Les Conquêtes du commandant Belormeau/09

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Éditions de la « Mode Nationale » (p. 127-141).
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IX


Le départ du détachement militaire avait positivement attristé les bonnes gens de Wattignies.

Les flâneurs regrettaient l’animation de la place et des rues étroites, à l’heure des manœuvres et des corvées ; les commerçants regrettaient plus encore l’appoint que leur avait apporté la clientèle des soldats ; enfin, il n’était guère de famille où, au cours de ces quelques mois, on n’eût lié connaissance avec l’un ou l’autre des artilleurs et où le départ de cet ami de passage, ne laissât un vide.

La fuite de la servante de Mme Michel Stenneverck avait donné lieu, pendant plusieurs jours, à de chaudes controverses. Les uns, et c’était le plus grand nombre, tenaient pour l’innocence du commandant Belormeau ; affirmant qu’il avait très bien pu ignorer la présence de Nanniche dans ses fourgons et qu’il n’était nullement prouvé que ladite Nanniche n’avait pas, parmi le détachement, quelque autre connaissance plus intime.

D’autres se montraient incrédules, donnant d’abondantes preuves de la légèreté du commandant en la matière ; tous tombaient d’accord qu’il n’avait point enjôlé une innocente et que Mme Michel ne perdait pas gros, au figuré, bien entendu.

Fort heureusement, Mlle Herminie et Benoîte, ignorèrent cet incident fâcheux qui eût altéré la sincérité de leurs regrets, car, des regrets, elles en avaient, l’une et l’autre. La maîtresse trouvait la maison grande ; la servante avait une vraie tristesse du départ de son petit Breton, qu’à moins d’un miracle, elle ne reverrait jamais en ce monde.

— Comme tout semble vide, soupirait Mlle Herminie, tu rouvriras les fenêtres du pavillon, cela sera moins triste.

— Ouvert ou fermé, ça ne changera pas grand’chose, répondait Benoîte.

— Je m’étais étrangement accoutumée au va-et-vient de ces deux hommes, pour nous qui sommes isolées, leur présence était une sauvegarde.

— Mademoiselle, on a beau dire… des hommes, dans une maison, c’est bien utile. Mon pauvre Quellec était si complaisant… Le bon garçon, quand il a su qu’il allait partir, aurait voulu pouvoir me tirer de l’eau pour tout l’été, ou me rentrer du bois, pour le prochain hiver. Jamais je n’avais eu tant d’aide et maintenant, que je me fais vieille, je trouvais ça bon.

— Je crois, Benoîte, dit pensivement Mlle Herminie, qu’il ne faudrait pas conclure que tous les hommes sont ainsi, nous étions tombés sur des exceptions.

— C’est vrai, mademoiselle que le commandant était aussi bien que son ordonnance… Un homme comme lui, avec sa prestance et son grade, il n’avait pas un brin de fierté. Quand je le rencontrais, en allant au marché, il mettait la main au colback, comme pour une dame, ni plus ni moins.

— Le commandant Belormeau était l’affabilité même.

— J’avais toujours entendu dire, même à mademoiselle, que les hommes sont grossiers, tapageurs, ivrognes et même pis ; pour mon compte, je pourrais affirmer que ce n’est pas vrai pour ces deux-là.

— Je te l’accorde, fit Mlle Herminie.

— Ah ! mademoiselle, mon petit Quellec me manque bien.

— Je le conçois, déclara la vieille demoiselle ; t’écrira-t-il ?

— Il ne sait pas ; il m’a bien promis de me faire donner des nouvelles par un camarade ; mais ce ne sera pas la même chose.

Dans les deux familles Stenneverck, le départ du commandant avait, plutôt, causé du soulagement. Les parents regrettaient de l’avoir accueilli un peu trop facilement ; Minna était bien aise que Pierre n’eût plus à rencontrer l’officier qui lui portait si fort ombrage ; quant à Valentine, il lui semblait que celui-ci emportait le plus amer de ses regrets et le plus vif de sa confusion ; car la confusion de la jeune fille avait atteint les limites les plus extrêmes, quand elle avait appris la fugue de Nanniche.

