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Les Conquérants de l’air/XV

La bibliothèque libre.
Maison Alfred Mame et fils (p. 195-205).


XV
DANS CAO-BANG

Au seuil de sa demeure le colonel arrêta Roland.

« Encore un peu de patience, mon fils. Il est nécessaire que je prépare notre Jeanne à votre réunion. Trop de joie parfois fait mal… Mais j’aviserai pour que ton attente soit courte. »

Salbris s’inclina, malgré sa hâte de retrouver celle à laquelle il venait à travers tant d’obstacles ; mais la prudence paternelle était trop justifiée pour qu’il n’en acceptât pas la sage décision.

Sauzède trouva Jeanne qui rentrait de l’ambulance, où elle passait chaque jour de nombreuses heures à réconforter blessés et malades de ses soins et de sa parole. La jeune fille eut la surprise de discerner un heureux sourire sur la bouche de son père, si grave depuis leur internement. Elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Il souriait toujours.

Alors elle s’enhardit et demanda :

« De bonnes nouvelles, père ?

— Oui, mon enfant ; tout le monde ne nous abandonne pas dans notre détresse. Un ami, auquel tu penses aussi, ne nous a pas oubliés.

— Roland ! s’écria-t-elle debout dans un élan. Que savez-vous de lui et comment ?

— Tu n’es pas sans te souvenir de son invention dont nous parlions durant le voyage et qui me faisait le distraire, à ton grand dépit, de vos causeries moins graves ? Hé bien ! il la met en œuvre pour nous ; il est en route pour nous arriver par les airs.

— D’où tenez-vous cette nouvelle ? réclama la jeune fille palpitante ; comment est-elle parvenue ici, où nous sommes privés de toutes communications avec l’extérieur ?… Oh ! parlez ! parlez ! dites-moi tout ! supplia-t-elle, toute soulevée par la magnifique espérance d’un secours inattendu venu vers leur détresse.

— Elle est arrivée, pourtant. Comment ? demandes-tu… De la seule façon possible, par le succès de la tentative…

— Alors ?

— Alors, Roland a réussi ; il est venu à nous. Il est là ; tu vas le voir…

— Oh ! » sanglota-t-elle, délirante.

Sauzède avait ouvert la porte :

« Entre, mon fils, dit-il en tutoyant celui qu’il sacrait définitivement sien. Embrasse-la, tu l’as bien mérité. »

Après les minutes de joie sans mélange, le colonel, peu à peu, retomba dans une songerie grave. Il prit la main de Roland et déclara :

« Tu es près de nous ; c’est peut-être pour mourir ensemble. Sache que déjà la disette nous étreint. Nous n’avons plus pour longtemps les moyens de tenir, non contre l’assiégeant, mais contre la faim, et sur quel secours libérateur pourrions-nous compter, tout au moins avant de longues semaines ?… »

Roland répliqua ardemment :

« Vous vous trompez, mon père !… Avant-hier la flotte anglo-française avait quitté Singapoor, et celle du Japon marchait à sa rencontre. Aujourd’hui ou demain, elles se seront abordées, et si la victoire, en laquelle nous avons droit d’espérer, nous est acquise, d’ici huit à dix jours un corps de débarquement peut tomber sur les derrières de nos assiégeants, coupés de leurs communications et démoralisés par leur désastre naval.

— Que dis-tu ? s’enflamma Sauzède… Alors nous pourrions être sauvés ?…

— Nous le serons ! affirma énergiquement Salbris. La Providence, qui m’a conduit à vous, ne nous faillira pas dans l’avenir ; elle m’a donné foi absolue en sa surnaturelle protection.

— Dieu entende ton acte de foi ! soupira le colonel.

— Unissons le nôtre au sien, intervint énergiquement Jeanne ; et cette foi vaincra les obstacles, nous transportera au-dessus d’eux, nous assurera la délivrance !… L’arrivée de Roland nous est le premier des réconforts que nous envoie Dieu.

