deſir de voir ſouvent ma fille, me déciderent à y prendre une maiſon ; je la montai ſur le ton de la très-grande opulence, & j’en fis le rendez-vous de ce que la ville poſſédoit de plus aimable dans les deux ſexes. On n’ignoroit point mes aventures, on les avoit même groſſies, comme par-tout ailleurs ; mais on les pallioit en faveur de mes richeſſes & de l’uſage que j’en faiſois, pour l’agrément des uns, le ſoulagement des autres. Répandant, communiquant, animant tout ; donnant des fêtes, tenant table ; jouant beaucoup, fort mal, perdant noblement, je m’érigeai une petite ſouveraineté, qui me ſembla d’abord préférable à l’état que j’avois tenu dans Paris, parce que je ne recevois d’ombre de perſonne.

Point d’homme qui ne tînt à honneur de ſe ranger au nombre de mes eſclaves ; point de femme qui ne ſe ſentît éclipſée par mon faſte, par les graces que j’avois apportées de la capitale, & qui pourtant ne deſirât d’être admiſe dans ma ſociété.

Le fracas du préſent, étouffa le ſouvenir du paſſé. Ma figure, un peu maltraitée, reprit ſon brillant, ſa fraîcheur ; jamais je n’avois été plus vive, plus gaie, plus jolie, plus coquette. Je ſavourois la gloire de faire tourner la tête à tous les habitants d’une ville, ſans que pas un d’eux pût ſe vanter juſtement de la préférence.

Ivre de louanges, éblouie de mon propre éclat, je crus, quelque temps, poſſéder le bonheur ; mais le vuide de mon cœur m’avertit de la mépriſe. Ces ſentiments, nés dans mon enfance, quelquefois ſuſpendus, jamais détruits ; ce charme qu’une premiere paſſion fait ſeule éprouver, ſe plaçoient entre mes plaiſirs & moi pour en émouſſer la pointe. Rozane, tantôt l’objet de mon dépit, tantôt celui de mes regrets, étoit toujours, ſans que je le vouluſſe, la regle de comparaiſon, dont je me ſervois pour juger les hommes de ma cour. Ils y perdoient tous les jours quelque choſe ; inſenſiblement, je me dégoûtai des ſoins que je me donnois pour leur plaire, & pour effacer mes rivales.

Ce dégoût produiſit le deſir inquiet de changer de lieu, de cercle, d’amuſement… La Province n’en fourniſſant pas à choiſir, l’ennui revint s’emparer de mon ame ; les taches de ma réputation reparurent à mes yeux ; j’allai juſqu’à me repentir d’avoir quitté ma campagne, juſqu’à m’avouer que, eu égard à ma poſition, j’y avois été moins déplacée qu’à la ville.

Ces réflexions furent ſans conſéquence pour ma maniere de vivre : j’avois eu l’imprudence de l’adopter, ſans examen ; j’eus la foibleſſe de n’oſer l’abandonner. Victime du reſpect humain, je continuai donc d’amuſer les autres aux dépens de mon repos & de ma ſatisfaction. Mes heures les moins fâcheuſes étoient celles que je paſſois au couvent de ma fille ; les graces naïves de cet enfant, ſon extrême reſſemblance avec ſon pere ; la bonté, la ſenſibilité, l’inſinuante raiſon de Mademoiſelle des Salles, faiſoient prendre un nouveau caractere à ma triſteſſe : dans le monde, elle étoit âcre & concentrée : à la grille, elle devenoit tendre, expanſive, preſque douce. Chaque lettre du Comte la rendoit plus profonde : il s’obſtinoit à ne point parler de moi ; ſe déclaroit pour vouloir finir ſes jours dans la Province ; & trois ans qui s’étoient écoulés depuis notre ſéparation, paroiſſoient avoir fermé toutes les voies au retour.

L’oubli des uns, le mépris des autres, étoient mon partage du côté de Paris, & quelques lettres d’affaires exceptées, ma correſpondance ſe bornoit à Marcelle.

Une nouvelle que j’en reçus, me fournie un prétexte pour ſortir du tourbillon qui m’excédoit. Ma mere venoit d’être ſurpriſe d’une indiſpoſition dont les ſymptômes étoient ceux de la petite vérole ; à l’ordinaire ſuivant, elle me fut confirmée.

Quarante-quatre ans, une fievre ardente, une éruption terrible & difficile, mirent ſa vie dans le plus grand danger ; la force de ſa conſtitution en triompha ; j’appris qu’elle en ſeroit quitte pour la perte de ſa beauté, qui juſques-là s’étoit parfaitement bien ſoutenue.

A peine les alarmes furent diſſipées, que le Marquis les fit renaître ; enfermé avec ſa femme, & dans une aſſez mauvaiſe diſpoſition de ſanté, il contracta la maladie qui le conduiſit au tombeau.

Le Comte informé de l’état de ſon pere, ſe rendit auprès de lui ; mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’arriva que le dixieme jour, où le malade ne laiſſoit preſque plus d’eſpérance.

Inſtruite de toutes ces choſes, elles me livrerent à des anxiétés cruelles. Je m’affligeois pour celui que j’avois accoutumé de regarder comme mon pere. Je tremblois que la contagion n’atteignît mon mari, pour lequel j’avois repris un amour qui tenoit de la contradiction. Mais l’eſpoir germoit dans mon cœur, au milieu de ces épines… Rozane étoit à Paris, en des lieux où tout lui rappelleroit des ſouvenirs capables d’exciter en lui les plus vives émotions… Je ſavois qu’une ame ouverte à la douleur, l’étoit aiſément à la tendreſſe, & me perſuadai qu’une attaque bien ménagée, en une telle circonſtance, ne pourroit manquer ſon effet ; le bazard m’avoit procuré un moyen de la tenter avec avantage.

Quelques mois auparavant, un Peintre habile étant venu à Autun, j’avois fait compoſer un tableau de mon hiſtoire, ſous un emblême connu : c’étoit les adieux d’Hector, non lorſqu’il vouloit embraſſer ſon fils, mais quand après l’avoir rendu à ſa mere, il s’éloignoit d’eux pour ne les revoir jamais.

Rozane, armé comme le héros Troyen, paroiſſoit diriger ſes pas vers une porte de ville qu’on appercevoit dans l’enfoncement ; il retournoit la tête, fixoit ſur nous un regard triſte & fier, tel que je ſuppoſois qu’il avoit dû l’avoir en me quittant.

J’étois ſur le devant du tableau, les bras étendus, la bouche entr’ouverte, les yeux baignés de pleurs : toute mon attitude annonçoit une perſonne déſolée & ſuppliante. Mademoiſelle des Salles me ſoutenoit d’un air pénétré… Ma fille éperdue, me montroit d’une main, de l’autre rappelloit ſon pere, avec un geſte plein de naïveté. Nous étions toutes trois extrêmement reſſemblantes ; & quoiqu’on n’eût pu tirer qu’une copie imparfaite du portrait de Rozane, il étoit cependant très-reconnoiſſable.

J’envoyai ce tableau en poſte, avec ordre de le placer devant le lit du Comte ; j’y joignis une lettre, ou plutôt un mémoire juſtificatif, & les renſeignements néceſſaires, pour qu’il fût mis à propos ſous les yeux du Juge que je voulois fléchir.

Mon projet me parut excellent ; mais pour qu’il eût ſon exécution, il falloit que Rozane allât s’établir chez lui : ce fut préciſément ce qui n’arriva pas. Le Marquis étant mort le treizième jour, ſon fils ne s’occupa point à diſcuter d’intérêt avec ma mere ; il ne prit que le temps de ſe nommer un Procureur, & partit.

Déſeſpérée de ce dénouement, le cœur oppreſſé, la tête en déſordre, j’écrivis à Madame de Rozane ſur la mort de ſon mari, & parlai du mien avec une incroyable chaleur de ſentiment. Je racontois tout ce que j’avois eſſayé pour me réunir avec lui… J’épanchois ma douleur comme avec une amie, quoique je ne me flattaſſe pas même d’une réponſe… Ce n’étoit point confiance, c’étoit beſoin de me plaindre, & rien de plus… Je ſus que ma mere ſe rendoit inacceſſible à tout le monde ; qu’on en attribuoit la cauſe aux ravages de la petite vérole, & qu’à certains arrangements qu’on lui voyoit prendre, on la ſoupçonnoit de méditer une retraite abſolue. Je n’en crus rien ; la ſuite me prouva que j’avois tort. Un mois après la mort du Marquis, je reçus une lettre de ſa veuve, c’étoit la premiere depuis mon malheur.

La Marquiſe de Rozane à ſa fille.