Elle se remémorait certaines conversations de la grosse servante. Nanniche n’entendait-elle pas l’avertir, discrètement, qu’elle était sa rivale ?… Sa rivale ?… À cette évocation, Valentine rougissait jusqu’à la racine des cheveux.

Il va sans dire que, dans cet état d’esprit, elle souhaitait ardemment ne jamais revoir le commandant Belormeau, ni la nièce de Catherine.

Cependant, les jours s’écoulaient : le printemps était dans toute sa grâce et sa fraîcheur.

Pierre et Minna cueillaient des violettes dans un coin du jardin.

— Pierre, dit soudainement la jeune fille, je vous ai octroyé votre pardon, mais il vous reste à faire quelque chose pour le mériter.

— Demandez ce que vous voudrez ; pourvu que ce ne soit pas une visite au commandant Belormeau.

— Laissez ce malheureux officier en repos ; vous me l’avez fait prendre en grippe !

— J’en suis bien aise, Minna.

— Il faut que vous m’aidiez à réconcilier Valentine et Philippe.

— Si cela ne dépendait que de lui, ce ne serait pas difficile ; il l’aime toujours ; mais, elle ?

— Elle est, je le crois, toute disposée à l’aimer.

— Je ne l’aurais pas cru, mais puisque vous le dites, ô ma sagesse… Minna, tendez votre tablier, ces violettes n’ont pas de queue ou elle est si frêle que je ne puis la saisir.

— Comment prétendez-vous, homme maladroit, que je les mette en bouquet ?

— Vous en ferez de la tisane ou vous les confirez dans du sucre ; je les préfère ainsi accommodées.

— Revenons à la grave affaire qui m’occupe ; si facile que vous apparaisse la tâche, il vaudrait mieux, je crois, en parler d’abord à grand-père.

Une ombre descendit sur le front de Pierre.

— Minna, je ne vous avais pas dit que j’avais eu une entrevue avec grand-père Frantz… Je n’aurais jamais cru qu’il pût être aussi sévère…

— Je ne suis pas fâchée d’apprendre qu’il l’a été pour moi ; j’ai conscience de ma faiblesse.

— Voyons, chérie, est-ce que vous sauriez être sévère ? Ça ne vous va pas du tout.

Puis soudain, avec une gravité inaccoutumée, Pierre continua :

— On dit, Minna, qu’à quelque chose malheur est bon… c’est vrai, parfois. Mon amour, pour vous, sort de cette épreuve, plus profond et plus fort. Avant, je vous aimais bien, certes, mais comme l’enfant charmante, la compagne amusante qui m’avait été chère, toujours. Maintenant, ce que j’aime, en vous, Minna, c’est la femme ; la femme qui sait souffrir, aimer et pardonner ; la femme fidèle, la compagne forte et sûre qui, s’il plaît à Dieu, me soutiendra jusqu’au tombeau. J’apprécie mon bonheur ; je ne le connaissais pas suffisamment.

— S’il en est ainsi, dit-elle, je ne puis regretter les jours de tristesse.

— Non, Minna ; nous nous aimerons mieux, plus fortement, plus saintement, en époux conscients de leur mission sur la terre.

— Je suis heureuse, ami, de vous entendre parler ainsi.

— Oui, Minette, mais en ce qui vous concerne, ne changez point votre manière, elle me plaît infiniment.

— Ah ! Monseigneur, j’attendrai votre permission pour devenir austère.

— Austère ! Vous ! J’essaye de me représenter ma femme, avec des lunettes, des rides, des moustaches, peut-être ?…

— Hélas ! cela est arrivé à d’autres.

— Jamais votre minois ne connaîtra de semblables avatars.