— Ah ! regretta Sauzède, si ton aéroplane ne s’était pas brisé, quels services il pourrait nous rendre ; d’abord pour pénétrer les desseins de l’ennemi, ensuite et surtout pour nous instruire de l’approche des secours !

— Mais, répondit Salbris, la troupe, qui nous a recueillis, ne l’a pas abandonné. Elle l’a ramassé sous le feu, endommagé c’est vrai, mais, je l’espère, réparable. Je vais m’atteler à cette tâche dès demain. Cette nuit peut-être, la poignée d’hommes dévoués qui m’a escorté jusque près d’ici se présentera pour pénétrer dans la ville. J’ai dans ses rangs des mécaniciens habiles, le Chinois Laï-Tou et ses deux fils. Nous leur avons donné un signe et un mot de reconnaissance dont il est urgent d’instruire vos avant-postes.

— Quels sont-ils ? demanda Sauzède.

— Le signe : celui de notre salut, car, à part le père de mes mécaniciens, mes Chinois sont chrétiens ; le mot : le nom de la nouvelle sainte, patronne de notre France et de ma fiancée : Jeanne d’Arc ! »

La jeune fille, d’un regard éloquent, remercia Roland de la pensée qui lui avait dicté son nom comme sauvegarde.

« Bien ! dit le colonel. Une compagnie partira cette nuit en reconnaissance vers le nord pour recueillir les vôtres. Pendant ce temps la fausse démonstration d’un feu vif d’artillerie absorbera l’attention des Japonais vers le sud-est, de façon à leur faire craindre de ce côté une sortie. Leur surveillance sera, par suite, détournée de leur aile droite et facilitera l’approche de votre détachement. Mais qui le commande ?

— Un simple soldat, Gilles Troussequin, ordonnance du capitaine Le Penven. Ce dernier voulait rester à sa tête, mais blessé au cours d’un acte inouï d’audace, — il a pénétré dans le camp ennemi pour s’emparer du pétrole qui m’était nécessaire, — il n’était plus en état d’entre prendre ce raid dans la brousse. Je l’ai alors pris à bord de ma « frégate », sans inquiétude pour le sort ultérieur de mes auxiliaires, car le troupier qui les dirige a fait ses preuves d’intrépidité et d’intelligence ; peu rivaliseraient avec lui en fertilité d’invention ; je l’ai vu à l’œuvre.

— Hé bien ! dit Sauzède, je vais donner mes ordres et m’occuper des soins que réclame ton ami. Tout à l’émotion de notre réunion, j’ai à me reprocher d’avoir négligé ce vaillant compagnon. » Roland se tourna vers sa fiancée.

« Permettez-moi, Jeanne, de vous quiter aussi. Le dévouement que m’a témoigné Hervé ne me permet pas d’être ingrat à son égard, même pour la joie d’être auprès de vous. Je lui dois le sacrifice de cette heure pourtant si douce !…

— Allez ! mon ami, répondit la jeune fille, et ramenez ici le capitaine. À celui qui s’est donné à vous et à notre cause, je dois au moins d’être l’infirmière.

— Comme celle des autres, ajouta le père. Jeanne est plus souvent à l’ambulance que sous ce toit. Elle a compris son devoir de fille de soldat. Et c’est aussi d’un soldat qu’elle sera la compagne, si Dieu nous sauve ! car, mon cher Roland, tu en es un, et des plus braves.

— Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de me nommer votre fils, répliqua chaudement Salbris, et n’avais-je pas à me montrer digne de vous et de celle que vous me donnez ? »

Les deux hommes sortirent ensemble. Seuls tous deux, le colonel prit le bras de Salbris.

