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Les Conquêtes du commandant Belormeau/Texte entier

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Éditions de la « Mode Nationale » (p. 5-141).


I


En ce mois d’octobre 1832, l’air déjà était âpre et froid dans le pays flamand.

Le premier coup de la messe tintait au clocher carré de l’église et la place, plantée de tilleuls, encadrée de bancs de pierre décrépits et moussus, prenait, à cette heure, un air d’animation inaccoutumée.

Les gens de la campagne plate et fertile, venus de loin et pourtant arrivés les premiers, causaient et s’attardaient aux boutiques du savetier et de l’épicier ; il y avait toujours quelque fermière ayant un pressant besoin de sucre ou de chandelle, ou quelque mère de famille bien pourvue de marmots et de souliers à rapiécer pour occuper l’un et l’autre. Les hommes, en causant, se rassemblaient devant l’auberge où l’on viendrait, après la prière de M. le Curé, boire quelques pintes de bière brune.

Les enfants de la petite ville, engoncés dans leurs habits de fête, jouaient aux billes, parmi les feuilles sèches que le vent piquant, avec un léger friselis, amassait en petits tas.

C’était l’heure où les maisons bourgeoises ouvraient leurs portes à vantaux, leurs portes de chêne solides, enjolivées de ferrures, pour laisser passer leurs habitants qui tous, dévotement, se rendaient à la grand’messe.

Mlle Herminie de Batanville, précédée de sa servante Benoîte, paraissait toujours la première. Mlle de Batanville était la plus notable, parmi les notables de Wattignies ; sa noble famille habitait le pays depuis les temps les plus reculés, riche, estimée, honorée de tous les habitants de l’antique petite ville.

Donc, comme la dernière vibration du dernier coup de cloche s’éteignait derrière les pierres vétustes du clocher, Mlle de Batanville et Benoîte s’engageaient sur la place.

Mlle Herminie avait dépassé la cinquantaine : elle était grande et mince comme une flèche de peuplier ; son visage aux traits fins montrait la couleur d’une vieille cire et elle tenait, obstinément baissées, ses longues paupières veinées de bleu. Elle avait grand air et portait avec une distinction extrême, sa robe de faille marron d’Inde, de cette faille flamande qui se tient debout, son châle à ramages verts, d’un vert éteint et doux et son bonnet d’authentique dentelle.

Benoîte, de quelques années, plus jeune que sa maîtresse, était brune, maigre, anguleuse et elle avait, au contraire de celle-ci, des yeux vifs et perçants. Elle s’avançait à grandes enjambées. Son long cou tendu en avant semblait lui frayer un passage à travers une foule imaginaire. Son vaste parapluie à manche de corne lui tenait lieu du faisceau de verges des licteurs de la Rome païenne.

Personne, au reste, parmi les paysans et les boutiquiers qui stationnaient sur la place, ne paraissait désireux d’aborder la noble demoiselle. En dépit de sa bonté et de sa générosité dont elle avait donné maintes preuves, on la savait un peu étrange, réservée à l’excès et au demeurant fort distante.

Il y avait, dans sa vie, une page triste, sur laquelle elle semblait avoir refermé le livre, sans vouloir jamais le rouvrir.

Voici ce que contaient les vieilles gens de Wattignies : M. le comte Armand de Batanville, demeuré veuf d’assez bonne heure, avait alors deux filles, qu’il dut retirer de pension, à regret, quand l’aînée eut pris ses vingt ans. L’une, Herminie, pâle et douce ; un peu terne et effacée, au moral comme au physique ; l’autre, au contraire, Élisabeth, la créature la plus vivante et la plus séduisante qu’on pût imaginer.

M. de Batanville, assez peu enthousiaste des devoirs paternels qui lui incombaient, fut, tout le premier, conquis par la grâce de sa charmante fille : pour lui complaire, il rouvrit, ses salons et il ne fut bientôt plus question que de la générosité de son hospitalité et de l’attrait de ses réceptions.

À vrai dire, le comte Armand, qui avait beaucoup voyagé et peu vécu de la vie de famille, était un assez piètre mentor pour ses filles.

L’aînée n’en avait guère besoin. Effrayée par le tumulte mondain dont aimait à s’entourer sa cadette, elle traversait les fêtes dont celle-ci était l’héroïne, les yeux baissés, les oreilles closes, soupirant de regret pour le tranquille couvent qui avait abrité sa jeunesse.

Entre ce père inattentif et cette sœur passive, la beauté et la gaîté étincelantes d’Élisabeth étaient une proie enviable et facile.

M. de Batanville, à cette époque, avait reçu chez lui, avec son amabilité coutumière, le fils d’un vieil ami, jeune peintre de talent, venu en Flandre pour y étudier les vieux maîtres. Il prenait, il est vrai, le chemin des écoliers et la halte qu’il fit à l’hôtel de Batanville eut paru longue à tout autre qu’à l’hôte accueillant qu’était le comte Armand.

Ce peintre le paya de la plus noire ingratitude. Il disparut un beau jour en emmenant la jolie et folle Élisabeth. La chute de cette enfant charmante fut, pour M. de Batanville, un coup dont il ne se releva point. Regrets amers, remords cruels, indignation véhémente déchiraient son cœur et il prit en haine le monde qu’il avait aimé.

Mlle Herminie n’avait rien deviné du roman qui se déroulait à ses côtés ; peu compréhensive des entraînements de la passion et des faiblesses d’un jeune cœur, elle ne comprit jamais parfaitement l’aventure de sa cadette, mais elle se plia, avec un acquiescement complet, à la nouvelle manière d’être de son père.

À la mort de ce dernier, Herminie ne changea rien à sa vie et puisque la honte et la douleur étaient entrées dans la maison, par un homme, elle les enveloppa tous de la même défiance et leur tint obstinément sa porte close.

L’âge aidant, d’un sentiment compréhensible, la vieille demoiselle avait, tout doucement, glissé à la manie. Benoîte, imprégnée des idées hostiles de sa maîtresse, traitait de haut avec le jardinier, le boulanger et le boucher ; les retenant au seuil de sa cuisine, qu’il lui fallait ensuite tenir ouverte, pour en chasser l’odeur de bière et de tabac qu’ils apportaient avec eux.

Mlle de Batanville ne faisait d’exceptions que pour son curé et son notaire qu’elle recevait, une fois l’an, avec un cérémonial rigoureusement établi.

M. le curé jouissait, naturellement, de privilèges particuliers ; il avait droit à un fauteuil au coin de la cheminée et à une demi-heure d’audience, pendant laquelle il lui était loisible d’exposer les besoins de son église et de ses pauvres.

Mlle Herminie garnissait généreusement son escarcelle ; après quoi, le clocher, se fût-il effondré, ou les protégés du saint homme fussent-ils menacés de famine, il ne pouvait espérer être reçu par sa noble paroissienne avant un an révolu.

Quant à maître Delapierre, le notaire, quoiqu’il fût vieux, cassé, perclus de rhumatismes et pourvu d’un naturel austère et chagrin, parce qu’il était du monde, le rite se montrait pour lui plus sévère.

Il venait, à la Saint-Martin, rendre ses comptes à la cliente dont il administrait les biens et percevait les fermages, et il était tenu de s’asseoir devant une table si large qu’il lui fallait tendre le bras jusqu’à se démettre l’épaule, pour déposer ses paperasses entre les mains fluettes de Mlle de Batanville.

Le tabellion, quoi qu’il eût à narrer, n’avait droit qu’à trois quarts d’heure d’entretien. Après cela, s’il lui restait quelque chose à dire, il le devait garder durant l’année entière.

Cette intransigeance avait fait, à Mlle Herminie, un ennemi redoutable en la personne du maire de Wattignies. Celui-ci, Blaise Faverger, simple tonnelier, âpre travailleur, ambitieux et madré, avait toujours rêvé d’être à la tête de ses concitoyens. Sa posi­tion modeste, son manque d’instruction et la vulga­rité de sa femme, paysanne rustaude qui faisait claquer ses sabots et n’entendait que le patois, avaient longtemps semblé rendre ce rêve impossible ; les habitants de Wattignies, épris de prestige, ayant toujours choisi leurs officiers municipaux parmi les nobles ou les gros commerçants de leur ville.

Le tonnelier, homme patient, n’était point bête et tout en fonçant ses barriques, il avait déjà accou­tumé ses pratiques à cette idée qu’il pourrait, un jour, être leur maire et s’en tirer tout comme un autre.

La place, justement, venait d’être rendue vacante par la mort de son titulaire, le marquis de Vandremont, et la voix publique désignait, pour le remplacer, l’un ou l’autre des frères Stenneverck, l’un filateur, l’autre brasseur, tous deux hommes de bon sens, de mérite et possesseurs d’une belle fortune arrondie de père en fils en d’honnêtes et profitables affaires.

Mais il advint que les sympathies pour les frères Stenneverck se montrèrent si nombreuses et si vives, qu’il apparut impossible de les départager et que ceux-ci redoutant, par-dessus toutes choses, que cette rivalité politique inattendue, ne vînt à troubler leur parfaite intimité, refusèrent, l’un et l’autre, l’honneur qui leur était fait.

Les habitants de Wattignies, tout désorientés, n’ayant personne sous la main, se rabattirent sur Blaise Faverger ; ils n’eurent, au reste, pas à s’en repentir ; car le bonhomme, s’il n’était pas brillant, était plein de sens pratique et d’une parfaite intégrité.

Un peu grisé par cette élévation tant souhaitée, le tonnelier modifia sa tenue. Il quitta son tablier de toile bise et la casquette de peau de lapin qu’il affectionnait aux jours d’hiver, pour revêtir un habit de drap safran à boutons de corne, un chapeau haut de forme en feutre gris et, ainsi vêtu, il entreprit une tournée de visites.

Mme la mairesse, qu’il sentait ne pouvoir élever à tant de hauteur et qui, d’ailleurs, n’y tenait guère, resta aux soins de son ménage.

En dépit de son air assuré, Blaise Faverger n’était point à l’aise au moment de se présenter dans les maisons riches dont il n’avait jamais franchi le seuil.

Pour se donner du cœur, il se rendit d’abord chez Michel Stenneverck, le filateur, puis chez son cadet, François, le brasseur.

Il y fut reçu avec simplicité et bonhomie. Mme Michel lui offrit de l’eau-de-vie de genièvre et Mme François de la liqueur de prunelles. Dans l’une et l’autre maison, on s’entretint des affaires de la commune ; le nouveau maire avait à cœur de les mener à bien ; les hôtes eurent le souci d’encourager ses sages projets et de ne laisser percer aucun regret dans leurs discours.

On se quitta, réciproquement enchanté, et l’officier municipal, ragaillardi par ce premier contact avec ses administrés, alla tirer la sonnette de Mlle de Batanville. Il n’en savait rien, sinon qu’elle était la dernière représentante de la plus noble famille du pays.

M. le maire demeura donc suffoqué d’étonnement et de colère quand la vieille demoiselle, par la bouche de Benoîte, refusa net sec de le recevoir.

Il s’éloigna outré, ne soupçonnant point la raison de cet affront, persuadé qu’il s’adressait à l’humble tonnelier qu’il était.

L’outrage lui étant fort cuisant, il ne s’en ouvrit à personne, pas même à sa femme, surtout à sa femme qui ne se gênait point pour critiquer les embarras qu’il faisait, et il demeura convaincu que Mlle de Batanville l’avait voulu écraser de son dédain.

Rancunier et têtu, Faverger devint irréductiblement hostile à l’innocente demoiselle. Vînt le jour, où, de par ses fonctions, il pourrait lui être désagréable, il n’y manquerait point.

Par ce beau dimanche clair et piquant, les deux ennemis se croisèrent sur le parvis ; Mlle Herminie passa, sereinement indifférente, sans voir le regard courroucé que lui lançait Blaise Faverger.

Benoîte qui, sur les conseils instants de sa maîtresse, marchait aussi, paupières abaissées, s’en aperçut, par sortilège, il faut le croire, et, par attachement sans nul doute, ouvrit un œil pour rendre, à M. le maire, son œillade inamicale.

En cet instant, en un seul groupe, arrivaient les frères Stenneverck et leur famille.

L’aîné, Michel, le filateur, était un bel homme à large carrure, dont les cheveux bruns commençaient à s’argenter aux tempes ; il donnait le bras à son vieux père, celui-ci tellement cassé qu’il pouvait à peine relever la tête. Mais les rhumatismes qui l’avaient ainsi courbé, n’avaient pas eu de prise sur sa belle humeur ; ses cheveux blancs tombaient sur le collet de velours de sa veste et encadraient un visage aux traits accentués, aux yeux rieurs et pleins de bonté, à la bouche narquoise remplie de malice. La lèvre, un peu pendante, gardait la marque du tuyau de pipe que l’aïeul ne quittait que pour aller rendre ses devoirs à Dieu. Il était vêtu comme les paysans, mais sa veste courte était de drap fin et sa chemise de toile de lin.

Tout le monde dans la petite ville connaissait le grand-père Frantz et plus d’un pays avait eu retours à lui, sachant qu’on le trouvait toujours prêt à rendre service ; tant à l’aide de sa bourse que de sa judicieuse raison, cachant sa générosité sous la forme un peu moqueuse de son esprit très vif.

Le grand-père Frantz, depuis la mort de sa femme, habitait chez son fils aîné ; il vivait en parfaite harmonie avec sa bru, bonne personne placide, que la mort de trois jeunes enfants avait rendue triste pour toujours. L’aïeul et les parents s’entendaient pour aimer tendrement et gâter beaucoup l’unique enfant qui leur fût restée, Valentine, jeune fille de dix-huit ans, qui rentrait au logis, après trois années de pension à Hazebrouck.

Le second des fils Stenneverck, François, le brasseur, venait derrière. Il était court, vigoureux et sanguin ; il portait, dans les traits, un peu de la malice paternelle, tempérée, semblait-il, par son embonpoint envahissant. Sa femme, vraie réplique de sa personne, ronde et rose, était d’une bonté parfaite et d’une gaîté inaltérable. Les enfants, dont l’aînée, Minna était une jolie personne de l’âge de sa cousine, tout comme elle, fraîchement sortie de pension et les quatre garçons qui suivaient, robustes et tapageurs, paraissaient avoir hérité de la bonne santé et de la belle humeur de leurs parents.

C’était vraiment une famille plaisante à voir et le grand-père, sur elle, reposait ses regards avec un évident plaisir.

Les jeunes filles marchaient un peu à l’écart et se parlaient en confidence ; elles avaient beaucoup de choses à se dire, ne s’étant point vues depuis la veille. Ces demoiselles arboraient de riches toilettes à la mode de Paris qui faisaient écarquiller les yeux des paysannes et des boutiquières et, quoique n’étant vaniteuses ni l’une ni l’autre, en leur qualité de filles d’Ève, elles n’étaient point fâchées de l’effet qu’elles produisaient.

Elles portaient d’amples jupes de satin gorge de pigeon, des manteaux de drap à pèlerines et des chapeaux en organdi, à bavolets et à brides de rubans.

Unies comme des sœurs, elles aimaient à se parer des mêmes ajustements, mais comme l’une était brune et l’autre blonde, Valentine avait des brides roses et Minna des brides bleues.

Vraiment, grand-père Frantz avait bien le droit de ressentir un peu de fierté, en considérant ses petites-filles, car elles étaient jolies à ravir.

Valentine, grande, élancée, avec un visage délicat, des yeux de velours noir et un doux air rêveur qui lui seyait à merveille.

Minna, fraîche comme une fleur des prés, avec des boucles d’or, des yeux bleus, des fossettes et un sourire étincelant.

Les servantes fermaient la marche ; il y avait celle de Mme François, Gertrude, une vieille femme solide, en dépit des bandeaux gris qui dépassaient sa coiffe ; dévouée aveuglément à ses maîtres, toujours pleine d’indulgence pour les quatre garçons qui la houspillaient tout le jour et d’admiration pour Minette « qui n’avait pas sa pareille au pays de Flandre ».

Mme Michel possédait jadis le pendant de Gertrude, en la personne de Catherine qui, du service du grand-père, passée au sien, avait élevé Valentine.

Catherine fit à ses maîtres le premier tort qu’elle leur eût causé, en mourant prématurément d’une fluxion de poitrine.

Elle leur avait, il est vrai, légué sa nièce : Annette, une orpheline, baptisée Nanniche par la bonne tante.

Aux fréquents soupirs que poussait Mme Michel au sujet de la nièce, il était permis de supposer qu’elle remplaçait mal la tante.

Annette était une grosse fille, une énorme fille d’une rotondité inquiétante pour l’avenir ; ses joues vermeilles et luisantes comme des pommes, barraient la route à son nez impertinent et menaçaient de s’interposer entre ses petits yeux gris et le reste du monde…, ces yeux-là, n’avaient rien de bien sympathique et tendaient, déjà, suffisamment à se dérober.

Nanniche s’avançait près de Gertrude, enrubannée comme pour la ducasse, ayant des pendants d’oreilles en or, un tablier de soie et plus de dentelle à sa coiffe qu’il n’était convenable pour sa position.

Ces atours faisaient soupirer Mme Michel, encore plus profondément que de coutume. Quant à grand-père Frantz, il avait déclaré à la coquette, que si sa pauvre tante revenait en ce monde et qu’elle se trouvât en face d’elle, elle mourrait derechef de saisissement.

Nanniche secouait ses pendants d’oreilles, n’ayant cure d’une visite de la défunte Catherine.

Pour l’instant, comme les maîtres, en avance, ne se pressaient point et s’arrêtaient, à chaque pas, pour serrer quelque main tendue, Annette gratifiait Gertrude de ses confidences, faute d’une oreille plus complaisante, car la vieille femme, presque aussi sévère à la jeunesse que la tante trépassée, s’était écriée en l’abordant :

— Comme tu es parée ! Pis que la statue de sainte Pélagie, le jour de sa fête.

— C’est de mon âge, je pense, avait répondu aigrement la jeune fille ; ce n’est point au vôtre que je m’ornementerai.

Maintenant, têtue comme une mule, la Gertrude continuait :

— Ma fille, tu dois manger plus que tes gages à te couvrir d’affiquets ?

— Ma tante ne m’a-t-elle pas laissé des écus dans sa tirelire.

— La pauvre ! Si elle pouvait voir l’emploi que tu en fais !

— Ah ! vous vous chargez bien de la remplacer, Gertrude, avec tous vos sermons !

« Quand on est jeune et jolie fille, c’est trop tentant de se toiletter.

Gertrude s’esclaffa :

— Toi, jolie fille ! Toi, la Nanniche ! Oh ! par exemple, tu en as des illusions !

— Je ne suis pas de votre goût ?… C’est bien dommage ! Tout le monde n’a pas le même avis, fit Annette en se rengorgeant, avec un air, plein de sous-entendus mystérieux.

— Tu ne t’es pas bien regardée, ma fille.

Ah ! si tu ressemblais à nos demoiselles.

Le visage de la jeune servante passa à l’incarnat ; ses petits yeux pétillèrent de colère.

— Nos demoiselles ! Qu’est-ce qu’elles ont donc, de sans pareil ? Vous, la Gertrude, vous ne voyez que les maîtres ! Ah ! si j’étais attifée comme elles !

— Je te vois, avec une jupe à plis et un manteau à pèlerine… tu aurais l’air d’une tonne à bière.

— Moi, j’ai de la santé, j’ai de la fraîcheur… Dites-en donc autant de Mlle Valentine qui n’a seulement pas de chair sur les os, pas de couleurs au visage et des yeux qui regardent dans l’autre monde.

— Ah ! Nanniche, tu ne la trouves pas jolie, ta demoiselle Valentine ?… Dis donc ça, pour voir, devant Philippe Artevelle.

Annette gonfla ses joues et plissa les lèvres d’un air de profond dédain.

— Avec ça, qu’il a l’air amoureux, ce garçon-là !

— Tu le trouves trop grave ?… Tu voudrais qu’il batifolât et qu’il dît des âneries, comme Philéas, le mitron, qui te fait la cour à la porte du boucher… tout se sait, ma petite.

Nanniche toussa, un peu gênée, par les précisions de sa compagne ; elle reprit vivement.

— Ah ! parlez-moi de M. ! Celui-là Pierre ! Celui-là, vrai ! il me plairait.

— Tu n’es pas difficile.

— C’est un garçon avenant qui ne viendrait jamais chez mes maîtres, sans me dire quelque chose : « Bonjour, faible Nanniche… Comment Ça va, fluette enfant ?… » un petit mot aimable, enfin… tandis que M. Philippe, il me passerait sur le corps, sans s’en apercevoir.

— Pour ça, j’en doute.

— Ah ! si je n’étais pas une pauvre servante que personne n’écoute…

— Qu’est-ce que tu dirais ?

— Je dirais que ce mariage-là, ça n’est pas fait.

— Pourquoi donc, Nanniche ?

— Parce que, Mlle Valentine a des moineaux dans la cervelle !

— En voilà une imagination ! Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire que des moineaux, chacun sait ça, ça chante, ça vole, ça ne s’arrête point et que les idées de notre demoiselle en font autant.

— Ma parole, fit Gertrude, en courroux, tu ferais mieux, ma fille, de veiller sur les rats qui courent dans la tienne. J’ai grande frayeur qu’elle ne soit déjà attaquée.

Là-dessus, on atteignit le porche et les parents Stenneverck se retournèrent comme s’ils attendaient quelqu’un ; quant aux jeunes filles, leurs frais visages enfouis dans les grandes passes en entonnoir, elles causaient si bien, qu’elles ne paraissaient point partager l’impatience de leur entourage.

— Ah ! les voici ! dit tout à coup Michel Stenneverck.

— Tu les vois ? demanda le grand-père que son torse raidi empêchait de regarder derrière lui.

— Oui, ils sortent du Canard Vert ; ils seront venus à cheval et, se sentant en retard, auront mis leurs montures à l’auberge.

Deux jeunes gens s’avançaient d’une allure souple et rapide, ayant hâte évidemment de rejoindre le groupe avant son entrée à l’église.

Ils étaient tous deux de haute stature et, quoiqu’ils ne se ressemblassent point, avaient un certain air de famille : la même expression de loyauté et de force tranquille.

C’étaient Philippe et Pierre Artevelle, deux cousins germains, orphelins, ayant hérité d’une belle fortune en terre et que dans la famille Stenneverck, on avait toujours considérés comme les futurs maris de Valentine et de Minna.

Ces demoiselles, jusqu’à ce jour, n’avaient jamais protesté.

Les deux jeunes gens rejoignaient le groupe.

Philippe, l’aîné, avait des traits graves ; sa moustache rasée laissait voir une bouche ferme, un peu sévère, dont le sourire très doux corrigeait l’expression ; à ce sourire on ne pouvait reprocher que d’être un peu trop rare. Les yeux sombres, légèrement perdus dans l’ombre des sourcils rapprochés, étaient profonds mais leur regard semblait empreint d’une sorte de timidité.

Pierre, de même stature, était plus blond et se rapprochait davantage du type flamand ; ses yeux clairs étaient rieurs, comme sa bouche fraîche sous la moustache rousse.

— Allons ! Allons, retardataires ! disait grand-père Frantz, en frappant de sa canne, les dalles ébréchées, que faisiez-vous ?

— Mon cheval s’est déferré, maître Stenneverck, — c’est ainsi que, dans le pays, on désignait l’aïeul, — j’ai dû m’arrêter chez Damicaut, le maréchal.

Tout en répondant, Pierre s’efforçait de rattraper les deux jeunes filles qui déjà s’engageaient sous le porche.

— Hé, Minette, n’allez-vous point, méchante, m’attendre un seul instant ?

L’interpellée se retourna avec un sourire taquin ; elle et sa compagne échangèrent, avec les nouveaux venus, un amical bonjour et une tranquille poignée de main.

— Savez-vous, Minette, reprenait Pierre…

Mais grand-père Frantz lui allongea, sur le bras, un coup de son gros paroissien revêtu de drap noir.

— Veux-tu bien te taire, bavard ! M. le curé monte à l’autel. Après la messe, vous ferez le tour du mail et vous causerez tant qu’il vous plaira.

Docilement, le jeune homme laissa sa phrase inachevée et, bientôt, toute la famille, maîtres et serviteurs, avaient pris place dans les bancs de chêne où depuis deux siècles s’agenouillaient, chaque dimanche les membres de la famille Stenneverck.

Quand la messe fut finie, l’assistance s’éparpilla sur la place, tandis que la cloche sonnait à toute volée et que les enfants de chœur, encore en soutanelle, couraient au presbytère pour s’y acquitter de quelque commission. Le soleil brillait dans le ciel un peu pâle ; les dernières feuilles qui palpitaient aux branches semblaient d’or bruni ; l’air s’était adouci ; il faisait bon flâner un instant sur l’esplanade.

— Allons, fillettes et vous, jeunes gens, faites un tour de mail avant d’aller déjeuner. Les femmes vont rentrer pour préparer la table, Michel reconduira mon père ; quant à moi, ajouta François Stenneverck, je vous attendrai, en fumant ma pipe, sur ce banc.