„ Vos réſolutions ont été bien tardives ! j’en ſuis fâchée, Madame, & je crains que vos larmes ne ſoient pas les plus ameres de celles que vous aurez à répandre. Venez à Paris très-promptement ; la célérité peut ſeule apporter quelque remede aux maux que vous avez faits, s’ils ſont encore ſuſceptibles d’en recevoir. Je ne vous ai pas mandée plutôt, pour ne pas riſquer une ſanté dont vous avez beſoin, en vous faiſant reſpirer l’air contagieux de ma maiſon. C’eſt au Couvent de *** que vous me trouverez ; c’eſt là que vous ſerez inſtruite de ce qu’il vous importe de ſavoir.„

Ce peu de lignes me jetta dans une telle perplexité, dans une ſi prodigieuſe impatience, que, ſans voir ma fille, ſans prévenir Mademoiſelle des Salles, en moins de deux heures je fus dans ma voiture, & ſur le chemin de Paris. Si je n’avois pas été informée du changement de ma mere, il n’eſt pas douteux que je l’aurois méconnue. Son viſage ne laiſſoit pas même deviner ce qu’il avoit pu être quelques mois auparavant… » Un mouvement involontaire que je fis, la mortifia. Je vous fais peur, dit-elle, en affectant de ſourire : voilà le ſort de la beauté : jugez, par mon exemple, de l’importance qu’il faut y mettre… Mais laiſſons ma figure pour ce qu’elle eſt ; nous avons à traiter de matiere plus intéreſſante… J’ai vu le Comte : il fait pitié ; une langueur mortelle le conſume ; c’eſt l’effet des chagrins que vous lui avez donnés… Ciel ! m’écriai-je, que me dites-vous ! Rozane !… Il ſe pourroit !… J’aurois à me reprocher !… Non, il ne mourra point… Je me flatte… J’eſpere… Vous en tiendrez-vous là ? demanda la Marquiſe. — Eh ! ma mere, que ferai-je ? puis-je l’arracher au danger qui le menace ? — Peut-être… Commencez par remplir vos devoirs, & nous en verrons la ſuite… Allez trouver le Comte, montrez-lui vos regrets ; touchez-le par votre ſoumiſſion, par vos ſoins, par votre tendreſſe… Il faut s’exécuter, Madame ; il en coûte plus pour réparer ſes fautes, que pour ſe garantir de les commettre.

Quelque deſir que j’euſſe de voir le Comte, je répugnois à l’idée de m’offrir à ſes yeux, ſans qu’il y fût préparé… Soupçonnant d’ailleurs de l’exagération dans l’expoſé de Madame de Rozane ſur ſa ſanté, je tergiverſai, je fis des objections ; ma mere s’indigna… Quoi ! dit-elle, quand votre mari ſe meurt, quand vous avez à vous en accuſer, la crainte d’une humiliation méritée, vous fait balancer de voler à ſon ſecours ! Ah ! qu’il vous connoît bien !… Comme il ſait apprécier ce que vous avez fait juſqu’à préſent pour le rappeller !

Jugeant ſur cette derniere phraſe, qu’il avoit parlé de moi, j’en fis très-timidement la queſtion ; aſſurément, dit la Marquiſe, le bon ordre de ma famille exigeoit que je fiſſe, en cette conjoncture, une nouvelle tentative pour votre réunion. Eh ! Rozane a ſans doute continué de s’y refuſer, demandai-je ? — A peu près… il le devoit, en partant, de ſa façon de penſer ſur votre compte. — Quelle eſt-elle donc cette malheureuſe façon de penſer qui me ferme toutes les avenues de ſon cœur ? — La voilà : il vous croit & très-heureuſe ſans lui, & très-indifférente pour lui. Il eſt perſuadé qu’en ſollicitant ſon retour, vous ſacrifiez uniquement à la décence, & qu’il vous puniroit en acquieſçant à ce que vous ſemblez ſouhaiter… Ne vous récriez point, interrompit-elle, en me voyant faire un geſte d’exclamation, tout dépoſe contre vous ; tout juſtifie le Comte. Vous avez écrit que vous ne l’aimiez plus ; vous l’avez confirmé par votre conduite, par votre fuite en Bourgogne, quand il habitoit le Périgord, & que vous étiez libre de l’y ſuivre. Vous avez cherché à briller, à jouir de tous les amuſements dont la Province eſt ſuſceptible. Vous vous êtes entourée de flatteurs, de paraſites ; vous avez rempli toute une ville de votre fracas… Ce n’eſt pas là le rôle d’une femme déſolée, telle que vous voulez qu’on vous croie.

La prévention à laquelle vous avez donné lieu, ne ſauroit être détruite par aucun raiſonnement ; il faut des faits… Et bien, ma mere, dis-je, j’en produirai ; … m’y voilà réſolue. Je m’expoſeraî à tout pour tirer le Comte de ſa cruelle erreur. Il verra mon amour, & me pardonnera des légéretés dont mon cœur n’a jamais été complice ; je le ramenerai content, déſabuſé… Notre premiere félicité renaîtra… Il me tarde de commencer cet ouvrage de notre réconciliation… Aujourd’hui… Tout-à-l’heure, je vais… Doucement, dit ma mere, vous êtes auſſi inconſéquente dans le bien que dans le mal. Quoi ! vous imaginez que votre préſence ſuffira pour rendre la vie & la joie à Rozane ? Ah ! craignez bien plutôt qu’elle ne lui faſſe une révolution contraire à la fin que vous vous propoſez ; ſon état exige les plus grands ménagements ; il faut ne l’émouvoir que par des ſentiments doux & gradués : c’eſt à votre fille à les exciter : ce n’eſt qu’à la faveur de la tendreſſe qu’il a pour elle, que vous pouvez eſpérer d’en être reçue…

Ecrivez à Mademoiſelle des Salles d’amener cet enfant : je joindrai une lettre à la vôtre pour qu’elle n’héſite point à faire ce que vous deſirez d’elle ; mais ne lui confiez pas votre deſſein, elle pourroit en informer le Comte, qui probablement s’y oppoſeroit.

En attendant ma fille, je paſſois les jours auprès de la Marquiſe : nous étions bien. Graces à trois ans de ſéparation, j’avois acquis aſſez d’aſſurance pour oſer quelquefois raiſonner avec elle.

Dans un de nos entretiens, je lui demandai ce qui l’avoit engagée de prendre le parti du couvent ? En me regardant, dit-elle, vous auriez pu m’épargner cette queſtion. Quoi ! m’écriai-je, un peu plus, un peu moins de beauté a cauſé votre divorce avec le monde ? Eh, ma mere, ne vous reſte-t-il pas plus de qualités qu’il n’en faut pour vous ſoutenir au rang des femmes dont il s’honore ? Non, répondit-elle ; on voit que vous ne connoiſſez ni la valeur réelle de notre ſexe, ni l’éclat que nos avantages ſolides reçoivent des agréments extérieurs… Je n’en ſuis pas ſurpriſe : la vanité diſcerne mal, elle donne dans le faux ; c’eſt l’amour-propre bien entendu qui ſaiſit le vrai des choſes : tel eſt celui qui m’a toujours guidée. Auſſi, quelle différence dans l’uſage que nous avons fait de notre beauté ! La vôtre vous a perdue, la mienne m’a fait regner. Vous n’avez été, juſqu’à préſent, qu’une coquette très-ordinaire, moi une femme habile dans l’art de dominer… Ma mere s’interrompit en me faiſant entendre que ſa ſublime politique étoit au-deſſus de ma portée ; mais ſon début avoit piqué ma curioſité, & j’obtins, à force d’inſtances, le développement qu’elle me refuſoit.

Mariée ſans goût, au ſortir de l’enfance, reprit-elle, je ſentis dès-lors que j’étois faite pour avoir une façon de penſer, un caractere, des principes à moi. Mon cœur me dit ce que je valois, & mon eſprit ce que j’avois à redouter des hommes. Je vis que ces êtres impérieux ne rampoient devant nous, que pour nous aſſujettir : que ce beſoin d’aimer, ce penchant ſéducteur qui nous emporte vers eux, étoit une diſpoſition prochaine à l’eſclavage, & que nous y tombions décidément par une foibleſſe.

