Les Conquêtes du commandant Belormeau/07

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Éditions de la « Mode Nationale » (p. 99-112).
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VII


Le commandant Belormeau avait une autre conquête à son actif, une conquête qui eut suffi à sa gloire, tant elle semblait impossible, quoiqu’elle ne fût, peut-être, pas celle qu’il avait le plus ambitionnée.

Une invraisemblable nouvelle avait fait le tour de Wattignies, provoquant les exclamations, les étonnements et les rires. À l’occasion du jour de l’an, le commandant Belormeau avait pris le thé chez Mlle de Batanville !

Il avait pénétré dans le salon dont les lambris ne s’étaient pas écroulés ; il s’était assis dans les fauteuils armoriés sans qu’ils s’effondrassent et il avait tenu, entre ses doigts, une tasse de l’antique et précieux service vermeil qui n’était point sorti du bahut depuis la mort du chef de la noble maison.

M. le maire, en apprenant cette nouvelle, demeura coi de stupéfaction. Du coup, il abandonna ses espoirs de futures représailles pour nourrir l’envie de boire à son tour, dans les tasses guillochées de Mlle Herminie. Et l’on disait bien autre chose… Ne racontait-on pas que Benoîte s’était prise d’affection, oh ! en tout bien, tout honneur, pour l’ordonnance de l’officier et qu’elle le dorlotait comme un enfant.

Comme bien on pense, de semblables transformations ne s’étaient pas accomplies en un jour. Cela avait commencé par un désagrément.

Le lendemain de l’installation des deux soldats dans le pavillon, Benoîte monta le déjeuner de sa maîtresse, d’un air tout déconfit.

Vicomte n’était pas, comme à l’accoutumée, sur ses talons… Pas rentré la veille il ne s’était pas montré le matin.

Sa vieille maîtresse en fut tout attristée.

— Comment cela peut-il se faire, Benoîte, demanda-t-elle ? Vicomte a bien ses petits caprices, mais jamais il n’a eu de graves écarts de conduite ; j’ai grand’peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.

— Que mademoiselle ne se fasse pas trop de tourment ; je sais de quoi il retourne… ah ! je sais bien où il est, notre chat.

— Tant mieux, cela me soulage ! Mais à quoi attribues-tu son absence ?

— Mademoiselle, voilà ce qui s’est passé : hier, quand Vicomte est descendu dans la cuisine, il y a rencontré l’ordonnance du commandant.

— Benoîte, fit Mlle Herminie, avec beaucoup d’étonnement et un peu de sévérité, que faisait ce soldat dans ta cuisine ?

— Mademoiselle croit-elle donc qu’un emménagement ça se fait d’un coup de baguette ? Ce pauvre garçon avait besoin de tout et j’entendais : « Mademoiselle Benoîte, si c’était un effet de votre bonté, je voudrais du savon ; mademoiselle, est-ce que vous n’auriez pas un peu d’encaustique ? Mademoiselle Benoîte, il me faudrait un plumeau, ou un couteau, ou un marteau… » Il était dans le dénuement, ce garçon ; il lui fallait bien recourir à moi.

— Je le conçois pour le jour de l’installation ; mais je pense que c’est terminé, maintenant ?

— Mais oui, mademoiselle. Voici donc que Vicomte tombe sur l’ordonnance. Cette bête n’aime pas les hommes : ça se comprend, elle n’en a jamais vu.

La voici qui gronde, qui jure, qui crache !… Ce pauvre Quellec…

— Comment, tu connais son nom ?

— Dame ! mademoiselle, fallait bien. Ce pauvre Quellec croyant bien faire, veut le prendre et le mignoter… Ah ! bien, ouiche ! Vicomte lui saute par dessus la tête et s’enfuit dans le jardin. Il s’y serait calmé le pauvre animal, si justement, le commandant ne s’était pas trouvé à rentrer. Devant son sabre, son plumet, tout son harnachement, notre chat a perdu la raison ; il avait la queue grosse comme mon bras et les yeux hors de la tête ; d’un bond, il a sauté le massif de lauriers, enfilé l’échelle du grenier et a passé comme un trait, sous la chatière… Bien habile, maintenant qui le fera sortir. Je l’ai appelé sur tous les tons ; il répond d’une voix à vous fendre le cœur, mais il ne se montre même pas. Ce pauvre Quellec, qui a vraiment l’air d’un garçon bien complaisant, m’a dit : « Mademoiselle Benoîte…

— Comment, il sait ton nom ?