Tout aussitôt Philippe offrit son bras à Valentine, tandis que Pierre attendait Minna qui causait avec une vieille fermière. Les deux jeunes gens s’éloignèrent, à pas lents, dans les feuilles sèches qui bruissaient sous leurs pieds. C’était un beau couple admirablement assorti ; grands et bien faits tous les deux, avec le même air de douceur grave.

Pourtant la conversation ne s’engageait pas spontanément entre eux ; ils allaient le front baissé, s’amusant à chasser les feuilles d’or.

Valentine releva les yeux, la première, et dit, avec une mine coquette :

— Philippe, comment trouvez-vous mon chapeau ?… mon chapeau de Paris, ajouta-t-elle, avec une satisfaction enfantine.

Il la regarda d’un air embarrassé. Sans doute, il ne voulait point s’en tirer avec un compliment banal.

— Il doit être joli, Valentine, puisque vous l’avez choisi ; mais je vous avoue que je ne connais pas grand’chose à la mode et que, pour mon compte, j’aimerais mieux qu’il dégageât votre nuque et votre front.

— Oh ! Philippe, c’est un modèle tout nouveau.

— Cela ne lui confère pas grand mérite à mes yeux. Je vous aurais tant aimée avec la coiffe de ma grand’mère qui était boulonnaise. Vous auriez été si jolie avec l’auréole légère et les longs pendants d’oreilles qui cliquettent à chaque mouvement.

En dépit du compliment, elle eut une petite moue ennuyée.

— Je ne puis pourtant pas porter la coiffe, puisque ma mère, ma tante, ma cousine ne la portent point.

— Oh ! je le sais, Valentine ; c’est un regret que j’exprime, tout simplement.

Ils continuaient à marcher en silence.

La jeune fille semblait être repartie pour le pays des rêves qu’elle affectionnait. Un peu de tristesse et d’inquiétude se lisait dans les yeux bruns de son compagnon ; pourtant, la distraite ayant buté contre une pierre, il eut pour la retenir un geste de sollicitude grave et tendre qui valait bien un discours, mais qu’elle ne remarqua point.

Les choses se passaient autrement entre Pierre et Minna.

À peine celle-ci prenait-elle congé de la vieille paysanne qui l’avait arrêtée au passage que Pierre, saisissant la main de la jeune fille, la glissait, avec autorité, sous son bras.

— Là, donnez-moi votre petite patte, fit-il, avec satisfaction.

Minna retira aussitôt sa main, d’un air de comique indignation.

— Je vous ai déjà défendu, monsieur, de me traiter avec cette absence de cérémonie. Ma patte !… vraiment, me prenez-vous pour le chat ?

— Oui, Minette, vous me faites songer à quelque chatte blanche, moelleuse, exquise et sans griffes.

— Des griffes !… Je souhaite, à cette heure, en posséder d’assez acérées pour vous punir de votre outrecuidance.

— Je n’en ai cure, ma mie ; elles ne pousseront jamais.

— Et sûr de l’impunité, vous continuerez, monsieur, à me manquer gravement ?

Il la considéra d’un air amusé.

— N’essayez pas de vous mettre en colère ; ça ne vous va pas du tout.

Laissez-moi plutôt regarder, votre frimousse…

— Ma frimousse ! Monsieur, je ne saurais en entendre

davantage. Rendez-moi ma patte, ma main, veux-je dire.

— Jamais de la vie ! Je la tiens et pour toujours !

— Quand donc, monsieur Artevelle, vous ai-je dit qu’il en serait ainsi ?

— Jamais, Minna ! Mais c’est bien inutile, car c’est décidé depuis notre enfance.

Pensez donc, quand vous étiez petite, déjà turbulente et indocile…

— De mieux en mieux.

— Il vous arrivait fréquemment de prendre, l’un dans l’autre, vos deux pieds minuscules et de vous abattre sur le nez.

— Que voici donc de poétiques souvenirs !

— Oui, Minna ; sur ce nez qui est demeuré un peu court…

— Ne vous gênez pas, critiquez mon pauvre visage.

— Un peu court, mais si joli et, déjà, dans ces temps reculés…

— Je suis sans doute sexagénaire, fit-elle, avec résignation.

— Grand-père Frantz qui est l’autorité de la famille, me disait : « Pierre, ramasse ta femme. »

— Et c’est au nom de mes culbutes et de vos sauvetages que vous prétendez m’imposer votre alliance ?

— Oui, Minna, j’affirme que le passé a établi, entre nous, des liens solides et sacrés.

— Il me reste, monsieur, à vous affirmer, à mon tour, qu’on n’épouse pas Minna Stenneverck contre son gré.

— J’attends, avec sérénité, le jour où Minna Stenneverck me démontrera qu’elle me déteste.

— N’exagérez rien, je ne vous déteste pas.

— Pas même ?…

— Pas même… mais, enfin, cela ne suffit pas.

— Cela me suffira, Minette ; maintenant, montrez-moi ce chapeau de Paris.

Elle tourna, vers lui, son visage espiègle qu’elle s’efforçait de rendre grave ; Pierre passa son inspection avec toute l’attention désirable.

— Quelle idée, s’écria-t-il, de vous enfouir sous cet auvent et d’y cacher vos frisons ! Heureusement, en voici quelques-uns qui dépassent et je reconnais qu’ils font assez bon ménage avec votre ruban bleu.

— C’est bien heureux ! Alors, mon chapeau ne vous plaît pas ?

— Il ne peut pas me déplaire, puisque vous êtes dessous ; et, s’il y a une chose incontestable, en ce monde, c’est que vous seriez jolie, même coiffée d’un pot à bière. Là, êtes-vous contente de votre serviteur ?

— Vraiment ! Vous me croyez tellement frivole que vous comptez me désarmer avec un beau compliment ? Apprenez, monsieur, que je ne suis point conquise et que la chose ne sera point aisée.

— Apprenez, mademoiselle, que vous devrez me convaincre et que ce ne sera pas facile.

Ils rirent gaîment et se hâtèrent vers M. Stenneverck qui faisait des gestes d’appel.

— Allons, les amoureux, criait-il, le déjeuner nous attend !


II


Grand-père Frantz fumait sa pipe, au coin d’un bon feu de houille que la brume froide de novembre rendait agréable à ses membres raidis.

La salle à manger où se tenait habituellement la famille du filateur était vaste et confortable.

La haute cheminée de bois sculpté, les bahuts qu’on devinait emplis d’argenterie, de porcelaine et de nappes de toile fine, la lampe de fer forgé qui descendait du plafond à poutrelles, les sièges vastes, tendus de cuir, tous les meubles parlaient de solide aisance.

Mme Michel, en robe d’alpaga gris à corsage plat, se tenait devant la table longue où s’accumulaient les pièces de la lessive ; draps, nappes et serviettes étaient d’une blancheur éclatante et tout imprégnés encore de la fraîcheur du dehors.

Mme Michel, le front soucieux, étirait, d’un geste machinal, un ourlet, toujours le même, tandis que grand-père Frantz la regardait d’un œil malin, en tapotant le fond de sa pipe dans le creux de sa main ridée.

Tout à coup, Mme Michel, comme animée d’une résolution subite, se leva et ouvrit la porte qui donnait accès dans la cuisine.

— Nanniche ! appela-t-elle, d’un ton volontairement contenu.

Nul ne répondit.

La maîtresse de maison réitéra ses appels qui, s’élevant par degrés, atteignirent bientôt la note aiguë.

Le plus profond silence continua à régner dans la cuisine.

— Vraiment, ma fille, dit le grand-père, j’admire votre constance. De deux choses l’une : Nanniche est là ou elle n’y est pas ?

— Mon père, je la vois très bien ; elle cause, sur le pas de la porte avec Caroline la femme du tisserand.

— Alors, ma fille, ou elle vous entend ou elle ne vous entend pas ?

— Hélas ! mon père, elle m’entend bien, j’en suis persuadée, mais il lui convient de faire la sourde oreille.

— Ne pouvez-vous l’aller prendre par le bras et la ramener à sa besogne ?

— Je n’ose pas, mon père ; elle est si violente que peut-être elle me répondrait mal et Caroline en ferait toute une histoire.

— Vous voici bien montée, ma bru, avec une semblable servante ; elle vous fera damner.

— J’en ai bien peur, soupira Mme Michel.

— S’il en est ainsi, il faut la renvoyer.

— Vous n’y songez pas, mon père ?…

— Une nièce de Catherine !

— Si Catherine voyait ce qui se passe, elle serait la première à vous le conseiller.

— Mon père, vous oubliez qu’elle est orpheline.

— Hé oui, cela rend la chose difficile… Je ne vois qu’un moyen de nous débarrasser de cette précieuse Nanniche : dites à Michel de lui trouver un mari.

— Michel ne voudra tromper personne.

— Il n’est point question de tromperie ; qu’il cherche un garçon à poigne solide ; il obtiendra, certes, ce que vos soupirs, ma pauvre Gabrielle, n’obtiendront point.

— Vraiment, mon père, je vous avoue que j’aurais du soulagement à sentir Annette hors d’ici.

Sur ce, Mme Michel, à la porte de la cuisine, renouvela ses appels.

Grand-père Frantz, impatienté, se leva et clopin-clopant s’en fut chercher la délinquante.

— Hé, dit-il, d’un ton qui n’admettait point de réplique, assez causé, ma fille, votre maîtresse vous attend.

Annette, avec une moue longue d’un pouce, rentra aussitôt, tandis que la voisine s’enfuyait, toute confuse, en prenant ses savates l’une dans l’autre.

— N’entendiez-vous pas que Mme Michel vous appelait ? dit le grand-père, en refermant lui-même la porte extérieure.

— Je demandais à Caroline des nouvelles de son mari qui s’est démis l’épaule… il faut pourtant bien compatir aux peines de ses voisins.

— Oui, ma fille ; mais il ne faut pas trois quarts d’heure pour témoigner de sa compassion. Allons, Annette, dépêchez-vous !

Grand-père Frantz regagna son fauteuil et la servante vint prendre l’extrémité du drap dont Mme Michel était lasse de lisser les ourlets ; mais elle le tira à elle avec tant de violence, que la pauvre dame, qui n’avait pas beaucoup de résistance, commença à voltiger, par la salle, comme un hanneton au bout d’un fil.

— Annette ! moins fort ! s’écria-t-elle.

Tout aussitôt, celle-ci laissa tomber ses bras et le drap détendu traîna jusqu’au sol.

— Nanniche, plus fort ! reprit Mme Michel, d’un ton suppliant.

Et, d’une brusque saccade, la pièce de linge, à nouveau tendue, entraîna la maîtresse de maison.

Grand-père Frantz fumait rageusement, mais se taisait de peur d’en trop dire ; quant à sa belle-fille, il est aisé de comprendre avec quel soulagement elle mit le dernier drap sur la pile, en congédiant sa servante. Quand celle-ci fut sortie, sans que sa moue eût diminué d’une ligne, le vieillard demanda à sa bru :

— Gabrielle, où donc est votre fille ?

— Elle est allée chez sa cousine, mon père.

— N’aurait-elle pu vous aider à plier cette lessive ?

Une légère rougeur monta au visage de Mme Michel

— Oh ! mon père, elle n’est guère forte.

— Vous, non plus ; cela ne vous a jamais empêchée de faire face à vos occupations.

— Valentine est si délicate…

— Pas tant que cela, pas tant que cela… vous la ménagez trop, ma fille.

Deux larmes embuèrent les yeux de Mme Michel.

— Mon père, vous savez bien pourquoi ?…

— Oui, Gabrielle, reprit le vieillard d’une voix plus douce, je sais quelle peine emplit votre cœur et que c’est cette peine-là qui a fait, pour votre fille, votre tendresse inquiète et craintive.

— J’ai toujours peur…

— Mais il ne faudrait pas que l’enfant en pâtit.

— Mon père, elle n’en pâtira point.

— Je ne suis pas de votre avis, Gabrielle ; c’est faire du tort, beaucoup de tort à un enfant que de le laisser grandir dans l’oisiveté. Vous savez bien tout ce qu’elle recèle de dangers pour une jeune personne et j’ajoute, sans vouloir vous faire de peine, pour Valentine, surtout !…

— Que voulez-vous dire, mon père ?

— Que Valentine est déjà trop portée à la rêverie ; qu’elle a un cœur sensible et une imagination romanesque… Il y a là, croyez-moi, un danger très grand…

— Mon père, le pensez-vous vraiment ?

— J’en suis convaincu et je vous préconise le remède infaillible : le travail ! Occupez les doigts de votre fille.

— Mon père, je vous affirme qu’elle n’est point assez forte pour les besognes du ménage.

— Est-ce que je vous demande de lui faire récurer les casseroles ou laver la lessive ?… Mais ne pourrait-elle, à cette heure, plier des serviettes ou repriser des torchons ?

— Certes, elle le pourrait, mais cela l’ennuie un peu.

— Raison de plus, Gabrielle.

— Oh ! elle s’y mettra, mon père, mais il faut bien lui laisser du temps pour cela. Et puis, elle sera si tôt mariée, la chère enfant…

— Tôt mariée, je n’en sais rien… mais c’est bien mal préparer une fille au mariage que de la laisser se détourner des besognes du ménage.

— Philippe est riche, il est bon.

— Oui, Philippe est le gendre de vos rêves et ce n’est point que vous ayez tort… mais je vous répète, Gabrielle, que ce mariage ne me semble pas fait du tout.

— Vous craindriez qu’il ne se détourne de notre Valentine, fit Mme Michel alarmée.

— Non, car c’est un garçon honnête et sérieux… je dirais même trop sérieux, car m’est avis que, s’il savait mieux conter fleurette à sa promise, ses affaires seraient en meilleure voie ; c’est de Valentine que je me méfie.

— Oh ! mon père, quelle idée ! Notre fille a toujours été accoutumée à la pensée de ce mariage.

— Mais vous oubliez, Gabrielle, que la voici, seulement, en âge d’en juger. Or, si j’en crois mes vieux yeux, l’imagination de Valentine bat les buissons à la recherche d’un inconnu, d’un inconnu qu’elle appelle de tous ses vœux et je ne serais point surpris de la voir refuser, tout net, l’honnête, le solide parti qu’est Philippe Artevelle.

— Mon père, vous m’effrayez.

— Non, ma fille, mais croyez-en mon conseil,

il est temps de mettre Valentine au ménage et de la ramener à des idées plus pratiques et plus saines ; n’ayez donc pas tant de frayeur de gâter ses jolis doigts.

Mme Michel baissa la tête d’un air confus et soupira ; elle reconnaissait l’excellence de la morale de l’aïeul, mais elle sentait que sa faiblesse lui rendrait bien difficile sa mise en pratique.

Tandis qu’on s’occupait ainsi d’elle, Valentine, après avoir longuement procédé à sa toilette, s’était rendue chez son oncle François.

Elle aimait fort la maison du brasseur, moins riche, moins confortable que celle de ses parents, mais combien plus animée et plus vivante. Elle aimait sa tante Émilie et ses sonores éclats de rire, les garçons francs et gais ; Gertrude, toujours avenante, et surtout Minna dont l’aimable humeur et le clair bon sens, étaient comme un réconfort pour sa nature rêveuse, un peu faible, que son éducation avait encore amollie.

Comme il était d’usage, Valentine contourna le bâtiment qui donnait sur une rue écartée et passa par la cour, une vraie cour de ferme, car tante Émilie possédait deux vaches, des chèvres, des poules et des dindons. Comme la jeune fille mettait le pied sur le seuil de la cuisine, elle aperçut sa tante, rouge, essoufflée, en tablier et en manchette de toile blanche, s’affairant au milieu d’un amas de victuailles.

Relevant sa jupe à deux mains, Valentine avançait, avec hésitation, son pied menu chaussé d’une fine botte de satin, la bonne dame éclata de rire.

— Tu tombes bien, ma nièce, s’écria-t-elle ; la maison est sens dessus dessous !

«  Tiens, embrasse-moi, ajouta-t-elle, en tendant son visage rubicond, d’abord prestement essuyé du revers de sa manche, et file ailleurs.

— Tante, je vois que vous avez tué un porc.

— Oui, ma nièce, et Jacquelot, le charcutier qui devait venir faire le boudin et les saucisses, a pris une entorse, le pauvre diable !… Il faut me tirer, seule avec Gertrude, des cervelas et des andouilles.

— Si je pouvais vous aider un peu, tante ? fit Valentine avec un grand effort de bonne volonté.

— Je serais bien avancée… on va t’utiliser ailleurs, car ce n’est pas tout… les quatre garçons sont là !

— Ce n’est pourtant point jour de congé ?

— Non, mais il paraît que le plafond de la maison d’école menace ruine ; un platras est même tombé sur le nez du maître, ce qui a fait rire aux larmes ces méchants drôles. Il y avait danger et on a évacué la salle pour procéder aux réparations urgentes. Comprends-tu ? Mes quatre garçons, un jour comme aujourd’hui, c’est une calamité !

J’ai envoyé l’aîné, à la recherche du père ; il les emmènera à la chasse, à la pêche, où il voudra, pourvu qu’il m’en débarrasse. Va les rejoindre, ils sont dans la salle, avec Minna.

Valentine s’y rendit ; un joyeux vacarme emplissait la vaste pièce meublée, sans prétention, de solides buffets et de fauteuils fatigués ; l’odeur de la pipe de l’oncle François flottait encore dans l’air.

Les quatre garçons se houspillaient autour de la table, tandis que leur sœur, assise près de la fenêtre, étendait une main protectrice au-dessus de sa corbeille à ouvrage, sans cesse menacée.

En voyant paraître leur cousine, les quatre Stenneverck se précipitèrent sur elle et lui enlevèrent d’autorité son chapeau, son mantelet et ses mitaines, au grand dommage de ses frisettes et de la fraîcheur de son col brodé. Puis ils se mirent, tous à la fois, à lui raconter l’accident de la maison d’école, le danger qu’avait couru le nez pointu du magister et l’aubaine bienheureuse et inattendue de trois jours de vacances, résultat de ce tragique événement.

Au cours de leurs évolutions, ils finirent par accrocher la corbeille à ouvrage qui roula à terre, avec son contenu. Pelotes et bobines, épingles, aiguilles et boutons se dispersèrent aux quatre coins de la salle.

Aussitôt, MM. Stenneverck, tombant, avec ensemble, sur les mains et sur les genoux, se mirent en devoir de réparer le dommage.

Cela donna lieu à des galopades effrénées, à des bousculades où les objets retrouvés se perdaient à nouveau. Lorsque l’infortunée propriétaire rentra en possession de sa corbeille, elle constata la disparition de la moitié de ses aiguilles et de ses boutons ; quant au fil, à la soie, au coton à repriser, qui pourrait les débrouiller jamais ?

— Fuyons ! Valentine, s’écria Minna ; nous ne saurions faire un point près de ces méchants garçons. Montons dans ma chambre, veux-tu ?

Valentine ne demandait pas mieux ; la chambre de sa cousine, avec son papier d’un bleu tendre semé de roses pompon, ses meubles de noyer ciré, ses rideaux de mousseline neigeuse, lui plaisait infiniment ; l’unique fenêtre donnait sur le jardin vieillot, où des ifs et des houx couverts de baies écarlates mettaient, malgré le froid, une note vive et gaie ; deux chaises de tapisserie se faisaient face dans l’embrasure ; c’était le coin aux confidences.

Avec un petit soupir de satisfaction, les jeunes filles s’installèrent et Valentine tira, de son réticule, une dentelle au crochet, mais sa cousine la lui enleva prestement des mains.

— Tu n’aurais pas le front, s’écria-t-elle, de faire ici de la dentelle, tandis que je suis submergée par mon raccommodage ! Prends ces chaussettes, ma belle.

Valentine considéra, avec effroi, les vastes trous qui s’ouvraient aux talons des dites chaussettes.

— Il faut boucher tout cela ? gémit-elle.

— Sans en oublier un, ma chère.

— C’est que, je n’aime pas beaucoup les reprises.

— Il faut les aimer ; les reprises, c’est le fondement de la vie d’une femme ; sa voie en est tapissée.

— Oh ! quelle amusante perspective.

— Il vous faudra, madame, entretenir, de vos blanches mains, les chausses de votre mari.

Une ombre descendit sur le front de Valentine.

— Cela ne me séduit pas du tout ; je rêvais du mariage, autrement, fit-elle, avec un soupir.

— Sans détails prosaïques ? dit Minna, moqueuse.

— Eh bien ! oui. Pourquoi ne te l’avouerais-je pas ?… J’aurais voulu connaître l’amour, l’amour idéal, passionné, dégagé des soucis matériels et des devoirs terre à terre.

Minna haussa ses fins sourcils.

— Ma chère, cela existe dans les livres ; on dit que ça s’est parfois rencontré dans l’histoire ; mais si tu veux bien jeter un regard sur notre entourage, sur nos mères, nos tantes, nos cousines et nos voisines, tu pourras te convaincre que rien de tel ne s’est jamais vu chez nous.

Valentine, du bout de son aiguille, relevait les mailles rompues qu’elle laissait aussitôt retomber.

— C’est pourquoi, dit-elle, je ne suis pas désireuse de me marier ; je ne me sens pas faite pour l’existence terne et banale qui serait la mienne… Je voudrais attendre…

— Attendre, quoi, Valentine ?

— De l’imprévu.

— Je croyais que tu aimais Philippe ?

— De bonne amitié, oui ; c’est autrement que j’eusse voulu aimer mon mari et, surtout être aimée de lui.

— Vas-tu me dire qu’il ne t’aime pas lui ?

— Peut-être… il ne sait pas me le dire… J’imagine qu’il aime, en moi, la fille de M. Stenneverck, la descendante d’une famille qu’il a toujours estimée, à laquelle il désire s’allier… mais que si j’avais des taches de rousseur comme Lise Fremont ou la tournure de Nanniche, il m’aimerait tout autant.

— Ah ! ce n’est pas vrai, par exemple !

— Qu’en sais-tu ?

— J’en crois mes yeux qui sont bons et mon expérience qui est neuve.

— Philippe ne m’a jamais laissé supposer qu’il me trouvait jolie.

— Il eut dû te le dire en vers, stationner sous ta fenêtre avec une viole, sous les étoiles, au clair de lune, par pluie battante ; te dérober tes épingles, tes rubans, tes mitaines ; rougir en te voyant paraître, pâlir en te voyant disparaître et sécher en t’attendant… N’est-ce pas là, la peinture frappante de l’amour idéal ?…

— Ne raille pas, répondit tristement Valentine ; ce sentiment, cette soif d’une grande tendresse inconnue me font souffrir.

— C’est sérieux ? fit Minna, posant son ouvrage. Tant pis, Valentine, je crois que tu vas te montrer trop exigeante avec la vie. Tu sais, quand on dédaigne ce qu’elle donne, elle se venge, parfois.

— Peut-être… Moi, vois-tu, j’aurais souhaité être aimée uniquement, passionnément ; j’aurais voulu être la seule pensée de l’homme qui m’eût choisie ; j’aurais voulu être son univers, en un mot.

Valentine s’animait, une flamme rose montait à ses joues délicates ; elle était en cet instant délicieuse ment jolie.

Minna la considéra de son petit air moqueur et sage, tout à la fois ; l’air de grand-père Frantz, disait-on.

— Sais-tu, fit-elle, que ce n’est point chrétien, ce que tu me dis là.

— Pourquoi ? L’amour est permis par Dieu.

— Pas celui que tu viens de me décrire, avec tant de ferveur. Vouloir être tout pour un homme, occu­per toutes ses pensées ; être son univers, comme tu dis, modestement, il me semble bien que cela vise à prendre, dans le cœur d’une créature, la place même de son créateur et que c’est un vœu très païen.

Valentine demeura, un peu confuse.

— Mettons que j’aie exagéré, dit-elle ; il n’en est pas moins vrai que j’eusse désiré un peu plus de poésie dans l’amour de Philippe…, s’il m’aime toutefois, comme tu le prétends ?…

— Comme je l’affirme.

— Quand je songe à ces choses, reprit Valentine, je me fais l’effet d’un enfant qu’on conduit, par la main, le long d’un couloir, vers un appartement paisible et bien clos. Des fenêtres s’ouvrent dans la muraille et elles donnent sur l’inconnu… un inconnu que je devine plein de charmes ; je crois saisir les frissons de palmes, des senteurs de roses, des murmures de sources ; je voudrais, de toute mon âme, jeter un coup d’œil sur ces attirantes ouvertures, mais elles sont trop élevées pour mes yeux et ma destinée m’entraîne, sans me permettre de m’arrêter.

— Mais tu es folle, Valentine ! Voyons, ce n’est pas sérieux tout cela ?

— Il est bien vrai que je l’éprouve et que parfois cela me fait mal… Tu n’as donc pas de ces aspirations, de ces rêves ? Ton cœur est satisfait, Minna ?

— Complètement.

— Tu l’aimes donc bien, ton Pierre, toi ?

— Je crois qu’en effet, je l’aime bien, c’est-à-dire de la bonne façon. Je sais qu’il a ses défauts ; je sais que j’ai mes travers et qu’entre nous, ce ne sera vraisemblablement pas la félicité sans mélange ; mais je sais également qu’il est droit et sûr ; je sais que nous avons la même foi et la même compréhension de la vie et je lui confie la mienne, en toute assurance.

— Et tu souffrirais de le perdre ?