Indignée de cette découverte, dont mille exemples atteſtoient la vérité, je me fis une loi de ne regarder en tout amant, qu’un tyran adroit qui garniſſoit de fleurs les chaînes dont il vouloit me charger. Cependant, comme il m’auroit été dur de renoncer aux hommages que s’attirent les graces & la jeuneſſe, je les accueillois, j’en paroiſſois plus flattée que les autres femmes, parce que je les payois beaucoup moins cher. Mon procédé avoit de la franchiſe. Pour retenir mes adorateurs, je ne feignois point de donner dans leurs pieges, & ne fomentois pas leurs téméraires eſpérances ; ſeulement j’applaudiſſois, j’ajoutois à la bonne opinion d’eux-mêmes ; & chacun, ſans que je lui diſſe, ſe tenoit pour aſſuré qu’il auroit eu la préférence, ſi j’avois dû l’accorder à quelqu’un. Vous ignorez quel parti on peut tirer d’une telle fineſſe pour n’être pas dupe des hommes. Ils préſentent ſans ceſſe un fantôme d’amour, dont la plupart d’entr’eux n’a jamais connu l’exiſtence ; c’eſt par air, par vanité qu’ils s’attachent à nous : encenſons, careſſons leur chimere, & preſque tous nous tiendront quittes du reſte. A la vérité, cette conduite adroite n’auroit peut-être pas empêché qu’on ne déſertât ma cour, ſi je n’avois rendu d’un côté, ce que je retranchois de l’autre ; mais c’étoit mon chef-d’œuvre ; maiſon agréable, ſociétés aſſorties, aiſance, sûreté dans le commerce… Je ſavois ſubſtituer la généroſité aux faveurs ; payer les hommages par des ſervices, & répandre ſur tout cela, ce charme que je tirois des dons brillants de la nature… Quel empire !… J’en croyois les fondements inébranlables… Rien du moins ne m’en avoit annoncé la décadence, lorſque la petite vérole, & la diminution de ma fortune, en ont détruit les deux plus fermes ſoutiens.

Il faut bien des choſes pour ſuppléer à la beauté, quand elle nous a été refuſée ; il en faut bien plus encore pour la remplacer, quand nous l’avons perdue, & que nous voulons continuer un grand rôle. Que d’obſtacles alors nous avons à ſurmonter ! des rivales jalouſes, des amants mécontents, un Public malin s’élevent contre nous, épluchent, diſcutent en critique nos qualités les plus réelles : c’eſt l’inſtant des petites vengeances ; c’eſt celui qui diſſipe le preſtige dont nous recevions notre luſtre. Il eſt venu cet inſtant fatal que je croyois fort éloigné ; il a interrompu mes triomphes, il m’a pris au dépourvu de tout… Que pouvois-je de mieux, que de faire promptement retraite ? J’y trouve le double avantage de ſauver le premier coup d’œil, & d’examiner à loiſir mes reſſources. Combien il m’en eſt échappé depuis peu de temps ! Je ne ſuis plus ce que j’étois, il y a quatre mois, ni pour la figure, ni pour la richeſſe, ni même pour l’âge ; car la laideur a raccourci l’intervalle qui me ſéparoit encore de la vieilleſſe… C’eſt à moi d’achever la révolution totale, en embraſſant un genre de vie convenable à ma nouvelle ſituation. Mon choix ne peut balancer qu’entre la dévotion & le bel eſprit. J’ai certainement plus de fonds qu’il n’en eſt beſoin pour me ſoutenir avec honneur dans celui-ci ; mais il nous tient toujours aux portes du ridicule… Je ne l’aime pas. L’autre m’étoit à peu près inconnu, avant que d’entrer dans cette maiſon : celles qui l’habitent, m’en ont fait naître l’idée. Je veux juger de ce qui produit ce calme, cette douceur, qu’elles préferent, diſent-elles, à tous les plaiſirs du monde… D’ailleurs il faut avoir un ſentiment quelconque pour ne pas végéter. Ceux qui m’ont occupée juſqu’à ma métamorphoſe, ne ſont plus à mon uſage… On aſſure que les dévots en éprouvent de délicieux… J’en eſſayerai.

Ma franchiſe ſemble vous étonner, ajouta-t-elle : elle m’étonne auſſi… J’en cherche la cauſe… Peut-être vous ne la devez qu’aux changements qui me ſont arrivés. Il eſt tout ſimple de vous abandonner un ſyſtême qui m’a très-bien ſervi, qui ne m’eſt plus bon à rien, & dont vous pouvez profiter à votre tour… Tandis que je m’étourdiſſois ſur mes peines, en écoutant ma mere, & qu’elle me prodiguoit des leçons pour l’avenir, Mademoiſelle des Salles ſollicitoit le conſentement du Comte, pour amener ma fille. Je m’impatientai ; Madame de Rozane s’offenſa de cette précaution ; mais il n’en fallut pas moins attendre. Heureuſement mon mari crut qu’il ne s’agiſſoit que de changer de Couvent, comme nous l’avions dit, & fit peu de difficulté ſur ce qu’on lui demandoit.

Deux jours après l’arrivée de ma fille ; nous nous mîmes en chemin pour le Périgord, malgré l’effroi que cette démarche inſpiroit à ma compagne de voyage.

Pendant la route, j’en enviſageai le terme, ſans diſtraction, avec une incroyable variété de mouvements. L’embarras du début, les reproches que j’eſſuyerois, la maniere dont je pourrois y répondre… l’eſpérance, la crainte, la joie, la douleur… les tranſports de l’amour, les révoltes de l’orgueil ſe croiſoient ſans ceſſe : il s’en faiſoit au dehors un ſingulier débordement… Ma converſation avoit tout le déſordre d’un véritable délire.

Plus nous approchions, plus mon courage s’affoibliſſoit, plus j’étois affectée des humiliations que je prévoyois.

Nous arrivâmes enfin à la derniere couchée, où j’avois envoyé mes chevaux d’avance. Quelle nuit j’y paſſai, bon Dieu ! je n’y dormis pas une minute. Vingt fois je me levai ; vingt fois j’ouvris la fenêtre pour meſurer l’eſpace qui me reſtoit à parcourir, quoique l’obſcurité me dérobât les objets les plus proches.

Retenue par l’incertitude du ſuccès, pouſſée par mon impétuoſité naturelle, voulant, ne voulant pas, ne pouvant reſter en place, je mis tout mon monde en l’air, dès que le jour parut, de façon qu’avant ſept heures, nous découvrîmes le château de Rozane à une demi lieue de diſtance. Mon agitation devint telle, que Mademoiſelle des Salles fit arrêter, pour me donner le temps de reprendre mes eſprits… Nous délibérâmes, ſans rien conclure, parce que j’adoptois & rejettois, dans le même inſtant, tous les avis… Ce à quoi je tenois fortement, c’étoit d’éviter les témoins dans la premiere entrevue, pour ne pas mourir de confuſion ; mais comment s’en garantir, dans un pays dont j’ignorois la carte, les entours, les relations ?… Il étoit néceſſaire de prendre langue, d’aller à la découverte. Un de mes gens fut chargé de cet emploi, avec recommandation expreſſe de ne ſe montrer à perſonne qui pût ſe rappeller ſes traits.

Trois quarts-d’heure après, il vint nous dire que ſon Maître étoit dans un petit bois qui nous ſéparoit du château qu’il l’avoit vu s’aſſeoir au pied d’un arbre, prendre un livre ; & que, ſi nous nous hâtions un peu, nous le trouverions sûrement au même endroit. A ce récit, je devins pâle, tremblante… Mademoiſelle des Salles, qui craignoit que je n’héſitaſſe, ordonna de marcher… Nous gardâmes le ſilence juſqu’à une portée de fuſil du bois. Là, mon amie, me voyant prête à défaillir, propoſa de me faire devancer par ma fille, & d’attendre à paroître, que ſa préſence, ſes careſſes, euſſent diſpoſé le Comte à me recevoir. Je goûtai ſon idée, elle me ranima ; nous ne conſultâmes plus que ſur les moyens de faciliter la reconnoiſſance. Mes bracelets, mon collier, un cœur de rubis, ſinguliérement beau, que Rozane m’avoit donné lorſque je l’avois rendu pere, ornerent les bras & le cou de l’enfant… Mademoiſelle des Salles lui fit répéter ſon rôle, ſans permettre que j’y ajoutaſſe rien, parce que je lui diſois tant de choſes, qu’elle n’en auroit pu retenir aucune.

A la faveur du taillis, nous fûmes conduites aſſez près du Comte, derriere une petite élévation : delà, ſans voir & ſans être vue, je pouvois aiſément tout entendre. Ma fille partit, avança vers ſon pere, n’en étoit qu’à dix pas, quand un chien vint audevant d’elle, en aboyant de toute ſa force. La petite s’effraya, pouſſa des cris, tendit les bras du côté où elle m’avoit laiſſée… Rozane tournant la tête, crut rencontrer une aventure de féerie, en voyant, dans un lieu écarté du grand chemin, & de toute habitation opulente, un enfant éblouiſſant de ſa propre beauté, & de diamants dont le ſoleil redoubloit l’éclat. Il ſe leva pour retenir ſon chien, au moment même où, frémiſſant du danger de ma fille, je quittois mon poſte pour voler à ſon ſecours. A mon aſpect, le Comte devina tout… Il recula… Ses yeux ſe troublerent, ſa main chercha inutilement l’appui d’un arbre… Il tomba ſans que nous puſſions être à temps de prévenir ſa chûte.