— Dame ! mademoiselle, fallait bien. Il m’a dit : « Mademoiselle Benoîte, voulez-vous que je monte le chercher ? »

— Non, non, ai-je répondu. Il serait capable de se casser la tête contre les solives.

— Mais il va mourir de faim, s’écria Mlle Herminie, au comble de l’inquiétude.

— Non, mademoiselle ; je lui monterai sa pâtée.

— Si tu allais tomber ?

— Je demanderai à Quellec de me tenir l’échelle.

Et Mlle Herminie ne songea pas à protester.

Toute la journée, Vicomte poussa des cris farouches ou désespérés, auxquels répondaient, en vain, les plus tendres appels de Benoîte ; il refusait de quitter son refuge et montrait, à la chatière, sa mine effarée et ses yeux fous, semblant attendre, avec un désespoir croissant, l’expulsion des intrus.

— En voilà une aventure, disait Benoîte, à l’ordonnance ; c’est qu’il est capable de se laisser périr, notre chat.

— Non, non, mademoiselle Benoîte, laissez-moi faire, repartit mystérieusement le Breton.

Il revint, dans l’après-midi, rapportant de la cantine, unie superbe tranche de bœuf.

Or, Mlle de Batanville qui, décidément, connaissait mal les êtres masculins, avait mis Vicomte à un régime exclusivement lacté et végétarien, afin de lui tenir le poil frais et l’humeur pacifique ; mais celui-ci, gorgé de crème, de macarons et d’œufs à la neige, gardait le nostalgique souvenir de certains biftecks, qu’au temps de sa jeunesse, il avait dérobé à Benoîte. Donc Quellec, muni du morceau tentateur, gravit les échelons.

Les clameurs de Vicomte devinrent épouvantables et il s’enfuit dans le recoin le plus obscur.

Sans se déconcerter, l’ordonnance déposa son offrande, au seuil de la chatière.

Vicomte aperçut le papier évocateur ; son odorat saisit des émanations connues ; son entêtement, sa misanthropie entrèrent en lutte avec sa gourmandise et furent vaincus. En rampant, il s’avança sur le plancher ; puis avec une grimace effroyable à l’adresse de son bienfaiteur et un coup de patte d’une agilité déconcertante, il se saisit du bifteck et l’emporta, tout en grognant frénétiquement, au plus profond du grenier.

— Il l’a pris, mademoiselle Benoîte, il l’a pris cria Quellec, fier de son premier succès !

— Oui, mais vous ne l’avez pas pris, lui, remarqua la servante, désappointée.

— Ça viendra, mademoiselle Benoîte, je recommencerai demain.

Quellec fit si bien que, non seulement, la paix fut signée, mais qu’une tendre amitié suivit.

Un matin, Benoîte eut la surprise d’apercevoir le Breton qui cirait les bottes de son officier, tandis que Vicomte s’enroulait autour de son cou, comme une chaude et vivante fourrure.

Bientôt, Vicomte me quitta plus guère son nouvel ami, s’installant, sans façon dans le pavillon, faisant volontiers ses griffes dans le pantalon du commandant et délaissant sa vieille maîtresse qui souffrit, plus qu’elle ne l’avoua, de l’ingratitude de son favori.

Cependant, le commandant Belormeau, toujours aimable, avait saisi l’occasion pour faire présenter à Mlle de Batanville, tous ses regrets pour la perturbation que sa présence amenait dans sa maison. Mlle Herminie qui se faisait vieille et dont les principes fléchissaient, se montra touchée de cette prévenance.

— Cet officier a du savoir-vivre, dit-elle à sa servante ; il ne s’installe pas dans ma demeure, comme en pays conquis. Comment est-il ce commandant ? Déjà âgé, c’est probable.

— Non pas, mademoiselle, il est tout jeune !

— Tout jeune ?… relativement, j’imagine, quoi que l’Empire nous ait accoutumés aux généraux de trente ans.

— Il a peut-être un peu plus, mais je ne lui donne pas la quarantaine et il est si joli homme !… Je peux affirmer à mademoiselle que je n’avais vu si belle prestance, si bonne tournure ; quant à sa figure…

— Ma fille, tu oublies qu’il n’est pas séant à une femme de témoigner tant d’enthousiasme, en pareille matière.