— La pensée qu’il pourrait en aimer une autre me serait très cruelle.

— Je t’envie… Moi, si Philippe m’oubliait, je crois que cela me serait égal.

Minna jeta ses chaussettes loin d’elle et saisissant les deux mains de Valentine, elle plongea son clair regard dans les beaux yeux troublés de sa cousine.

— Sais-tu que ta confidence est grave et que tu risques follement ton bonheur et celui d’un autre ?… Il faut prier la sainte Vierge, sans retard, afin qu’elle éclaire ton chemin !


III


Valentine Stenneverck, en peignoir de laine blanche, ses brillants cheveux noirs pendant en deux longues tresses sur ses épaules, était agenouillée devant le feu de pommes de pin que la sollicitude maternelle faisait allumer chaque matin, dans sa chambre.

Elle rêvait à sa conversation de la veille, avec Minna ; celle-ci l’avait désenchantée, sans la convaincre.

Soudain, sa porte s’ouvrit sous une brusque poussée et Nanniche pénétra jusqu’à elle, avec l’impétuosité d’une bombe ; contrairement à l’habitude, le visage de la servante s’épanouissait dans un radieux sourire qui lui fermait les yeux aux trois quarts mais qui, par contre, faisait briller une double rangée de dents blanches et pointues,

— Qu’y a-t-il, Nanniche ? demanda Valentine, en se relevant vivement.

— Mademoiselle ne sait pas ce qu’il y a de nouveau ?

Elle n’a rien entendu ?

— Rien du tout, Nanniche ; je ne sais pas ce que tu veux dire ?

Annette, sans souci de l’étiquette, empoigna vigoureusement sa jeune maîtresse par le bras et l’attira devant la fenêtre.

— Regardez, demoiselle.

Celle-ci souleva discrètement le rideau de mousse­line brodé et jeta un coup d’œil au dehors.

— Ah ! fit-elle, gaîment, des soldats.

La place de l’église présentait une animation inaccoutumée ; un détachement militaire arrivé au petit jour y installait son bivouac.

Des hommes emmenaient vers les divers quartiers de la ville leurs chevaux poudreux, fatigués de l’étape ; d’autres rangeaient en cercle les fourgons, et les caissons, tandis que les cuisiniers allumaient les feux pour préparer la soupe. Des curieux se pressaient autour des soldats et c’était, entre eux, un échange de joyeux propos.

— Oui, dit Nanniche, nous avons des soldats, des artilleurs, comme vous pouvez voir. Vrai, vous n’avez rien entendu ? ajouta-t-elle d’un ton de commisération profonde.

— Rien du tout, Nanniche.

— Moi, dès le fin matin, le roulement des caissons, et les pas des chevaux m’ont réveillée ; je me suis dit : c’est de la troupe et, sautant à bas de mon lit, j’ai couru à ma fenêtre… malheureusement il faisait noir et même avec ma chandelle, je ne pouvais rien voir.

— Gageons que tu t’es dédommagée, depuis ?

Nanniche prit son air important.

— Sûrement que je n’aurais pas voulu être la dernière à souhaiter la bienvenue à ces braves gens… Même que madame n’a pas trouvé la chose de son goût.

— Ma petite Annette, maman a raison ; les jeunes filles doivent être réservées, en pareille matière.

— Moi, je suis patriote ; j’aime mon pays ; j’aime les soldats qui le défendent et personne, vous entendez, demoiselle Valentine, personne ne m’empêchera de leur témoigner mes sentiments !

Devant ce retour d’humeur agressive, Valentine se disposait à battre en retraite, quand, de nouveau, Nanniche donna les signes de la plus vive satisfaction.

Reprenant le bras de sa maîtresse, elle la ramena vers la fenêtre avec une telle vigueur que celle-ci eut la crainte de passer au travers des vitres.

— Demoiselle, regardez, regardez ! C’est le commandant. Oh ! le bel homme ! Jamais de ma vie, je n’avais vu un homme pareil ! On dirait le saint Georges de la chapelle.

— Où donc ? fit Valentine, un peu curieuse.

— Là, tout près ; il vient par ici.

Oh ! le bel homme ! reprit-elle, semblant savourer son admiration comme un bonbon délicieux. Ouvrez donc le rideau, mieux que cela, demoiselle, vous n’y voyez rien.

— Non, Nanniche, fit Valentine, retenant l’étoffe légère ; il ne serait pas convenable que cet officier nous voie l’examiner ainsi.

Le commandant du détachement d’artillerie atteignait, en effet, l’extrémité de la place et Mlle Stenneverck dut s’aviser qu’Annette n’avait pas trop amplifié ses éloges.

De haute stature, ses buffleteries faisant valoir sa taille bien prise, l’officier portait, avec une mâle fierté, l’uniforme sombre et le colback à flamme rouge. En, cet instant, comme s’il eut deviné au tremblement du rideau de la fenêtre, l’examen sympathique dont il était l’objet, il leva la tête et Valentine, éblouie par la beauté de l’homme et le prestige de sa tenue militaire, put contempler des traits nobles et réguliers, des yeux superbes et, sous la moustache bien cirée, un sourire étincelant.

— Hé bien, demoiselle, qu’est-ce que vous en dites ? demanda Nanniche.

— C’est un magnifique soldat, répondit la jeune fille.

— Moi, reprit la grosse servante, un homme comme cela, je le suivrais au bout du monde.

— Oh ! Nanniche ! fit Valentine, scandalisée.

Mais déjà Nanniche prenait un air sévère.

— Qu’est-ce que vous pensez donc, demoiselle ? Je le suivrais comme cantinière, bien entendu.

Valentine ne put s’empêcher de rire de la pres­tesse avec laquelle se retournait Annette, et celle-ci, dégringolant l’escalier qui gémissait sous la charge, alla contempler l’artillerie de plus près.

Pour être véridique, avouons que Mlle Stenneverck fit sa toilette avec plus de rapidité qu’elle n’en appor­tait d’habitude à cette importante opération. Aussi entra-t-elle dans la salle à manger à une heure inac­coutumée.

Grand-père Frantz, toujours malin, en fit aussitôt la remarque.

— L’artillerie fait des miracles, dit-il ; voici ma petite-fille qui paraît trois heures seulement après l’aurore.

Le vieillard se tenait debout devant la fenêtre et s’amusait du va-et-vient des arrivants.

— Que vous êtes taquin, grand-père, fit Valentine, en lui tendant son front ; vous oubliez que, de ma chambre, j’en pouvais voir tout autant.

— Le bruit t’avait-il réveillée ?

— Pas le moins du monde. C’est Nanniche, Nan­niche radieuse, qui est venue m’annoncer la nouvelle.

— Parlons-en de Nanniche… Ta mère n’a point fini de se tourner le sang ; il n’y a pas moyen de la déra­ciner du seuil de la porte ; elle a déjà tenu conversa­tion avec une demi-douzaine de soldats.

— Il y a longtemps, grand-père, que nous n’avions eu de troupes.

— Hé oui ; nous ne sommes plus sur le chemin de la frontière, depuis qu’on a tracé la grande route.

Autrefois, du temps de l’empereur, nous ne voyions que cela, des détachements militaires.

— Cela met un peu de gaîté dans la ville.

— Oui et les gens de France font toujours bonne mine à l’uniforme.

— Il est probable que ceux-ci ne feront que passer et qu’ils nous quitteront ce soir…

— Ton père va nous dire cela en rentrant déjeuner.

En cet instant, Mme Michel parut, l’air excédé.

— Mon père, dit-elle, je crois qu’il me faudra recourir à votre autorité pour faire rentrer Nanniche. Il y a une dizaine de soldats dans la cour, avec leurs chevaux ; sans doute ont-ils l’ordre de s’installer ici ?… Mais c’est Nanniche qui les reçoit et qui pérore au milieu du groupe ; l’un d’eux s’est déjà permis de la prendre par la taille.

— Ah ! ma fille, ce garçon-là a le bras long. Je vais voir ce qui se passe.

Appuyé sur son bâton, grand-père Frantz se rendit dans la cour.

— Allez à vos fourneaux, Annette ; je vais installer, moi-même, ces bons garçons.

Très rouge, mais n’osant résister, la servante rentra dans la cuisine, bien mal disposée à recevoir la mercu­riale qui l’y attendait.

— Vous voici, enfin, Nanniche, s’écria Mme Michel, indignée ! N’avez-vous pas de honte à rester, ainsi, au milieu de tous ces soldats ?

— Pourquoi aurais-je honte ? Je faisais mon service ; ces militaires viennent pour loger leurs bêtes ; il me fallait bien leur indiquer les écuries.

— Ce n’est pas votre office et Guillet, le charretier, était dans la cour.

— Je n’ai jamais rencontré Guillet quand j’ai eu besoin de lui ; s’il était là, je ne l’ai point vu.

— Dans tous les cas, vous ne deviez pas prolonger l’entretien, ni surtout permettre à ces soldats de se familiariser ainsi.

— Des familiarités !… Je voudrais bien voir ça ; ce n’est pas avec moi que c’est à craindre.

— Oh ! Nanniche ! Pouvez-vous dire ? L’un d’eux vous tenait par la taille.

— Je suis bien fâchée de le dire à madame, mais elle a rêvé pour sûr ; je ne me suis point aperçue de cela.

— Par exemple, c’est trop fort !

— Ce soldat aura fait un geste que madame, à distance, aura mal interprété.

— Enfin, Nanniche, je ne veux pas, si ce détachement séjourne quelque temps à Wattignies, que vous soyez toujours à converser avec les militaires.

— Madame, dit Nanniche, solennelle et mettant la main sur son cœur, je l’ai déclaré pas plus tard que ce matin à Mlle Valentine, moi, je suis patriote, j’aime la France et nul ne m’empêchera de témoigner mon amitié à ses défenseurs.

— Mais vous vous perdrez, ma pauvre fille ! Oh ! une nièce de Catherine.

— Eh bien, si j’oublie ma défunte tante, ce ne sera pas la faute de madame.

Mme Michel rentra dans la salle à manger, désespérée de son impuissance.

Grand-père Frantz, ayant cordialement pris congé des artilleurs, rentra à son tour.

— Mon père, s’écria la bonne dame, je n’obtiendrai pas qu’Annette se comporte de façon convenable.

— Ma fille, ne vous mettez donc pas martel en tête. Si quelqu’un de ces bons garçons l’enlève, il nous rendra un fameux service.

— Oh ! mon père, une nièce de Catherine !

Michel Stenneverck rentra pour déjeuner ; les siens l’attendaient avec impatience, car dans les petits pays le moindre événement prend de l’importance et chacun désirait savoir si ce détachement militaire séjournerait à Wattignies.

— Comment se fait-il, demanda grand-père Frantz, que de l’artillerie passe par ici ; nous ne sommes plus sur le chemin de la frontière.

— Mon père, ces batteries se rendaient à Hondschoote ; mais il paraît qu’une épidémie de typhus s’est abattue sur les chevaux, les cantonnements doivent être désinfectés et le commandant du groupe a reçu l’ordre de s’arrêter ici.

— Pour combien de temps ?

— C’est ce qu’on ignore ; on croit généralement que leur séjour se prolongera une partie de l’hiver.

— S’il en est ainsi, fit Mme Michel, je suis bel et bien perdue ; je ne ferai plus rien de Nanniche.

Son mari se mit à rire.

— Espérons, ma pauvre femme, que son enthou­siasme passera et qu’elle, se blasera sur le spectacle.

— Oh ! si j’étais bien sûre qu’elle s’en tint au spectacle.

— Père, demanda Valentine, avez-vous vu le commandant ?

— Le beau commandant ?… On m’a déjà présenté à lui ; c’est un homme aimable et je te concède, ma fille, que c’est un bien beau commandant.

— Nanniche m’a déjà rebattu les oreilles avec cet officier ; est-il vraiment si remarquable ?

— Absolument, ma femme ; tu le verras, car il fera des visites, s’il ne repart pas immédiatement.

— Chez qui va-t-il loger ?

— Je n’en sais rien ; j’ai rencontré notre maire qui m’a aimablement demandé si je préférais rece­voir un officier ou un certain nombre de cavaliers ?

Michel Stenneverck cligna de l’œil, en désignant sa fille.

— J’ai répondu, en le remerciant de la prévenance, qu’ayant de vastes locaux, j’aimais mieux recevoir de simples soldats.

En cet instant, la porte s’ouvrit et François Sten­neverck parut.

— Ne vous dérangez pas, dit-il, à sa belle-sœur qui se levait : continuez à déjeuner. Je passais et je n’ai pu résister au désir de vous faire part d’une nouvelle qui m’a bien amusé.

— Quoi donc, oncle François ? fit Valentine dont les yeux brillaient de curiosité.

— Gageons, fille d’Ève, que vous avez déjà vu le commandant ?

— Mon oncle, je ne ferai point de difficultés pour vous avouer que je l’ai contemplé, tout à mon aise, derrière mon rideau.

— C’est le commandant Belormeau et, ma foi, il faut convenir qu’il a de la branche… Or, devinez chez qui cet animal de Faverger a imaginé de le mettre en logement ?

Grand-père Frantz leva son index déformé :

— Chez Mlle Herminie de Batanville, dit-il.

— Vous y êtes, grand-père, avec vous il n’y a pas de plaisir ; vous trouvez tout de suite.

— C’est une vengeance !

— La pauvre demoiselle en aura la jaunisse.

— Un homme sous son toit et un militaire, par surcroît.

— Comment cela va-t-il se passer ?

— Vous devinez, reprit le brasseur, que les curieux s’en donnent à cœur joie. La mère Nicard, qui est bien la plus enragée commère que je connaisse, a élu domicile à la fontaine, afin de pouvoir surveiller la porte de l’hôtel de Batanville : on s’attendait à des scènes curieuses ; peut-être à une expulsion violente du beau militaire par la toute dévouée Benoîte…, rien de tout cela ne s’est produit. On a vu, à neuf heures, le commandant Belormeau, suivi de son ordonnance portant les cantines, sonner à la porte de Mlle Herminie. Benoîte est venue ouvrir ; il y a eu, entre elle et les arrivants, un assez long conciliabule, à la suite duquel les deux hommes sont entrés. Un quart d’heure plus tard, le commandant est ressorti, laissant l’ordonnance et les valises, ce qui a fait croire que les choses s’étaient arrangées, mais comment ?… Par quel miracle ! Bien des gens, et j’en suis, auraient donné deux écus pour assister à la séance… Sans écus, nous allons le savoir.

Ce matin-là, Mlle de Batanville, en robe de chambre et en caline de nuit, savourait ses rôties et son café à la crème, au coin d’un bon feu.

Sur ses genoux, son chat, Vicomte, descendant, lui aussi, d’une noble lignée, matou dodu et fourré, témoignait de sa satisfaction par un ronron assourdissant.

Benoîte allait et venait par la pièce, réparant le désordre matinal, tout en causant familièrement avec sa maîtresse. Les faits et gestes de Vicomte fournissaient la matière de ce premier entretien.

Ce chat était d’un caractère essentiellement fantasque. Tantôt il arrivait, ventre à terre, se jetait sur sa maîtresse, lui léchant les mains, l’assommant de coups de tête, lui prodiguant les marques d’une tendresse passionnée, généralement suivie des manifestations d’un appétit redoutable ; tantôt il était languissant et câlin, se laissait choir, sur le dos, avec des yeux mourants, des pattes recourbées en crochet et n’acceptait qu’un peu de lait avec un biscuit qu’il grignotait avec détachement ; ou bien, sans qu’on sût pourquoi, il se montrait d’une froideur déconcertante, montait l’escalier en s’arrêtant à chaque marche, se pourléchant avec obstination, sans daigner entendre les plus tendres appels ni paraître s’apercevoir des caresses. Ces matins-là, ordinairement, il n’avait pas faim.

L’humeur versatile de Vicomte tenait sa maîtresse en perpétuelle inquiétude et, suivant la loi illogique qui régit les cœurs humains, elle ne l’en aimait que mieux.

Donc, Mlle Herminie, ayant achevé son café, reposait sur un guéridon, placé à ses côtés, sa tasse de faïence à fleurs d’or quand un coup de sonnette énergique ébranla la maison.

Benoîte, qui pliait la couverture, demeura un bras en l’air.

— Qui cela peut-il être ?… La laitière et le facteur sont passés et ce n’est pas encore l’heure du boulanger.

Tandis qu’elle se livrait à des suppositions variées, un second coup de sonnette non moins impérieux retentit.

— C’est un pauvre peut-être ? dit Mlle Herminie.

— Il ne faudrait plus que cela, que les mendiants se mettent à sonner de cette façon.

— Regarde donc, Benoîte.

Celle-ci ouvrit la fenêtre et, de stupéfaction, faillit se laisser choir.

— Mademoiselle, clama-t-elle, en se retournant tout hébétée, mademoiselle ; ce sont des militaires.

— Des militaires ! s’écria Mlle Herminie, en sursautant au grand mécontentement de Vicomte ; sûrement ils se trompent d’adresse.

Benoîte, il te faut bien aller y voir ; mais ma bonne fille, sois prudente ; n’entre pas aisément en conversation avec ces inconnus.

— Mademoiselle sait bien qu’elle peut être tranquille, je vais les expédier, et rondement !

La servante descendit, ouvrit brusquement la porte et se trouva en présence du commandant Belormeau qui, une main sur la poignée de son sabre, de l’autre frisait sa moustache.

Benoîte, comme ses pareilles, pensa : « Oh ! le bel homme ! » et laissa, naïvement, voir sur son visage la couleur de ses pensées.

Le commandant, habitué à lire l’admiration dans les yeux féminins jeunes ou vieux, sourit avec complaisance, pas du tout blasé sur la saveur des hommages que lui valait sa belle mine.

— Ma bonne femme, dit-il, c’est bien ici que demeure Mlle de Batanville ?

— Oui, mon général, répondit Benoîte, troublée, et étonnée.

— Je ne suis que commandant ; le commandant Belormeau. Votre maîtresse peut-elle me recevoir ?

— Non, monsieur le commandant.

— Pourquoi ? Est-elle absente ?

— Non, monsieur le commandant.

— Est-elle malade ?

— Non, monsieur le commandant.

— Mais, alors ?…

— Mademoiselle ne reçoit pas les hommes.

— Quel âge a-t-elle donc ?

— Je ne suis pas indiscrète ; mais enfin, pour plus jeune que moi, elle ne l’est pas.

— Mais, alors ?… répéta véhémentement l’officier.

— C’est comme ça, fit Benoîte qui reprenait ses esprits et le ton qu’elle avait pour parler aux êtres masculins.

— Il faudra cependant bien que Mlle de Batan­ville me reçoive, ne serait-ce que pour m’apprendre ce que je dois faire de ce billet de logement.

— Qu’est-ce que c’est que ce papier-là ?

— L’ordre donné, par le maire de Wattignies, à Mlle de Batanville, d’avoir à me loger pendant la durée de mon séjour en cette localité.

— Il en a un toupet, ce maire-là ! cria Benoîte indignée. De quoi se mêle-t-il, je vous le demande ?… Envoyer un homme, deux hommes ! et des militaires encore ! chez une femme, non, deux femmes seules, pas mariées ! Ça ne se serait jamais vu !

— Voyons, ma bonne femme, reprit le commandant avec une commisération indulgente, il n’est pas pos­sible que vous soyez assez peu au courant de certains usages, pour ignorer que les soldats, au cours de leurs déplacements, logent chez l’habitant ?

Des souvenirs confus s’éveillèrent dans l’esprit de Benoîte.

— Donnez-moi votre papier, dit-elle, je vais le porter à mademoiselle.

Elle fit un mouvement pour refermer la porte au nez des intrus ; mais l’officier étendit vivement son sabre.

— Non pas, s’exclama-t-il, j’ai les pieds gelés ; je veux bien attendre, mais au coin d’un bon feu.

— Du feu, je n’en ai qu’à la cuisine, elle ne serait pas à la hauteur.

— J’irai volontiers à la cuisine ; voyons, ma bonne femme, déridez-vous.

De plus en plus renfrognée, au contraire, Benoîte fit entrer les deux hommes, leur passant des chaises de bois blanc, devant l’âtre.

— Voilà une bourrée, arrangez-vous, dit-elle, renonçant définitivement aux cérémonies.

Elle monta l’escalier quatre à quatre.

Mlle Herminie, ayant perçu le bruit de l’explication, l’attendait avec impatience.

— Qu’y a-t-il, Benoîte ?

— Une affaire extraordinaire, mademoiselle ; une chose comme on n’en a jamais vu ! Les deux militaires veulent loger chez nous !

— Mais cela ne se peut pas, fit la vieille demoiselle épouvantée ; je suis une femme seule ; cette prétention est inadmissible et inconvenante.

— Je le leur ai expliqué ; mais il paraît que c’est le maire qui a fait ce beau coup-là… Il nous en veut, sûrement ; je le disais à Mademoiselle que ce Faverger lui faisait des yeux comme des pistolets.

— Je ne sais pas, ma fille. Pourquoi m’en voudrait-il ? Je ne lui ai jamais fait d’offense.

— Mademoiselle n’a pas voulu le recevoir ; les hommes sont tous comme ça : ils veulent être reçus !

— Mais j’y songe, reprit Mlle Herminie, en prenant sa caline à deux mains, dans un geste d’anxieuse perplexité, autrefois, quand les passages de troupes étaient plus fréquents, c’est toujours à l’hôtel de Batanville que revenait l’honneur d’abriter l’officier le plus élevé en grade.

J’ai souvenir d’avoir vu, chez mon grand-père, des colonels, des généraux et même un maréchal de France… Tu faisais, ma fille, un jugement téméraire ; le maire n’a fait que son devoir en maintenant le privilège de ma maison ; je reconnais que c’est à moi qu’il échoit de loger ce commandant, si toutefois il n’a pas de supérieurs.

Qu’eût dit Blaise Faverger, s’il lui eût été donné de voir, ainsi, rater sa vengeance ?

— Je ne puis renvoyer le commandant, reprit Mlle Herminie, sans manquer à toutes les traditions patriotiques de ma famille ; d’un autre côté, installer un homme dans ma propre maison m’apparaît impossible.

— Alors, mademoiselle ? interrogea Benoîte, ouvrant ses longs bras, en un signe d’impuissance et d’incompréhension.

Mlle Herminie prit, à nouveau, sa caline entre ses mains et, soudainement, une inspiration sembla en jaillir.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, avec un soupir de soulagement ; je tiens une solution ! Le pavillon du jardin est encore en bon état ?

— Il est fermé ; il sent le moisi et il n’est pas meublé.

— Tu l’aéreras, tu le chaufferas et tu y transporteras les meubles de la chambre verte. Nous donnerons, au commandant, la clef de la petite porte. Il sera chez lui sans être chez moi, et j’aurai, s’écria Mlle Herminie, triomphante, concilié le souci de mon honneur patriotique avec celui des convenances, qui ne doit jamais abandonner une femme.

Il y avait longtemps que la bonne demoiselle n’en avait tant dit ; elle s’arrêta, tout essoufflée. Mais Benoîte levait au ciel des bras désespérés.

— Mademoiselle, je veux bien nettoyer le pavillon, balayer, épousseter, laver, faire tout ce que vous voudrez ; je veux bien y brûler nos meilleures bûches, si ça vous convient ; mais je ne peux pas y transporter, toute seule, les meubles de la chambre verte… de l’acajou massif,… un lit comme une chambre, une armoire comme une maison ; c’est pour le coup qu’il en faudra un homme !

— C’est vrai, je n’avais pas songé à cela, soupira Mlle Herminie… qui pourrions-nous demander de parfaitement convenable ?

— Convenable ou non, mademoiselle, je n’en connais pas.

— Peut-être cet officier pourrait-il te laisser son ordonnance pour t’aider à emménager ?

— Oui, je crois que ce garçon ferait mon affaire.

— Je compte, ma fille que tu seras très prudente et que tu demeureras aussi réservée au cours de ce travail en commun, que tu l’as toujours été ?

— Vrai, si mademoiselle doute encore de moi ?

— Je ne doute pas de toi, Benoîte, mais je sais qu’il faut se défier des hommes, des militaires surtout… Si tu allais trébucher dans quelque piège ?…

— Que mademoiselle, se rassure ; ils n’en tendront pas en mon honneur. Il y a trente ans, je ne dis pas.

— Ma fille, dit sévèrement Mlle Herminie, il n’y a pas d’âge pour une femme, en ce qui concerne sa pudeur et sa prudence. Va communiquer à cet officier l’arrangement que je lui propose et s’il lui agrée, prie-le de te laisser son ordonnance pour t’aider à l’aménagement du pavillon.

— J’y vais, concéda Benoîte ; mais ça va être rudement embêtant deux hommes comme ça, dans la cour. Si le grand n’avait pas eu tant de galons je les aurais expédiés à coups de manche à balai, sans consulter mademoiselle. Il aurait pu aller se plaindre à notre maire, j’en garde autant à son service… Et mademoiselle qui s’imagine qu’il a voulu lui faire honneur, comme du temps de son grand-père !… Elle est ma maîtresse, je n’ai pas à la contredire, mais je pense ce que je veux des prévenances de M. le maire…, et si jamais je peux les lui rendre…

Tout en monologuant, Benoîte descendait l’escalier elle rentra dans la cuisine.

