Aller au contenu

Les Conquérants de l’air/V

La bibliothèque libre.
Maison Alfred Mame et fils (p. 51-70).


V
SUR LE SOL ENVAHI

Une stupeur, suivie d’affolement, s’était abattue sur la colonie européenne d’Hanoï, le matin où les sémaphores de la côte dénoncèrent l’entrée de la flotte niponne dans les eaux tonkinoises et la remontée offensive de ses destroyers par les bras navigables du delta. Cette communication, subitement interrompue, évidemment à la suite de l’occupation des postes d’émission par les troupes d’invasion, avait déchaîné la panique. Heureusement le colonel Sauzède était là. En l’absence du général chef du territoire, momentanément absent, il remplissait les fonctions de commandant supérieur. Son sang-froid, son énergie, surent imposer l’ordre et rétablir un calme relatif.

Une défense efficace était irréalisable, vu les faibles effectifs du corps d’occupation et surtout son éparpillement dans les diverses places de la colonie. D’une prompte décision, Sauzède avait ordonné et organisé la retraite. Le matériel roulant réquisitionné emportait les munitions et approvisionnements disponibles, pour ravitailler les points sur lesquels devait se concentrer la résistance. Des convois par route étaient dirigés sur les lignes que ne desservait pas la voie ferrée. Des ordres détaillés enjoignaient aux chefs de corps de rallier leurs troupes et divers postes épars, pour se retrancher dans la région montagneuse, sur des points solides, tel Tuyen-Quang, en vue d’une résistance longue et opiniâtre. Personnellement, il ramasserait, au passage, la garnison de Bac-Ninh, les postes épars le long du chemin de fer, et occuperait tout d’abord Lang-Son, quitte, dans le cas où cette ville lui paraîtrait encore trop exposée, à se replier sur Cao-Bang, pour y tenir jusqu’à la mort.

Le colonel ne dissimulait pas le critique de la situation. Toutes mesures devraient être prises en vue d’une résistance à outrance et prolongée, capable de tenir de longues semaines. Deux mois au moins seraient nécessaires à la métropole pour embarquer un corps de secours, le transporter et le débarquer, en admettant que les escadres françaises parvinssent à forcer le blocus organisé le long des côtes indo-chinoises par la formidable flotte nipponne.

La télégraphie sans fil avait transmis, dans diverses directions, la nouvelle de l’inqualifiable agression des Japonais. Sauzède avait acquis la certitude qu’elle était bien parvenue à Saïgon, et immédiatement avait été transmise à Paris.

L’arsenal d’Hanoï contenait en réserve quelques mines flottantes. Le colonel les avait fait immerger et abandonner au fil du courant, dans le but de rendre la navigation périlleuse et de retarder ainsi l’arrivée de la flottille légère ennemie. De fait, deux destroyers nippons, heurtés au passage, disparurent dans leur explosion. Ce désastre suspendit la marche offensive des bâtiments, qui n’osèrent plus s’avancer sans se faire précéder de dragues et d’autres précautions contre semblable aventure. Par malchance pour nous, ces engins destructeurs n’étaient qu’en petit nombre, et plusieurs d’entre eux s’échouèrent, inutiles, sur les rives, ou s’enlisèrent dans les vases. Toutefois, l’élan foudroyant de l’invasion s’en trouva subitement ralenti.

Sauzède évacua Hanoï avec le dernier convoi. Préalablement, il fit incendier les arsenaux et les magasins, puis s’embarqua, déchiré dans son âme de soldat et dans son cœur de père. Si vaillante que fût, en cette heure solennelle, l’attitude de Jeanne dans son impressionnante simplicité, car elle s’était modelée sur l’exemple de dignité et de calme dont faisait montre le colonel, la jeune fille était consciente et du péril, et des responsabilités qui pesaient sur son père ; mais elle se sentait aussi la force de les affronter dans sa foi en lui. Sauzède, par contre, s’alarmait pour Jeanne et ne se pardonnait pas l’imprudence dont il s’estimait coupable en ayant voulu son enfant près de lui. Certes, rien ne pouvait faire prévoir le forfait de lèse-nation dont se souillaient les envahisseurs par leur injuste invasion. Toutefois, si Sauzède n’eût pas écouté son désir, — bien naturel après tant d’années d’isolement, — de jouir enfin de la présence de son enfant, il ne l’aurait pas exposée aux terribles dangers de l’heure présente.