— Pourquoi donc ? Puisque c’est la vérité. Si mademoiselle voyait le commandant, elle en dirait tout autant.

— Je ne crois pas, Benoîte, je ne crois pas.

Mlle Herminie, comme tous les vieillards, avait un petit brin de curiosité puérile, elle fut prise d’un très vif désir de connaître son hôte, sans qu’il le sût évidemment. Elle y songea, pendant ses longues heures de solitude, solitude que faisait, plus complète, la défection de Vicomte, mais elle n’osait avouer son désir à Benoîte, qui se fût étonnée, à bon droit, de ce changement dans sa ligne de conduite. À force d’y songer, Mlle Herminie trouva le moyen de satisfaire son envie.

Justement, Benoîte, lui dit, ce matin-là, avec la familiarité pleine de sollicitude qui avait, peu à peu remplacé dans ses discours, les formules protocolaires :

— Mademoiselle va être seule comme une recluse toute la matinée, il faut que j’aille au marché, puis je veux faire des croquettes de pommes, vous ne me reverrez pas avant le coup de onze heures.

— C’est bon, ma fille, répondit Mlle Herminie qui avait, habituellement, la résignation moins facile avec mon tricot et mon livre d’heures, je ne m’ennuierai point.

La vieille demoiselle avait une autre distraction en perspective, qu’elle ne mentionna point.

Quand elle eut entendu la porte de la rue se refermer sur la servante et les sabots de celle-ci s’éloigner en claquant, sur les pavés pointus, Mlle Herminie avec l’émoi d’une conspiratrice, se leva, jeta un châle sur ses épaules et ouvrit une porte de communication. Puis elle se rendit dans un cabinet de débarras où l’on entassait les vieilles gazettes et les vêtements hors d’usage. Cette petite pièce prenait jour sur le jardin par un œil-de-bœuf.

On venait si rarement dans ce cabinet qu’il exhalait une âcre odeur de moisissure et de vieux papiers et que la vigne-vierge qui, au dehors, escaladait la muraille, avait eu tout loisir d’étendre son lacis de branches devant l’étroite fenêtre.

Il y régnait donc un demi-jour verdâtre qui avait un air de mystère et Mlle Herminie n’éprouvait pas beaucoup moins d’émoi que si elle eût couru quelque romanesque aventure.

L’œil-de-bœuf était assez haut placé. La bonne demoiselle attira une escabelle et eut le regret de constater qu’elle était boiteuse. Cette découverte la fit réfléchir un instant. La coutume de grimper lui manquait, comme on le peut croire et ses jambes avaient eu vraiment tout le loisir de se rouiller.

Mlle Herminie considéra, un instant, d’un air perplexe, l’escabelle à l’équilibre instable…, qu’adviendrait-il, si elle se laissait choir ?

Pourrait-elle se relever sans secours et comment expliquer à Benoîte, sa présence et son occupation, en cet endroit ?

Pour si peu que Mlle de Batanville semblât tenir de notre mère Eve, elle était assez sa fille pour que la curiosité l’emportât.

Sans accident, sinon sans peine, elle monta sur le tabouret, ouvrit la fenêtre avec beaucoup d’effort et écartant les branches dépouillées de la vigne-vierge, jeta un regard curieux à son jardin.

Elle eut du plaisir à revoir son tranquille enclos. Un pâle rayon de soleil filtrait au travers de la brume et plaquait d’or la mousse qui feutrait les troncs de ses marronniers et de ses tilleuls. Le vieux cèdre du Liban qui s’élevait majestueusement vers le ciel, lui parut plus vert et plus touffu que de coutume. Enfin elle constata avec satisfaction que le massif de lauriers-tins était couvert de fleurs.

Un pas alerte, qui fit crier le sable bien ratissé de l’allée, rappela Mlle Herminie à l’objet de son investigation.

Le commandant Belormeau, avant de reprendre son service, profitait du beau temps pour fumer son cigare, en arpentant le vieux jardin.

Son uniforme ressortait, avec vigueur, sur la verdure persistante des massifs ; le plumet de son colback se balançait harmonieusement dans les airs et le gland soyeux de sa flamme lui effleurait l’oreille avec la plus coquette allure.