Nous courûmes… Mademoiſelle des Salles s’empreſſa de le rappeller à lui. Quant à moi, je ne faiſois qu’ajouter à l’embarras. Preſqu’auſſi défaillante que mon mari, j’étois à terre, & baiſois une de ſes mains, avec les démonſtrations d’une douleur immodérée. Ma fille crioit, m’appelloit, me tiroit par ma robe, pour m’éloigner d’un ſpectacle qui lui faiſoit peur. Le Comte fut frappé de ce tableau, en reprenant ſes ſens, & n’en put ſoutenir l’impreſſion. Alors je me jettai à ſon cou, & mêlai mes pleurs à la ſueur froide dont ſon viſage étoit inondé. Rozane ! m’écriai-je, mon cher Rozane, daigne regarder une femme qui t’adore, & qui veut te dédommager tous les jours de ſa vie, des chagrins qu’elle a pu te cauſer. Mademoiſelle des Salles l’exhortoit à faire un effort. Rendez-vous, diſoit-elle, aux vœux de ceux qui vous aiment… Votre cœur ne doit plus s’ouvrir qu’à la joie, aux ſentiments délicieux de l’amour & de la nature.

Il fut long-temps ſans paroître entendre ce qu’on lui adreſſoit. Enfin, je ſentis un mouvement foible, mais marqué, par lequel il ſembloit vouloir me repouſſer.

Ses regards languiſſants ſe promenerent autour de lui ; … il les arrêta ſur l’enfant, qui l’examinoit d’un air d’étonnement & de curioſité. C’eſt donc là ma fille ? demanda-t-il à Mademoiſelle des Salles. Oui, répondis-je, en la lui préſentant ; c’eſt ta fille, ç’eſt la mienne, qui vient redemander pour ſa mere, la place qu’elle occupoit dans ton cœur… La petite ouvrit les bras pour lui faire de douces careſſes, conformément à nos inſtructions : il la prit dans les ſiens, la preſſa contre ſa poitrine… Ciel ! s’écria-t-il, à quelles épreuves voulez-vous mettre ma raiſon ?… Aimable & cher enfant ! Quels regrets, quels déchirements tu feras ſouffrir à ton pere !… Ah, Mademoiſelle ! le ſacrifice en étoit fait… Vous m’auriez rendu ſervice, en ne l’amenant pas ici… Eh ! vous, Madame, qu’y venez-vous chercher ? de l’ennui, de la triſteſſe ?… En vérité, vous avez eu tort de quitter des lieux où vous étiez heureuſe. — Heureuſe ! Ah, mon ami ! reviens de cette fatale erreur : crois, au contraire, que jamais… J’en crois les faits, interrompit-il, & les croirai toujours. Maîtreſſe de choiſir la route qui pouvoit vous conduire au bonheur, vous avez pris celle… L’arrivée de mon carroſſe l’empêcha de pourſuivre.

Nous partîmes avant que j’euſſe fait la plus légere attention à l’extrême changement du Comte ; mais aſſiſe, en face de lui, dans la voiture… quels reproches je me fis en conſidérant mon ouvrage ! Rozane n’étoit plus que l’ombre de ce qu’il avoit été. La langueur avoit altéré ſes traits, & flétri ſa jeuneſſe… Il ne lui reſtoit que cet air noble, intéreſſant, dont la mort ſeule pouvoit effacer l’empreinte.

Mes yeux ſe rempliſſoient de larmes, je les baiſſois, je les détournois chaque fois que je rencontrois les ſiens. Ce ſoin continuel lui fit deviner le ſujet de mon attendriſſement. Vous ne me trouvez plus le même, dit il, c’eſt une des choſes dont je voulois vous épargner le déſagrément, en deſirant que vous reſtaſſiez loin de moi… J’allois répondre, il pouvoit s’enſuivre une explication fatigante pour le Comte ; Mademoiſelle des Salles me le fit prudemment obſerver… N’oſant plus parler de moi, je ne parlai plus de rien, & ma fille remplit la converſation.

Ce lieu où je débutois, avoit été le berceau de Rozane, & ſon ſéjour dans ſa premiere jeuneſſe. Aimé, eſtimé dès-lors, il s’étoit fait adorer dans la ſuite… Perſonne n’attribuoit notre ſéparation à un trait d’humeur, à une injuſtice de ſa part. On m’auroit mépriſée, déteſtée ſur la foi de ſes vertus… Les propos des domeſtiques avoient achevé de me rendre odieuſe. Tremblants pour un bon Maître qu’ils voyoient périr, & dont ils m’accuſoient d’être le bourreau ; regrettant Paris, s’ennuyant dans la ſolitude, chacun d’eux ſe regardoit comme ma victime, & ne parloit de moi qu’avec indignation.

Je démêlai les ſentiments que j’inſpirois, au trouble, au tumulte qui regnoient dans le village & le château… On s’agitoit, on s’attroupoit. La conſternation étoit peinte, même ſur le viſage de ceux qu’une ſimple curioſité attiroit ſur mon chemin.

Je ne m’apperçus point que Rozane en eût fait la remarque ; mais ce qui ſuivit, me prouva qu’elle ne lui étoit pas échappée.

Dès que nous fûmes deſcendus, il fit appeller ceux qui compoſoient ſa maiſon, ſans en excepter aucun : voilà votre maîtreſſe, dit-il, en me prenant par la main : déſormais, ce ſera d’elle que vous recevrez des ordres. Tous parurent ſurpris, humiliés, & ſe retirerent en ſilence.

Généreux Rozane, m’écriai-je, quels nobles procédés vous me faites éprouver ! ils me pénetrent, me confondent d’autant plus que je m’y devois moins attendre. Quoi ! dit-il, vous êtes étonnée que je vous faſſe rendre ce qui vous eſt dû chez moi !… Madame, je me reſpecte ; ainſi je vous ferai reſpecter par tout ce qui ſera ſoumis à mon autorité.

Cette réponſe modéra l’enthouſiaſme de ma reconnoiſſance. Je rougis ; le Comte ne ſe fit point un amuſement de ma confuſion : il en abrégea la durée, en témoignant le deſir d’être ſeul pendant quelques heures.

Je fus ſervie, honorée publiquement en maîtreſſe de maiſon, & traitée en particulier, par mon mari, comme une étrangère.

Sa froide politeſſe m’en impoſa tellement, que de tout ce jour, je n’oſai bazarder un mot qui eût trait au paſſé.

M’étant rendue chez lui le lendemain, je le trouvai ſi abattu, que je ne m’informai de ſa ſanté qu’avec crainte. Il éluda la queſtion, & me demanda, à ſon tour, comment j’avois paſſé la nuit. Pas bien, répondis-je ; eh, pourrois-je me livrer au repos, en voyant l’état déſolant où vous êtes, & ſur lequel vous paroiſſez d’une profonde indifférence ? Il eſt vrai, dit-il, que je m’en affecte peu, quoique je le connoiſſe très-bien : ce qui me fâche, eſt que vous vous ſoyez expoſée aux inquiétudes qu’il vous cauſe. Pourquoi êtes-vous venue ?… Votre mere a mal fait de vous conſeiller cette démarche. — Ma mere ! qui vous a dit que j’avois reçu d’elle ce conſeil ? Penſez-vous que j’euſſe beſoin d’en prendre de quelqu’autre que de mon cœur ? — Je penſe que vous êtes toujours la même, & qu’il ne tient pas à vous de m’abuſer encore… Votre cœur ! non, Madame, ce n’eſt pas lui qui vous a fait quitter la Bourgogne, pour venir en Périgord : c’eſt votre mere, j’en ſuis ſûr : elle vous aura dit que j’étois languiſſant ; qu’il ne convenoit pas de m’abandonner dans cette ſituation… Peut-être aura-t-elle ajouté que je regarderois ce voyage, comme une preuve de votre tendreſſe ; & j’avoue que cela auroit été vrai dans d’autres temps : je m’explique. Si, lors de mon départ, vous aviez tout quitté pour me ſuivre ; ſi je vous avois vu diſpoſée à préférer les ennuis de la retraite à ceux de l’éloignement, je me ſerois perſuadé, malgré le témoignage de mes yeux, que j’étois encore ce qui vous étoit le plus cher au monde ; qu’une femme pouvoit être coquette, imprudente, quoique ſenſible… Touché des marques de votre eſtime, de votre confiance, mon cœur ne ſe ſeroit point fermé aux épanchements du vôtre, & mes bras n’auroient pas eu la force de vous repouſſer ; mais vous ne m’avez ni aſſez aimé pour deſirer de vivre avec moi, ni aſſez eſtimé pour vous livrer ſans condition à mon reſſentiment… Rien ne peut donc aujourd’hui détruire l’opinion que vos lettres à Cardonne m’ont fait concevoir, & que trois ans d’une ſéparation volontaire, n’ont que trop confirmée.