— Confiance flatteuse qui doit vous inciter à la charité ; travaillons au bonheur de Valentine et de Philippe.

— Je ne demande que cela ; parlez et vous serez obéie. Il faut maintenant que je vous quitte ; je ne sais, hélas ! quand je pourrai revenir ?… Peut-être bien pas avant demain.

— Je consens à attendre jusque-là.

— Donnez-moi des violettes pour parfumer mon chemin ?

— Je vous donnerai volontiers toutes celles que vous avez cueillies et qui semblent, les pauvrettes, avoir passé sur l’échafaud…

— Qu’importe, Minna, au fond de ma poche, elles en verront bien d’autres.

— Prenez, les voici.

— Minna, vous allez bien me donner autre chose ?

— Et quoi donc ?

— Un pauvre petit baiser.

— Non pas, monsieur ; vous n’aurez, ce soir, que les fleurs que vous avez décapitées.

— Ah ! certes, je ne mérite que cela.

Pierre Artevelle s’était, avec empressement, acquitté de sa mission près de son cousin, l’assurant des nouvelles et bonnes dispositions de Valentine et l’exhortant à tenter une démarche près de la jeune fille.

À son grand étonnement, il s’était heurté à une résistance inattendue ; non pas que Philippe se fût détaché de Valentine, ni que son désir de la posséder fût moins vif ; mais parce qu’il s’imaginait que Pierre et Minna prenaient leur désir pour une réalité et, qu’à leur insu peut-être, ils faisaient pression sur Mlle Stenneverck. Pour vaincre sa défiance et sa timidité, il eût fallu, maintenant, que Valentine vînt à lui.

Or, comme celle-ci, de son côté, se croyait devenue indigne de son amour, elle n’eût pas, pour tout au monde, consenti à faire les premiers pas.

Pierre et Minna, avec la complicité de grand-père Frantz, avaient provoqué des rencontres, entre les deux jeunes gens. Philippe s’était montré amical ; Valentine sérieuse et douce ; mais ni l’un ni l’autre n’avait paru se souvenir du lien qui avait existé entre eux.

— Mais ça ne marche pas du tout ! s’écria grand-père Frantz, tout déconfit. Pierre, tu t’es mis le doigt dans l’œil, quand tu as cru voir que Philippe aimait encore Valentine !

— Non, grand-père.

Le jeune homme, par anticipation, disait aussi grand-père.

— Je suis sûr de mon fait, ajouta-t-il. Monsieur voudrait, comme dans les contes de fées, que la princesse vînt en carrosse, lui demander de prendre place à ses côtés.

— S’il ne fallait que le carrosse, on y pourvoirait ; mais la princesse ?… Êtes-vous sûr de la princesse ?

— Grand-père, dit Minna, il faut y voir, vous-même. Je sais, par expérience, que vous êtes un excellent confesseur.

— Certes, approuva Pierre, mais je me garderai bien de me présenter deux fois à votre tribunal, grand-père. Vos sermons sont courts, mais efficaces.

— Que demandes-tu de plus à un sermon ?

— Rien, grand-père ; essayez de leur pouvoir sur ces récalcitrants.

Mme Michel avait une nouvelle servante et quoique celle-ci n’eût aucun lien de parenté avec Catherine, elle semblait avoir hérité de ses vertus.

Mme Michel était encore dans la période de l’en­chantement qui est toujours la première, par tous pays ; il est vrai que, pendant ces derniers jours, elle avait découvert tant de ravages dans le vaisselier, à l’office et autres lieux divers, que cela la prédis­posait à la bienveillance.

Pendant l’intérim, Valentine avait aidé sa mère, avec beaucoup de complaisance et ne s’en était point trouvée fatiguée.

— Voyez-vous, Gabrielle, disait maître Stenneverck à sa bru, qu’essuyer la vaisselle ou frotter les bahuts, n’est point pernicieux pour la santé.