N’était-ce point aussi un sentiment d’égoïsme qui l’avait induit à différer de deux ans le mariage de Jeanne ? Sans doute, l’argument sur lequel il s’était appuyé avait sa raison : elle était si jeune encore ! Mais était-ce le seul qui avait décidé de sa résolution ? n’avait-il pas songé davantage à lui-même et écouté surtout sa jalousie paternelle ? Dans tous les cas, de sa décision découlaient des conséquences terribles. Son consentement à une union immédiate aurait mis sa fille à l’abri, lui aurait assuré un sûr protecteur, loin des affreuses menaces suspendues à cette heure sur sa tête… peut-être, hélas ! de victime…

En vain, pour le réconforter, Jeanne, à laquelle il ne parvenait point à dissimuler ses scrupules, lui affirmait-elle que, séparée de lui, elle eût connu de pires angoisses ; qu’elle était heureuse, au contraire, d’être à ce moment à ses côtés, partageant les mêmes périls, mais en revanche libérée des affres que lui auraient infligées l’anxiété, l’incertitude où elle eût été de son sort, durant les longues semaines sans nouvelles, car le blocus ennemi allait les mettre en dehors de toutes communications avec le monde civilisé. Oui, elle bénissait Dieu d’avoir inspiré à son père une résolution grâce à laquelle ils n’étaient pas séparés.

Le père, ému de cette vaillante tendresse, remerciait son enfant d’un sourire, mais si fugitif et si vague, qu’il n’arrivait pas à détendre le pli soucieux de sa bouche, à éclaircir l’ombre appesantie sur son front. Ses transes étaient si profondes !… Si, déjà, au cours d’une guerre européenne, il eût redouté pour sa fille les excès possibles d’une soldatesque victorieuse, combien plus devait-il craindre ceux de cette race jaune, aux haines si féroces contre le blanc, aux cruautés et à l’imagination si raffinées ! Alors Jeanne levait la main d’un geste confiant et montrait le ciel, à la voûte duquel ne pouvait s’éteindre, pour ses yeux de chrétienne, l’étoile d’espérance !

Et pourtant un secret tourment hantait l’âme de la jeune fille. Elle oubliait sa propre détresse pour songer aux alarmes qui devaient torturer son fiancé, ce Roland, que la volonté paternelle avait éloigné d’elle, — momentanément, pensait-on alors, — et cette séparation serait peut-être éternelle !… Pauvre exilé ! ce serait lui qui connaîtrait les angoisses qu’elle-même eût éprouvées si cruelles loin de son père… Oh ! le péril de ceux que nous aimons, que nous ne pouvons secourir de notre présence, et dont nous sommes condamnés à ignorer les tristes péripéties et le sort peut-être funeste !… Telle était la lourde part de Roland, et Jeanne se sentait préférer les menaces de sa situation si précaire à la sécurité impuissante, torturée d’incertitude, que les événements infligeaient à son fiancé. Elle ne doutait pas que, s’il l’eût pu, Roland aurait voulu être avec eux, prêt à triompher ou à succomber ensemble. Aussi était-ce pour l’absent d’abord que la prière de la jeune fille demandait à Dieu la force et la foi.

La retraite s’opérait lentement, méthodiquement ordonnée, accomplie avec une précision absolue des moindres détails. Chaque ouvrage d’art une fois franchi, le train faisait halte et ne reprenait route qu’une fois sa destruction exécutée. Au passage étaient recueillis les divers postes échelonnés sur la voie. Grâce à la précision des ordres envoyés, aucun d’eux ne manqua au rendez-vous. Aussi, à son arrivée à Lang-Son, le colonel Sauzède se trouva-t-il à la tête de deux bataillons d’infanterie coloniale, d’un autre de tirailleurs tonkinois, de batteries d’artillerie de campagne, qu’il distribua en deux groupes, de deux autres de montagne, d’un détachement du génie commandé par un adjudant, enfin de postes de miliciens dont il forma des compagnies de réserve. Il atteignait, en ajoutant à ces forces les quelques hommes des services auxiliaires, un effectif de deux mille six cents et quelques combattants, commandés par une cinquantaine d’officiers, et vingt-six bouches à feu.