De grace, m’écriai-je, ne me jugez point ſur des lettres qu’un ſentiment bien différent de l’amour m’avoit dictées : c’étoit la vengeance, c’étoit le plaiſir de rendre à Madame d’Archenes une partie des maux qu’elle nous avoit faits. Elle aimoit Cardonne… Je compcois déchirer ſon cœur en lui enlevant cet amant ; dans ce deſſein, je fis tout pour l’attirer & le retenir… Je me donnai l’apparence des plus grands torts, ſans qu’aucune de mes intentions allât à vous offenſer ; je l’ai écrit ; je vous l’ai fait écrire. Il m’en ſouvient, dit-il, mais je n’en ai rien cru… Parlez-moi franchement, je l’exige, & d’ailleurs, vous ſavez qu’il n’eſt pas facile de me tromper… Se peut-il que vous n’ayez pas aimé Cardonne ? — Non, je le proteſte. — Vous ne vouliez que le rendre dupe, & faire une noirceur à ſa maîtreſſe ? — Pas autre choſe. — Pas autre choſe ! Vous êtes donc un monſtre de fauſſeté !… Quoi ! vous provoquez un homme à l’inconſtance ; vous répondez à ſes attaques, de maniere à autoriſer l’eſpérance la plus audacieuſe ; vous abjurez la tendreſſe, & le devoir qui vous lient à moi ; vous vous meſurez avec une femme perdue ; vous lui diſputez l’objet qui la déshonore ; vous acceptez une entrevue clandeſtine, au riſque de ce qui pouvoit en arriver ! & tout cela n’avoit pas ſa ſource dans l’égarement d’une violente paſſion ? Madame, les foibleſſes de l’amour méritent ſouvent plus de pitié que de colere, parce qu’on n’y jouit pas d’une entiere liberté d’eſprit ; mais cette trame d’impoſture, cette malignité, froidement réfléchie, telle que vous venez d’en faire l’aveu, ne peuvent, ne doivent jamais trouver d’excuſes.

Qu’on ſe repréſente mon étonnement, de m’entendre condamner par les raiſons mêmes dont je croyois tirer ma juſtification. Confuſe, interdite, n’oſant accuſer directement mon mari d’un excès de ſévérité, je bégayai quelques mots. En vérité… rien n’eſt plus étrange… Je ne ſaurois imaginer… Perſonne ne voit les choſes comme vous… Les pleurs me couperent la parole, & le Comte, enfoncé dans la rêverie, ne les remarqua pas.

J’étois étonnée, humiliée, non ſans reſſources ; j’en trouvois dans ma conduite même, quelque repréhenſible qu’elle pût être. Inconſéquente, étourdie, point infidelle, à la coquetterie près, je pouvois paſſer pour ſage. Cet article étoit aſſez important pour mériter qu’on traitât les autres avec plus d’indulgence. Ce fut en ce ſens que je m’en expliquai.

Vous me jugez, dis-je, avec tant de rigueur, qu’il ne me reſteroit nulle eſpérance de vous fléchir, ſi j’avois de ces torts qu’un mari croit ne devoir jamais pardonner… Heureuſement, les miens ne ſont pas de nature à vous rendre inexorable. Je ne vous ai point fait le dernier outrage ; eh ! je ſuis perſuadée que vous ne m’en ſoupçonnez pas. — Non : c’eſt ce que je vous ai fait dire pour vous tranquilliſer. L’Intendante vous a garantie de la chûte, en faiſant manquer le rendez-vous projetté… Il lui ſuffiſoit d’avoir de quoi vous perdre, ſans qu’il en coûtât une infidélité à ſon amant.

Une telle maniere d’établir mon innocence, étoit aſſez peu flatteuſe ; mais elle portoit un caractere de vérité qui me réduiſoit au ſilence. Forcée dans mes retranchements, n’ayant plus d’armes propres à ſoutenir la défenſive, je pris ſubitement un parti qui coupoit cours à toute explication.

Tu m’éclaires ſur le nombre, & la qualité de mes fautes, repris-je en me jettant au pied du Comte : j’en ai commis beaucoup, je me ſuis expoſée à en commettre davantage ; mais celle qui peſe le plus ſur mon cœur, eſt d’avoir eu pour toi, moins de confiance que d’amour. Sans cette malheureuſe diſſimulation qu’on m’a fait ſucer avec le lait, je t’aurois communiqué mes deſſeins ; tu les aurois approuvés, rectifiés ou proſcrits ; & ſi, malgré tes conſeils, j’étois tombée dans quelque imprudence, ta ſageſſe m’auroit indiqué les moyens de la réparer… Un défaut étranger à mon caractere, a été la ſeule origine de nos malheurs… Ils ſont finis, puiſque je le conçois, & que je le déteſte… Tu vas le déraciner de mon ame ; tu vas m’enrichir des vertus contraires : elles te forceront à me rendre ta tendreſſe, à chérir les liens que nous allons reſſerrer pour toujours… Mon ami, penſe donc que notre printemps finit à peine, & qu’une longue carriere de bonheur peut encore s’ouvrir pour nous…

Pendant que je parlois, l’agitation du Comte augmentoit par degré, je le ſentois à ſes mains, que je tenois dans les miennes… Un froid extraordinaire s’y gliſſa… Quelle image !… Quelles chimeres ! dit-il, d’une voix baſſe & tremblante… La cruelle ! en quel temps elle vient m’offrir… Ses yeux ſe fermerent ; ſa tête ſe pencha… Je le crus mort. Mes cris appellerent du ſecours ; on le mit au lit, on lui redonna la connoiſſance ; mais il reſta dans une foibleſſe exceſſive.

Sans le lui dire, j’envoyai chercher le Médecin le plus proche. Il parut ſurpris, même fâché de le voir : cependant il ne refuſa point de l’entretenir, à condition que je m’éloignerois.

En me retirant, je remarquai une porte vitrée qui touchoit preſque au lit du Comte, & derriere laquelle on pouvoit aiſément s’introduire : je m’y rendis, dès que je fus ſûre de n’être obſervée de perſonne…

Si je conſervois quelque eſpoir, je me ſoumettrois volontiers à vos ordonnances, diſoit Rozane ; mais vous ſentez, comme moi, leur inutilité, vous en convenez tacitement, & vous voulez que je me livre au déſagrément des ſuites qu’elles entraînent ! Non, Monſieur, je laiſſerai agir la nature : elle rétablira d’elle-même ce que vous prétendez être détruit en moi, ſinon j’en ſubirai courageuſement l’arrêt, & ne bataillerai point pour en obtenir quelques miſérables jours de plus.

Eh ! tu comptes pour rien le déſeſpoir de ta femme ! m’écriai-je, en ouvrant bruſquement la porte ; tu verras, ſans t’émouvoir, le déchirement de ſon cœur… Barbare ! as-tu donc un droit excluſif ſur ta vie ! N’eſt-elle pas à moi ? N’eſt-elle pas à ta fille ? Eſt-ce un pere ? eſt-ce un mari qui refuſe ainſi de travailler à ſa conſervation ? J’embraſſois étroitement le Comte, & n’entendois pas le Médecin, qui me remontroit à quel point ce tranſport pouvoit être dangereux au malade. A force de me le répéter, il me fit ſouvenir qu’il étoit là ; auſſi-tôt je quittai Rozane, & me tournant vers lui : Par pitié, lui dis-je, ne nous abandonnez pas, il n’eſt pas vrai qu’à ſon âge, on ſoit ſans reſſource… Monſieur, il faut le ſervir malgré lui… Il faut me le rendre, ou… nous faire mourir enſemble… Je le veux, je le dois… Si vous ſaviez… Rozane frémit des indiſcrétions qui pouvoient m’échapper ; il les prévint en congédiant le Médecin.

L’effroi me ſaiſit à ſon départ, comme ſi j’avois perdu ma ſauve-garde contre le danger qui me menaçoit… Je le ſuivis des yeux, & me précipitai à genoux pour implorer le ſecours du Ciel, le ſeul qui reſtoit à ma douleur.

Ce ſpectacle fit chanceler la fermeté du Comte : il m’appella d’un nom careſſant, qu’il m’avoit donné dans les commencements de notre mariage. Au ſon de ſa voix, à ce nom qui m’avoit été ſi cher, je treſſaillis, & me levai pour aller reprendre auprès du lit, l’attitude que je quittois. Rozane ému, touché juſqu’au fond de l’ame, paſſa ſes bras autour de mon cou, appuya ſa tête ſur la mienne… Nous reſtâmes, l’un & l’autre, abymés dans nos triſtes réflexions… Après quelques moments de ſilence, il baiſa ma main, & me pria de m’aſſeoir.