Mais la nouvelle servante, en entrant en fonctions, rendit des loisirs à sa jeune maîtresse ; celle-ci recom­mença à broder près de la fenêtre.

Elle s’y tenait, ce jour-là, en la compagnie de grand-père Frantz et, sans s’en rendre compte, rêvait son aiguille à l’air.

— Valentine, dit tout à coup l’aïeul, penses-tu encore au commandant Belormeau ?

Une flamme monta au visage de la jeune fille.

— Oui, grand-père, dit-elle, pour maudire la cré­dulité de certaine sotte de votre connaissance.

— Voici un aveu sincère et louable… ma petite fille, sais-tu ce que je veux te dire : c’est qu’il ne faut pas être trop sévère avec soi-même.

Elle le regarda avec étonnement.

— Je pensais que je ne le serais jamais assez ?

— Il faut l’être assez, mais pas trop ; ma pauvre enfant, ton cas n’est pas pendable…, tu rêvais d’amour et tu as cru mettre la main sur ta chimère.

— C’est bien vrai, grand-père.

— Tu t’es trompée et voilà tout. J’avais un vieil oracle qui disait que les amours humaines sont pareilles aux champignons ; il y en a de bons, il y en a de mauvais. Le danger, c’est que les plus vénéneux sont généralement les mieux vêtus, les plus tentants… Si tu les cueilles, ils ont le même parfum que les bons ; si tu y goûtes, on dit que leur saveur est plus délicieuse encore ; seulement, tu sais ce qui suit ? Il faut s’y connaître, ma fille.

— Grand-père, j’étais ignorante.

— À ce mal, il existe un remède : l’expérience de ceux que Dieu a commis à notre garde.

— C’est en cela que j’ai péché.

— Ma petite fille, sois tout à fait franche avec ton vieux grand-père… Quel sentiment gardes-tu pour le commandant Belormeau ?

— Ni affection, ni rancune ; je ne puis songer à lui, sans me redire : « Étais-je assez folle ? Étais-je assez sotte pour me prendre à de semblables fadaises ?

— Et pour Philippe, qu’y a-t-il, au fond de ton cœur ?

Valentine rougit et hésita, un instant.

— Je vous ai promis d’être franche… J’ai pour Philippe une nouvelle et profonde tendresse dont je suis sûre, pouvant juger de tout ce qui la sépare de mon engouement passé.

— L’aimerais-tu assez pour le lui dire, même s’il devait te repousser ?

Elle joignit ses mains et soupira :

— Dans cette crainte, j’aimerais mieux me taire…

— Mais si tu savais, au contraire, qu’il n’attend que ce mot, pour te revenir ?

— Ah ! si j’étais sûre…

— Voilà… Tu voudrais être sûre ; il voudrait être sûr… Eh bien, si je te dis : moi, j’en suis sûr ! Te fierais-tu à ma parole ?

Elle ferma les yeux, luttant contre la fierté qui appréhendait, si vivement, un échec.

— Grand-père, je veux avoir confiance en vous ; je ferai ce que vous voudrez.

— Alors, tu vas écrire à Philippe.

— Que lui dirais-je ? fit-elle avec émoi.

— Tu veux que je te fasse un brouillon ? Oh ! c’est bien simple. Tu vas écrire : « Philippe, revenez ; je vous attends. »

— Grand-père, cela me coûte beaucoup.

— Tu m’as promis de m’obéir.

— Je le ferai, soupira-t-elle.

— Tiens, voilà du papier.

Elle prit la feuille et, d’une écriture tremblée, traça les quelques mots qui devaient décider de sa destinée.

— C’est bien, dit grand-père ; donne-moi cela et efforce-toi de n’y plus penser ; tu serais capable de te redonner la fièvre.

Le temps était délicieux ; le ciel, la verdure, les fleurs resplendissaient d’un juvénile éclat.

