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Les Conquérants de l’air/XI

La bibliothèque libre.
Maison Alfred Mame et fils (p. 141-147).


XI
DANS LA JUNGLE

La petite troupe s’était échelonnée sous le commandement militaire de Le Penven. Ce jour-là, son ordonnance marchait en pointe avancée, escorté de deux éclaireurs. Le convoi suivait ; Laï-Tou et ses fils, spécialement chargés de la surveillance des mulets et appuyés, d’ailleurs, par Salbris et le gros de la troupe. Quant à lui, il s’était réservé l’arrière, plus menacé si l’aventure de la veille avait des suites. Deux tireurs choisis l’accompagnaient.

La piste suivie se tordait au flanc abrupt de la vallée, s’élevant pour replonger parfois en des marécages produits par les débordements des petits torrents qui dévalaient vers le ravin principal. De hautes broussailles emmêlées de lianes, des touffes épaisses de bambous, obstruaient souvent le chemin qu’il fallait ouvrir à larges coups de coupe-coupe. Ailleurs c’étaient des ponceaux de fascines à jeter sur les cloaques pour le passage des mulets. Plus haut, les montagnes dressaient leurs flancs dénudés, lisses, inaccessibles.

Dix kilomètres seulement avaient été franchis quand Hervé donna le signal d’une halte nécessaire, pour procurer à la troupe la réfection d’un repos et d’un repas. Les reliefs du chevreuil et quelques biscuits en firent les frais. Puis la montée recommença.

Ils cheminaient alors dans une forêt obscure, fourrée, semée d’embûches. Elle se continuait interminablement, et la nuit approcha sans que l’on eût connaissance de la lisière. Une clairière assez vaste s’offrit. Le Penven décida d’y établir le bivouac.

Les réflecteurs à acétylène furent suspendus à des potences de bambous, pour écarter, l’invasion redoutable des fauves que devait attirer l’odeur humaine. À plus d’une reprise, durant la nuit, le rauque et guttural miaulement du tigre troubla les partisans dans leur sommeil. La carabine approvisionnée, deux sentinelles veillaient. À tour de rôle, les trois Européens s’occupaient de leur relève et de leur surveillance. De lointains coups de feu, vers 2 heures du matin, traversèrent les ténèbres. Ils révélaient la présence de bandes armées, campées aussi dans ces parages, et qui, sans doute, repoussaient la visite du tigre dont la petite troupe avait entendu les kop, kop menaçants.

Aussi, le matin, avant d’ordonner le départ, Le Penven poussa-t-il en avant des éclaireurs pour reconnaître si la voie à suivre était libre. Puis, sous les armes, l’expédition attendit, anxieuse.

De longues minutes s’usèrent. Enfin Troussequin, parti en patrouille, reparut. Une bande de pirates descendait et semblait, d’après sa direction, devoir traverser la clairière. Déjà Hervé avait fait disparaître, autant que possible, les traces du campement. Il résolut de ne pas s’exposer à une rencontre dangereuse et fit gravir à sa troupe un versant ardu, mais accessible. Après une demi-heure d’escalade, elle déboucha sur un petit plateau dénudé, au fond duquel la forêt dressait de nouveau sa palissade.

Le capitaine laissa un homme en observation sur la crête franchie et, rapidement, porta tout son monde derrière la lisière apparue. Il le posta là où, en cas d’attaque, se déploierait devant lui un champ de tir lisse d’obstacles, qu’un assaillant ne pourrait franchir sans subir d’effroyables pertes.

À peine ces dispositions étaient-elles prises, qu’au-dessous d’eux de furieuses clameurs éclatèrent. Malgré les précautions du capitaine, les traces de son campement n’avaient pu échapper à la subtilité des pirates. Mais, espéra Hervé, ne pouvaient-ils les croire celles d’un autre parti de leurs congénères ?… Ou bien allaient-ils aussi relever les indices de la retraite et monter à l’assaut ?