Vous venez, me dit-il, de vous procurer des lumieres, que je voulois reculer auſſi loin qu’il m’auroit été poſſible ; je n’ai pourtant pas lieu de m’en plaindre, puiſque j’en ſerai plus libre de faire ce qui convient à ma ſituation ; & vous mieux préparée à… Je l’interrompis, & voulus combattre les idées dont il étoit plein. Ne nous abuſons point, me dit-il, nous n’en ſerions frappés que plus fortement : il eſt certain que je me meurs. Un dépériſſement journalier m’avertiſſoit déjà des approches de ma fin ; les révolutions que j’ai éprouvées depuis hier en accéléreront l’inſtant. Que cela ne vous faſſe pas repentir d’être venue. Votre ſéjour ici pourra m’aider à réparer le tort que je vous ai fait en vous quittant : c’eſt une grande faute !… Je vous ai livrée, ſans défenſe, à la malice de vos ennemis. L’amour furieux pourroit me ſervir d’excuſe, je n’en cherche point… La Comteſſe de Rozane devoit attendre de ſon mari plus de ménagement pour ſa réputation.

Quand la raiſon m’eſt revenue, j’ai ſenti tout le mal, & toute la difficulté du remede. Notre réunion étoit le plus sûr & le plus facile ; mais vos actions démentant vos paroles, me faiſoient penſer que vous ne la deſiriez pas ; qu’il vous en coûteroit les plaiſirs, les liaiſons, la vie tumultueuſe dont vous aviez fait choix ; & à moi la peine de voir votre ennui, d’être en butte à vos froideurs, à vos répugnances… Ce n’eſt pas avec un cœur tel que le mien, qu’on peut faire & accepter de ſemblables ſacrifices. Il m’a paru qu’un mal d’opinion, quel qu’il fût, étoit préférable à des chagrins domeſtiques qui s’accroîtroient tous les jours en ſe renouvellant.

Réduit à des expédients moins prompts, pour vous rendre de la conſidération, j’ai rempli mon teſtament des témoignages de mon eſtime… Le temps de ſa date, & celui du dépôt que j’en ai fait, atteſteront que ce n’eſt point l’ouvrage de vos ſollicitations.

De grace, ajouta-t-il, ceſſez vos larmes : vous ne devez en répandre ni ſur vous, ni ſur moi ; ſur vous, parce que la mort d’un mari, avec lequel vous ne vous êtes pas trouvée heureuſe, vous rendra maîtreſſe des moyens de le devenir ; ſur moi, parce que mon exiſtence étant inutile à votre bonheur & au mien, elle m’eſt parfaitement indifférente. Finis donc de m’aſſaſſiner, dis-je, en lui mettant la main ſur la bouche ; ou ſi tu veux déchirer mon cœur, plonge-y tout d’un coup un poignard… Le cruel ! qui me parle d’être heureuſe quand il ne ſeroit plus… Sais-tu ce que j’ai ſouffert loin de toi ? Ce que j’ai tenté pour m’en rapprocher ?… Sais-tu ?… Mais non, tu ne fais rien, tu prononces ſur la foi de tes reſſentiments : & bien, écoute, & rougis de ton inhumanité… Je fis le récit de mon hiſtoire, en paſſant légérement ſur les circonſtances défavorables ; j’y joignis le tableau des félicités dont nous pouvions jouir, & que je m’étois promis… Rozane me laiſſa tout dire : il m’écoutoit attentivement, & reſta même à rêver aſſez long-temps quand j’eus fini. Vous avez oublié, reprit-il, que nous nous ſommes trompés en nous uniſſant ſur de telles eſpérances ; ſoyez perſuadée que nous nous tromperions encore… Malheureuſement partagé d’une mémoire trop fidelle, j’aurois toujours ſous les yeux les lettres fatales, où j’ai lu la rétractation des ſerments que vous m’aviez faits. Ce qui a précédé, ce qui a ſuivi ces lettres, viendroit ſe retracer à mon ſouvenir pour les appuyer… Je me dirois, que n’ayant pu remplir votre cœur, lorſque le plus tendre amour, ſoutenu de quelques avantages naturels, m’autoriſoit à m’en flatter, je ſerois un inſenſé d’y prétendre, quand je ne ſuis plus qu’un fantôme, moins fait pour plaire que pour effrayer.

Rozane alloit continuer, je l’interrompis une ſeconde fois, en me levant avec tranſport… J’étois outrée de ne plus trouver d’objections à lui faire… Au défaut de raiſons, je mis de l’emportement… Je fis des reproches injuſtes, bizarres ; je l’accuſai de ne vouloir mourir que pour combler mon déſeſpoir.

Cette ſcene le fatiguoit exceſſivement : il me le dit avec douceur, & conſentit, pour la terminer, à revoir le Médecin.

Les remedes eurent d’abord quelqu’apparence de ſuccès ; ce fut une lueur paſſagere, la langueur reprit le deſſus… En moins de ſix ſemaines, Rozane dépérit au point de ne pouvoir ſe tranſporter, ſans aide, d’un endroit à l’autre.

Le croira-t-on ? Cet état ne m’inquiétoit pas. La ſéduction des Médecins, mon penchant à me flatter, le peu de tenue de mes ſentiments, m’avoient fait paſſer des plus vives alarmes, à la plus étonnante ſécurité… Je n’en ſortis même pas entiérement après la converſation que je vais rendre.

Depuis celle que nous avions eue le lendemain de mon arrivée, le Comte avoit toujours évité de ſe trouver ſeul avec moi. Ce ſoin, dont je m’étois aiſément apperçue, m’avoit fait prendre l’habitude de ne me préſenter chez lui qu’à l’heure où il admettoit tout le monde. Un matin il me demanda beaucoup plutôt. Je fus troublée en apprenant qu’il s’agiſſoit d’un tête-à-tête, & probablement d’une nouvelle explication, dont je me tirerois auſſi mal que de la premiere.

Mon mari me reçut d’un air plus ouvert, qu’il ne l’avoit eu depuis notre réunion. J’ai de bonnes choſes à vous annoncer, me dit-il : les eſprits reviennent ſur votre compte ; vous recouvrerez à Paris, la conſidération que j’ai tâché de vous y rendre ; c’eſt ce que pluſieurs lettres m’aſſurent, & ce qui me comble de joie. Peut-être avez-vous été mieux ſervie, par le temps, la légèreté du Public, & le caractere de votre accuſatrice, que par mes apologies… N’importe, je mourrai content, puiſque mes torts ſont réparés. Pénétrée de reconnoiſſance, je voulus la lui témoigner par mes remercîments… Epargnez-vous cette peine, interrompit-il ; j’ai fait ce que j’ai dû ; c’eſt à vous d’achever, en juſtifiant mes ſollicitudes, en honorant ma mémoire par une conduite irréprochable.

Tranquille à votre égard, du moins autant que je le puis être, il me reſte d’étranges inquiétudes ſur ma fille : mille traits de conformité, avec moi, les excitent… Quel ſeroit ſon avenir, ſi, trop ſenſible, trop délicate, elle alloit éprouver auſſi ?… Dieu, qui connoiffez tout ce que j’ai ſouffert, frappez cet enfant, tranchez ſes jours dans ſon berceau, plutôt que de lui laiſſer compléter une ſi malheureuſe reſſemblance… Madame, ſouvenez-vous toujours, qu’en lui donnant la vie, vous avez contracté l’obligation de travailler à ſon bonheur : on ne peut le goûter, qu’avec un eſprit juſte & des ſentiments honnêtes ; l’éducation contribue à les former : ne ſéparez donc votre fille, de Mademoiſelle des Salles, que pour la mettre dans les bras d’un mari de ſon choix, en ſuppoſant qu’il en ſoit digne. Que le plus ou le moins de fortune, d’illuſtration, ne ſoit jamais un obſtacle qui vous arrête : je ſais qu’à mérite égal, ils doivent emporter la balance ; mais une ame, des mœurs, des vertus, & ſurtout des rapports de goût & de caractere, ſont les ſources de la véritable félicité… Puiſſe le Ciel accorder ces biens ſi précieux & ſi rares, à celle pour qui je l’implorerai juſqu’à mon dernier ſoupir… Le plus ardent de mes vœux ſera rempli, ſi l’objet de ſon affection lui épargne les tourments du cœur… Il reſta comme abſorbé dans des idées, qu’il ne me communiqua pas, & qu’il m’étoit facile de deviner par ce qui avoit précédé…

Madame, reprit-il, le moment approche, où vous concourrez à l’exécution de mes dernières volontés ; il en eſt que je n’ai pas inſérées dans mon Teſtament, & dont il eſt temps que je vous entretienne.