— C’est un vrai temps d’amoureux, déclara grand-père qui avait calculé, qu’à cette heure, le billet de Valentine devait être aux mains de son destinataire et qu’il faudrait, à celui-ci, juste le temps d’accourir. Va faire un tour de jardin, fillette, si par hasard, Philippe se présentait, je le recevrais.

La jeune fille devint toute rose.

— Va, répéta le vieillard ; je suis sûr, qu’aujourd’hui, en y regardant bien, on verrait s’allonger les jacinthes et s’ouvrir les tulipes.

— Valentine, pour fêter le printemps, sans doute, avait revêtu une robe d’organdi à fleurettes qui lui seyait à ravir ; elle jeta, sur ses cheveux bruns, une souple capeline de paille d’Italie et suivit le conseil de grand-père Frantz. Son cœur battait à coups précipités et menait un tel tapage dans sa poitrine, qu’il l’empêchait d’entendre les bruits venant de la rue. Cependant, elle saisit fort bien le grincement de la porte charretière et le bruit des sabots d’un cheval sur les pavés de la cour. Dans son trouble, elle s’enfuit tout au bout du jardin. Son oreille et son cœur ne s’étaient point trompés ; c’était bien Philippe Artevelle qui accourait au grand galop de sa monture. Ce fut grand-père Frantz qui le reçut.

— Mon ami, lui dit le vieillard, j’ai sermonné tous mes enfants, les uns après les autres ; tu es le seul qui n’ait pas eu sa part de la gronderie ; viens un peu, par ici, que je te l’octroie.

— Maître Stenneverck, balbutia le jeune homme, déjà inquiet, peut-être vous étonnez-vous de mon audace ?… Je ne serais pas revenu si…

— Si Valentine ne te l’avait demandé.

— Vous le savez ? Vous la blâmez peut-être ?…

— Je l’ai approuvée. Mon cher Philippe, ne prends point cette figure consternée ; Valentine t’aime et t’aime bien.

— Oh ! maître Stenneverck, en êtes-vous bien sûr ? Êtes-vous sûr qu’elle ne regrette rien ?

— Mon cher enfant, crois-tu que Valentine, si elle conservait un souvenir, en son cœur, eût été femme à t’écrire ce qu’elle t’a écrit hier ?

— J’ai confiance en sa droiture, mais je crains qu’elle ne s’illusionne sur… ce qu’elle peut me donner !

— Moi, je te le répète qu’elle t’aime, comme tu peux le désirer ! Est-ce que je te pousserais vers elle si je gardais l’ombre d’un doute, à ce sujet ?

— Maître Stenneverck, je crois en votre parole.

— Il faut donc, mon cher enfant, et c’est par là que je vais commencer mon sermon, que tu chasses, de ton esprit, tout sentiment de défiance, tant en ma petite-fille qu’en toi-même. Il faut que tu rassures cet amour inquiet qui vient à toi et que tu saches y répondre.

— Oh ! maître Stenneverck, vous savez bien si je l’aime !

— J’en suis persuadé ; mais cela ne suffit pas. Il faut savoir le prouver, il faut savoir le dire. C’est ce que tu n’as pas fait, Philippe.

— Je me suis souvent reproché ma sotte timidité.

— Oui, il y avait de la timidité dans ton cas ; mais, enfin, Pierre et toi, n’avez-vous pas fait un peu, au cours de vos tranquilles fiançailles, comme ces maris heureux qui s’endorment dans leur sécurité ? Mon cher enfant, voici ce que je voulais te dire : un cœur, c’est une conquête à faire, mais aussi à maintenir. Il ne suffit pas à une femme de se savoir aimée, il faut aussi qu’elle le sente et qu’on le lui dise… quelquefois. Va donc rejoindre Valentine au jardin et prépare ton discours. Regarde un peu ce ciel en fête et dis-moi s’il n’est pas pour toi ?

Philippe s’éloigna rêveur, et grand-père Frantz, appuyé des deux mains sur sa canne, s’approcha de la fenêtre, pour le suivre des yeux.