La vieille demoiselle dut reconnaître que sa servante n’avait pas amplifié la vérité ; que ce commandant n’était pas un homme ordinaire et elle ressentit un secret orgueil à être sa propriétaire.

Mlle Herminie revint sans encombre à sa bergère, intimement flattée d’avoir mené à bien une pareille entreprise ; quand Benoîte monta pour la servir elle ne lui dit rien de son équipée, trouvant en somme, qu’un petit secret met un peu d’attrait dans la vie.

Un secret ! Benoîte avait le sien et plus gros que celui de sa maîtresse.

Elle ne savait pas comment cela s’était fait ? C’était venu, tout doucement, sans qu’elle s’en doutât mais enfin, c’était fait ! Elle s’était prise d’affection pour Quellec et le petit soldat occupait un coin de son vieux cœur, un coin sans emploi et le meilleur ; le coin maternel.

Il eût fallu que ce cœur fut de pierre pour ne pas s’être laissé toucher.

Dès le lendemain de son installation au pavillon ce garçon ne s’était-il pas imaginé de lui tirer son eau, de lui porter son bois, de lui rendre tous les services imaginables et avec quel gentil sourire…

— Laissez donc, mademoiselle Benoîte, disait-il quand elle se fâchait, je crois le faire pour la mère.

Puis, ce garçon-là, avait une conduite exemplaire ; il n’allait jamais au cabaret ; il faisait la chambre de son commandant ; rangeait minutieusement ses effets, puis il venait se chauffer dans la cuisine de Benoîte et lui parler de son pays.

Voici qu’un soir, elle l’avait entendu tousser, mais d’une toux à lui faire craquer les côtes. Il était venu, comme de coutume, chercher de l’eau chaude pour son officier, mais d’un air tout dolent, avec des pommettes rouges, des yeux gonflés, et Benoîte, au comble de l’inquiétude, constata qu’il avait la fièvre.

Elle ne dormit pas de la nuit et descendit avant le jour pour lui faire de la tisane. Pendant une semaine elle lui en fit boire plus que son content ; elle fit bouillir à son intention, des violettes, de la guimauve, de la pulmonaire, du sureau et des coques d’amandes. Elle lui fit mettre un emplâtre de chandelle — ce qui est souverain — le fit se frictionner avec de l’eau-de-vie de lavande — ce qui est meilleur encore.

La bonne fille en oubliait son service. Elle ne pensait qu’à Quellec, le voyait atteint d’une fluxion de poitrine, mourant loin de sa vieille mère et de sa promise, dans ce pays flamand.

Quand il fut un peu mieux, elle respira, mais le bourra de recommandations.

— Ah ! mademoiselle Benoîte, répondit le petit Breton, des rhumes, j’en prendrai bien d’autres ! Il fait trop froid chez vous.

Elle tâta sa manche, avec sollicitude.

— N’avez-vous donc pas un vêtement de dessous ? Ce méchant drap d’uniforme n’est pas épais.

— Non ; les camarades qui avaient de l’argent en arrivant ici, ont acheté des tricots, mais ça coûte cher ! Je ne peux pas demander cela à la vieille mère qui gagne bien juste son pain et ses pommes de terre.

Benoîte resta muette, en proie à une tentation qui ne fit que grandir : acheter un tricot à Quellec, avec ses économies. Mais voilà : comme elle n’avait pas de besoins, sa maîtresse lui gardait ses gages, dans un tiroir de son secrétaire.

Qu’en aurait fait une femme de son âge ? Elle avait assez de quoi s’habiller, puisqu’à la Noël, Mlle Herminie lui donnait toujours une robe ou un tablier, des souliers ou des bas.

Il lui faudrait demander des fonds et c’est mademoiselle qui serait étonnée !

Pourtant elle se décida vite, car elle ne pouvait pas endurer l’idée que Quellec souffrait du froid.

— Mademoiselle, dit-elle, en toussant un peu, je voudrais bien de l’argent ?

— Tu n’en as plus, Benoîte ?

— Pas du vôtre, mademoiselle ; du mien, s’il vous plaît ?

— Que veux-tu en faire ? Tu as deux robes neuves et tes souliers n’ont pas encore été ressemelés…

— Ce n’est pas pour moi, mademoiselle.