Le commandant avait brûlé toute sa bourrée et s’étirait avec satisfaction devant la flamme claire, tandis que son subordonné, assis sur le bord de sa chaise, contemplait ses godillots.

— Eh bien ! ma bonne femme, s’écria l’officier, quelle nouvelle m’apportez-vous ? Me garde-t-on, dans ce noble logis ou me chasse-t-on honteusement ?

— Ma foi ! ni oui, ni non, répondit Benoîte.

— Expliquez-vous.

— Voici : mademoiselle dit que, du temps de son grand-père, les officiers de passage, les généraux, les colonels, toute la boutique, enfin, logeaient ici et qu’elle ne peut pas faire autrement que son grand-père.

— Alors ?…

— Mais elle dit aussi que c’est bien peu convenable, pour des femmes sans protecteur, d’installer comme ça des hommes dans la maison.

— Alors, quoi ? s’écria le commandant, impatienté.

— Alors, il y a un pavillon dans le jardin ; il y a deux chambres ; on vous fera du feu tant que vous voudrez ; on vous donnera la clef de la porte de sortie ; vous serez comme chez vous. Si ça vous convient, vous n’avez qu’à le dire.

— Mais ça me convient à merveille. Quand sera-t-il prêt, votre pavillon ?

— Ce soir, si vous voulez me laisser votre astiqueur pour transporter les meubles ?

— Volontiers ! Tu entends, Joseph, tu passes, pour la journée, au service de mademoiselle ?… Voyons, dites-moi votre nom ?

— Benoîte, dit-elle, un peu déridée.

— Donc, mademoiselle Benoîte, je vous laisse mon ordonnance ; c’est un garçon de tout repos ; il a laissé sa promise au pays et ne lui fait jamais d’infidélité, vous pourrez épousseter en sa compagnie, tant qu’il vous plaira et sans le moindre danger…

La servante haussa les épaules.

— Ne vous tourmentez pas de ça, monsieur le commandant. S’il ne marchait pas droit, allez, je ne serais pas embarrassée pour le remettre dans son chemin. Je ne suis pas si apeurée que mademoiselle.

Le commandant se mit à rire.

— C’est bon, dit-il, je vous laisse. Présentez mes hommages à votre maîtresse et faites en sorte que ma chambre soit prête ce soir. J’ai hâte de m’étendre dans un bon lit.

Le commandant sortit, faisant sonner ses éperons sur les dalles du vestibule.

Déjà, Joseph, un garçon court, au front carré et aux yeux doux, enlevait sa veste pour se mettre à la besogne.

Benoîte l’emmena dans le pavillon qu’ils commencèrent à nettoyer et pendant la première demi-heure de travail, étouffés par la poussière, ils ne soufflèrent mot. Mais quand ils y virent clair, Benoîte se décida à demander au garçon ; qui avait vraiment l’air d’un bien bon jeune homme, de quel pays il était.

Ce fut comme si elle ouvrait le conduit d’une source ; une lueur de joie brilla dans les yeux nostalgiques de Joseph Quellec et d’une voix douce, un peu basse, il se mit à décrire sa terre de granit au ciel gris perle.

Il évoqua, pour Benoîte, les chênes tordus par le vent du large ; les landes que les ajoncs fleurissent d’or, même au cœur de l’hiver et la mer, la mer sévère et belle, étalant ses vagues vertes ou bleues, crêtées d’écume, sur le sable fin de la grève ; puis il parla de son père, emporté par la tempête avec sa barque. La Marie-Jeanne, sur les récifs où ils s’étaient brisés ; de sa vieille mère qui gagnait son pain à raccommoder des filets en fumant sa pipe de terre brune ; enfin de sa promise, Marianick, la douce fille qui avait des cheveux d’or pâle, des yeux, couleur de la vague et qui portait, le dimanche, un tablier de soie et une croix d’argent à son cou. C’était un soir de pardon devant la bonne dame d’Auray, qu’ils avaient échangé leurs promesses.

Tout en parlant, Joseph ne s’arrêtait point de travailler et Benoîte l’écoutait, toute émue par sa simple histoire. Soudain, l’ordonnance jeta un coup d’œil à la pendule d’albâtre que la servante venait de rendre à la vie et poussa une exclamation de détresse.

— Qu’est-ce qu’il y a, fit Benoîte ; je parie que vous vous êtes pincé le doigt ?

— C’est bien pis, mademoiselle ; j’ai laissé passer l’heure de la soupe.

— Pour une fois, vos camarades vous la garderont bien ?

— Oh ! mais non, mademoiselle ; chacun pour soi, dans le métier militaire ; si vous n’êtes pas là, tant pis pour vous.

— Vous irez à l’auberge.

Il frappa, d’un geste éloquent, sur la poche de sa veste.

— Je n’en ai pas les moyens.

— Il faut le dire à votre commandant.

— Oh ! mademoiselle, je ne voudrais pas l’ennuyer de ça. J’ai oublié, j’en porterai la peine, ajouta-t-il avec un gros soupir ; seulement, d’ici la soupe de ce soir ; c’est long !…

Benoîte se gratta l’oreille…

Voilà-t-il pas qu’il lui prenait envie de faire déjeuner ce petit soldat… Mais que dirait mademoiselle, qui lui avait tant recommandé la réserve, si elle apprenait qu’elle en était déjà là ?…

Pourtant c’est dur de garder sa faim, quand on est jeune… Mademoiselle avait bon cœur, elle n’aimerait pas à laisser pâtir personne ; elle ne blâmerait pas Benoîte, pour si peu… Et puis, enfin, elle lui conterait cela, plus tard, quand elle aurait mieux le temps.

— Mon garçon, dit-elle, j’ai bien une tranche de veau rôti…

— Oh ! mademoiselle, fit Joseph, en rougissant jusqu’aux oreilles, ce n’est pas pour cela que je vous ai dit…

— Laissez donc ; d’abord ce rôti, je n’en sais pas que faire ; puis mes poules ont pondu.

— Mademoiselle, la viande, ça suffit.

— Asseyez-vous là, devant cette petite table.

— Je ne veux pas vous causer tant de dérangement ; j’irai bien à la cuisine.

— Non, fit vivement Benoîte ; ça ne plairait peut-être pas à mademoiselle ?… vous comprenez, des femmes seules ?…

Franchement, non, Joseph Quellec ne comprenait pas les scrupules de la servante, mais il la trouvait, en cet instant, infiniment séduisante ; pas à la façon de sa promise, bien entendu.

En un tour de main, Benoîte eut disposé ses victuailles sur la table, entre une miche tendre et une bouteille de vin.

Le pauvre Quellec qui avait passé la nuit sur la route et qui trimait depuis l’aurore, souriait à ces préparatifs.

— Oh ! mademoiselle, répétait-il, confus, vous êtes trop bonne ; mais, vrai, j’ai grand’faim.

— Mangez donc, mon cher enfant, fit Benoîte. Elle se mordit la langue… elle avait dit : mon cher enfant… Mademoiselle trouverait cette appellation trop amicale ; elle dirait qu’elle sortait de la réserve… Enfin, il n’était plus temps et puis, comment l’appeler ce petit ?…

Résolument, elle reprit : 

— Mangez tout à votre aise, mon pauvre enfant ; pendant ce temps-là, je vais faire déjeuner, mademoiselle.


IV


Il faisait un temps glacial : un vent cinglant, un brouillard épais et il tombait, par intervalles, des averses d’une neige impalpable qui vous piquait au visage, comme des milliers d’aiguilles.

Joseph Quellec entassait les bûches dans la che­minée de son commandant ; puis il interrogeait, d’un œil inquiet, la nuit qui se faisait plus opaque et prêtait l’oreille pour saisir, au milieu des gémisse­ments de la bise, le bruit bien connu des pas de son officier.

Le Breton avait, pour son commandant, un véri­table culte, un dévouement de chien fidèle et une sollicitude de nourrice ; il demeurait en extase devant sa beauté virile, son aménité coutumière et son grade élevé.

Son commandant avait toujours raison, agissait toujours bien et disait mieux encore ; à celui qui eût prétendu le contraire, le paisible, le magnanime Quellec eût été tout prêt à faire rentrer ses paroles dans la gorge.

Le brave garçon s’inquiétait donc quand son commandant se mettait en retard, et il faut avouer que cela lui arrivait souvent, étant très fêté partout où il passait.

Or ce soir-là, Joseph pensait que son supérieur, n’ayant pas eu le loisir de faire de connaissances, devait, par ce temps déplaisant, éprouver le besoin de venir se chauffer.

L’honnête Breton poussa donc un soupir de soula­gement quand il entendit grincer la clef dans la ser­rure, et les feuilles mortes du jardin crépiter sous les bottes du commandant.

Il s’empressa de lui ouvrir, avec un sourire de bienvenue.

— Brou ! Quel temps ! fit celui-ci, en lui passant son manteau mouillé. Je suis transpercé jusqu’aux moelles.

« À la bonne heure, voici un feu réjouissant ! »

Le commandant Belormeau se laissa choir dans le vaste fauteuil de velours, jeta son colback, poudré de neige, sur la table et passa sa main dans les ondes lustrées de sa chevelure.

Joseph se tenait discrètement sur le seuil de la porte.

— Mon commandant n’a pas besoin de moi ?

— J’ai besoin de causer un peu avec toi ; viens t’asseoir, mon brave Joseph.

Cela se passait, ainsi, tous les soirs.

Malgré les invitations répétées de son supérieur, l’ordonnance ne s’était jamais permis de s’asseoir, en face de lui, sans y être autorisé ; mais il ne se le faisait pas redire. Il faut convenir que le comman­dant Belormeau n’avait point de morgue et que c’était un homme d’une bien agréable humeur.

La nature qui l’avait comblé de tous les dons physiques, s’était montrée un peu plus parcimonieuse, au moral ; le commandant avait l’esprit court et le cœur léger ; mais, comme sa conversation était empreinte de bienveillance, qu’il avait vu beau­coup de choses et de gens, qu’il était bon pour ses hommes, correct dans son service, bien peu s’apercevaient de ce qui pouvait lui manquer sous le rap­port de l’intelligence. Il n’y avait personne pour s’étonner de son avancement rapide, car le comman­dant ne comptait que quarante ans et il paraissait plus jeune encore.

Peut-être, en temps de guerre, se fût-il montré insuffisant ; mais la France jouissait, alors, d’un peu de paix et c’était un officier extrêmement décoratif.

Quant à son cœur, on ne pouvait dire qu’il fût vaste, ni profond ; il était plutôt d’un accès très facile ; seulement la porte de sortie y voisinait de bien près avec celle d’entrée.

Le commandant, bienveillant aux hommes, était tendre, à l’excès, avec les femmes. Il ne pouvait demeurer, en tête à tête, avec l’une d’elles, sans se sentir épris, mais épris, avec une sincérité qui éclatait sur son visage et qui, selon les cas, pouvait durer de cinq minutes à cinq semaines.

Les images se succédaient dans son cœur, toutes aimables, toutes charmantes, toutes chères.

Il aimait celle-ci, parce qu’elle était blonde, celle-là, parce qu’elle était brune ; telle autre, parce qu’elle n’était ni l’une ni l’autre et, le malheur, c’est qu’il les aimait toutes en même temps.

La tonne foi indiscutable du commandant Belormeau était ainsi extrêmement dangereuse pour les jeunes personnes inexpérimentées que le destin mettait sur sa route. Il avait, devant une femme, un tel air d’admiration naïve, qu’il était bien rare que celle-ci n’en fût pas touchée.

Venant d’un tel homme, l’hommage acquérait une spéciale valeur.

Le commandant Belormeau était donc un redoutable séducteur ; non qu’il fût pervers, non qu’il combinât des plans machiavéliques ou qu’il préméditât ses conquêtes.

Déjà, il avait fait couler bien des larmes, quand un brusque départ de son détachement ou la non moins brusque révélation du partage indéfini de sa tendresse venait atteindre, en plein cœur, celles qui se croyaient tant aimées. Le commandant parlait très volontiers de ses succès ; il feuilletait ses souvenirs comme un album d’images qu’il faisait défiler devant les yeux admiratifs de son ordonnance ; celui-ci trouvait tout naturel que son commandant fût adoré de toutes les femmes et non moins naturel qu’il les trahit les unes après les autres.

Donc, M. Belormeau, s’étant fait retirer ses bottes, tendait avec une évidente satisfaction, ses pantoufles à la flamme, tandis que le vent s’élevait en tempête et rugissait autour du pavillon.

— On n’est vraiment pas mal, ici, dit-il, en jetant un regard circulaire sur sa chambre ; le logis est confortable, mais il n’est pas assez gai ! C’est lugubre d’entendre dans les grands arbres, le vent hurler comme un loup… Ça ne te fait rien, toi, Joseph ?

— Non, mon commandant, chez nous, la mer mène un autre tapage.

— Ce bruit-là t’a bercé, vois-tu, moi je suis fait pour le monde et sa gaîté, la solitude m’oppresse.

— Mon commandant aura bientôt des connaissances.

— J’en ai fait, aujourd’hui ; j’ai rendu des visites et je compte, déjà, plusieurs invitations à dîner.

— Tant mieux, fit Joseph, épanoui, cela distraira mon commandant.

— J’ai été chez le maire, chez le notaire ; ce sont de bonnes gens, mais pas récréatifs ; puis j’ai vu les notables commerçants ; deux d’entre eux, deux frères, les MM. Stenneverck m’ont particulièrement plu ; ils ont une fille l’un et l’autre et ce sont bien les plus ravissantes créatures que j’aie jamais rencontrées !

Le commandant était de bonne foi, quoiqu’il eût déjà rencontré cent femmes aussi accomplies, en maints endroits divers.

— Ces demoiselles étaient ensemble et je crois qu’elles feraient bien d’y rester, tant elles se font valoir, l’une, l’autre, ajouta-t-il d’un ton pénétré.

Quellec, assis sur l’extrême bord de sa chaise, donnait tous les signes de la plus sympathique attention.

— Mlle Minna, reprit le commandant, un Greuze, mais cela ne te dit rien ; imagine-toi un minois espiègle, des cheveux d’or, une fraîcheur de rose du Bengale ; sa cousine, Mlle Valentine, une brune, à la chaude pâleur, des yeux d’Orientale, un air de langueur adorable ; une rose thé, celle-ci… Je te jure, Quellec, que s’il m’était donné de le faire, je ne saurais laquelle choisir.

Et d’une voix mâle et bien timbrée, le commandant entama une romance, alors, à la mode :

— « Entre les deux, mon cœur balance. »

— Demain et après-demain, reprit-il quand il eut terminé son couplet, je dînerai chez le maire et chez le notaire ; Mme la mairesse ne peut m’offrir qu’un intérêt culinaire, si j’ose dire… quant à Mme la notairesse, elle fut belle ; hélas ! il y a quarante ans !… Mais la semaine prochaine ; je serai dédommagé, car je prendrai place à la table du père de la délicieuse Minna.

François Stenneverck avait, en effet, adressé dès sa première visite, une cordiale invitation au commandant Belormeau. Son frère, Michel, se réservait d’en faire autant, mais Valentine avait pris mal à la gorge. À la moindre indisposition, on couvait la jeune fille. Elle ne sortirait point d’ici huit ou quinze jours et l’on attendrait son complet rétablissement pour fêter le commandant.

Mme François et Gertrude furent fort affairées par les préparatifs du dîner ; la grande salle éclairée, bien chauffée, décorée de houx et de sapin, avait, par la glaciale soirée d’hiver, un aspect des plus accueillants quand l’officier fit son entrée.

Les cinq garçons astiqués et lustrés gardaient une sagesse exemplaire ; Minna, en robe blanche, une rose de Noël au corsage, était délicieuse ; le brasseur et sa femme, aussi rubiconds l’un que l’autre et fort réjouis tous les deux, s’entendaient pour mettre leur convive à l’aise. Il n’y avait que Pierre Artevelle, également invité, qui se montrât d’une humeur revêche tout à fait inaccoutumée.

La cuisine de Gertrude était savoureuse ; les vins de la maison très capiteux. Les garçons n’avaient pas tardé à sortir de leur mutisme de commande. À la faveur de tout cela, le commandant Belormeau buvait, littéralement, Minna des yeux.

Celle-ci faisait, mon Dieu, ce qu’elle avait de plus sage à faire, feignait de ne pas s’en apercevoir ; mais Pierre pris d’un accès de jalousie féroce, eût voulu qu’elle fût hautaine, impertinente, voire même agressive. Minna devinait très bien ce qui se passait dans l’esprit de son fiancé, mais résolut, par taquinerie de ne le rassurer, ni d’un regard, ni d’un petit mot, glissé en aparté. Car, enfin, il ne lui eût pas été impossible de le rejoindre, quand prétextant l’éloignement de sa demeure, il se leva pour prendre congé. Elle n’en fit rien et Pierre partit dans le plus méchant état d’esprit qu’il eût jamais ressenti. Le commandant, au contraire, lorsqu’il se retira une heure plus tard, comblé d’amitiés, de prévenances, de cordiales et pressantes invitations pour la durée de son séjour, regagna son pavillon, en retenant, sous ses paupières l’image d’une jeune fille vêtue de blanc et auréolée d’or, et il s’endormit dans le plus profond enchantement.

Pierre Artevelle avait été décidément mordu par le serpent de la jalousie ; le baudrier, les épaulettes, le plumet et la flamme rouge du commandant Belormeau scintillèrent, toute la nuit, dans ses rêves. Dès le lendemain, ne tenant plus en place, il enfourcha son cheval et retourna chez François Stenneverck. Minna travaillait à sa place accoutumée et la salle ne gardait d’autres traces du dîner de la veille que les touffes de verdure résineuse demeurées dans les corbeilles.

Pierre était sombre, grincheux, hérissé et Minna se sentait justement d’humeur un peu moqueuse.

L’accès jaloux de Pierre ne lui déplaisait pas : elle eut envie de faire durer le plaisir.

Le jeune homme à peine assis, ouvrit le feu.

— Eh bien ! vous l’avez eu, votre commandant, dit-il, avec aigreur !

— Nous l’avons eu et nous l’aurons encore.

— Évidemment, s’il ne revenait point, ce ne serait pas faute d’en être prié. Votre père l’a littéralement comblé d’invitations.

— N’était-ce point tout naturel ?

— Moi, je ne comprends pas ces engouements subits, ces avances pressantes à un inconnu.

— En la circonstance, cela s’adresse moins à l’homme qu’au soldat.

— Pour mon compte, ce bellâtre m’a été absolument antipathique.

— Pas à moi.

— Il m’a toujours semblé que la beauté était ridicule, chez un homme.

— Pas à moi.

— Vous l’avez assez prouvé. 

— Que voulez-vous dire, Pierre ? lança Minna en mordant son fil, d’un petit air détaché.

— Que vous avez laissé, au commandant, tout le loisir de vous contempler.

— Souhaitiez-vous que je lui jetasse le contenu de mon verre à la tête ?

— Une femme a d’autres moyens pour faire entendre, à un homme, que son attitude lui déplaît.

— Mais elle ne me déplaisait pas.

— S’il en est ainsi, proclama Pierre, en se levant brusquement, je ne sais pas ce que je fais ici.

Avant que Minna ait pu esquisser un geste, le jeune homme était parti, en claquant la porte.

Persuadée qu’il s’agissait d’une fausse sortie, Minna se mit à rire et continua sa couture.

Au bout d’un quart d’heure, ne le voyant pas reparaître, elle alla jusqu’à la cuisine.

Gertrude, ses lunettes relevées sur le front, écossait des haricots.

— Tu n’as pas vu Pierre, demanda la jeune fille ?

— Ma petite Minna, il vient de partir, d’un air tout encoléré ; je lui ai demandé pourquoi il n’attendait pas notre maître, je ne sais pas, ma foi, s’il a entendu.

Minna demeura tout interdite… Est-ce que ce fou de Pierre avait pris au sérieux son admiration pour le commandant Belormeau ?… Est-ce qu’il n’avait pas vu qu’elle plaisantait ?

— Bah ! fit-elle, avec un sourire confiant, je dissiperai le nuage à notre première entrevue.

Mais Pierre ne reparut pas de la semaine. Il avait, il est vrai, averti François Stenneverck, par un petit mot, qu’il devait s’absenter, et ce n’était peut-être pas un prétexte, après tout.

En revanche, le commandant Belormeau, chaleureusement accueilli par ses hôtes, venait déjà, en intime, dans la maison du brasseur.

Un jeudi, Mme François, ayant à acheter, pour ses fils, des gants et des sabots fourrés, profita du jour de congé pour les emmener faire ses emplettes.

Minna demeura à la surveillance du logis. Le commandant Belormeau se présenta et Gertrude ne crut pas devoir faire de façon pour l’introduire près de sa jeune maîtresse. Celle-ci accueillit aimablement son visiteur.

Elle ne se sentait nullement troublée par le tête-à-tête et avait quelques velléités de punir Pierre de son mauvais caractère.

— Asseyez-vous, commandant, dit-elle, en rejetant son ouvrage dans sa corbeille.

— Continuez à travailler, je vous en prie, mademoiselle Minna ; j’aime tant à voir voltiger vos jolis doigts.

Elle reprit volontiers son dé et son aiguille et le commandant commença à la considérer avec la plus sympathique attention.

— Comme vous semblez préoccupé, commandant remarqua Minna qui trouvait que cette muette contemplation avait assez duré.

— Préoccupé, n’est pas le mot, mais je songeais que je n’avais jamais vu plus délicieuse créature que vous.

Elle se mit à rire.

— J’aimerais bien savoir à combien de femmes vous avez fait, déjà, cette déclaration ?

— Franchement, mademoiselle Minna, dans ma carrière, au cours de mes déplacements, je ne saurais nier que j’ai rencontré bien des femmes charmantes.

— À qui vous l’avez dit ?

— Mais oui. Ce que j’affirme, c’est qu’elles ne l’étaient pas à votre façon.

— Je suis un genre spécial, fit-elle, très calme, en enfilant son aiguille ?

— Ne pensez-vous pas qu’il en est, des femmes, comme des fleurs, qui ont des charmes différents et qu’on aime de diverses manières ? Voyez, dans un jardin, l’œillet ne ressemble point à la rose ; la pensée n’a rien de commun avec la tulipe. N’aimez-vous pas l’une et l’autre fleur ; ne seriez-vous pas bien embarrassée de choisir ?

Pour être véridique, le commandant eût pu étendre sa comparaison ; car il ne dédaignait pas non plus les fleurs des champs, pas même les corolles un peu poudreuses qui pouvaient s’ouvrir dans une cour d’auberge… Avec Minna, il ne sortit point des plates-bandes.

— Alors, commandant, vous faites des gerbes ?

— C’est cela ; des gerbes de souvenirs poétiques et tendres !… Ah ! si vous le permettiez, vous seriez une très jolie fleur à joindre à ma sentimentale cueillette.

— Je tiens à demeurer sur ma tige.

— Vous êtes une petite rose sauvage.

— Vous savez, alors, qu’elles sont bien pourvues d’épines.

— Vraiment, ne me donnerez-vous pas un léger souvenir des instants charmants qu’il m’est permis de passer près de vous ?… Une boucle de vos cheveux d’or ?

— Par exemple, commandant ! Je tiens essentiellement à tous mes cheveux.

— Ce ruban qui palpite à votre corsage ?

— Vous le voyez mal ; il est élimé.

— Ce dé d’argent qui scintille à votre doigt ?

— Mon dé ! Quelle demande outrecuidante ! Il me fait trop grand besoin et je ne me pardonnerais pas de le remettre entre vos mains oisives.

— Je vois bien, dit le commandant, d’un air de très sincère regret que, sous votre air riant, vous êtes une petite personne bardée de fer.

— Et je m’en flatte, commandant.

— Mais vous ignorez la vie… Ah ! si mon séjour ici se prolonge, je veux trouver le défaut de votre cuirasse… mademoiselle Minna, je veux, je le jure !

Toute une armée de pieds se fit entendre dans le vestibule ; c’était Mme François qui rentrait avec sa bande pourvue de sabots neufs ; son arrivée coupa en deux le serment du commandant et Minna ne sut pas quel moyen il comptait employer pour l’amener à résipiscence.

Les choses, quelquefois semblent prendre un malin plaisir à brouiller les affaires des hommes.

Ce jour-là, Pierre Artevelle s’était éveillé en dispositions repentantes.

Il se reprochait véhémentement d’avoir agi comme un jeune imbécile avec le commandant Belormeau ; comme une brute avec sa jolie Minna qui n’avait pas commis d’autre crime que de rire de son accès de jalousie subite et de se laisser admirer, avec un peu de complaisance — oui, vraiment, elle y avait mis un peu de complaisance — par le brillant officier.

Mais, enfin, elle comptait dix-huit ans ; on ne pouvait lui demander d’avoir l’expérience et l’austérité d’une matrone. Si, au lieu de se fâcher, il lui avait dit gentiment que l’admiration du commandant lui était désagréable, Minna n’eût pas persévéré dans son attitude peu conciliante.

Ayant, ainsi, médité sur ses torts, Pierre Artevelle avait enfourché son cheval et pris la route de Wattignies.