La retraite s’opérait lentement, méthodiquement ordonnée, accomplie avec une précision absolue des moindres détails.

Ce petit corps lui parut insuffisant pour tenir Lang-Son et arrêter longtemps la marche envahissante de l’ennemi. Il préféra entraîner celui-ci plus loin de sa base d’opérations, sans les ressources que lui offrirait la voie ferrée une fois rétablie, et se décida à rétrograder sur Cao-Bang, en plein pays montagneux, qui lui offrirait de plus solides moyens de résistance, tout en créant des difficultés supérieures à l’assaillant. Sa décision prise, il dirigea immédiatement le bataillon annamite, l’artillerie, sauf une batterie, et les sapeurs sur la place choisie, avec mission d’en commencer la mise en état de défense d’après les données générales qu’il en traça sur un plan de cette ville. Sous la protection de cette première colonne, il évacua tous les approvisionnements en munitions et en vivres, et renforça ceux-ci de réquisitions opérées sur le pays.

L’invasion japonaise progressait, enfonçant ses colonnes dans l’intérieur comme les tentacules d’une gigantesque pieuvre. Le Delta occupé, le corps d’occupation avait aussitôt dirigé des expéditions, à la poursuite des troupes françaises en retraite. Déjà une avant-garde, précédant une brigade d’investissement, s’était heurtée à Tuyen-Quang. Une division remontait au nord vers Lang-Son, et, derrière elle, le génie japonais réparait la voie ferrée.

Sauzède se garda bien d’attendre l’ennemi ; il ne voulait pas risquer des combats d’arrière-garde, qui eussent affaibli ses forces déjà si minimes. Sitôt l’agresseur signalé à deux journées de marche, il se mit en route sur Cao-Bang. Son arrêt à Lang-Son lui avait permis d’organiser et d’encadrer solidement son monde et de le mettre bien dans sa main.

Sa retraite sur Cao-Bang lui procurait encore l’avantage d’affaiblir la colonne lancée à sa poursuite ; car celle-ci assurait ses derrières par un égrènement de postes, sans compter les garnisons qu’elle laisserait à Bac-Ninh et surtout à Lang-Son, qu’elle devrait occuper fortement avant de s’enfoncer dans l’intérieur, vers les hauts plateaux. Ce serait autant d’ennemis de moins qu’aurait à combattre la petite troupe française dans son poste suprême.

Jeanne chevauchait à côté de son père, émerveillant de sa grâce enjouée et de sa crânerie les petits troupiers de la colonne, pour la plupart têtes brûlées du pays de France, mais dont le cœur non moins chaud gardait un coin immaculé pour le souvenir d’une promise ou d’une sœur laissée là-bas, et qui s’incarnait soudain dans la jeune compatriote dont la présence semblait leur rendre la patrie moins lointaine. La blonde enfant, qu’ils sentaient sous leur sauvegarde, leur chauffait l’âme d’un désir de dévouement, concentrait en elle le culte que chacun d’eux gardait à celle qu’il avait emportée vivante dans son cœur. En retour, Jeanne répondait aux regards amis levés vers elle par un bon sourire qui allégeait les fatigues de l’étape et réconfortait chacun de confiance. Qui avait le droit de se décourager, quand une enfant lui donnait l’exemple de sa vaillance et de son indéfectible foi ?… La demoiselle du colonel devenait, pour le petit troupier, la fée des légendes qui avait bercé son enfance, la puissance tutélaire qui guide ses protégés au travers des embûches et les amène au bonheur, après les avoir trempés dans l’épreuve et éprouvés dans leur valeur. Ainsi, pour tous, la présence de Jeanne semblait-elle le gage du salut.

Le colonel pénétrait la bienfaisante influence de sa fille sur le moral de ses soldats. Il en éprouvait une fierté et aussi une compensation à ses regrets de la voir engagée dans si périlleuse aventure. La satisfaction du chef venait ainsi au secours des anxiétés et des scrupules paternels.