Le ſort de mes domeſtiques eſt réglé… J’ai tâché que les plus anciens ne ſoient point néceſſités à chercher un nouveau Maître… Ce que j’ai aſſuré à Mademoiſelle des Salles, n’eſt qu’une marque de mon affection, & rien de plus : il ſeroit honteux, pour nous, qu’elle ne ſe trouvât pas, dans la ſuite de ſa vie, au-deſſus du beſoin ; mais penſez que ce n’eſt pas à prix d’argent qu’on doit reconnoître des ſervices du genre des ſiens… Qu’elle jouiſſe chez vous, & par vous, de l’eſtime, des égards que mérite la place qu’elle y tient… Traitez-la comme une amie, qui s’eſt chargée d’acquitter vos propres dettes…

Depuis que vous êtes ici, vous avez dû remarquer à quel point je m’intéreſſois au ſort de mes vaſſaux : qu’ils deviennent vos enfants, comme ils ont été les miens. Ne permettez pas que la miſere énerve les forces du jeune, dont elles font toute la richeſſe, ni qu’elle abrege les dernieres années du vieillard… Que vos dons ne ſe rencontrent point avec le vice ou l’oiſiveté, ſi ce n’eſt dans le cas de maladie. Tout être ſouffrant a droit aux ſecours de ceux qui peuvent le ſoulager.

Ce que je viens de vous dire ne demande que de la bienfaiſance, l’article ſuivant exige de la circonſpection, même du reſpect : c’eſt celui des familles honnêtes, des nobles qui manquent du néceſſaire convenable à leur état… En voici la liſte que je vous confie. J’ai pris tant de précautions pour leur cacher la main qui répandoit l’aiſance dans leur maiſon, que pluſieurs ne l’ont attribuée qu’à leur bonne fortune ou à leur habileté. En dérobant ainſi à mon amour-propre, la petite ſatisfaction qu’il auroit pu tirer d’un bien connu, je m’en procurois une infiniment plus douce : celle de voir des gens que ma préſence ne gênoit, n’humilioit jamais, & dont l’ame conſervoit l’énergie qui naît du ſentiment de l’indépendance.

Il ſeroit inutile d’entrer dans le détail des moyens : preſque toujours je les tirois des circonſtances ; mais comme on ne peut les ſaiſir qu’en demeurant ſur les lieux, & que vous ne devez pas y reſter, je me ſuis aſſocié un ami de l’humanité qui ſuppléera pour vous : c’eſt le digne pere de Mademoiſelle des Salles, celui-même qui a formé mon enfance, qui a fait germer les vertus dans mon cœur, & les y a conſervées quand le déſeſpoir étoit prêt à les en chaſſer. Vous acquitterez une partie de ma reconnoiſſance, en partageant avec lui le pouvoir de faire des heureux. Le Comte voulut ajouter quelque choſe, il ne le put pas. Les efforts qu’il s’étoit faits pour me donner ſes inſtructions, l’avoient épuiſé : une longue défaillance en fut la ſuite.

De ce jour, je le vis s’éteindre, revenir, retomber, & mon ame agitée, éprouvoit les mêmes variations. Tantôt abuſée par l’eſpérance, j’entretenois Rozane du plaiſir que nous aurions de vivre enſemble : tantôt plongée dans la déſolation, je lui jurois de mourir avec lui ; & ſes réponſes me prouvoient toujours, qu’il ne croyoit ni l’un, ni l’autre.

Après trois ſemaines de ces cruelles alternatives, il ſe ranima ſubitement, parut s’occuper avec plus d’intérêt de ce qui l’environnoit, montra un deſir plus empreſſé de nous retenir auprès de lui, ſa fille & moi… Ses propos, quoique voilés, étoient ceux d’un homme qui connoiſſoit le prix des inſtants, & n’en vouloit laiſſer perdre aucun.

Ce mieux ſe ſoutint juſqu’au déclin du ſoleil. Alors Rozane parla moins, & plus difficilement. D’un inſtant à l’autre, on voyoit redoubler la fatigue qu’il ſouffroit pour nous adreſſer quelques mots. Nous étions ſeules avec lui, Mademoiſelle des Salles, ma fille & moi. Il ſembloit que la crainte de partager ſon attention l’eût obligé d’exclure, ce jour-là, tout étranger.

L’heure de faire retirer l’enfant arriva : rien de plus ſimple, & rien qui parut affecter plus vivement ſon pere. Il ſe baiſſa vers elle pour l’embraſſer,… ſe retint, en frémiſſant,… preſſa une de ſes mains contre ſes levres,… la repouſſa doucement, & détourna la tête pour ne la pas voir ſortir.

Mon tour vint ; je me levai, pour lui laiſſer la liberté de ſe mettre au lit. Quoi, déjà ! s’écria-t-il, avec un mouvement extraordinaire… Il le faut donc ?… Hélas, je ne me croyois pas ſi proche !

Interdite de ce que je voyois, de ce que j’entendois, n’oſant, & peut-être ne voulant pas m’en avouer la cauſe, je la demandai en tremblant… Le Comte ne répondit point… J’offris de reſter, de paſſer la nuit dans ſa chambre, il balança, & finit par me refuſer.

Je ſortis, rêveuſe, agitée… Mademoiſelle des Salles m’accompagnoit… Nous gardions un profond ſilence : moi, pour éviter de recevoir des lumieres affreuſes ; elle, pour ne me les pas donner.

Moins diſpoſée à s’aveugler ſur le danger du Comte, elle retourna chez lui, dès que je fus rentrée dans mon appartement. C’eſt vous ! lui dit-il en lui tendant les bras, j’expirerai donc dans le ſein de l’amitié ? C’eſt une conſolation dont je ne me flattois pas ; mais vous, aurez-vous le courage de veiller auprès d’un cadavre qui touche à ſa diſſolution ? Car c’en eſt fait, votre ami a vu le ſoleil pour la derniere fois. Eh ! Monſieur, dit-elle, écartez ces noires penſées qui troublent votre ame… Qui la troublent ! répéta-t-il ; oh non, elle eſt tranquille !… Le tombeau s’ouvre, j’y deſcends comme dans le lieu de mon repos. Eh ! qui pourroit me faire regretter la vie ? Ma fille ? Elle m’eſt bien chere ! mais elle ne perdra rien, puiſque vous lui reſtez… Ma femme ?… Quel nom je lui donne encore !… Oubliai-je que depuis long-temps elle y a renoncé ?… Quoique la conjoncture rendît l’apologie de mes ſentiments aſſez inutile, Mademoiſelle des Salles l’eſſaya, dans le deſſein d’en inſpirer au Comte de moins pénibles ; il l’interrompit. Ne vous tourmentez point, lui dit-il, à combattre des idées, à préſent ſans conſéquence, & qu’un ſiecle de raiſonnements ne détruiroit pas… Je m’y connois, Mademoiſelle, je m’y connois, pour mon malheur… Ce n’eſt pas ainſi qu’on aime… Croyez qu’elle n’a jamais compris, qu’elle ne comprendra jamais la violence de ma paſſion pour elle, & le retour qu’elle exigeoit de ſa part… Tant mieux : elle s’en fera moins de reproches… Je ne deſire pas que mon ſouvenir altere la ſérénité de ſes jours… Ma femme !… Ma fille ! reprenoit-il, objets de mon amour & de mes ſouffrances,… elles m’ont quitté !… c’eſt pour toujours ;… je l’ai voulu… Je devois le vouloir : il falloit bien leur épargner ce ſpecacle… Dieu ! quel eſt mon état ! j’exiſte encore, & j’ai déjà reſſenti les horreurs d’une éternelle ſéparation ! Ah ! la mort eſt bien peu de choſe, quand le cœur n’a plus de ſacrifices à faire ! Sa voix tomboit, il ne prononçoit preſque plus… L’oppreſſion devenoit exceſſive… Vers une heure, il perdit l’uſage de ſes ſens. Mademoiſelle des Salles fit un cri ; les domeſtiques entrerent en tumulte : tous avoient veillé près de la chambre ; tous étoient alarmés de ce que Rozane avoit dit le matin à l’un d’eux. “ La nature fait aujourd’hui ſon dernier effort, demain vous n’aurez plus de Maître ; mais taiſez-vous, n’effrayez perſonne, & particuliérement votre Maîtreſſe. „

Malgré cette défenſe, la prédiction avoit circulé ; j’étois peut-être la ſeule, dans la maiſon, qui l’ignoroit.