Il pénétra dans la cour de la brasserie, une demi-heure après le départ de Mme François et de sa bande. Il mettait pied à terre quand Gertrude parut sur le seuil de la cuisine.

— Bonjour, monsieur Pierre, s’écria la bonne femme ; il y avait longtemps qu’on ne vous avait vu.

— C’est vrai, Gertrude, j’ai eu à faire. Mme Stenneverck est-elle ici ?

— Non, monsieur Pierre, elle a profité du jour de congé pour emmener les garçons en emplettes ; croiriez-vous que les sabots qu’ils ont eus pour la rentrée des classes, sont déjà usés ? C’est ruineux une bande comme cela !

— Minna est-elle sortie avec eux ?

— Non, monsieur Pierre, répondit Gertrude qui n’y entendait pas malice ; elle est dans la salle à manger et M. le commandant lui tient compagnie.

Pierre devint pourpre et étouffa un juron.

— Est-il arrivé depuis longtemps, reprit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente.

— Pas loin d’une heure. Ah ! il ne s’ennuie pas chez nous ce beau monsieur.

Pierre sauta en selle et fit volter son cheval.

— Eh bien, monsieur Pierre ?… remarqua Gertrude abasourdie ; ça ne doit pas vous gêner pour entrer, au contraire.

— Je reviendrai plus tard, dit le jeune homme en poussant sa bête.

— Ah ! c’est bon, alors, reprit la vieille servante, rassurée.

Mais Pierre ne revint pas et quand Minna apprit sa malencontreuse visite, elle se sentit toute inquiète.

Est-ce que vraiment sa jalousie était sérieuse ? Est-ce qu’elle avait eu tort de le taquiner à ce sujet ?

Si elle avait tenu, pendant un quart d’heure, et même moins, son ami d’enfance, en tête-à-tête, elle n’eût pas été embarrassée pour dissiper le nuage, mais si Pierre, boudeur, s’obstinait à la fuir, qu’adviendrait-il de cette fâcherie ?

Pendant les jours suivants, la jeune fille guetta sans cesse, la venue de Pierre Artevelle, mais il ne se montra point.

Sa mère, absorbée par les mille soucis de son intérieur, n’en fit point la remarque, mais plusieurs fois, son père en se mettant à table demanda :

— Pierre n’est pas venu ? Cela me surprend.

Il est vrai qu’il était tombé de la neige en abondance et que la route était défoncée.

Dans cette disposition d’esprit, la jeune fille ne se sentait pas d’humeur à répondre aux propos galants du commandant. Sans affectation, elle esquiva plusieurs de ses visites. Il s’en montra fort déçu. Il sentait bien que cette jolie fille n’était pas très impressionnée par son prestige et qu’elle restait, en sa présence, remarquablement libre de son esprit et de son cœur.

Le commandant, n’étant pas habitué à l’indifférence, s’y résignait mal.

Par un beau jour d’hiver, comme il quittait la maison du brasseur, assez fâché de n’y avoir rencontré que Mme François, Belormeau trouva au bout de la rue, Minna qui rentrait.

— Oh ! s’écria-t-il, en donnant tous les signes du plus vif désappointement, je n’ai point de chance ! Mademoiselle Minna vous voici et je pars ! Si j’avais su j’aurais prolongé ma visite de quelques instants.

La jeune fille ne répondit que par un sourire et n’offrit point de revenir sur ses pas.

— Je ne vous vois plus, dit l’officier.

— Je suis souvent occupée ; maman a besoin d’être aidée.

— Je crois bien plutôt que vous me fuyez !…

Minna ouvrit de grands yeux étonnés.

— Et pourquoi vous fuirais-je ? commandant.

Il parut un peu embarrassé.

— Je veux dire que vous ne semblez pas partager mon désir de vous entretenir…

— Nous nous sommes entretenus bien souvent, déjà.

— Mais pas intimement, nous ne sommes jamais seuls.

— Je ne comprends pas très bien, commandant.

— Vous y mettez de la mauvaise volonté. Ne pourrions-nous nous rencontrer quelquefois ?

— Je suppose que si, puisque j’habite la maison de mes parents et que vous la fréquentez.

— Je veux dire : nous rencontrer ailleurs ?…

— Décidément, je ne comprends pas du tout. Je suis pressée, commandant, souffrez que nous en restions là…

Elle fit un petit salut très sec et s’éloigna d’un pas rapide.

Lui demeura, à la même place, très déconfit, n’ayant pas cru l’offenser à ce point.

Pourtant, Minna était très fâchée.

Pour, qui le commandant la prenait-il ? Lui avait-elle donné l’occasion de se tromper ? Si Pierre eût entendu ses paroles, ne l’eût-il pas cru ?

La jeune fille rougissait comme si quelques roseaux perfides allaient, dans le vent, les répéter à celui-ci. Elle eut envie de prier ses parents de fermer leur porte à l’officier.

Puis elle songea que cette mesure provoquerait beaucoup de commentaires, que ses parents eux-mêmes seraient tentés de s’exagérer l’incident qui l’avait motivée.

Pierre ferait de même…

Ah ! elle était bien bonne de tant se soucier de ce que penserait Pierre.

Où était-il à cette heure ? Que faisait-il ? Était-ce possible qu’il ne l’aimât plus !

Comment le saurait-elle, s’il s’obstinait à la fuir ?

Une grande détresse emplit le cœur honnête de Minna.

— Si demain, s’écria-t-elle, il ne paraît point, j’irai conter tout cela à grand-père.


V


Le commandant Belormeau avait été également reçu chez Michel Stenneverck, le filateur. Il trouva dans la maison de celui-ci plus de luxe que chez son frère, mais une moins grande liberté d’allures ; il aurait été tenté de s’en plaindre, s’il n’eût deviné, chez Valentine, un terrain extrêmement propice à ses entreprises sentimentales.

La jeune fille avait-elle négligé de suivre le conseil de Minna ? N’avait-elle point prié Dieu d’éclairer sa route et la Vierge Marie de la garder de tout danger ? Avait-elle refusé d’entendre le cri d’alarme de son ange gardien ?

Il faut le croire, car son âme traversait une de ces heures troubles et mauvaises qui passent, parfois, sur la jeunesse, comme des nuées d’orage sur le ciel de mai.

Tendre, émotive à l’excès, mal défendue par une éducation trop douce, absolument inexpérimentée des choses de la vie, Valentine devait être la proie qui se jette, d’elle-même, dans les rets du chasseur.

À l’appel romanesque de son cœur, en quête d’une émotion inconnue, la venue du commandant Belor­meau semblait répondre. Elle était tentée d’y voir une solution préparée par la Providence, et, il faut avouer, que le bel officier avait tout ce qu’il fallait pour achever de troubler ce cœur de jeune fille. Le danger devint d’autant plus grand que le commandant, avec sa facilité accoutumée, s’éprit lui-même de Valentine ; elle revêtait, à ses yeux, le charme par excellence ; elle l’admirait sans réserve et l’encens qui montait de ce cœur candide, lui était infiniment agréable.

Il ne la voyait guère sans témoins ; toujours la mère ou l’aïeul étaient en tiers ; il ne pouvait, comme avec Minna, mettre directement, la conversation sur le thème qui l’occupait, mais ses yeux parlaient pour lui et tenaient à Valentine, un bien éloquent langage.

Partout, elle rencontrait ce regard d’homme ; il la suivait, par la pièce, quand elle servait le café dans les tasses de porcelaine transparente, et quand elle sortait, il était bien rare qu’elle ne trouvât pas le commandant sur son chemin.

La jeune fille éprouvait un trouble grandissant.

Quoique les lèvres du commandant Belormeau fussent demeurées muettes, elle croyait à son amour, aussi fermement que si elle en avait reçu l’aveu.

Dans la naïveté de son cœur, Valentine n’avait jamais pensé que ce sentiment pût être un passe-temps sans conséquence, un plaisir d’un instant. Pour elle, un grand amour, ne pouvait trouver, son aboutissement logique que dans le mariage ; elle vivait donc dans l’attente fiévreuse du jour, où le commandant demanderait sa main.

Être sa femme !… Vivre de sa vie dans le monde brillant qu’il lui ferait connaître ! Cette évocation la grisait délicieusement. Cependant, la pensée de Philippe, qu’elle avait cru pouvoir chasser comme un souvenir importun, l’obsédait au milieu de ses rêves et prenait, dans sa conscience, la douloureuse acuité d’un remords.

Valentine se gardait bien de laisser deviner ce qui se passait en elle. Dans sa mère, son grand-père, sa cousine, elle devinait d’instinctifs ennemis de son nouveau bonheur ; quant à Dieu, qui eût dû être son premier et intime confident, un malaise inexpliqué l’en éloignait.

Il lui semblait qu’il représentait la cause de Philippe, comme étant celle du devoir et qu’il lui demanderait, si elle remettait son âme entre ses mains, le sacrifice du sentiment passionné qui l’avait subitement envahie.

La jeune fille ne se sentait pas prête à l’accomplir.

L’entourage de Valentine ne semblait rien deviner de ce qui l’agitait.

Ses parents, par une aberration qui se retrouve chez beaucoup d’autres, ne faisaient pas de rapprochement entre l’homme mûr, de condition si différente de la leur, qu’était l’officier d’artillerie et la toute jeune fille qu’ils continuaient à considérer comme une enfant.

Grand-père Frantz, en dépit de sa perspicacité, agissait de même. Il eut dressé l’oreille à un propos équivoque ; il se fut alarmé d’assiduités trop grandes ; le siège silencieux que le commandant entreprenait autour du cœur de Valentine échappa à ses vieux yeux.

Il n’y avait que deux êtres qui eussent saisi, au vol, dès le début les espoirs de l’officier :

Philippe qui, très fier et doutant de lui-même, s’effaçait devant le rival sans essayer de le combattre et Nanniche qui, femme et femme jalouse, avait flairé le roman avant même que le premier chapitre ne fût écrit.

Si le fiancé, timide et attristé, se retirait sous sa tente, Nanniche ne l’imitait point.

Elle multipliait les entrées dans la salle ; venait, avec un louable empressement, demander des ordres ou faire, à ses maîtresses, les communications les plus inattendues.

Le commandant ne semblait pas la voir et Valentine, certes, ne la voyait point.

Ah ! qu’elle planait loin de Nanniche !

Mme Michel, plus portée à surveiller sa servante que sa fille ayant eu, jusqu’à ce jour, de bonnes raisons pour cela, détournait souvent ses yeux soup­çonneux, du beau couple qui s’entretenait près de la fenêtre, pour suivre la ronde silhouette de la nièce de Catherine.

C’était toujours à son beau-père qu’elle faisait part de ses observations.

— Avez-vous remarqué, mon père, comme Annette est insupportable ; dès que nous avons un visiteur, il lui faut trouver un prétexte pour entrer.

— Surtout quand le visiteur est le commandant Belormeau.

— Cela ne vous a pas échappé, mon père ? Cette fille est d’une effronterie.

— Que voulez-vous, ma bru, un chien regarde bien un évêque, comme on dit chez nous ; pourquoi Nan­niche ne regarderait-elle pas un officier si bien équipé ?

Mme Michel lissa, de son doigt, son front soucieux.

— L’attitude du commandant est absolument correcte, reprit-elle ; pourtant, je me demande si au cours de ses allées et venues, dans la maison, il ne se laisse pas un peu arrêter par Nanniche.

— Vous vous faites des imaginations, ma bru ; un homme de ce rang n’a guère de familiarités avec une servante.

— Je le pense ; pourtant… ne trouvez-vous pas, lorsque le commandant nous visite, qu’il s’écoule toujours un temps assez long entre son coup de sonnette, et son entrée dans le parloir.

— Si Nanniche lui tient conversation, dans le couloir…

— Elle en serait bien capable, mon père…, puis il y a encore autre chose… Le soir, quand le commandant se retire, je puis me rendre à la cuisine, Nanniche est introuvable.

— Vous la soupçonnez de lui faire la conduite ?…

— À lui, à d’autres, je ne sais… Avant-hier, j’ai regardé par la fenêtre du fruitier, le point rouge d’un cigare brillait sous les marronniers ; qui était-ce ? le commandant, son ordonnance, un autre ?…

— Interrogez Nanniche.

— Cela me servirait bien ! Pauvre Catherine ! qui eût pensé que son legs nous embarrasserait si fort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’amour, en prenant possession du cœur de Valentine, s’était fait suivre de son habituel cortège de tourments ; elle gardait, au milieu de l’enchantement de la passion, un manque de foi, une absence de certitude qui la faisaient souffrir, quoiqu’elle refusât de se l’avouer.

Elle s’étonnait que le commandant n’eût pas déjà dit le mot décisif qui devait changer son rêve en une lumineuse réalité.

Ce mot, n’avait-il pas la liberté de le prononcer ?

Elle connaissait peu les choses du monde militaire…, l’officier devait-il s’assurer de l’agrément de ses chefs, avant d’engager sa vie ? Peut-être attendait-il une autorisation nécessaire ?

La jeune fille vivait dans la crainte anxieuse d’un brusque départ ; à grand-père Frantz qui l’interrogeait à ce sujet, le commandant n’avait-il pas répondu qu’un soldat doit toujours être prêt à plier sa tente ; qu’il ne savait jamais, le matin, s’il coucherait le soir à Wattignies et que ses batteries devraient être sur la route deux heures après l’ordre de ses chefs.

La pensée d’une séparation imminente la glaçait d’effroi ; parfois, la nuit, elle s’éveillait, le cœur battant, ayant cru entendre une rumeur insolite ; dans le ronflement du vent dans sa cheminée, elle croyait distinguer le bruit des caissons s’éloignant dans l’ombre ; à l’aube, son inquiétude la jetait hors de son lit et elle courait, pieds nus, à sa fenêtre, s’assurer que le détachement n’était point parti. Jalousement, Valentine cachait, à tous les yeux, cette perpétuelle anxiété qui faisait parfois monter à son front une rougeur de malaise ; seule, Nanniche, par inadvertance, par un secret instinct déplaisant, mettait, à chaque instant, le doigt sur la plaie.

Quand elle entrait, le matin, dans la chambre de sa jeune maîtresse, pour lui porter son café et ses rôties, elle avait toujours à lui faire quelque communication de ce genre :

— Pour le coup, demoiselle, on dit que les artilleurs vont partir.

— On l’a dit tant de fois, répondait Valentine, d’un air détaché.

— Oh ! cette fois, il doit y avoir du vrai ; le fourrier a réglé l’avoine et le foin des chevaux.

Ou bien Nanniche, en soufflant le feu, soupirait.

— C’est pas les artilleurs qui s’en vont ; c’est le commandant Belormeau qui a son changement.

— Son changement ? ne pouvait s’empêcher de demander Valentine, oppressée.

— Oui, son ordonnance l’a dit chez le boulanger ; paraît qu’il a de l’avancement.

— J’espère qu’il nous en fera part, reprit, ce matin-là, Valentine, tournée vers sa table à toilette pour ne pas laisser voir l’altération de ses traits.

— Oh ! c’est pas sûr ! Les militaires, ils sont là, aujourd’hui ; ils seront ailleurs demain ; ils sont tôt partis, demoiselle, et ils ont vite fait d’oublier ce qu’ils laissent.

Valentine, piquait au hasard, des épingles dans sa chevelure et feignait de n’écouter que d’une oreille, par condescendance. Quoiqu’elle se répétât que les informations de Nanniche n’étaient jamais bonnes, elles contribuaient à la maintenir dans un énervement pénible.

Sur ces entrefaites, Minna, comme sœur Anne, ne voyant rien venir, résolut d’aller faire ses confidences à grand-père Frantz.

Elle vint, un matin, de bonne heure, afin de le trouver, seul, dans sa chambre.

Valentine, toujours indolente, n’était pas encore sortie de la sienne ; Minna entra l’embrasser, en passant.

Les intimes causeries étaient, pour l’instant, suspendues entre les deux jeunes filles.

Minna, blessée dans son cœur et dans son amour-propre, gardait son tourment pour elle seule et Valentine eût redouté, pour ses rêveries romanesques, le clair bon sens et la logique de sa cousine.

Elles s’embrassèrent un peu distraitement ; échangèrent quelques phrases banales : puis Minna alla frapper à la porte de son aïeul.

Le vieillard, nouvellement levé, était encore en bonnet de coton. Assis près de la cheminée, dans son fauteuil de paille, il fumait sa première pipe.

Il eut un sourire attendri pour Minna, l’enfant de sa prédilection qui lui ressemblait, disait-on, par plus d’un côté.

— Bonjour, Minette, qu’est-ce qui me vaut une visite aussi matinale ?

— Grand-père, je voudrais vous conter mes petites affaires, dit-elle, en tendant à l’aïeul sa joue fraîche que la bise avait faite plus rose.

— Asseyez-vous, demoiselle Minette, et contez cela.

Elle prit une chaise basse, dégrafa son manteau fourré, dénoua les brides de son chapeau et rêveusement regarda la flamme.

— On dirait que cela peine à venir ? dit grand-père. S’agit-il d’affaires d’intérêt ? As-tu compromis ton pécule ?

Elle sourit faiblement.

— Non, grand-père, il s’agit de mon pauvre cœur.

— Qu’est-ce qu’il a, ce pauvre petit cœur que j’ai toujours vu gai comme une alouette ?

— Du chagrin, grand-père.

Et Minna, tout simplement, raconta ce qui s’était passé entre elle et son fiancé.

— Franchement, Minna, demanda l’aïeul, as-tu été très coquette ?

— Non, grand-père, pas très, un peu seulement et si j’avais su que Pierre prît cela au sérieux ?…

— Ma Minette, dit grand-père, en hochant la tête ce qui faisait trembler la mèche de son bonnet, quand on possède un cœur d’honnête homme, il ne faut jamais jouer avec, même légèrement. Tu vois où cela mène ? Je ne veux pas te gronder aujourd’hui, tu es assez punie, ma petite. Tu as bien fait de venir me dire cela ; nous le rattraperons, ce méchant garçon et il aura affaire à maître Stenneverck. Envoie-moi ton père ; je vais parler à Michel ; s’ils veulent m’en croire, nous vous fiancerons, Valentine et toi pour la Noël. Le commandant Belormeau est un aimable homme qui n’a pas, je pense, de mauvaises intentions, mais ces militaires sont toujours, peu ou prou, occupés des femmes et ne jouissent pas d’une réputation de sainteté. Certaines gens pourraient trouver à redire au bon accueil que nous lui faisons. Quand, vous serez officiellement fiancées, mes petites, il n’y aura plus rien à redire et Pierre et Philippe seront rassurés, j’imagine ?…

Grand-père Frantz eut donc avec ses fils un sérieux entretien, à la suite duquel, les communications étant difficiles à cause de la neige, ceux-ci écrivirent, l’un à Philippe, l’autre à Pierre Artevelle, pour leur dire que tout bien pesé et bien examiné, ils consentaient, si c’était toujours leur désir, à fêter les fiançailles le jour de Noël.

Les deux cousins, nous l’avons dit, dirigeaient une vaste exploitation agricole ; entre eux, beaucoup de terres étaient restées indivises, mais ils avaient leur habitation respective.

Par ce temps d’hiver, avec la neige épaisse qui obstruait les chemins, ces logis de garçons manquaient de confort et de charme ; et peut-être leurs propriétaires pensaient-ils que la présence d’une femme aimée et, plus tard, celles de bébés joyeux transformeraient heureusement la maison.

Pierre fumait sa pipe et rôtissait ses bottes, au milieu de ses chiens ; il avait le sourcil froncé et ne s’était point déridé depuis trois semaines.

Cœur excellent, esprit loyal, il avait, quelquefois d’invincibles et inexplicables entêtements ; or, il avait mis dans sa blonde tête de Flamand qu’il ne ferait sa paix avec Minna que lorsque le commandant serait parti pour d’autres lieux.

Pierre songeait, justement, à sa rancune quand il reçut le message de François Stenneverck.

Très étonné, le jeune homme en prit connaissance, en devenant rouge jusqu’aux oreilles ; puis bousculant ses chiens qui n’y étaient pour rien, il sauta sur sa plume et écrivit :

« Cher M. Stenneverck, je vous suis bien reconnaissant et je vous reste attaché comme un fils ; mais je sais que Minna ne m’aime pas ; je ne saurais donc donner suite à nos projets et je lui rends sa liberté.

« Croyez que je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez comblé, vous et Mme Stenneverck. »

Sans relire cette missive qui avait toujours le mérite d’être énergique et courte, Pierre la cacheta et la remit au domestique du brasseur ; puis il revint au coin de son feu avec une irrésistible envie de pleurer, comme un gamin, mais bien résolu à se faire couper la tête plutôt que de rien changer à sa résolution.

À la même heure, Philippe se tenait également près du poêle de faïence qui ronronnait doucement, il était triste et il rêvait. Le jeune homme se rendait parfaitement compte qu’il perdait, chaque jour, du terrain dans le cœur de Valentine. Il se rendait compte, également, qu’il n’avait pas su la conquérir. Malhabile et surtout timide, il n’essayait pas même de lutter contre les influences pernicieuses qu’il devinait autour de la jeune fille, trop convaincu de son impuissance qui le faisait cruellement souffrir.

La lettre de Michel Stenneverck le surprit et le réconforta, soudain, car si les parents fixaient l’époque des fiançailles, c’est que Valentine y avait consenti.

Certes, il savait bien qu’elle n’avait pas d’amour pour lui, mais il l’aimait assez pour être heureux de la posséder quand même et pour garder l’espoir de la conquérir.

Il écrivit donc et sa plume tremblait un peu entre ses doigts.

« Cher monsieur, j’ose à peine croire à la bonne nouvelle que m’apporte votre lettre, tant je la supposais plus lointaine. Vous savez avec quelle joie j’entre dans votre famille et j’espère ne jamais vous faire repentir de m’avoir confié Valentine.

« J’attends avec une douce impatience le moment de me présenter, à vous, avec l’anneau des fiançailles que vous m’autorisez à apporter.

« Votre bien affectionné, Philippe. »

François Stenneverck, sanguin et assez violent, fit un beau tapage en recevant la réponse de Pierre Artevelle.

Il fit comparaître Minna et la somma rudement d’avoir à s’expliquer sur les motifs de la rupture.

— Mon père, dit-elle, je ne m’explique, pas plus que vous, la conduite de Pierre à mon endroit.

— Il prétend que tu ne l’aimes pas ?

— Il sait fort bien le contraire, dit tout simplement Minna.

— Alors, qu’est-ce que cela signifie.

— Pierre a pris ombrage de la venue du commandant Belormeau, dans notre maison.

— As-tu donc été coquette, avec cet officier, Minna ?

— Pas plus je pense qu’une honnête fille n’a le droit de l’être et pas assez, je le proteste, pour motiver la décision de Pierre.

— Ah ! les jeunes filles ! fit le brasseur, tout prêt à déverser sa colère sur celui des deux coupables qu’il avait sous la main ; avoue donc que tu as été sensible aux hommages du beau commandant.

Minna regarda son père, de son petit air sage et fier.

— Père, quand est-ce que je vous ai donné le droit de douter de moi ?

Il se radoucit aussitôt.

— Jamais, Minnette ! C’est pour toi que je suis si fâché, ma pauvre petite… Alors, cela durait depuis quand, cette fâcherie ?

— Depuis trois semaines ; je ne croyais pas que cela fût sérieux.

— Et tu avais tort… Ce Pierre nous met dans une situation absolument fâcheuse ; comment pourrions-nous éviter les commentaires, puisque, vraisemblablement, Philippe et Valentine seront fiancés au jour convenu, ?…

— Je n’y puis rien, fit, tristement, Minna.

Valentine, de son côté, avait reçu, avec une morne stupeur, l’annonce de la décision de son père, concernant la date de ses fiançailles.

Elle avait toujours repoussé la pensée de cet engagement. Le voyant se dresser, devant elle, inexorable et tout proche, il lui fallait absolument prendre une décision.

Impossible d’accepter l’engagement de Philippe, alors que son cœur était tout plein d’un autre et qu’elle avait le ferme dessein de garder sa liberté… Se taire, pour gagner du temps et ménager son père, elle ne le pouvait. Sa conduite eût été trop déloyale, vis-à-vis de Philippe qui ne le méritait pas.

Elle devait se prononcer, et le plus tôt serait le mieux.

Mais le mot décisif qu’elle attendait du commandant Belormeau n’avait pas été dit ; ce mot magique eût aplani les difficultés de la situation.

La jeune fille se rendait bien compte que, si le commandant l’eût demandée en mariage, ses parents, avec regret, peut-être à cause de Philippe, mais sans hésitation, à cause de sa joie à elle, eussent accueilli sa recherche. C’était une tout autre affaire que de leur opposer l’aveu d’un sentiment dont elle ne pouvait affirmer la réciprocité, puisque la preuve ardemment souhaitée lui manquait encore.

Nerveuse et timide, la jeune fille redoutait le mécontentement de son père qui n’admettrait jamais qu’elle eût laissé venir les choses à ce point, si elle était résolue à ne pas épouser Philippe Artevelle.

Indécise, troublée, elle se disait chaque soir : « Je parlerai demain » ; chaque matin : « Je prendrai une décision aujourd’hui ». Et les jours passaient.