La lune, dans son plein, favorisait la marche aux heures nocturnes. Le colonel avait mis à profit cette heureuse connivence des astres pour lever le camp vers minuit et parcourir l’étape avant que la chaleur, si dangereuse, ne fit des victimes parmi ses hommes. Sous ce ciel tonkinois, le soleil, sitôt levé, se voile d’une vapeur grise et lourde, qui pèse sur l’atmosphère que ne vivifie pas un souffle, et plus perfide sous cette brume que l’ardente lumière des Saharas. Alors il est nécessaire de faire halte, dans un endroit ombreux, à l’abri des réverbérations qui, sournoisement, assomment les hommes, les terrassent sous le coup de chaleur presque toujours fatal.

Jeanne avait coiffé un casque colonial qu’un voile vert différenciait seul de celui des hommes. Sa blonde chevelure dénouée mantait ses épaules et abritait sa nuque délicate. Ainsi, elle avait l’air d’une jeune guerrière, agitant des rayons dans les reflets d’une héroïque crinière, et, à la remarque que lui en fit un chef de bataillon, elle répliqua qu’elle était fière de ressembler, au moins sur ce point, à la vierge guerrière, à l’auguste Lorraine, libératrice du sol envahi, dont elle portait le nom. C’était, ajoutait-elle, de favorable augure ; car sa patronne l’entendrait mieux, du haut du ciel, réclamer sa protection pour les petits soldats de France, qui, dans Cao-Bang, allaient défendre le suprême rempart de la puissance nationale, et soutenir un siège aussi opiniâtre que celui dans lequel elle avait fait triompher Orléans.

Sa constante bonne humeur dans les moments les plus pénibles raffermissait les énergies prêtes à défaillir. Qui eût osé se plaindre quand une femme, une enfant acceptait épreuves et fatigues, le front serein, le sourire aux lèvres ? Le colonel lui-même, nonobstant les responsabilités écrasantes amoncelées sur lui, au contact de sa fille, se reprenait à l’espérance.

Et cependant, bien faibles étaient les chances d’une issue heureuse. En outre de la distance qui rendrait forcément tardifs les secours de la mère patrie, étions-nous en droit d’espérer qu’ils parviendraient au sol envahi ? Sauzède n’ignorait pas combien étaient formidables, sur mer, les forces japonaises. Nos escadres, composées d’éléments moins homogènes, parviendraient-elles à vaincre les triomphateurs de Tsou-Shima, ou subiraient-elles, hélas ! le sort funeste de la flotte russe ? Problème douloureux, et que son amour-propre de Français n’osait résoudre… Les débats parlementaires n’avaient-ils pas révélé les causes de notre infériorité maritime, et, malgré les bonnes volontés, depuis, trop peu d’années s’étaient écoulés, pour que les remèdes apportés au mal eussent pu réparer les fautes du passé, l’impéritie de l’homme néfaste que, du haut de la tribune, un consciencieux Français, ancien gouverneur de la colonie envahie, avait nommé : un péril national !

Qu’importe ! son devoir était d’agir de même que s’il eût été certain du succès final. L’honneur du drapeau voulait qu’il tînt jusqu’au bout et qu’il tombât sur la brèche plutôt que d’abandonner la lutte, tant qu’il lui resterait des hommes valides dont ne serait pas brûlée la dernière cartouche. Si la France devait succomber, il serait digne de ces héroïques marins de notre histoire qui sombraient, le pavillon haut cloué au mât, plutôt que de se rendre.

Mais Jeanne ?… Pauvre victime ! il lui faudrait donc aussi l’immoler à la patrie ? Le bras d’un ange ne viendrait-il pas empêcher ce nouveau sacrifice d’Abraham ?

À l’approche de Cao-Bang, un autre péril surgit. Instruites de l’invasion victorieuse des Japonais, des bandes de Pavillons-Noirs se levaient, débordaient de la frontière chinoise, dressaient leurs embuscades sur les flancs de la colonne. Des coups de feu, tantôt isolés, tantôt en salves nourries, jaillissaient de positions presque inaccessibles, et d’où le colonel ne pouvait songer à débusquer les pirates, sans s’exposer à des pertes sérieuses. Or le sang de ses hommes était trop précieux pour le répandre dans des combats sans résultats positifs. Heureusement, vu l’éloignement, l’incertitude du tir dans les ombres de la nuit ou les pâleurs de l’aube, le feu des Chinois était peu efficace. Sauzède se bornait donc à forcer l’allure et prenait position, dès le jour venu, sur des points où ses adversaires ne pouvaient songer à venir l’attaquer.