— Tu n’as pas de parents à qui faire des cadeaux ?

— Mademoiselle, c’est un cadeau, comme qui dirait une charité ; ou bien plutôt une charité qui aurait l’air d’un cadeau.

— S’il en est ainsi, ma bonne fille, je n’ai rien à dire, Jésus, dans l’évangile, a magnifié l’aumône de la veuve. Combien veux-tu ?

Benoîte se gratta l’oreille, se frotta le menton puis se décida à avouer :

— Trois écus, mademoiselle.

— C’est beaucoup pour tes moyens, ma fille. As-tu bien réfléchi ?

— Oui, mademoiselle, c’est une occasion pas ordinaire.

— Tu en es juge, Benoîte ; voici trois écus.

Le jour du marché, les commères de Wattignies se transmirent cette nouvelle :  on avait vu Benoîte, Benoîte de chez Mlle de Batanville, marchander des gilets d’homme, chez Guillaume Heurteloup, le bonnetier.

On disait qu’elle en avait acheté un, en laine brune, épais comme le doigt… ce n’était tout de même pas pour elle ?… Jamais Benoîte ne s’était senti le cœur aussi épanoui que ce matin de Noël où elle remit, à Joseph Quellec, son cadeau, grossi d’un sac de boules de gomme et d’un morceau de pain d’épices.

L’ordonnance eut un cri de joie devant le chaud vêtement qu’il avait ambitionné ; spontanément, ne sachant comment témoigner sa reconnaissance, il saisit Benoîte par les épaules et l’embrassa sur les deux joues.

— Mademoiselle Benoîte, répétait-il, que je suis content ! Ah ! si la mère voyait cela, elle ne se ferait plus de tourment !

Et, ma foi, Benoîte tira son mouchoir et pleura d’attendrissement.

Ce fut le lendemain de ce jour qu’une catastrophe fondit sur la maison de Batanville.

Vicomte, nous l’avons dit, demeurait le plus souvent au pavillon, en compagnie de l’ordonnance et même du commandant qui ne savait pas ne pas être aimable, fût-ce avec le chat.

Ce matin-là, Quellec entra, comme de coutume, dans la chambre de son supérieur, pour y allumer le feu et Vicomte l’y suivit.

Le commandant dormait encore, appréciant beaucoup l’épaisseur des matelas et le moelleux des oreillers de son hôtesse. Quand le bois fut embrasé, que les flammes s’élancèrent, droites et claires, dans le corps de la cheminée, Quellec se retira, laissant Vicomte qui, assis, dans un fauteuil, faisait sa toilette avec gravité.

Lorsque le matou eut suffisamment lustré son poil et nettoyé ses pattes, il regarda, pensivement, les gerbes d’étincelles qui s’envolaient, en tourbillons, comme une nuée de mouches lumineuses ; puis, clignant de l’œil, il examina le commandant qui dormait toujours, le nez dans la plume, un bras pendant hors de la couverture. Sans doute, Vicomte trouva alors qu’il était sage et seul depuis trop longtemps ? et il chercha un moyen de se distraire.

Soudain, ses prunelles d’or s’arrêtèrent comme fascinées devant le colback du commandant posé sur la table. Le plumet écarlate qui le surmontait devint le but inavoué de ses convoitises. Peut-être, lui représentait-il quelque oiseau merveilleux, quelque joujou d’autant plus séduisant qu’il se balançait d’ordinaire à des hauteurs inaccessibles ?

Toujours est-il que Vicomte monta sur la table et qu’il effleura, de sa patte, timidement d’abord, le plumet brillant. Puis, peu à peu, gagné par le plaisir du jeu, l’animal s’énerva ; les coups de patte se firent plus pressés et surtout plus meurtriers.

Bientôt, le plumet se détacha du colback et les plumes tombèrent du plumet ; ce fut le signal du carnage ! Vicomte sauta sur le plancher et commença une partie folle, où, au milieu de bonds et de cabrioles le pauvre plumet fut bientôt réduit, à l’état d’un mince bâtonnet enduit de colle.

Le chat, essoufflé, se réinstalla, alors, dans le fauteuil, regardant, avec intérêt, les plumes qu’il avait éparpillées, se soulever et tournoyer comme de frêles choses vivantes, sous le souffle du vent qui passait sous les portes. Puis il s’endormit.