Sans vouloir se l’avouer, tout au fond de son cœur, elle gardait le tenace espoir que le commandant ferait une démarche avant le moment redouté. Celui-ci approchait ; une semaine à peine séparait de la fête de Noël. Plus d’excuse pour tergiverser.

Le commandant, venu dîner la veille, ne s’était pas montré moins tendre. Obsédée par sa préoccupation, elle avait, à diverses reprises, levé sur lui ses yeux sombres pleins d’un mystérieux et muet appel.

Très expert en manœuvres, c’était, au reste, son métier qui le voulait, le commandant s’était arrangé pour pouvoir échanger quelques mots avec Valentine.

— Je suis inquiet, dit-il, avec sollicitude, qu’avez-vous ? Vous souffrez ?

Elle répondit simplement :

— Mes parents veulent me fiancer, le jour de Noël.

Il eut une exclamation de surprise douloureuse ; puis, étendant la main, dans un geste de supplication, il murmura :

— Oh ! non, non, n’est-ce pas ?

Un flot de joie inonda le cœur de Valentine ; elle ne pouvait se tromper au sentiment qu’avait trahi l’émotion du commandant. Il connaissait, maintenant, le danger qui la pressait et il saurait le conjurer.

Un obstacle existât-il à la prompte réalisation de leur union qu’il le ferait connaître. Pleine d’une confiance renouvelée, elle attendit encore.

Mais rien ne vint, pas même le commandant, retenu par les préparatifs d’une revue.

Déjà la veillée de Noël était commencée. Autrefois, prétexte d’une joyeuse réunion de famille chez l’un ou l’autre des frères Stenneverck, cette année, les parents de Minna, gravement ennuyés de la défection de Pierre, avaient trouvé une raison de rester chez eux.

Grand-père Frantz, enrhumé, renonçait à la messe de minuit et, lesté d’un grog bouillant, avait dû gagner son lit. Michel Stenneverck, soucieux d’une affaire, était encore dans son bureau. Un moment, Valentine et sa mère se trouvèrent seules.

Les deux femmes demeuraient silencieuses. La bise qui gémissait doucement aux fenêtres closes, les crépitements des bûches dans l’âtre et le balancier de l’horloge de cuivre étaient les seuls bruits familiers qui se fissent entendre dans la vaste pièce.

À plusieurs reprises, Mme Michel avait levé un regard inquiet sur le visage fiévreux de sa fille.

L’heure allait bientôt sonner de se rendre à l’église.

Dans la famille Stenneverck, tous, parents, enfants, serviteurs, assistaient à la messe de minuit. Nanniche, même, se montrait tolérable pour la circonstance.

Oui, l’heure allait sonner de s’agenouiller devant la crèche. Valentine y porterait-elle son cœur troublé, sa conscience lourde de son secret ?

Son silence, — elle ne pouvait se faire plus long temps illusion, — était coupable, devenait cruel pour le pauvre Philippe qu’elle laissait échafauder ses rêves de bonheur.

Soudain, avec un grand sanglot qui déchira le silence, elle s’abattit sur l’épaule de sa mère.

— Qu’as-tu, qu’as-tu, ma petite fille ? s’écria celle-ci, effrayée.

La jeune fille fit signe qu’elle ne pouvait répondre, suffoquée par ses larmes, et la mère laissa passer le premier flot.

— Qu’as-tu, Valentine ? répéta la pauvre femme.

— Maman, je ne puis pas ; je ne veux pas épouser Philippe.

— Qu’est-ce que tu dis ? Je comprends mal… Tu ne veux pas épouser Philippe ?

— Non, maman ; je ne l’aime pas.

— Et, malheureuse enfant ! tu attends à aujourd’hui pour nous le dire ! Comment apprendre cela à ton père ?

Les pas de celui-ci, justement, se faisaient entendre dans le couloir ; il ouvrit la porte et demeura muet d’étonnement devant le désordre de Valentine qui, les cheveux dénoués, les traits crispés, essuyait d’intarissables larmes.

— Qu’y a-t-il ? demanda le filateur.

La jeune fille enfouit son visage entre ses mains.

— Qu’y a-t-il ? répéta impérieusement Michel Stenneverck.

— Mon pauvre ami, elle me dit qu’elle ne peut pas se résigner à épouser Philippe.

— Se résigner, fit sévèrement le père… Qui donc t’a contrainte, Valentine ?… Réponds-moi ?… Qui donc t’a mise dans l’obligation d’attendre la veille de tes fiançailles pour nous faire une semblable révélation ?

Pour toute réponse, elle sanglota plus fort.

— C’est mal, Valentine, reprit Michel, c’est coupable d’agir, ainsi, avec un honnête homme et qui t’aime… Mais, réponds-moi donc, fit-il, avec rudesse. Pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ?

— Père, balbutia-t-elle, je croyais, autrefois, que… que je l’aimais.

— Et c’est d’aujourd’hui, seulement, que tu t’es aperçue que cela n’était pas ?

— Non, évidemment ; mais je redoutais votre mécontentement que je trouve légitime…, père, il faut me pardonner. De nouveau, une crise de larmes la secoua nerveusement.

Déjà, Mme Michel, inquiète pour cette frêle santé, ne songeait qu’à abréger l’épreuve et jetait, à son mari, des regards suppliants ; mais celui-ci était plus colère encore qu’il ne le montrait. La pensée de la communication qu’il aurait à faire, dès le lendemain, à Philippe Artevelle, n’était point de nature à l’adoucir.

— Sois au moins franche, reprit le père, avec une dureté inaccoutumée… En aimes-tu un autre ?

Un oui, étouffé, à peine perceptible, s’échappa des lèvres de Valentine.

— T’aime-t-il ? !

— Je… le crois.

— Qui est-ce ?

— Père, pas maintenant, pas ce soir… vous le saurez bientôt.

— Oh ! folle ! folle ! s’écria Michel Stenneverck, qui sortit en fermant brusquement la porte.


VI


Jamais la nuit de Noël ne s’était passée si peu gaîment chez les frères Stenneverck.

Certes, chez François, la présence des garçons, leur turbulence et leurs rires, conservaient les apparences ; mais c’était la première fois, depuis nombre d’années, que la place de Pierre demeurait vide, à la grande table.

Minna ne pouvait s’empêcher de songer aux joyeuses veillées de jadis, alors qu’ils attendaient ensemble la messe de minuit, en devisant de mille choses que la verve de Pierre rendait si amusantes.

Chez Michel, la tristesse était plus profonde encore. Valentine, après la crise nerveuse qui l’avait secouée, s’était sentie incapable de se rendre à l’église ; sa mère n’avait pas voulu la laisser seule, avec l’aïeul, dans la grande maison silencieuse.

Nanniche dut se contenter de la compagnie de son maître, pour se rendre à la messe et au retour, il la laissa réveillonner, seule, dans la cuisine ; aussi le vin chaud aux épices et les gaufres à la fleur d’oranger lui parurent manquer de saveur.

Le lendemain, quand Michel s’éveilla, après deux heures de mauvais sommeil, il dit à sa femme.

— J’avais fait le projet d’aller au-devant de Phi­lippe, afin de lui éviter la déconvenue qui l’attend ici. Il est plus tard que je ne pensais : je n’arriverais pas avant son départ.

— Et puis le temps est détestable ; tu n’es plus d’âge à chevaucher dans la neige.

— Ce n’est pas cela qui m’eût arrêté, si j’avais pu adoucir l’épreuve de ce pauvre garçon ; mais j’ai songé, d’autre part, qu’il n’est pas homme à manquer la messe un jour de Noël et qu’il lui faudra toujours se rendre à Wattignies.

— Alors, Michel, tu le laisseras venir, ici ?

— Il le faudra bien ; je n’irai pas lui dire cela sur la place. Arrange-toi, plutôt, pour éloigner ta fille ; envoie-la à une messe matinale et qu’elle aille demander à déjeuner chez François ; je suppose qu’elle ne tient pas à voir Philippe et que lui aura du soulagement à ne pas la rencontrer.

— Je ferai ce que tu voudras. C’est bien fâcheux de n’avoir pu nous éviter une entrevue qui va être si pénible.

— C’est la faute de Valentine ! Elle est impardonnable d’avoir ainsi attendu.

— Mon pauvre ami, il ne faut pas lui être trop sévère ; elle définissait mal ses sentiments ; les jeunes filles, tu sais ?…

— Je sais, je sais que nous portons la peine de notre faute, car c’est notre faute, Gabrielle ; nous l’avons bien mal élevée, cette enfant-là !

Mme Michel poussa un grand soupir, mais elle ne protesta pas.

— Philippe, reprit le filateur, en attachant péniblement son faux col, devra être ici, un peu avant dix heures. Moi, je serai absent ; je ne veux pas le voir !

— Oh ! Michel, tu ne vas pas me laisser seule pour affronter son chagrin ! Il vaudrait mieux que tu restes ; entre hommes, on se dit plus nettement les choses.

— Non, non… les femmes, au contraire, savent mieux envelopper les pilules. Tu t’en tireras mieux que moi.

— Ah ! je ne sais comment je m’en tirerai, soupira Mme Michel !

Elle sortit et se rendit chez sa fille. Bien entendu, celle-ci n’avait pas dormi ; elle avait les traits tirés et les yeux meurtris.

— Tu vas être malade, répétait la mère.

— Non, maman, ne vous inquiétez pas.

Valentine fit une diligence inaccoutumée pour être prête pour la messe basse ; elle était infiniment soulagée de n’avoir pas à se trouver en présence de Philippe.

Avant de s’éloigner, Michel Stenneverck monta chez son père, afin de le mettre au courant de ce qui s’était passé.

L’aïeul en fut tout bouleversé.

— Comment, s’écria-t-il, eux aussi ? Après Pierre, Valentine ? Mais ces jeunes gens sont fous ! Quel vent les pousse ? Quelle mouche les pique ? Ah ! de mon temps, les choses se passaient autrement ! On s’aimait bravement, sans faire tant de grimaces, mais c’était solide au moins. Encore, ta Valentine a toujours cherché le merle blanc, mais ma petite Minna si raisonnable ! Nous voici, les uns et les autres, dans un joli pétrin.

Michel ayant quitté son père, se hâta d’aller se réfugier dans les ateliers vides de la filature. Sa femme demeura seule, le cœur battant, l’oreille au guet derrière son rideau baissé.

À travers les réseaux de la guipure, elle vit arriver Philippe Artevelle ; il mit pied à terre dans la cour encombrée de neige et leva, sur la maison, un regard tellement radieux qu’elle en eut le cœur serré.

Mme Michel alla au devant du jeune homme, dans le couloir et se répandit en exclamations sur le mauvais temps, ne sachant trop ce qu’elle disait.

Philippe perçut aussitôt la fausse note. En passant devant la salle à manger dont la porte se trouvait ouverte, il vit qu’aucun préparatif n’était fait pour le déjeuner des fiançailles ; pas de nappe blanche, pas de cristaux, pas de gui perlé dans les vases, et son cœur se crispa. Mme Michel l’emmenait dans le bureau de son mari.

— Mon cher Philippe, mon pauvre enfant… fit-elle, sans prendre le temps de le faire asseoir.

— Que se passe-t-il, madame ? demanda le jeune homme qui pâlit.

— Voici : nos jolis projets sont un peu dérangés… Valentine…

— Elle ne veut pas, dit-il d’une voix étouffée.

— Eh bien ! non… oh ! rien de blessant pour vous, Philippe ; elle a beaucoup d’estime, beaucoup d’amitié même, pour l’honnête homme que vous êtes… C’est bien parce que cela lui coûtait, qu’elle a tant tardé.

— Oh ! je sais… fit-il, avec un petit sourire navré. Elle en aime un autre !

— Je ne crois pas ! dit la mère, en le regardant avec des yeux interrogateurs. C’est une enfant encore… Philippe, je veux garder l’espoir qu’un jour, peut-être, nous reprendrons notre projet d’alliance ?

— Non, n’en parlons plus, fit-il, en repoussant tout au fond de sa poche, certain écrin de velours bleu dont le poids, soudain, lui écrasait le cœur.

Le jeune homme prit son chapeau qu’il avait jeté sur un siège et se dirigea vers la porte.

— Vous partez, Philippe ?… Déjà ?… N’irez-vous pas saluer grand-père Frantz ?

— Non, madame, pas maintenant.

— Mais, mon pauvre enfant, reprit-elle, ne pouvant se résigner à le laisser s’éloigner ainsi, cherchant quelque moyen de lui témoigner son amitié, il vous faudra déjeuner…

— Merci, ne vous inquiétez pas de moi… Voici la messe qui sonne… Je ne veux pas être en retard ; dans la peine, plus que dans la joie, c’est l’heure de Dieu.

Il ajouta, timidement :

— Devrons-nous nous rencontrer ?

— Non, Michel a pensé que cela vous serait pénible, à l’un comme à l’autre ; Valentine est chez son oncle.

Il la salua pour prendre congé ; elle, le retint par la main.

— Philippe, quand nous reverrons-nous ?

— Si j’étais courageux, je vous dirais : bientôt, mais je ne le suis pas… Je ne sais pas, madame Michel.

— Le temps adoucira les choses ; vous nous reviendrez, Philippe ?

Il secoua la tête et sortit d’un pas mal assuré.

La mère de Valentine le suivit un instant des yeux.

— Quel dommage ! fit-elle. Ma pauvre fille ne retrouvera pas un cœur comme celui-là.

Quelques jours de calme plat suivirent la fête de Noël.

Valentine était triste, profondément, sans qu’elle cherchât bien à savoir pourquoi, mais elle était soulagée. Elle avait enfin rompu avec une situation qui devenait intolérable.

Ses parents, après le premier moment de déception et de vif mécontentement, commençaient à se résigner à l’irréparable ; mais la secousse avait ébranlé l’aïeul qui, tout dolent, demeurait dans sa chambre.

Nanniche qui trouvait que la solennité de Noël n’avait pas été convenablement fêtée par ses maîtres, boudait ; mais par compensation, elle gardait le silence, ce dont nul ne se plaignait.

Le commandant Belormeau, pris par des réceptions officielles, dut négliger ses amis, mais s’il venait de moins en moins chez François, il trouvait toujours un instant pour se rendre chez Michel.

Un soir que Minna était chez sa cousine, l’officier arriva à l’improviste et Valentine, surprise, ne sut pas maîtriser son trouble.

— Ai-je la berlue ? se dit Minna, Valentine serait-elle assez folle pour s’être laissée prendre aux pièges du commandant ? Il est bien vrai qu’elle a rompu avec Philippe, mais il est vrai, aussi, je le sais mieux que personne, qu’elle a toujours été hostile à ce mariage…, ce ne serait donc pas une preuve… Oh ! oui, vraiment, la pauvre petite, il faudrait qu’elle fût folle !

Minna hocha sa tête blonde et avec un soudain retour de tristesse :

— Il me sied bien de parler de sagesse, à moi qui ai conduit tout droit ma barque à l’écueil.

Cependant le commandant Belormeau était à mille lieues de penser que Mlle Valentine Stenneverck attendît une demande en mariage, comme aboutissement logique de ses assiduités !

Il suivait de point en point son petit programme et ne sentait pas la nécessité de le changer.

Quand il échouait, cela ne le contristait pas longtemps ; mais, il faut le dire à sa décharge, il ne pensait pas non plus qu’on pût souffrir par lui.

Les jeunes personnes à qui il contait fleurette savaient bien qu’il n’était qu’un passant ; jamais il ne leur laissait croire qu’il pourrait s’attarder sur le chemin.

Un homme comme le commandant Belormeau ne pouvait certes pas deviner ce qui s’agitait dans une âme comme celle de Valentine.

Ce qui lui importait le plus à lui, c’était d’être aperçu, par quelques-uns, en compagnie d’une mystérieuse silhouette féminine ; quoi qu’on en pût penser, cela suffisait à ses ambitions.

La grâce fière et la beauté délicate de la jeune fille donneraient à son acquiescement une valeur inusitée.

Restait à le demander et à l’obtenir.

Les circonstances semblèrent vouloir se faire les complices du bel officier.

Grand-père Frantz, ce soir-là, se trouvait retenu par un homme d’affaires, Michel était encore à la filature et sa femme ne tarda pas à être obligée de se rendre à la cuisine.

Le commandant se leva d’un bond et prenant la main de la jeune fille…

— Mademoiselle Valentine, j’aurais bien des choses à vous dire, mais à vous seule. Ici, je ne puis jamais vous parler sans témoins.

Elle ne douta pas que la communication ne concernât la décision qu’elle attendait ; mais elle s’effraya de cette demande d’entretien secret.

Elle était si violemment troublée qu’elle ne pouvait parler ; mais elle le regardait anxieusement.

— Vous ne sortez jamais seule ? reprit-il.

— Si quelquefois, murmura-t-elle.

Les pas pressés de Mme Michel se firent entendre, le commandant reprit sa place et il ne tarda pas à prendre congé, parfaitement inconscient de l’émoi dans lequel il laissait la jeune fille.

Celle-ci désirait ardemment avoir une entrevue avec le commandant Belormeau ; elle avait une hâte fiévreuse de sortir du doute qui la torturait et d’une situation que, chaque jour, rendait plus fausse ; mais faudrait-il, pour cela, chercher à le voir au dehors ; mentir à sa mère, se rendre, en se cachant dans quelque endroit où elle savait pouvoir le rejoindre ?

Toute la délicatesse de Valentine se révoltait à cette pensée.

Quand une jeune fille a été chrétiennement élevée, quelle que soit la force du sentiment qui l’entraîne, elle ne se décide pas spontanément à faire le premier pas dans la voie qui conduit à la faute.

Or, Valentine, si ignorante qu’elle fût des basses réalités et des véritables dangers, ne se dissimulait point que cette démarche serait une faute, une faute assez grave pour entacher son honneur de femme.

Malgré cela, elle s’était si bien grisée de cet amour inattendu, elle s’était si fortement attachée à la pensée de devenir la femme de l’officier et de vivre de la vie brillante et mondaine qui souriait à son imagination que le courage lui manquait pour y renoncer. Oui, quoi qu’il dût lui en coûter, elle ferait cette démarche compromettante.

Le chemin qui conduisait au pavillon de Mlle de Batanville était bordé d’arbres et assez solitaire ; l’officier, chaque jour, en quittant ses bureaux, s’y rendait afin de procéder à sa toilette, car le plus souvent il dînait en ville.

Elle l’y attendrait et il pourrait lui parler.

À peine sa décision fut-elle prise, que les obstacles matériels se dressèrent devant elle.

Gardée à vue par la sollicitude inquiète de sa mère, Valentine ne sortait seule que pour se rendre chez sa cousine ou à l’église.

Aller chez Minna était toujours facile ; mais le plus souvent celle-ci venait la reconduire. Sous quel prétexte refuserait-elle sa compagnie ?

Elle pourrait, il est vrai, dire qu’elle se rendait chez son oncle et n’en rien faire, se diriger vers la campagne et y errer, jusqu’à l’heure ou d’habitude le commandant regagnait son logis. Ce mensonge lui répugnait. Puis n’arriverait-il pas que Minna, étonnée de son absence, viendrait la réclamer ?

Dans ce cas, elle serait perdue… Comment s’exposer à cela ?

Restait l’église… Elle y allait souvent réciter son chapelet, à la tombée du jour.

Mais cela lui répugnait plus encore : ne serait-ce pas mêler Dieu à son mensonge, le faire, en quelque sorte, complice d’une faute qui l’éloignerait de Lui.

Il lui semblait sacrilège de passer par l’église pour se rendre dans le chemin du pavillon, poussée par un sentiment qu’elle commençait à pressentir dangereux et coupable… Oui, il devait être l’un et l’autre puisqu’elle ne voulait pas l’avouer à sa mère.

Toute la nuit, Valentine se débattit dans ce dilemme ; mais son trouble ne concernait plus que le moyen à prendre pour parvenir à son but. Car elle ne pouvait plus vivre dans cette incertitude ; il lui fallait savoir ce que le commandant avait à lui dire, quel obstacle était entre eux.

Elle vécut, comme une somnambule, les heures qui la séparaient de l’action.

— Tu ne vas pas chez ta cousine, lui demanda sa mère, comme elle s’asseyait dans l’embrasure de la fenêtre, avec son ouvrage…

— Pas aujourd’hui, maman ; je voudrais finir de perler ce réticule.

Quand trois heures sonnèrent, Valentine rangea sa boîte à ouvrage.

— Je n’y vois plus, fit-elle ; maman, je vais à l’église.

— Va, ma fille.

La jeune fille s’enveloppa d’une épaisse mante à capuchon, et s’éloigna d’un pas rapide ; elle entra dans l’église sombre, se jeta à genoux, dans le vieux banc de chêne de sa famille et précipitamment, fiévreusement, se mit à réciter des prières. On eût dit qu’elle essayait, ainsi d’empêcher d’arriver jusqu’à elle, la voix qui lui criait qu’elle courait à sa perte et risquait la paix de son âme. De temps à autre, oppressée, elle murmurait : « Pardon, mon Dieu », mais cette contrition qui ne s’accompagnait pas du renoncement à la faute, n’était pas valable, elle le savait bien.

Quand la demie de trois heures sonna, Valentine se leva, pâle, mais résolue. Elle sortit de l’église et fut surprise de trouver encore tant de clarté au dehors.

Des sentiments contradictoires s’emparaient d’elle ; elle trouvait trop vive la lueur dorée du couchant ; et elle s’effrayait de l’ombre qui, bientôt, emplirait la ruelle. Hantée par la peur d’être reconnue, elle rougissait pourtant de paraître se cacher. Elle désirait la solitude et, d’avance, s’en épouvantait. 

Déjà les nuages pourprés pâlissaient ; la dernière lueur allait disparaître, Valentine ramena autour d’elle les plis de sa cape et se dirigea vers le chemin qui conduisait au pavillon de Mlle de Batanville.

Il était bordé de jardins ; des arbres se pendraient au-dessus des murailles et quoique leurs branches fussent dépouillées, elles contribuaient à épaissir l’ombre envahissante.

Personne aux alentours. Des oiseaux pépiaient, cherchant leur gîte. La jeune fille se réfugia dans la ligne obscurcie des frondaisons et s’arrêta. Il était inutile qu’elle allât plus loin ; le commandant, à moins d’imprévu, ne tarderait pas à passer.

Le cœur de Valentine battait violemment. En cet instant, elle n’eût pas su dire ce qu’elle souhaitait le plus ; qu’il parût tout à coup ou bien qu’il ne se montrât point.

Un pas résonna sur la terre dure et fit tressaillir Mlle Stenneverck ; mais c’était un pas pesant qui n’avait rien de commun avec l’allure souple et dégagée de l’officier d’artillerie.

Elle se pressa contre la muraille, comme si elle eût espéré s’y dissimuler.

Le passant était quelque ouvrier filateur qui revenait de la fabrique ; il eut un regard curieux pour la femme qui, de toute évidence, cherchait à n’être point reconnue et il s’éloigna.

Un autre le suivit qui lui cria :

— Bonjour, petite !

Un malaise grandissant envahit Valentine.

Est-ce que ces hommes devinaient, rien qu’à son aspect, la nature de sa préoccupation ?

Avec promptitude, la nuit descendait ; deux ombres parurent sur la route ; autant qu’il sembla à la jeune fille, c’étaient un homme et une femme qui s’avançaient lentement, appuyés l’un sur l’autre. Elle soupira d’impatience… ce n’était pas encore ce qu’elle attendait.

Soudain, elle sursauta comme si un serpent l’eût mordue dans les ténèbres. Un éclat de voix d’une voix sonore qu’elle connaissait bien, venait de parvenir jusqu’à elle. Un rire léger de femme y répondit. Le couple était tout près. Il passa sans la voir ; ô surprise ! elle avait reconnu le commandant Belormeau et Lise Vanderck, la petite lingère, qu’on ne disait point sage.

Un froid glacial gagna le cœur de Valentine ; elle dut s’appuyer à la muraille rugueuse pour ne pas tomber. Elle y demeura muette, immobile, tant que les promeneurs furent en vue ; puis elle s’enfuit, courut jusqu’à l’église et s’y jeta comme en un refuge.

Une crise de jalousie aiguë déchirait le cœur de la pauvre enfant.

Prostrée dans son banc, elle pleura amèrement. Son rêve était si beau ! Il l’avait emportée si haut sur ses ailes que la déception lui apparaissait intolérable.

Elle était blessée, révoltée, et l’idole gisait à terre, brisée comme un vase d’argile. Au milieu de cette tempête, une lueur subsistait : le sentiment de ne pas s’être trahie…

Remerciant Dieu qui avait permis que cette preuve lui arrivât, à la minute décisive, la pauvrette frissonnait d’une frayeur rétrospective à la pensée qu’elle eût pu être éclairée plus tard… trop tard !

— Oh ! j’en serais morte de honte ! murmura-t-elle, en enfouissant son visage brûlant entre ses mains.

Le temps passait ; la nuit était devenue complète. Le vieux sacristain entra et secoua ses clefs, pour avertir l’inconnue, qu’il entrevoyait dans l’ombre, de l’heure de la fermeture.