« Roland, commença-t-il, tu m’as prouvé que tu étais un homme, aussi te dois-je entière la vérité dont je dissimule encore toute l’horreur à ma fille. La place est à bout de ressources. À peine lui reste-t-il pour une semaine de vivres, malgré le rationnement déjà bien maigre auquel j’ai réduit la garnison. Seuls le vin et l’eau-de-vie sont en abondance ; mais si je délivre largement le premier, je réserve la seconde pour ne mettre sa flamme au corps que dans un moment désespéré ; encore faut-il se méfier de la dépression qui suit son excitation factice. Comme munitions nous sommes un peu mieux partagés ; environ cent coups par pièce pour mes deux groupes d’artillerie de campagne, et quatre-vingts pour celles de mon unique batterie de montagne ; enfin deux cent cinquante cartouches par fusil pour les deux bataillons de mon régiment, celui de tirailleurs tonkinois et les divers postes que j’ai ralliés. Mes forces se composent donc de vingt bouches à feu et d’environ deux mille cinq cents fusils. En face j’ai une brigade japonaise, un demi-régiment d’artillerie, et sur mes flancs des nuées de pirates. Tant que nous tiendrons, je redoute peu ces derniers ; mais si nous étions forcés dans nos lignes par les troupes régulières, ce serait l’invasion succédanée des Pavillons-Noirs qui me glacerait d’épouvante. Mieux vaut la mort immédiate que de tomber aux mains de ces bandits, dont la férocité est inexprimable. Aussi ai-je résolu, si la ville est forcée, de me réfugier dans la citadelle, et si celle-ci à son tour succombe, je la ferai sauter avec nous tous, ensevelissant aussi l’ennemi dans son triomphe. Mes dispositions sont prises pour cela.

— Hé bien ! nous sauterons ensemble, riposta Roland. En attendant nous avons quelques jours devant nous. Dès que ma « frégate » sera réparée, j’irai aux informations. La bataille navale doit avoir eu lieu ou se livrer à cette heure. La flotte japonaise vaincue, nos troupes de débarquement prendront terre vraisemblablement au moment où je pourrai voler à leur rencontre. D’autre part, à l’annonce du désastre de leur marine, les Japonais se sentiront en péril et ceci peut les amener à lever le siège.

— Ou à tenter un assaut suprême qui, s’il réussissait, leur éviterait d’être pris entre deux feux et leur assurerait un point de résistance bien meilleur qu’il n’est actuellement pour nous, car les complicités chinoises leur permettraient communications et ravitaillement par le nord-ouest. Puis ils pourraient encore tenir campagne sans infériorité. Un corps d’armée entier a envahi l’Indo-Chine, mon ami, il ne faut pas l’oublier. Nos troupes, bloquées dans les différentes places, décimées par leur défense, ne présentent guère plus de l’effectif d’une brigade et demie. Le corps de débarquement de nos flottes victorieuses ne peut excéder une division, par suite ne nous assure pas même la supériorité numérique sur les Japonais seuls, et ils ont encore pour alliés des milliers de Chinois. Ils peuvent donc continuer à tenir sur terre, même après la perte de leur flotte.

— Et le moral ? objecta Salbris. Songez combien le leur sera abattu par la défaite de leur marine, si fière depuis Tsou-Shima, et aussi par l’angoisse de se sentir coupés de leur base d’opérations et de ravitaillement ; tandis que le nôtre sera exalté par le triomphe de nos armes et la nouvelle de l’approche de nos troupes.

— J’en conviens ! dit Sauzède, et le résultat serait encore supérieur si nous pouvions maintenir l’espoir en persistante haleine par la connaissance constante des faits et gestes et des progrès de nos secoureurs. Il n’est pas douteux que ceux-ci chercheront à nous renseigner par dépêches transmises au moyen des ondes hertziennes ; par malheur je ne possède pas les moyens d’établir un poste récepteur de télégraphie sans fil.