Là-bas, sous les lilas et les cytises, se profilait une robe blanche ; le jeune homme l’eut tôt rejointe ; mais, tout aussitôt, le couple disparut sous une charmille.

— Bon, fit grand-père, je ne verrai rien.

Philippe suivit-il, à la lettre, les conseils de l’aïeul ? Que dirent ces amoureux ? On prétend que cette sorte de gens est d’autant plus éloquente qu’elle ne sonne mot ?

Toujours est-il que, lorsqu’ils reparurent, Valentine souriait, quoiqu’elle eût deux grosses larmes au bout des cils ; quant à Philippe, il avait l’air d’un homme qui a conquis le monde !

À quelque temps de là, il y avait joyeuse réunion chez Michel Stenneverck ; certaines bagues ornées de saphirs étaient, enfin, sorties de leurs écrins ; on fêtait les doubles fiançailles de Philippe et de Valentine ; de Pierre et de Minna et le déjeuner avait eu lieu chez le filateur, puisque c’est à son foyer que résidait l’aïeul.

Celui-ci jetait, à la dérobée, des regards attendris sur le groupe charmant de ses petits-enfants dont le bonheur était bien, un peu, son ouvrage.

Oui, vraiment, ils étaient heureux ; et si quelque discret soupir s’échappait encore d’un cœur, c’était de celui de Valentine ou de celui de Pierre. Ils expérimentaient qu’il est plus difficile, à une âme loyale, d’oublier ses torts que ceux des autres ; à vrai dire les soupirs de ce dernier devenaient bien peu fréquents.

On était au dessert ; les flans à la crème, les tartes aux fruits, les nougats en pyramides ; accumulés par Mme Michel, avaient des brèches importantes ; les vins renommés pétillaient dans les verres et grand-père Frantz tenait tête aux toasts, avec une intrépidité remarquable.

Tout à coup, les fers d’un cheval sonnèrent sur les pavés de la rue ; les convives levèrent les yeux ; le cavalier était un artilleur. Il s’avançait vers la maison. Une ombre descendit sur tous les fronts. D’ici longtemps, la vue de cet uniforme ne rappellerait rien de particulièrement plaisant aux personnes présentes.

— Est-ce que vraiment ce militaire aurait affaire ici ? se demanda Michel.

— Oui, il met pied à terre, dit Philippe.

On entendit le bruit du heurtoir et les pas de la servante qui allait ouvrir.

D’un accord tacite, ils se turent, attendant la communication imprévue et peut-être troublante ?… Heureusement, Eudoxie, la remplaçante de Nanniche, n’avait aucun des défauts de celle-ci ; elle ne demanda point d’où venait le soldat, ni où il allait, ni de quel pays il était, ni dans quel régiment il servait. Toutes choses dont Nanniche se fût fait un devoir de s’informer.

Sans se laisser impressionner par le plumet du colback, les œillades du cavalier et les courbettes du cheval, Eudoxie demanda, tout uniment, à l’arrivant ce qu’il désirait.

Celui-ci tira, de sa poche, une large enveloppe de papier commun et la pria de la porter à sa maîtresse à qui elle était adressée.

Ce que fit la servante sans perdre de temps

— C’est pour vous, madame, dit-elle à Mme Michel en lui remettant la missive.

— Pour moi ?… fit celle-ci avec étonnement ; elle examina la suscription qui était d’une grosse écriture malhabile et sursauta.

— C’est de Nanniche, s’écria-t-elle !

— De Nanniche ! répéta-t-on en chœur.

— Ma fille, dit grand-père, avançant sa chaise, lisez vite ; je me meurs de curiosité !

Mme Michel, ayant fait sauter le cachet, dépliait une large feuille qu’étoilaient des taches de diverses provenances : elle commença :

« Chère et honorée maîtresse…

— Oh bien ! fit la bonne dame, elle ne m’en avait jamais dit autant.