On croyoit Rozane mort… On s’abandonnoit aux regrets, aux gémiſſements, quand il revint à lui. Pourquoi ces pleurs ? demanda-t-il, je vais mourir ; eh bien, qu’importe ? ma mort ne fera point des malheureux. Il fit ſigne qu’on s’éloignât, & préſenta la main à Mademoiſelle des Salles. Ses chaînes vont ſe rompre, lui dit-il, elle en ſera plus heureuſe… Oui, celle que j’ai tant aimée pourra l’être quand je ne ſerai plus au nombre des vivants !… Quelque jour vous lui direz que ſon mari, bien différent d’elle, n’a pu vivre ſans… Une convulſion, preſqu’inſenſible, lui coupa la parole, & termina la déſolante cataſtrophe.

Des clameurs, des lamentations remplirent auſſi-tôt le château. On ne cherchoit point à me ménager ; au contraire, chacun deſiroit me punir de la fin prématurée du Comte, dont on me nommoit hautement l’auteur. J’étois dans un ſommeil fatigant, par les inquiétudes que j’y avois portées, quand le bruit parvint juſqu’à moi… Saiſie, effrayée, je me jettai hors de mon lit, & ſortis de ma chambre dans le plus étrange déſordre.

La première perſonne que je rencontrai, fut Mademoiſelle des Salles, pâle, abattue, les yeux gonflés par l’abondance de ſes pleurs… Son aſpect me troubla autant, & plus, que ce que j’entendois. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’eſt-ce que cela ? Que fait Rozane ? Je veux le voir… Seroit-ce ?… Laiſſez-moi,… laiſſez-moi donc. En lui parlant ainſi, je m’efforçois de dégager mes mains, qu’elle retenoit dans les ſiennes : elle les quitta pour me ſerrer dans ſes bras, voulut s’expliquer, & ne put former que des élans inarticulés. Sa douleur, ſes ſanglots m’éclairerent ſur la vérité ; ah, malheureuſe ! m’écriai-je ; il eſt… Je ne pus achever.

Une fievre ardente, un délire terrible s’enſuivirent. On craignit pour ma vie, pour ma tête ; ce ne fut qu’en affoibliſſant mon corps, ſans ménagement, qu’on parvint à me rendre l’une & l’autre.

La fin de ces accès fut comme celle d’un de ces rêves qui laiſſent dans l’ame une impreſſion de triſteſſe, quoique la mémoire n’en conſerve pas nettement les circonſtances. Etonnée de me voir dans mon lit, les bras, les jambes entortillés de bandes ; de me trouver foible, ſouffrante, ſans ſavoir pourquoi, ni comment, je le demandai à une de mes femmes, qui étoit alors ſeule dans ma chambre. Mes queſtions, qui ſuppoſoient ou l’ignorance ou l’oubli de mon malheur, devoient, ce ſemble, la faire héſiter ſur ſes réponſes ; point du tout, ſoit ſottiſe, ſoit malice, elle entama librement ſon récit, en le prenant à la mort du Comte, dont elle me parla ſans tournure.

Une telle indiſcrétion pouvoit me faire retomber dans l’état d’où je ſortois : elle m’atterra… Je ne pus que faire ſigne à l’imprudente créature de ſe retirer.

Mademoiſelle des Salles, informée de cette aventure, & craignant pour ſes ſuites, vint me prodiguer les remontrances, les exhortations… Ses paroles ne frappoient que l’air. Les yeux fixés au ciel, je reſtois dans la parfaite immobilité d’une ſtatue.

Perſuadée qu’il falloit quelque choſe de plus fort pour me tirer de cette inertie, elle fit appeller ma fille, qu’elle mit dans mes bras, ou plutôt me mit dans les ſiens. Cette action, les douces careſſes de l’enfant, les noms tendres qu’elle m’adreſſoit, produiſirent leur effet… Je recouvrai l’uſage des pleurs, celui de la voix, & fus, dès cet inſtant, délivrée de tout danger.

Auſſi-tôt que mes forces me le permirent, je ſaiſis un moment où j’étois ſeule pour ſatisfaire une de ces fantaiſies qu’inſpirent quelquefois l’amour & la douleur : c’étoit de voir la chambre, la place où j’avois dit au Comte le dernier adieu, où il avoit rendu le dernier ſoupir. L’appartement étoit fermé, cet obſtacle m’affligea ſenſiblement ; je balançois ſi je devois me faire ouvrir, ou renoncer à la triſte conſolation que je m’étois promiſe ; l’arrivée de Mademoiſelle des Salles & de ma fille termina ces irréſolutions. Nous entrâmes dans le jardin, où mon amie nous laiſſa pour des affaires qui l’appelloient ailleurs.

Diſtraite, préoccupée, je continuai ma promenade, & j’enfilai, ſans attention, l’allée qui ſe préſentoit devant moi : elle conduiſoit directement à l’Egliſe, dont la porte ouverte, me laiſſa voir, d’aſſez loin, la triſte décoration… Mon premier mouvement fut celui de la terreur ; le ſecond m’emporta avec impétuoſité… Courant, autant que je le pouvois, tirant ma fille par la main, j’approchai… Quel ſpectacle pour une ame ſuſceptible de ſentiments extrêmes ! Cette tombe, cette tenture funebre, cet appareil de mort, me firent perdre l’idée de tout ce qui exiſtoit. Je me proſternai, en pouſſant une eſpece de rugiſſement. Je collai mon viſage ſur la terre… J’aurois voulu entr’ouvrir ſon ſein pour m’y renfermer avec celui dont elle me cachoit la dépouille… Aux cris redoublés de ma fille, je me relevai ſur mes genoux, & lui jettai un regard qui la fit reculer… Malheureux enfant, lui dis-je, tu ne reverras jamais ton pere… Il eſt là, & c’eſt moi qui l’y ai précipité… Ah ! que tu me haïrois un jour, ſi tu pouvois connoître le bonheur dont je t’ai privée !

Sans doute, en lui parlant, ma phyſionomie avoit changé, puiſqu’au-lieu de la frayeur qui d’abord l’avoit ſurpriſe, elle me tendit les bras d’un air timide, mais careſſant.

A ce mêlange de tendreſſe & d’horreur, je retombai ſur la terre froide, & preſqu’inanimée. Des payſans que j’avois eus pour témoins de cette ſcene, me ſecoururent, & m’aiderent à regagner le château.

Bientôt après, Monſieur des Salles m’arracha de ce triſte lieu, pour me ramener à Paris. J’y trouvai ma mere dévote, ſe faiſant un nom par ſes généroſités, par l’excès de ſon zele en faveur du parti qu’elle avoit embraſſé. Peu s’en fallut qu’elle ne m’entraînât par ſon exemple & ſes diſcours ; mais les traces qu’ils firent dans mon eſprit, ne durerent pas plus que mes larmes… Ces larmes ſi juſtes, que je croyois intariſſables, s’arrêtoient dans mes yeux, quand je les tournois vers la carriere fleurie où je pouvois rentrer.

Jeune encore, riche, parfaitement indépendante, j’abjurai le mariage, qui m’avoit mal réuſſi.

Des goûts paſſagers, que j’honorerai du nom de paſſions, me procurerent de l’amuſement, des chagrins, quelques plaiſirs, jamais le bonheur.

Cependant les années s’écoulerent aſſez rapidement : je ne m’aviſai pas d’en faire le calcul, & parvins à mon automne avec toutes les prétentions de la jeuneſſe. En vain, les hommes & les femmes ſemblerent ſe liguer pour m’en faire ſentir le ridicule ; je ne voulus rien voir, rien entendre de leur part. C’étoit à ma fille qu’étoient réſervés les premiers retours de ma raiſon. Elle avoit accompagné ſon mari dans ſon ambaſſade, & s’étoit attiré l’eſtime d’une nation qui n’en eſt pas prodigue, ſur-tout envers la nôtre. Les vertus de ſon pere, cultivées par Mademoiſelle des Salles, & développées par cinq ans de mariage, me la firent paroître toute nouvelle quand elle revint en France. Heureuſe femme, heureuſe mere, ſachant inſpirer l’amitié, la confiance dans l’âge où l’on n’inſpire que l’amour & les deſirs… J’admirai,… je m’humiliai… Peut-être j’en ſerois reſtée là, ſans un ami, qui ſut mettre à profit la circonſtance, pour me ranger enfin ſous les loix du ſens commun ; & cet ineſtimable ami, c’eſt vous, à qui il ne me reſte plus rien à dire, puiſque ma vie eſt, & doit être déſormais de la plus parfaite uniformité.

Vous ſavez, au ſurplus, que ma mere eſt morte révérée, canoniſée des uns, & réprouvée des autres. Que Madame d’Archenes eſt encore reléguée dans un couvent, pour avoir excité le reſſentiment d’un homme en place, & fait diſgracier ſon mari. Que M. de Cardonne, après avoir acquis & diſſipé des ſommes immenſes, a fini par un très-ſot mariage, & vit obſcurément dans une Province, des débris de ſa fortune.


Fin de la quatrieme & derniere Partie.