— N’est-ce que cela ! s’écria Roland ; mais Hervé possède le récepteur de poche dû à Mgr Cerebotani et perfectionné pour être impressionné au delà de cinquante lieues. C’est environ la distance à vol d’oiseau qui nous sépare du delta. Il suffit d’établir une antenne au faîte de la citadelle et de la relier par un fil conducteur à l’instrument, qui est des plus simples : un cadran de montre sur lequel l’aiguille court, se posant sur les lettres de l’alphabet comme dans le télégraphe Bréguet. Un autre fil de retour est établi avec la terre. Un planton, initié à ce système très simple, sera en permanence près du récepteur pour noter les dépêches reçues. En outre, je pourrai bientôt compléter les renseignements recueillis par les reconnaissances effectuées à bord de ma « frégate ».

Par vent moyen, elle peut rester trois heures au moins dans les airs sans ravitaillement, le temps d’aller à Hanoï et d’en revenir, au besoin en me ravitaillant dans cette ville lorsque les nôtres l’auront reconquise… »

Sauzède interrompit Salbris :

« Tu pourrais aller jusque-là avec un passager ?

— Sans doute ! affirma le jeune homme.

— Alors, dit le père, pourquoi, les nôtres débarqués, n’y transporterais-tu pas Jeanne ? »

Roland tressaillit. Oui ! de la sorte, la jeune fille serait à l’abri de tout danger ultérieur… Mais il serait séparé d’elle, car il n’admettait point qu’il ne revînt pas au poste où la présence de son appareil pouvait rendre d’inappréciables services.

« Oui ! reprit Sauzède, tu mettrais Jeanne en sûreté, et ta présence auprès d’elle me serait une garantie suprême.

— Vous n’y songez pas, mon père, interrompit Salbris. Mettre Jeanne en sécurité, bien ! mais vous abandonner, jamais !… Ma place est là où je l’ai prise, à vos côtés, jusqu’à la délivrance ou à la mort. Comment, quand je puis être utile au pays, en procurant un élément de succès à Cao-Bang assiégée, pourrais-je me cantonner dans un égoïste rôle de fiancé ? Non ! je transporterai Jeanne, la remettrai à la garde de notre corps expéditionnaire, mais je reviendrai à vous. »

Des larmes perlèrent aux paupières de Sauzède ; la face durcie du soldat s’attendrit, et de nouveau il prononça les mots que Roland avait, une première fois, recueillis dans son cœur :

« Ô mon fils !… »

À ce moment, ils croisèrent Hervé Le Penven qui venait à eux.

« Vous, capitaine ! s’écria Sauzède, vous n’êtes pas à l’ambulance ?

— J’en sors, mon colonel, et pansé selon les règles. Soyez donc rassuré à mon égard. Maintenant que j’ai sacrifié à mon bien-être, je suis tout à votre disposition. Ce n’est pas mon bobo qui peut m’empêcher de faire du service. »

Sauzède répondit :

« Décidément j’aurais tort de désespérer quand il m’arrive des héros. Des hommes tels que vous deux, mes amis, valent toute une colonne de renforts. Hé bien ! mon cher capitaine, je vous attache à ma personne ; vous remplirez les fonctions cumulées de chef d’état-major et d’officier d’ordonnance, à pied toutefois, car tous nos chevaux ont dû être mangés. Par suite nos pièces sont immobilisées derrière leurs parapets. Pour l’instant, je vous prie de faire installer sans retard, au faîte de la citadelle, une antenne et de la rattacher à votre récepteur Cerebotani. Vous trouverez des télégraphistes dans la section du génie et vous organiserez le service afin qu’il y ait toujours un planton prêt à recevoir les dépêches. Ensuite, vous rallierez mon gîte, qui sera le vôtre, et vous me ferez l’honneur, avec Roland, de partager à ma table le riz et les biscuits qui sont nos seuls aliments. Heureusement le vin ne nous manque pas et compense un peu la frugalité d’un tel menu. Puis, ajouta-t-il avec un vaillant sourire, ma fille vous offrira, comme dans le monde, une tasse de thé ou un grog avant que nous allions mettre en route la reconnaissance destinée à favoriser l’entrée dans la ville de vos auxiliaires, qui, soldats de tels chefs, nous seront précieux. »