Valentine reprit le chemin de sa demeure, essayant de mettre un peu d’ordre dans ses pensées et sur son visage. En entrant dans la salle, elle eut un soulagement à voir que les lampes n’étaient pas encore allumées.

— Comme tu t’es attardée, lui dit sa mère ; j’allais envoyer Nanniche à ta rencontre.

— C’est vrai, répondit-elle ; je me suis oubliée.

Sa voix avait un frémissement inaccoutumé.

Grand-père Frantz le perçut.

— Qu’as-tu donc, Valentine ?

— La migraine, grand-père.

— Tu l’as bien souvent, ma pauvre enfant, fit-il, plus grondeur que compatissant.

— Maman, puis-je monter ? demanda la jeune fille qui se sentait incapable de feindre plus longtemps.

— Certainement, ma chérie, on te portera du tilleul.

Elle balbutia un merci et embrassa sa mère plus tendrement que de coutume.

En refermant sur elle, la porte de sa chambre, Valentine eut un soupir d’allègement ; mais cela ne dura guère. À peine s’était-elle assise, dans l’ombre, sur sa chaise basse, que l’escalier cria sous un pas bien connu et Nanniche entra, une lampe à la main.

— J’ai pensé que vous étiez dans le noir, dit-elle gracieusement, et je vous apporte de la lumière.

— C’était bien inutile, Nanniche ; j’ai la migraine.

— La migraine… ça vous a donc prise comme on reçoit un coup de bâton ?

— Non, je m’en ressentais un peu, avant de sortir.

Brusquement, la servante approcha sa lampe du visage tuméfié de sa jeune maîtresse.

— On dirait bien, plutôt, demoiselle, que vous avez versé toutes les larmes de votre cœur.

— Mais, non, Nanniche, dit Valentine, impatientée, tu sais bien que la migraine me produit toujours cet effet-là.

— Oh ! pour ça, non ! Ça vous fait quelquefois monter le sang au visage, mais ça ne vous fait pas enfler les paupières.

— Et que t’importe ! reprit la jeune fille excédée.

— Moi je n’aime pas à vous savoir dans la peine… Je me dis que c’est peut-être à cause de M. Philippe que vous avez des regrets ?… C’est un si bon garçon ! et pas volage, comme tant d’autres ! Pas comme le commandant Belormeau, par exemple !

— Ah ! il est volage, celui-là ?… riposta Valentine, avec un petit rire nerveux.

— Tant et plus, demoiselle. On dit que, pas plus tard que ces jours derniers, on l’a vu se promener sous les platanes…

— C’est son droit, j’imagine !

— Oh ! il n’était pas tout seul. C’est Baptistin le charpentier qui, battant le briquet pour allumer sa pipe a vu, tout d’un coup, reluire les chamarrures de son uniforme. Quant à la femme, elle avait son tablier sur la tête, mais elle était assez grande, un peu forte, une belle femme, enfin !

Nanniche baissait les yeux et se caressait le menton d’un air à la fois modeste et mystérieux, mais sa jeune maîtresse n’y prit, certes, pas garde.

— Laisse-moi, Nanniche, je souffre tellement.

— Vous, demoiselle, je vois ce que c’est ; vous n’avez pas encore pleuré tout votre content.

— Mais tu m’impatientes ! s’écria Valentine exaspérée.

— Entre jeunes filles, on connaît ça ; je n’aurai pas refermé la porte, que vous lâcherez les écluses.

— Va-t-en, je t’en supplie.

— Je vous apporterai, bientôt, votre tilleul.

Valentine, pour la première fois de sa vie, eut envie de battre quelqu’un et de commencer par Nanniche.


VII


Le commandant Belormeau avait une autre conquête à son actif, une conquête qui eut suffi à sa gloire, tant elle semblait impossible, quoiqu’elle ne fût, peut-être, pas celle qu’il avait le plus ambitionnée.

Une invraisemblable nouvelle avait fait le tour de Wattignies, provoquant les exclamations, les étonnements et les rires. À l’occasion du jour de l’an, le commandant Belormeau avait pris le thé chez Mlle de Batanville !

Il avait pénétré dans le salon dont les lambris ne s’étaient pas écroulés ; il s’était assis dans les fauteuils armoriés sans qu’ils s’effondrassent et il avait tenu, entre ses doigts, une tasse de l’antique et précieux service vermeil qui n’était point sorti du bahut depuis la mort du chef de la noble maison.

M. le maire, en apprenant cette nouvelle, demeura coi de stupéfaction. Du coup, il abandonna ses espoirs de futures représailles pour nourrir l’envie de boire à son tour, dans les tasses guillochées de Mlle Herminie. Et l’on disait bien autre chose… Ne racontait-on pas que Benoîte s’était prise d’affection, oh ! en tout bien, tout honneur, pour l’ordonnance de l’officier et qu’elle le dorlotait comme un enfant.

Comme bien on pense, de semblables transformations ne s’étaient pas accomplies en un jour. Cela avait commencé par un désagrément.

Le lendemain de l’installation des deux soldats dans le pavillon, Benoîte monta le déjeuner de sa maîtresse, d’un air tout déconfit.

Vicomte n’était pas, comme à l’accoutumée, sur ses talons… Pas rentré la veille il ne s’était pas montré le matin.

Sa vieille maîtresse en fut tout attristée.

— Comment cela peut-il se faire, Benoîte, demanda-t-elle ? Vicomte a bien ses petits caprices, mais jamais il n’a eu de graves écarts de conduite ; j’ai grand’peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.

— Que mademoiselle ne se fasse pas trop de tourment ; je sais de quoi il retourne… ah ! je sais bien où il est, notre chat.

— Tant mieux, cela me soulage ! Mais à quoi attribues-tu son absence ?

— Mademoiselle, voilà ce qui s’est passé : hier, quand Vicomte est descendu dans la cuisine, il y a rencontré l’ordonnance du commandant.

— Benoîte, fit Mlle Herminie, avec beaucoup d’étonnement et un peu de sévérité, que faisait ce soldat dans ta cuisine ?

— Mademoiselle croit-elle donc qu’un emménagement ça se fait d’un coup de baguette ? Ce pauvre garçon avait besoin de tout et j’entendais : « Mademoiselle Benoîte, si c’était un effet de votre bonté, je voudrais du savon ; mademoiselle, est-ce que vous n’auriez pas un peu d’encaustique ? Mademoiselle Benoîte, il me faudrait un plumeau, ou un couteau, ou un marteau… » Il était dans le dénuement, ce garçon ; il lui fallait bien recourir à moi.

— Je le conçois pour le jour de l’installation ; mais je pense que c’est terminé, maintenant ?

— Mais oui, mademoiselle. Voici donc que Vicomte tombe sur l’ordonnance. Cette bête n’aime pas les hommes : ça se comprend, elle n’en a jamais vu.

La voici qui gronde, qui jure, qui crache !… Ce pauvre Quellec…

— Comment, tu connais son nom ?

— Dame ! mademoiselle, fallait bien. Ce pauvre Quellec croyant bien faire, veut le prendre et le mignoter… Ah ! bien, ouiche ! Vicomte lui saute par dessus la tête et s’enfuit dans le jardin. Il s’y serait calmé le pauvre animal, si justement, le commandant ne s’était pas trouvé à rentrer. Devant son sabre, son plumet, tout son harnachement, notre chat a perdu la raison ; il avait la queue grosse comme mon bras et les yeux hors de la tête ; d’un bond, il a sauté le massif de lauriers, enfilé l’échelle du grenier et a passé comme un trait, sous la chatière… Bien habile, maintenant qui le fera sortir. Je l’ai appelé sur tous les tons ; il répond d’une voix à vous fendre le cœur, mais il ne se montre même pas. Ce pauvre Quellec, qui a vraiment l’air d’un garçon bien complaisant, m’a dit : « Mademoiselle Benoîte…

— Comment, il sait ton nom ?

— Dame ! mademoiselle, fallait bien. Il m’a dit : « Mademoiselle Benoîte, voulez-vous que je monte le chercher ? »

— Non, non, ai-je répondu. Il serait capable de se casser la tête contre les solives.

— Mais il va mourir de faim, s’écria Mlle Herminie, au comble de l’inquiétude.

— Non, mademoiselle ; je lui monterai sa pâtée.

— Si tu allais tomber ?

— Je demanderai à Quellec de me tenir l’échelle.

Et Mlle Herminie ne songea pas à protester.

Toute la journée, Vicomte poussa des cris farouches ou désespérés, auxquels répondaient, en vain, les plus tendres appels de Benoîte ; il refusait de quitter son refuge et montrait, à la chatière, sa mine effarée et ses yeux fous, semblant attendre, avec un désespoir croissant, l’expulsion des intrus.

— En voilà une aventure, disait Benoîte, à l’ordonnance ; c’est qu’il est capable de se laisser périr, notre chat.

— Non, non, mademoiselle Benoîte, laissez-moi faire, repartit mystérieusement le Breton.

Il revint, dans l’après-midi, rapportant de la cantine, unie superbe tranche de bœuf.

Or, Mlle de Batanville qui, décidément, connaissait mal les êtres masculins, avait mis Vicomte à un régime exclusivement lacté et végétarien, afin de lui tenir le poil frais et l’humeur pacifique ; mais celui-ci, gorgé de crème, de macarons et d’œufs à la neige, gardait le nostalgique souvenir de certains biftecks, qu’au temps de sa jeunesse, il avait dérobé à Benoîte. Donc Quellec, muni du morceau tentateur, gravit les échelons.

Les clameurs de Vicomte devinrent épouvantables et il s’enfuit dans le recoin le plus obscur.

Sans se déconcerter, l’ordonnance déposa son offrande, au seuil de la chatière.

Vicomte aperçut le papier évocateur ; son odorat saisit des émanations connues ; son entêtement, sa misanthropie entrèrent en lutte avec sa gourmandise et furent vaincus. En rampant, il s’avança sur le plancher ; puis avec une grimace effroyable à l’adresse de son bienfaiteur et un coup de patte d’une agilité déconcertante, il se saisit du bifteck et l’emporta, tout en grognant frénétiquement, au plus profond du grenier.

— Il l’a pris, mademoiselle Benoîte, il l’a pris cria Quellec, fier de son premier succès !

— Oui, mais vous ne l’avez pas pris, lui, remarqua la servante, désappointée.

— Ça viendra, mademoiselle Benoîte, je recommencerai demain.

Quellec fit si bien que, non seulement, la paix fut signée, mais qu’une tendre amitié suivit.

Un matin, Benoîte eut la surprise d’apercevoir le Breton qui cirait les bottes de son officier, tandis que Vicomte s’enroulait autour de son cou, comme une chaude et vivante fourrure.

Bientôt, Vicomte me quitta plus guère son nouvel ami, s’installant, sans façon dans le pavillon, faisant volontiers ses griffes dans le pantalon du commandant et délaissant sa vieille maîtresse qui souffrit, plus qu’elle ne l’avoua, de l’ingratitude de son favori.

Cependant, le commandant Belormeau, toujours aimable, avait saisi l’occasion pour faire présenter à Mlle de Batanville, tous ses regrets pour la perturbation que sa présence amenait dans sa maison. Mlle Herminie qui se faisait vieille et dont les principes fléchissaient, se montra touchée de cette prévenance.

— Cet officier a du savoir-vivre, dit-elle à sa servante ; il ne s’installe pas dans ma demeure, comme en pays conquis. Comment est-il ce commandant ? Déjà âgé, c’est probable.

— Non pas, mademoiselle, il est tout jeune !

— Tout jeune ?… relativement, j’imagine, quoi que l’Empire nous ait accoutumés aux généraux de trente ans.

— Il a peut-être un peu plus, mais je ne lui donne pas la quarantaine et il est si joli homme !… Je peux affirmer à mademoiselle que je n’avais vu si belle prestance, si bonne tournure ; quant à sa figure…

— Ma fille, tu oublies qu’il n’est pas séant à une femme de témoigner tant d’enthousiasme, en pareille matière.

— Pourquoi donc ? Puisque c’est la vérité. Si mademoiselle voyait le commandant, elle en dirait tout autant.

— Je ne crois pas, Benoîte, je ne crois pas.

Mlle Herminie, comme tous les vieillards, avait un petit brin de curiosité puérile, elle fut prise d’un très vif désir de connaître son hôte, sans qu’il le sût évidemment. Elle y songea, pendant ses longues heures de solitude, solitude que faisait, plus complète, la défection de Vicomte, mais elle n’osait avouer son désir à Benoîte, qui se fût étonnée, à bon droit, de ce changement dans sa ligne de conduite. À force d’y songer, Mlle Herminie trouva le moyen de satisfaire son envie.

Justement, Benoîte, lui dit, ce matin-là, avec la familiarité pleine de sollicitude qui avait, peu à peu remplacé dans ses discours, les formules protocolaires :

— Mademoiselle va être seule comme une recluse toute la matinée, il faut que j’aille au marché, puis je veux faire des croquettes de pommes, vous ne me reverrez pas avant le coup de onze heures.

— C’est bon, ma fille, répondit Mlle Herminie qui avait, habituellement, la résignation moins facile avec mon tricot et mon livre d’heures, je ne m’ennuierai point.

La vieille demoiselle avait une autre distraction en perspective, qu’elle ne mentionna point.

Quand elle eut entendu la porte de la rue se refermer sur la servante et les sabots de celle-ci s’éloigner en claquant, sur les pavés pointus, Mlle Herminie avec l’émoi d’une conspiratrice, se leva, jeta un châle sur ses épaules et ouvrit une porte de communication. Puis elle se rendit dans un cabinet de débarras où l’on entassait les vieilles gazettes et les vêtements hors d’usage. Cette petite pièce prenait jour sur le jardin par un œil-de-bœuf.

On venait si rarement dans ce cabinet qu’il exhalait une âcre odeur de moisissure et de vieux papiers et que la vigne-vierge qui, au dehors, escaladait la muraille, avait eu tout loisir d’étendre son lacis de branches devant l’étroite fenêtre.

Il y régnait donc un demi-jour verdâtre qui avait un air de mystère et Mlle Herminie n’éprouvait pas beaucoup moins d’émoi que si elle eût couru quelque romanesque aventure.

L’œil-de-bœuf était assez haut placé. La bonne demoiselle attira une escabelle et eut le regret de constater qu’elle était boiteuse. Cette découverte la fit réfléchir un instant. La coutume de grimper lui manquait, comme on le peut croire et ses jambes avaient eu vraiment tout le loisir de se rouiller.

Mlle Herminie considéra, un instant, d’un air perplexe, l’escabelle à l’équilibre instable…, qu’adviendrait-il, si elle se laissait choir ?

Pourrait-elle se relever sans secours et comment expliquer à Benoîte, sa présence et son occupation, en cet endroit ?

Pour si peu que Mlle de Batanville semblât tenir de notre mère Eve, elle était assez sa fille pour que la curiosité l’emportât.

Sans accident, sinon sans peine, elle monta sur le tabouret, ouvrit la fenêtre avec beaucoup d’effort et écartant les branches dépouillées de la vigne-vierge, jeta un regard curieux à son jardin.

Elle eut du plaisir à revoir son tranquille enclos. Un pâle rayon de soleil filtrait au travers de la brume et plaquait d’or la mousse qui feutrait les troncs de ses marronniers et de ses tilleuls. Le vieux cèdre du Liban qui s’élevait majestueusement vers le ciel, lui parut plus vert et plus touffu que de coutume. Enfin elle constata avec satisfaction que le massif de lauriers-tins était couvert de fleurs.

Un pas alerte, qui fit crier le sable bien ratissé de l’allée, rappela Mlle Herminie à l’objet de son investigation.

Le commandant Belormeau, avant de reprendre son service, profitait du beau temps pour fumer son cigare, en arpentant le vieux jardin.

Son uniforme ressortait, avec vigueur, sur la verdure persistante des massifs ; le plumet de son colback se balançait harmonieusement dans les airs et le gland soyeux de sa flamme lui effleurait l’oreille avec la plus coquette allure.

La vieille demoiselle dut reconnaître que sa servante n’avait pas amplifié la vérité ; que ce commandant n’était pas un homme ordinaire et elle ressentit un secret orgueil à être sa propriétaire.

Mlle Herminie revint sans encombre à sa bergère, intimement flattée d’avoir mené à bien une pareille entreprise ; quand Benoîte monta pour la servir elle ne lui dit rien de son équipée, trouvant en somme, qu’un petit secret met un peu d’attrait dans la vie.

Un secret ! Benoîte avait le sien et plus gros que celui de sa maîtresse.

Elle ne savait pas comment cela s’était fait ? C’était venu, tout doucement, sans qu’elle s’en doutât mais enfin, c’était fait ! Elle s’était prise d’affection pour Quellec et le petit soldat occupait un coin de son vieux cœur, un coin sans emploi et le meilleur ; le coin maternel.

Il eût fallu que ce cœur fut de pierre pour ne pas s’être laissé toucher.

Dès le lendemain de son installation au pavillon ce garçon ne s’était-il pas imaginé de lui tirer son eau, de lui porter son bois, de lui rendre tous les services imaginables et avec quel gentil sourire…

— Laissez donc, mademoiselle Benoîte, disait-il quand elle se fâchait, je crois le faire pour la mère.

Puis, ce garçon-là, avait une conduite exemplaire ; il n’allait jamais au cabaret ; il faisait la chambre de son commandant ; rangeait minutieusement ses effets, puis il venait se chauffer dans la cuisine de Benoîte et lui parler de son pays.

Voici qu’un soir, elle l’avait entendu tousser, mais d’une toux à lui faire craquer les côtes. Il était venu, comme de coutume, chercher de l’eau chaude pour son officier, mais d’un air tout dolent, avec des pommettes rouges, des yeux gonflés, et Benoîte, au comble de l’inquiétude, constata qu’il avait la fièvre.

Elle ne dormit pas de la nuit et descendit avant le jour pour lui faire de la tisane. Pendant une semaine elle lui en fit boire plus que son content ; elle fit bouillir à son intention, des violettes, de la guimauve, de la pulmonaire, du sureau et des coques d’amandes. Elle lui fit mettre un emplâtre de chandelle — ce qui est souverain — le fit se frictionner avec de l’eau-de-vie de lavande — ce qui est meilleur encore.

La bonne fille en oubliait son service. Elle ne pensait qu’à Quellec, le voyait atteint d’une fluxion de poitrine, mourant loin de sa vieille mère et de sa promise, dans ce pays flamand.

Quand il fut un peu mieux, elle respira, mais le bourra de recommandations.

— Ah ! mademoiselle Benoîte, répondit le petit Breton, des rhumes, j’en prendrai bien d’autres ! Il fait trop froid chez vous.

Elle tâta sa manche, avec sollicitude.

— N’avez-vous donc pas un vêtement de dessous ? Ce méchant drap d’uniforme n’est pas épais.

— Non ; les camarades qui avaient de l’argent en arrivant ici, ont acheté des tricots, mais ça coûte cher ! Je ne peux pas demander cela à la vieille mère qui gagne bien juste son pain et ses pommes de terre.

Benoîte resta muette, en proie à une tentation qui ne fit que grandir : acheter un tricot à Quellec, avec ses économies. Mais voilà : comme elle n’avait pas de besoins, sa maîtresse lui gardait ses gages, dans un tiroir de son secrétaire.

Qu’en aurait fait une femme de son âge ? Elle avait assez de quoi s’habiller, puisqu’à la Noël, Mlle Herminie lui donnait toujours une robe ou un tablier, des souliers ou des bas.

Il lui faudrait demander des fonds et c’est mademoiselle qui serait étonnée !

Pourtant elle se décida vite, car elle ne pouvait pas endurer l’idée que Quellec souffrait du froid.

— Mademoiselle, dit-elle, en toussant un peu, je voudrais bien de l’argent ?

— Tu n’en as plus, Benoîte ?

— Pas du vôtre, mademoiselle ; du mien, s’il vous plaît ?

— Que veux-tu en faire ? Tu as deux robes neuves et tes souliers n’ont pas encore été ressemelés…

— Ce n’est pas pour moi, mademoiselle.

— Tu n’as pas de parents à qui faire des cadeaux ?

— Mademoiselle, c’est un cadeau, comme qui dirait une charité ; ou bien plutôt une charité qui aurait l’air d’un cadeau.

— S’il en est ainsi, ma bonne fille, je n’ai rien à dire, Jésus, dans l’évangile, a magnifié l’aumône de la veuve. Combien veux-tu ?

Benoîte se gratta l’oreille, se frotta le menton puis se décida à avouer :

— Trois écus, mademoiselle.

— C’est beaucoup pour tes moyens, ma fille. As-tu bien réfléchi ?

— Oui, mademoiselle, c’est une occasion pas ordinaire.

— Tu en es juge, Benoîte ; voici trois écus.

Le jour du marché, les commères de Wattignies se transmirent cette nouvelle :  on avait vu Benoîte, Benoîte de chez Mlle de Batanville, marchander des gilets d’homme, chez Guillaume Heurteloup, le bonnetier.

On disait qu’elle en avait acheté un, en laine brune, épais comme le doigt… ce n’était tout de même pas pour elle ?… Jamais Benoîte ne s’était senti le cœur aussi épanoui que ce matin de Noël où elle remit, à Joseph Quellec, son cadeau, grossi d’un sac de boules de gomme et d’un morceau de pain d’épices.

L’ordonnance eut un cri de joie devant le chaud vêtement qu’il avait ambitionné ; spontanément, ne sachant comment témoigner sa reconnaissance, il saisit Benoîte par les épaules et l’embrassa sur les deux joues.

— Mademoiselle Benoîte, répétait-il, que je suis content ! Ah ! si la mère voyait cela, elle ne se ferait plus de tourment !

Et, ma foi, Benoîte tira son mouchoir et pleura d’attendrissement.

Ce fut le lendemain de ce jour qu’une catastrophe fondit sur la maison de Batanville.

Vicomte, nous l’avons dit, demeurait le plus souvent au pavillon, en compagnie de l’ordonnance et même du commandant qui ne savait pas ne pas être aimable, fût-ce avec le chat.

Ce matin-là, Quellec entra, comme de coutume, dans la chambre de son supérieur, pour y allumer le feu et Vicomte l’y suivit.

Le commandant dormait encore, appréciant beaucoup l’épaisseur des matelas et le moelleux des oreillers de son hôtesse. Quand le bois fut embrasé, que les flammes s’élancèrent, droites et claires, dans le corps de la cheminée, Quellec se retira, laissant Vicomte qui, assis, dans un fauteuil, faisait sa toilette avec gravité.

Lorsque le matou eut suffisamment lustré son poil et nettoyé ses pattes, il regarda, pensivement, les gerbes d’étincelles qui s’envolaient, en tourbillons, comme une nuée de mouches lumineuses ; puis, clignant de l’œil, il examina le commandant qui dormait toujours, le nez dans la plume, un bras pendant hors de la couverture. Sans doute, Vicomte trouva alors qu’il était sage et seul depuis trop longtemps ? et il chercha un moyen de se distraire.

Soudain, ses prunelles d’or s’arrêtèrent comme fascinées devant le colback du commandant posé sur la table. Le plumet écarlate qui le surmontait devint le but inavoué de ses convoitises. Peut-être, lui représentait-il quelque oiseau merveilleux, quelque joujou d’autant plus séduisant qu’il se balançait d’ordinaire à des hauteurs inaccessibles ?

Toujours est-il que Vicomte monta sur la table et qu’il effleura, de sa patte, timidement d’abord, le plumet brillant. Puis, peu à peu, gagné par le plaisir du jeu, l’animal s’énerva ; les coups de patte se firent plus pressés et surtout plus meurtriers.

Bientôt, le plumet se détacha du colback et les plumes tombèrent du plumet ; ce fut le signal du carnage ! Vicomte sauta sur le plancher et commença une partie folle, où, au milieu de bonds et de cabrioles le pauvre plumet fut bientôt réduit, à l’état d’un mince bâtonnet enduit de colle.

Le chat, essoufflé, se réinstalla, alors, dans le fauteuil, regardant, avec intérêt, les plumes qu’il avait éparpillées, se soulever et tournoyer comme de frêles choses vivantes, sous le souffle du vent qui passait sous les portes. Puis il s’endormit.

Le commandant, au contraire, s’étant éveillé procéda à sa toilette ; lorsque Quellec, qui l’assistait, prit son colback pour le lui passer, il jeta un cri d’alarme.

— Mon commandant, votre plumet ?…

— Mon plumet ? Il était là, hier au soir ; tu ne l’as pas retiré ?

— Pourquoi faire, mon commandant ?

Hélas ! les yeux perçants de Quellec eurent vite fait de découvrir ce qui restait du pimpant ornement.

Remonter au coupable, n’était pas difficile.

L’ordonnance était consterné et le commandant furieux ; car l’attentat avait de désastreuses conséquences : la revue devait avoir lieu le lendemain.

Comment l’officier pourrait-il se présenter devant ses batteries alignées et devant la population de Wattignies, accourue pour jouir du spectacle, avec un colback ainsi diminué ? On appela Benoîte, afin de lui demander si on aurait chance de trouver un plumet chez un commerçant de la ville ? Il n’y en avait pas une ! On ne tenait pas d’articles militaires à Wattignies.