« Vous avez dû être bien fâchée contre moi en découvrant que j’étais partie, sans vous prévenir ?

« Ce n’est pas que c’était bien de ma part, mais si j’avais voulu me confier à madame, madame ne m’aurait pas comprise. »

— Là, ma bru, s’écria grand-père, vous l’avais-je dit que vous ne compreniez point Nanniche ?

— Oh ! mon père, quel aplomb !

— Continuez, Gabrielle.

« De mauvaises langues n’auront pas manqué de dire à madame, que j’étais partie avec le commandant Belormeau, que je causais avec lui dans tous les coins où je pouvais le joindre et que j’avais même fait un tour sous les platanes en sa compagnie ! Je dois dire que c’est la vérité ! J’ai beaucoup causé avec cet officier et me suis promenée avec lui. Mais ce n’est pas pour ce que madame a pu croire ! Ah ! Dieu, non ! non ! ce n’est pas pour cela !

« J’ai toujours été une fille honnête et sérieuse quoi que madame en ait pu penser. »

— J’en suffoque, s’écria Mme Michel !

Toute l’assistance riait aux larmes.

— Continuez, Gabrielle !

« La vraie raison, madame, c’est que je n’étais pas faite pour être servante, j’avais d’autres idées et c’est par le commandant que je pouvais les réaliser.

« J’aime et je comprends le militaire, je voulais me consacrer à son bonheur.

« J’ai toujours été patriote, madame le sait, ce que je voulais, c’est être vivandière ! »

— Ah ! par exemple ! s’écria grand-père qui s’étranglait, si je m’attendais à celle-là !

« Le commandant Belormeau a été, pour moi, d’une bonté sans mesure ; il a obtenu ce que je souhaitais. Je tiens ma position et j’ai mon uniforme !

« Ah ! si madame pouvait voir ce que ça me va bien !

« J’ai le pantalon comme les hommes et par-dessus une petite jupe bouffante. »

— Ce qu’elle doit bouffer ! s’exclama Pierre.

« J’ai mon baril sur la hanche et je porte le colback, comme le commandant.

« Ah ! si madame pouvait voir ce que ça me va bien !

« Aussi quand j’ai paru devant le commandant, dans ma tenue neuve, il m’a dit : « Nanniche, ma chère enfant, dans ce métier, vous ne pouvez pas rester demoiselle, il faut vous marier. »

« Et toujours aussi aimable, dans un temps que dans l’autre, il a ajouté : « Pour ce qui est du mari, vous n’avez que l’embarras du choix. »

« Ce n’est pas pour me vanter, mais madame peut croire qu’avec ma position et mon uniforme, il y avait la presse.

« Enfin, cette lettre est pour annoncer à madame, que j’épouserai, dans quinze jours, le canonnier Arthur Lambrescade, un bel homme qui est du Midi et presque aussi bien que le commandant.

« Au reste, madame le connaît peut-être ? Il était du détachement de Wattignies.

« Ce n’est pas celui qui me causait à la grille, pas celui qui me guettait à la porte du boucher, pas non plus celui qui m’attendait chez le boulanger, mais celui qui venait à la cuisine, faire chauffer de l’eau, pour son cheval qui avait une angine.

« Me voici donc dans une belle situation, si jamais les hasards de la vie militaire me ramènent en mon pays, j’irai rendre visite à madame.

« Je garde pour elle et sa famille, les meilleurs sentiments et madame peut croire que je resterai toujours digne d’être la nièce de Catherine ! »

— Comment ! Nanniche se marie aussi, s’écria Michel ?

— Gai ! Gai ! Marions-nous ! chanta grand-père.

Puis soudain, enveloppant d’un regard les jeunes visages qui lui souriaient, il ajouta, avec une pointe de gravité attendrie :

— Allons ! mes petits enfants, tout est bien qui finit bien, même pour Nanniche !