La marche avait été ralentie par les difficultés de la route et le harcèlement des pirates. Le sixième jour, on leva le camp avec l’espoir d’atteindre enfin Cao-Bang. Sauzède se doutait que les Pavillons-Noirs, avant de voir la proie leur échapper, momentanément tout au moins, harcèleraient plus vigoureusement la colonne et tenteraient peut-être un coup de main sur le convoi, dans l’espoir de satisfaire leurs appétits de rapine. Il prit ses dispositions en conséquence : l’avant-garde fut formée par les compagnies de milice, et les voitures, précédées par la batterie, encadrées entre les deux bataillons de marsouins.

La route à suivre était couverte, sur la droite, par la rivière, qui formait un bon fossé protecteur. Un point dangereux se présentait, celui où un coude du cours d’eau, détourné par un escarpement presque inaccessible et couvert d’une brousse épaisse, venait buter contre la chaussée et roulait, dans un lit encaissé, en torrent tumultueux et infranchissable.

L’avant-garde avait franchi ce défilé sans encombre ; mais lorsque la tête de la colonne l’aborda, elle fut accueillie par une fusillade nourrie et, hélas ! meurtrière. Frappé en plein poitrail, le cheval du colonel s’abattit, et une balle transperça de part en part, près du sommet, le casque de la jeune amazone.

Sans souci personnel de la commotion ressentie, Jeanne avait eu un cri d’angoisse en voyant tomber son père. Mais déjà Sauzède s’était dégagé et se relevait, un peu froissé de sa chute, toutefois sans blessure.

Sautée hors de selle, la jeune fille présentait sa monture à son père. Au geste de dénégation de Sauzède, elle riposta impérieusement, ne songeant qu’à l’intérêt général :

« Vous êtes le chef !… Il faut que les nôtres vous voient.

— Mais,… tenta d’objecter le colonel.

— Vous êtes comptable de leur vie à tous ! Sans vous, sans votre présence évidente, que deviendraient-ils ? »

Sauzède ne se défendit plus. Il enfourcha le cheval de sa fille.

La troupe s’était jetée dans les rizières qui bordaient la chaussée à gauche et ripostait au feu des pirates, derrière le talus du remblai. Une section d’artillerie, sans attendre d’ordre, s’était mise en batterie, et son tir inondait de projectiles l’escarpement occupé par les Pavillons-Noirs.

L’effet de cette grêle de mitraille fut irrésistible ; l’ennemi décimé cessa de riposter et battit précipitamment en retraite.

La route était libre. Mais déjà le jour venait, et deux heures de marche étaient nécessaires pour atteindre Cao-Bang. Sauzède cependant n’hésita pas ; il fallait rallier au plus tôt le refuge. Il ordonna donc la reprise de l’étape.

Avant de remonter sur un cheval d’artillerie, il remettait sa fille en selle, quand il aperçut les deux trous qui traversaient son casque.

« Ah ! s’exclama-t-il blêmissant, au moins tu n’es pas blessée ?

— Une mèche de cheveux coupée, répliqua gaiement Jeanne. Je vous la donnerai comme souvenir de l’heure qui m’a réellement sacrée soldat en me conférant le baptême du feu. »

Le père l’étreignit ardemment sur son cœur. C’était bien son sang qui battait dans ses veines héroïques.

Les projectiles ennemis avaient été moins cléments pour d’autres. Si le colonel se tirait de l’échauffourée avec la simple perte de son cheval, et Jeanne avec les déchirures de balles qui faisaient de son casque un trophée, par contre, cinq morts et un mourant gisaient sur le terrain du combat. D’autres étaient blessés, mais la plupart restés debout et dont les plaies ne paraissaient pas dangereuses.