Le commandant, au contraire, s’étant éveillé procéda à sa toilette ; lorsque Quellec, qui l’assistait, prit son colback pour le lui passer, il jeta un cri d’alarme.

— Mon commandant, votre plumet ?…

— Mon plumet ? Il était là, hier au soir ; tu ne l’as pas retiré ?

— Pourquoi faire, mon commandant ?

Hélas ! les yeux perçants de Quellec eurent vite fait de découvrir ce qui restait du pimpant ornement.

Remonter au coupable, n’était pas difficile.

L’ordonnance était consterné et le commandant furieux ; car l’attentat avait de désastreuses conséquences : la revue devait avoir lieu le lendemain.

Comment l’officier pourrait-il se présenter devant ses batteries alignées et devant la population de Wattignies, accourue pour jouir du spectacle, avec un colback ainsi diminué ? On appela Benoîte, afin de lui demander si on aurait chance de trouver un plumet chez un commerçant de la ville ? Il n’y en avait pas une ! On ne tenait pas d’articles militaires à Wattignies.

Le commandant n’eut d’autre ressource que d’envoyer un homme à cheval, jusqu’à Hazebrouck.

Benoîte, dont la consternation ne connaissait plus de bornes, n’eut pas la force de se taire devant sa maîtresse qu’elle mit au courant du crime de Vicomte.

La vieille demoiselle en fut bouleversée et ayant réfléchi longuement, elle fit, à sa servante, cette communication qui, en d’autres temps, l’eût clouée de surprise :

— Ma fille, il ne sera pas dit qu’un de mes hôtes aura eu à subir un dommage quelconque sous mon toit, sans que je lui en fasse réparation. Je présenterai mes excuses au commandant.

— Mademoiselle ira au pavillon ? s’étonna Benoîte, en écarquillant les yeux.

— Non ; cela serait tout à fait contraire aux convenances ; une femme ne se présente pas chez un homme.

— Alors, mademoiselle ?

— Tu prépareras le salon et quand il sera suffisamment chauffé, tu iras transmettre au commandant Belormeau mon désir de le recevoir.

Benoîte exécuta les ordres de sa maîtresse, vraiment sans trop de stupéfaction. Quoi d’étonnant à ce que mademoiselle fût changée, alors qu’elle, Benoîte, ne se reconnaissait seulement pas.

Mlle Herminie fit toilette ; elle revêtit sa robe de velours pensée et sa fanchon de dentelle et prit place dans sa bergère, au coin de la cheminée.

— Ça me fait plaisir de vous voir si bien attifée, déclara Benoîte ; à présent, je vais quérir le commandant.

— Attends un instant… Je suis un peu embarrassée… J’ai perdu de vue les questions d’étiquette… Je ne puis recevoir le commandant sur le même pied que M. le curé qui est homme de Dieu… Dois-je le traiter comme maître Delapierre qui est homme de loi ?

« Homme d’épée, il doit avoir des privilèges ?… J’avoue que ma mémoire se brouille à ce sujet.

Donc, je le laisserai faire ; cet officier m’a prouvé déjà qu’il avait du savoir-vivre… Ton rôle, ma fille se bornera à l’introduire.

Le commandant Belormeau fut extrêmement flatté quand Benoîte lui transmit l’invitation de sa maîtresse ; il savait que la faveur à lui octroyée, était insigne et pour n’être pas de l’ordre de celles dont il jouissait le plus souvent, elle ne lui en fut pas moins très agréable. Pour faire honneur à sa noble hôtesse il revêtit sa tenue de gala ; le plumet neuf du colback était éblouissant ; le commandant était positivement magnifique quand il pénétra dans le salon de la vénérable demoiselle.

Sur le seuil, il s’arrêta, salua avec toute la raideur et la correction militaires ; puis il traversa le salon s’inclina devant sa propriétaire et soulevant la main ridée de celle-ci, il l’effleura galamment de sa moustache.

Mlle Herminie eut bien un petit mouvement d’effarement, mais déjà l’officier avait pris un siège à ses côtés et l’entretenait avec une si communicative bonne grâce qu’elle ne pût y résister.

L’entretien, qui dura une demi-heure, valut au commandant Belormeau une conquête féminine de plus et cette invitation à prendre le thé qui avait révolutionné les bonnes gens de Wattignies.