Certes, ils seraient reçus par une fusillade meurtrière. Toutefois, malgré son désir de leur infliger une leçon sanglante, le capitaine songeait qu’il n’était pas là pour combattre, ni même pour vaincre ; que sa mission était d’arriver à Cao-Bang, et que le meilleur moyen d’y parvenir était de passer insoupçonné.

Il se décida donc à chercher une ligne de retraite. De nouveaux patrouilleurs se glissèrent dans la jungle. Roland Salbris, trépidant d’impatience, contemplait fiévreusement la ligne des crêtes d’où il devait s’élancer sur Cao-Bang. Elles se dressaient à deux ou trois lieues et ne le dominaient plus que d’une centaine de mètres d’altitude. Du plateau dénudé étalé devant lui, il pourrait prendre son essor pour les franchir et atteindre son but. Mais il se souvenait de l’engagement pris envers son ami et ne se croyait pas le droit d’abandonner les siens dans la phase critique qu’ils traversaient.

Le campement dans la jungle.

Les éclaireurs rentrèrent, porteurs d’une nouvelle source d’alarmes. Sur le seul sentier accessible aux mulets, une autre bande de pirates avait établi son repaire, à un carrefour qui commandait les voies d’accès vers les hauts plateaux et la frontière indo-chinoise. La petite troupe était bloquée, dans l’impossibilité d’avancer ou de reculer sans être aux prises avec l’ennemi. Seuls, peut-être, les hommes eussent pu se frayer un passage par la forêt entre les deux rassemblements de pirates ; mais les obstacles étaient si rudes et si pressés, que tenter d’y faire passer les mulets chargés était de toute impossibilité.

Le Penven prit une décision immédiate :

« Écoute, dit-il à Hervé, les conditions présentes sont toutes différentes. Ce que je combattais naguère, je l’approuve aujourd’hui. Sans ta « frégate », l’entrée dans Cao-Bang est presque illusoire. Une unique résolution s’impose. Fais monter ton appareil et pars. Nous abandonnerons alors les mulets et continuerons notre route à travers bois. Si nous parvenons aux lignes françaises et que tu aies réussi, comme j’y compte, à les franchir, nous entrerons à notre tour, grâce au signal et au mot de passe convenus dont tu auras instruit nos amis. Allons ! agis sans tarder, et à la grâce de Dieu ! »

Il serra frénétiquement Salbris sur son cœur pour un adieu suprême, car l’espérance en lui était presque éteinte ; mais sa figure ne trahit pas sa foi défaillante.

Déjà Laï-Tou et ses deux fils étaient à l’œuvre. Bientôt l’aéroplane fut paré pour le départ. Le plein d’essence fut fait au réservoir ; n’allait-on pas être forcé d’abandonner le reste de l’approvisionnement, si difficilement obtenu ? Roland voulut serrer la main à tous ses compagnons et les réconforter d’un « au revoir » dont l’incertain poignait son âme.

Comme il allait monter sur son siège, Hervé se frappa le front.

« S’il te survenait une avarie, que tu tombasses !… Tu serais seul !…

— Ma foi ! dit Troussequin, mon pied n’est guère vaillant depuis son écorchure. Si M. Roland veut de moi ? Nous avons l’habitude de voler ensemble.

— Parfait ! s’écria le capitaine, prends cet écloppé, qui malgré cela n’est pas manchot et de plus homme de ressources. J’en serai heureux pour lui et plus rassuré pour toi.

— Venez, Troussequin ! dit Salbris, et à Dieu vat !… »

Le moteur ronflait. La « frégate » glissa sur le sol, s’envola légère. Comme elle dépassait le rebord du plateau, des coups de feu retentirent ; mais elle continua vers les cimes.

Le Penven respira. Tranquillisé quant à la décharge dirigée sur les aviateurs, il ne fut plus qu’au danger des siens.

« Dans la jungle, et chacun pour soi. Rendez-vous à ce col, là-haut, entre ces deux pitons. Jusqu’à demain soir nous nous attendrons les uns les autres. »

En un clin d’œil le plateau fut désert ; seuls les mulets demeurèrent abandonnés aux assaillants.