Le colonel ne voulut pas abandonner les corps, même hâtivement ensevelis, aux profanations des Chinois. Il connaissait assez les mœurs féroces de ces bandits pour ne pas ignorer qu’une fois la colonne éloignée, les cadavres seraient déterrés, mutilés, mis en pièces et que, fichées au bout de piques, les têtes coupées serviraient aux pirates de trophées de haine et de prétendu triomphe. Faute de place dans les voitures déjà encombrées par les blessés, les morts furent placés sur les caissons d’artillerie, pour être inhumés, en terre encore française, à l’ombre du drapeau tricolore, qui jusqu’à la mort du dernier défenseur flotterait sur Cao-Bang.

Une civière d’ambulance, portée par quatre infirmiers, reçut le moribond. C’était un pauvre petit gars de Bretagne, engagé volontaire qui n’avait pas encore vu fleurir sa vingtième année. Originaire de l’intérieur des terres, du côté de ce Carhaix qui a donné à la France le premier de ses grenadiers en La Tour d’Auvergne, comme les siens étaient sur le coup de la saisie et qu’il ne pouvait se procurer d’argent par un enrôlement sur un navire, puisqu’il ne figurait pas dans le contingent que fournissent les inscrits maritimes, il s’était enrôlé dans l’armée coloniale pour la maigre prime d’engagement qui suffisait à parfaire la dette paternelle. Grâce à lui, le père, la mère, les petits frères et sœurs ne seraient pas chassés de la chaumière qui, depuis des générations, abritait sous ses ardoises moussues la famille Le Bivic. Ah ! il avait eu le cœur gros, le gars Corentin, à quitter ses landes et, surtout, la compagne de ses jeux d’enfance, la Léna Briand, dont les seize ans parlaient plus tendrement encore que par le passé à son cœur en éveil. En lui faisant ses adieux, au pied du calvaire, jusqu’où elle l’avait accompagné sur la route, le jour de son départ, pour s’unir dans leur dernière prière bretonne, le gars s’était mentalement promis de revenir au pays les galons d’or du sous-officier sur les manches, digne de celle dont la pensée constante le soutiendrait dans son exil.

Et voici qu’il allait mourir, le pauvre Corentin Le Bivic, loin du toit qu’il avait conservé à ses vieux, loin de sa douce Léna… Il ne dormirait même pas à l’ombre de son clocher natal, dans le petit cimetière où, au sortir des offices du dimanche, les parents et les amis viennent s’agenouiller sur les tombes et se rapprocher, par la prière, de leurs chers disparus. Il s’en irait, tout seul, sans une main amie à presser dans ses doigts défaillants, dont le geste errant semblait vouloir s’accrocher à un appui suprême.

Mais, ô surprise ! voici qu’ils rencontraient la douce étreinte d’une main secourable, délicate, fraîche, fine, telle qu’il rêvait naguère trouver au retour celle qui s’ouvrirait prête à s’unir à la sienne pour toute une vie de joies et de peines communes. Il entr’ouvrit ses yeux déjà embus de l’ombre éternelle, distingua vaguement penché sur lui un visage tendre de jeune fille…

« Ma douce ! » murmura-t-il.

La présence de Jeanne lui était comme une vision surnaturelle ; en elle il incarnait sa Léna. Ses traits, convulsés de souffrance, se détendirent ; un sourire illumina sa face, ses lèvres palpitèrent, retenant encore sur leur seuil, prête à prendre essor, son âme consolée.

Jeanne avait détaché de son cou la chaînette d’or où pendait une petite croix et l’approchait de la bouche expirante. L’or se ternit de la buée du dernier souffle. Le petit Breton s’en était allé vers son Dieu dans un baiser.

Pieusement, la jeune fille abaissa les paupières du mort, joignit ses doigts, puis détacha le voile de son casque, en abrita le visage du pauvre soldat, empreint soudain de la majesté sereine que dispense la paix céleste.

Et jusqu’au bout de la route, elle marcha près du corps, égrenant son rosaire pour appeler sur cette âme de dévouement et de martyre la bénédiction de la Vierge, patronne si chère aux cœurs bretons.

Le soir, dans Cao-Bang enfin atteint, le colonel Sauzède, à défaut d’aumônier, prononça, devant les tombes ouvertes, les prières des morts auxquelles il joignit les paroles dues aux héros ; puis son geste traça largement, sur les corps de ses premiers soldats tombés pour la patrie, le signe du salut.


Le cheval du colonel s’abattit.