Le commandant n’eut d’autre ressource que d’envoyer un homme à cheval, jusqu’à Hazebrouck.

Benoîte, dont la consternation ne connaissait plus de bornes, n’eut pas la force de se taire devant sa maîtresse qu’elle mit au courant du crime de Vicomte.

La vieille demoiselle en fut bouleversée et ayant réfléchi longuement, elle fit, à sa servante, cette communication qui, en d’autres temps, l’eût clouée de surprise :

— Ma fille, il ne sera pas dit qu’un de mes hôtes aura eu à subir un dommage quelconque sous mon toit, sans que je lui en fasse réparation. Je présenterai mes excuses au commandant.

— Mademoiselle ira au pavillon ? s’étonna Benoîte, en écarquillant les yeux.

— Non ; cela serait tout à fait contraire aux convenances ; une femme ne se présente pas chez un homme.

— Alors, mademoiselle ?

— Tu prépareras le salon et quand il sera suffisamment chauffé, tu iras transmettre au commandant Belormeau mon désir de le recevoir.

Benoîte exécuta les ordres de sa maîtresse, vraiment sans trop de stupéfaction. Quoi d’étonnant à ce que mademoiselle fût changée, alors qu’elle, Benoîte, ne se reconnaissait seulement pas.

Mlle Herminie fit toilette ; elle revêtit sa robe de velours pensée et sa fanchon de dentelle et prit place dans sa bergère, au coin de la cheminée.

— Ça me fait plaisir de vous voir si bien attifée, déclara Benoîte ; à présent, je vais quérir le commandant.

— Attends un instant… Je suis un peu embarrassée… J’ai perdu de vue les questions d’étiquette… Je ne puis recevoir le commandant sur le même pied que M. le curé qui est homme de Dieu… Dois-je le traiter comme maître Delapierre qui est homme de loi ?

« Homme d’épée, il doit avoir des privilèges ?… J’avoue que ma mémoire se brouille à ce sujet.

Donc, je le laisserai faire ; cet officier m’a prouvé déjà qu’il avait du savoir-vivre… Ton rôle, ma fille se bornera à l’introduire.

Le commandant Belormeau fut extrêmement flatté quand Benoîte lui transmit l’invitation de sa maîtresse ; il savait que la faveur à lui octroyée, était insigne et pour n’être pas de l’ordre de celles dont il jouissait le plus souvent, elle ne lui en fut pas moins très agréable. Pour faire honneur à sa noble hôtesse il revêtit sa tenue de gala ; le plumet neuf du colback était éblouissant ; le commandant était positivement magnifique quand il pénétra dans le salon de la vénérable demoiselle.

Sur le seuil, il s’arrêta, salua avec toute la raideur et la correction militaires ; puis il traversa le salon s’inclina devant sa propriétaire et soulevant la main ridée de celle-ci, il l’effleura galamment de sa moustache.

Mlle Herminie eut bien un petit mouvement d’effarement, mais déjà l’officier avait pris un siège à ses côtés et l’entretenait avec une si communicative bonne grâce qu’elle ne pût y résister.

L’entretien, qui dura une demi-heure, valut au commandant Belormeau une conquête féminine de plus et cette invitation à prendre le thé qui avait révolutionné les bonnes gens de Wattignies.


VIII


Le temps chez Michel Stenneverck était toujours à la tristesse.

Valentine avait été trop violemment secouée pour que sa constitution délicate n’en subît pas le contre-coup.

Atteinte d’une sorte de fièvre nerveuse que le médecin déclarait sans gravité, elle restait sans forces, sans appétit, sans sommeil, sans envie de vivre, semblait-il.

Les parents se désolaient ; ils ne pouvaient douter qu’il n’y eût, à cet état de choses, une cause morale qui leur demeurait inconnue.

— Je crois qu’il faudrait forcer Valentine à sortir de son mutisme, dit un soir Michel à sa femme… Quand elle a refusé Philippe, elle nous a avoué qu’elle en aimait un autre. Cet autre ne s’est point fait connaître… Ne l’aimerait-il pas ? Existe-t-il un obstacle entre eux ? Je suis persuadé que notre enfant souffre d’une déception.

— Mais elle ne connaît personne, s’écria la mère ! Je ne vois que le commandant Belormeau qui l’ait approchée d’un peu près.

— Après tout, qui t’assure qu’il n’est pas en cause ? Il est assez bien de sa personne pour faire oublier les quelques années qu’il a de trop… et ces officiers habitués à passer d’une ville à l’autre, partout fêtés et choyés, sont, dit-on, d’habiles séducteurs. S’il en était ainsi, fit Mme Michel, alarmée, nous aurions été bien peu prudents.

— C’est mon avis ; il y a des choses auxquelles les parents ne pensent que trop tard.

— Que faut-il faire ?

— Interroger Valentine ; lui faire comprendre que nous avons le devoir de connaître la vérité.

— Elle est bien fermée, parfois… Je ne voudrais pas la heurter, tandis qu’elle est malade.

— Si tu chargeais Minna de cette mission ?…

— Il est certain qu’elle a plus de chance de réussite que moi ; l’idée est bonne.

— Ne tarde pas à la mettre à exécution.

— Dès demain, je dirai à notre nièce ce que nous attendons d’elle.

Minna se chargea bien volontiers de provoquer les confidences de sa cousine. Depuis que celle-ci était malade, elle venait, chaque après-midi, travailler près de son lit ou de son fauteuil ; mais, en dépit de l’intimité renaissante, les jeunes filles n’avaient encore abordé, ni l’une ni l’autre, le sujet qui les occupait le plus.

Ce jour-là, Minna ne déplia pas son ouvrage, mais elle retint, entre les siennes, les mains brûlantes de Valentine.

— Autrefois, dit-elle, en cherchant ses yeux, tu n’avais pas de secrets pour moi, pas plus que je n’en avais pour toi et nous trouvions cela très doux… Ai-je donc perdu ta confiance ?… Tu souffres et ne me dis rien. Valentine, surprise par cette brusque entrée en matière, demeura un instant déconcertée ; mais il est bien difficile aux jeunes de porter solitairement leur fardeau ; son cœur était mûr pour les confidences ; il s’ouvrit tout entier.

Avec une grande sincérité, elle raconta à Minna comment la venue du commandant Belormeau lui avait semblé répondre aux vagues mais pressantes aspirations de son âme ; combien elle s’était grisée de ses hommages, de l’espoir d’une recherche flatteuse, d’un mariage brillant, d’une vie de plaisirs… avec quelle facilité, enfin, elle s’était laissée prendre au piège.

Puis elle lui dit combien elle s’énervait dans l’attente d’une démarche qui ne venait point.

— Un jour, ajouta-t-elle, nous nous trouvâmes seuls ; le commandant se pencha vers moi ; il paraissait anxieux.

— Oh ! dit Minna, de son air espiègle, veux-tu me laisser narrer la scène ?

— Comment le pourrais-tu ? demanda Valentine un peu piquée.

— Écoute bien : « Mademoiselle Valentine, j’ai un absolu besoin de vous entretenir. Ici, je ne vous vois jamais sans témoin ; ne sortez-vous pas seule ? »

— Qui t’a raconté cela ?

— Personne ; mais l’aimable commandant m’en avait dit autant, à moi et à d’autres ; il varie peu ses discours. J’espère, chérie, que pas plus que moi, tu ne l’as pris au sérieux.

La jeune fille voila son visage de ses deux mains.

— Oh ! Valentine, s’écria Minna, inquiète, tu n’as pas commis cette… imprudence ?

— Si, j’étais folle, mais Dieu a permis que je ne puisse la consommer.

— Dis-moi vite ce qui s’est passé.

— C’est bien simple ; j’ai été jusqu’au chemin du pavillon, à la brune, pour y attendre le commandant.

— Toi, Valentine ?

— Je l’y ai trouvé ; il est passé à trois pas de moi, sans me voir, avec une autre femme à son bras.

— Il ne t’a pas vue ? Dieu soit loué ! C’est un miracle que la sainte Vierge a fait en ta faveur !

— Quand je pense, reprit la jeune fille, que j’aurais pu avouer mon fol amour au commandant Belormeau, avant de savoir de quelle nature était le sien ! Que j’aurais pu consentir à l’entendre, être vue, peut-être en sa compagnie ?… Être maintenant de celles qu’on montre au doigt ou qu’on regarde avec mépris, mon bouleversement est tel que je ne puis me rassurer !

— Il le faut, au contraire, Valentine… Grâce à Dieu, tes lèvres sont demeurées closes. Les hommes n’ont rien à reprendre à ta conduite. Ce qui s’est passé dans ton âme demeurera un secret entre Dieu, toi et moi. Il te faut donc reprendre courage et reconquérir la santé.

— Tu oublies, dit tristement la jeune fille, qu’à ce jeu, j’ai perdu Philippe.

— Ne m’as-tu pas dit que tu ne l’aimais pas ?

— Je croyais que je ne l’aimais pas, puisque je m’étais fait de l’amour une idée aussi fausse… C’est au plus fort de ma déception que je l’ai comparé à d’autres et que, me sentant si faible, si meurtrie, si désabusée, j’ai désiré, de toutes mes forces, m’appuyer sur une affection solide, loyale, indulgente… une affection comme la sienne, enfin !

— Crois-tu donc que si tu lui tenais ce langage, il demeurerait inexorable ?

— Je ne lui tiendrai jamais ! Je ne voudrais pas qu’il pût croire n’être pour moi, qu’un pis-aller ou un remède, peut-être ? qu’il me juge versatile, folle ou fausse… Je lui ai bien donné le droit de se détacher de moi. S’il me méprise, ou s’il m’oublie, je le trouverai juste. J’ai mérité d’être punie, Minna…

Que, devenaient, pendant que les familles Stenneverck traversaient ces jours troublés, Philippe et Pierre Artevelle ? Ils avaient passé, l’un et l’autre un mélancolique hiver. Philippe était profondément triste, mais demeurait calme, n’ayant fait que subir un sort injuste ; Pierre, au contraire, était dans un état de nervosité extrême. Le jeune homme en s’enfonçant dans la voie mauvaise du doute et de l’inconstance, en refusant, témérairement, de donner suite à son projet d’alliance avec Minna, avait cru que cette crise durerait quelques jours.

Jamais un détachement militaire n’avait séjourné plus de trois semaines à Wattignies ; il en serait de même pour celui du commandant Belormeau.

Pierre s’était trompé dans ses prévisions ; les mois s’ajoutèrent aux mois ; les batteries d’artillerie étaient toujours là et le jeune homme qui, à cette pensée, perdait un peu la tête, comprit qu’il allait, peut-être, s’aliéner irrémédiablement, le cœur de Minna.

Il roulait les idées les plus sombres, formait les projets les plus insensés pour se débarrasser du commandant Belormeau, qu’il persistait à considérer comme l’obstacle à son bonheur. Tantôt il songeait à le provoquer en duel ; tantôt il voulait obtenir, du maire de Wattignies, le déplacement du détachement d’artillerie. Il chercha même le moyen de s’adresser au général du régiment… sans parler d’autres combinaisons encore plus fantaisistes.

Quant à revenir sur son serment, à faire sa soumission, tant que cet intolérable commandant serait à Wattignies, reçu en ami chez François Stenneverck et faisant la cour à sa fille, avec une si tranquille désinvolture, Pierre, ne l’admettait pas !

Pourtant le printemps revenait, déjà joyeux ; l’herbe des talus verdissait ; les bourgeons poudraient d’or les ramilles brunes et, dans l’air, passaient des souffles tièdes qui sentaient la terre moite et les violettes.

Pierre, ce jour-là, était venu chez son cousin qu’il avait trouvé, assis sur le bord de son bureau et rêvant devant la fenêtre ouverte.

Les deux jeunes gens avaient à traiter une affaire commune avec un marchand de grains d’Hazebrouck. Celui-ci ne tarda pas à paraître. C’était un gros homme jovial qui, courant les foires et les marchés avait toujours quelque nouvelle à conter.

— Venez-vous de loin ? lui demanda Pierre, quand ils eurent conclu leurs accords.

— Non, je me suis arrêté à Wattignies ; à propos vous savez que la ville est en deuil et que plus d’une jolie fille doit avoir les yeux rougis ?…

— Pourquoi cela ?

— Parce que le détachement d’artillerie est parti. Quand je suis arrivé, au petit jour, j’ai croisé les derniers fourgons.

— Tant mieux ! s’écria Pierre.

Le marchand se mit à rire.

— Vous gênaient-ils, monsieur Artevelle ? Ils avaient paraît-il, un commandant superbe ?… Un conquérant qui, sur son passage, exerçait des ravages terribles… Mais, au fait, je ne vous dis pas le plus intéressant… Cet officier a emmené une jeune fille dans ses bagages !

Pierre haussa les épaules, mais il regarda Philippe qui était devenu blanc comme son col de toile ; il devina quel soupçon insensé venait de traverser son esprit.

Il reprit donc :

— Voilà une nouvelle bien invraisemblable.

— Elle est vraie, je vous l’affirme ! Évidemment on ignore si l’officier a réellement enlevé la jeune personne ou si elle l’a suivi de son propre mouvement ?… Mais des gens dignes de foi m’ont entretenu de cette disparition.

— On ne vous a pas dit son nom ? demanda Pierre avec une lenteur voulue.

— Si, mais je l’ai oublié ; quand on ne connaît pas vous savez… Le marchand était pressé et ses clients n’avaient nulle envie de le retenir.

Lorsqu’il se fut éloigné, Pierre posa amicalement sa main sur l’épaule de Philippe.

— Veux-tu que j’aille faire un tour, là-bas ? dit-il.

Le jeune homme acquiesça d’un signe et, sans en demander davantage, Pierre s’éloigna.

Celui-ci avait deux motifs pour se rendre à Wattignies avec tant d’empressement ; il avait, certes, le souci de rassurer son cousin, quoiqu’il ne crût pas, pour son compte, à la possibilité d’un rapprochement entre le nom que n’avait pu dire le marchand de grains et celui de la fille de Michel Stenneverck ; mais il avait, aussi, le vif désir de prendre un peu la température de la maison et de savoir comment il y serait reçu ?

Il n’osait point tout d’abord se présenter chez le père de Minna ; en se rendant chez le filateur, il aurait le prétexte d’un entretien à demander à grand-père Frantz ; c’est sur l’aïeul qu’il comptait pour arranger l’affaire qu’il avait si sottement embrouillée.

En arrivant chez Michel Stenneverck, Pierre Artevelle eut un sursaut d’inquiétude, tant il semblait que quelque chose d’insolite se passât dans la maison.

Personne dans la cour…, le jeune homme dut attacher son cheval au portail ; personne dans la cuisine grande ouverte, si ce n’est une bande de poules qui, enhardies par la solitude, picoraient jusque sur la table. En revanche, un bruit de voix inusité sortait de la salle à manger et la conversation semblait tellement animée que le visiteur dut frapper à trois reprises pour qu’on l’entendît. Son premier regard le rassura pour Philippe : Valentine était debout devant la fenêtre, tournant le dos à la lumière ce qui ne permettait pas de lire sur son visage ; mais elle avait un air de contrainte et d’ennui. Près d’elle, Mme Michel était assise dans l’attitude de la consternation, tandis que son mari et son beau-père luttaient contre une évidente envie de rire.

— Ah ! c’est toi, fit, assez sèchement, grand-père Frantz, en reconnaissant Pierre.

— C’est moi, maître Stenneverck.

Le jeune homme cherchait un motif plausible à sa visite, mais Mme Michel ne lui en laissa pas le loisir.

— Pierre, dit-elle, vous savez ce qui nous arrive ?

— Pas du tout, madame.

— Nanniche… vous savez la nièce de Catherine ?

— Oui, madame.

— Eh bien ! elle est partie avec le commandant Belormeau !

Pierre ne put retenir un intempestif éclat de rire.

— Ma fille, interrompit grand-père, soyez plus juste : ne dites pas que Nanniche est partie avec le commandant, mais avec les artilleurs.

— Mon père, je n’avance rien que je ne sache… Vous avez dû remarquer combien Nanniche était nerveuse et irascible quand nous recevions le commandant à notre table ?… Dieu et moi sommes seuls à savoir ce qu’elle cassa de vaisselle en ces occurrences… Or, ce n’est pas tout, poursuivit Mme Michel, outrée, j’ai appris ce matin que le commandant ne venait jamais ici, sans faire un brin de causette avec cette fille.

— C’était un si aimable homme, proclama grand-père.

— Et, mon père, on les a vus, de compagnie, sous les platanes !

— Vous savez, Pierre, dit Michel, ces platanes du bord de l’eau, qui ont si méchante réputation dans notre pays ?

— Je les connais, répondit le jeune homme, amusé.

Valentine, qui ne disait rien, tordait nerveusement ses doigts.

— Ce qu’il y a de certain, dit Mme Michel, c’est que Nanniche est partie et que j’en suis encore bouleversée.

— Ma pauvre Gabrielle, vous n’allez pas vous en rendre malade ? Annette était majeure ; cela limite notre responsabilité.

— Oui, mais c’est la nièce de Catherine.

— Vous êtes bien sûre, madame, reprit Pierre que cette fille n’a pas pu s’absenter pour une autre raison ?

— Mon cher Pierre, elle a emporté toutes ses hardes et ses économies qu’elles ne me confiait point comme le faisait sa défunte tante, et je n’ai pas à conserver de doute : la femme du sacristain m’a dit l’avoir reconnue, à la lueur d’un falot, comme elle montait, avec ses bagages, dans un des fourgons de la cantine.

— Je comprends, madame, dit Pierre, que cette aventure vous soit infiniment désagréable, mais chacun sait bien que vos bons conseils n’ont jamais eu de prise sur la dure cervelle de Nanniche.

— Je suis bien aise que vous le reconnaissiez, Pierre. J’espère que d’autres estimeront, comme vous, que je n’ai ménagé, à cette malheureuse fille, ni la surveillance, ni les avertissements ?

— Ma pauvre Gabrielle, ne t’en fais donc pas tant de souci, interrompit son mari ; Pierre, je vous quitte, on m’attend à la filature.

Les deux hommes se serrèrent la main et Pierre demeura un peu embarrassé.

Grand-père Frantz se rapprocha de lui et le regardant, droit dans les yeux.

— Qu’est-ce que tu veux, toi ?

— Je voudrais vous parler, maître Stenneverck, pouvez-vous m’accorder un instant ?

— Soit, montons dans ma chambre.

— Non, grand-père, fit Valentine ; évitez l’escalier qui ne vaut rien pour vos jambes. Nous avons affaire à la cuisine, puisque nous n’avons plus de servante, ajouta-t-elle, avec un effort de gaîté. Maman et moi, nous vous laissons la place.

Le vieillard reprit son fauteuil ; Pierre s’assit à ses côtés, et, très ému, regarda les flammes.

— Qu’est-ce que tu veux ? répéta grand-père.

— Maître Stenneverck, vous le savez bien ?

— Oh ! pour cela, non, mon garçon ! Il faudrait être plus habile que je ne le suis, pour savoir ce que tu veux ou ce que tu ne veux pas !

— Maître Stenneverck, j’ai bien mérité que vous me parliez durement ; mais vous ne serez pas sans miséricorde ?…

— Je te le répète : qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux… je veux Minna.

— Il me semblait que tu l’avais refusée ?

— J’étais fou, maître Stenneverck ! Le commandant Belormeau m’avait fait perdre la tête !

— Il ne fallait pas qu’elle fût bien solide… Mon garçon, cela a duré un peu trop longtemps, tu sais ?…

— Mais, aujourd’hui, je me repens… et j’espère, j’espère malgré tout, que Minna se laissera toucher par mon repentir.

— Je ne suis pas Minna.

— Je n’ai pas osé aller à elle, le premier… J’avais pensé, maître Stenneverck, que vous voudriez bien m’aider ?

— T’aider à quoi ?

— À plaider ma cause…

— Écoute-moi : si Minna ne me demande rien, je n’interviendrai point entre vous ; mais si elle prend conseil de son vieux grand-père, voici ce que je lui dirai : « Ma fille, quand un homme se montre jaloux sans motif ; quand, pour un mécontentement léger, il ne craint point de rompre ses engagements et de blesser le cœur de celle qu’il prétend aimer ; quand le premier moment de colère passé, il persiste dans son attitude et s’enferre comme un cheval vicieux, il ne faut pas l’épouser ! »

Pierre rougissait et pâlissait, tour à tour.

— Maître Stenneverck, vous ne le ferez pas ? Vous ne lui tiendrez pas ce langage ?

— Ai-je donc dit un mot qui ne soit la vérité ?

Le coupable baissa la tête d’un air accablé.

— S’il en est ainsi, dit-il, je n’ai plus qu’à me retirer.

Puis, soudain, frappant du poing, avec colère, le manteau de la cheminée.

— Si je perds Minna, par ma faute, s’écria-t-il, ni vous, ni d’autres, maître Stenneverck, ne me reverrez en ce pays !

— Allons, calme-toi et, au lieu de t’en prendre à ma cheminée, va-t-en trouver Minna. Elle a un tel cœur, cette enfant-là.

Pierre se dressa, d’un bond.

— Vous croyez, maître Stenneverck, vous croyez que je le puis ?

— Puisque je te le dis, nigaud ! Qu’est-ce que tu attends ?

Le jeune homme partit en courant ; mais au fur à mesure qu’il approchait de la maison du brasseur, son allure se ralentissait ; ce n’est pas Minna qu’il redoutait, non plus que sa mère, mais François Stenneverck était sanguin et emporté ; il appréhendait un choc, qui, entre eux, eût rompu le dernier fil.

Sur le seuil de la cuisine, il aperçut Gertrude qui le regardait venir d’un air perplexe et qui, pour la première fois, ne l’accueillit pas avec un sourire.

— Bonjour, Gertrude.

— Bonjour, monsieur Artevelle.

— Tes maîtres sont-ils là ?

— Non ; ils ont profité du beau temps pour se rendre en cabriolet, à leur métairie de Menchoote.

Mlle Minna les a-t-elle accompagnés.

— Non, monsieur Artevelle.

— Où est-elle ?

Gertrude tira son mouchoir à carreaux et le porta lentement à son nez.

— Où est Minna ? répéta Pierre, impérieusement.

— Elle est dans le parloir ; mais, monsieur Artevelle, je ne sais pas si je dois…

Pierre lui évita l’embarras de résoudre la question ; il passa comme une trombe et la porte du parloir s’était refermée sur lui, avant que l’honnête servante ait achevé sa phrase.

Minna était assise à sa place accoutumée, près de la fenêtre ; Pierre, d’un coup d’œil, vit qu’elle était pâlie, qu’elle avait les yeux cernés et il eut envie de se battre ! Mais Minna avait aussi un air triste et sévère qu’il ne lui connaissait point et elle ne fit, vers lui, aucun geste de bienvenue.

Pierre soupira convulsivement ; jeta, à l’autre bout de la pièce, sa cravache et son feutre ; puis, attirant rageusement un tabouret, il s’assit aux pieds de la jeune fille, prit ses deux mains, s’en voila la face et se mit à pleurer.

Il pleurait comme un enfant, à gros sanglots qui secouaient ses robustes épaules et avec une telle abondance de larmes qu’elles ruisselaient entre les doigts de Minna. Celle-ci, bien des fois, avait évoqué ce jour du retour ; elle avait imaginé ce que Pierre dirait ; ce qu’elle lui répondrait et elle s’était promis d’être ferme, en cette occasion ; mais elle n’avait pas prévu ce genre de discours. Son tendre cœur, fait pour l’indulgence et le pardon, s’émut à la vue de ce chagrin véhément ; et sincère.

À grand’peine, elle dégagea une de ses mains et forçant le jeune homme à relever la tête, elle murmura :

— Pierre, ne pleurez plus ; je ne veux pas que vous pleuriez ainsi.

Il vit ce regard de tendre sollicitude ; son cœur rassuré bondit d’allégresse.

— Minna, s’écria-t-il, vous ne voulez pas que je pleure ! Donc, vous m’aimez encore !

Elle eut un retour d’espièglerie.

— Ce n’est pas pour cela, fit-elle ; mais voici que maintenant, ça coule dans mes manches.

— Ah ! dit-il, je vous retrouve ! Ma Minna n’est point changée !

Elle redevint grave.

— Si, Pierre, elle est bien changée, Minna. Jamais plus elle ne retrouvera sa gaîté naïve et sa confiance dans la vie. Elle sait maintenant ce que vaut l’amour d’un homme, elle a appris qu’il ne fallait point s’appuyer sur lui.

— Oh ! Minna, ne me parlez pas ainsi, ne me dites point ces choses décevantes ! J’ai eu tant de regrets ! Je me suis fait tant de reproches ! J’ai eu une si grande frayeur de vous avoir perdue, sans retour ! Ne me dites pas que la Minna que je retrouve n’est plus celle d’autrefois et que c’est ma faute !

Elle soupira…

— Pourquoi avez-vous agi ainsi ?

— J’étais jaloux !

— Oh ! dit-elle, en hochant la tête d’un petit air expérimenté, c’est l’excuse masculine, par excellence. Mais de quoi, Pierre, étiez-vous jaloux ?

— Pas de quoi, Minna, mais de qui ; c’est plus précis ! J’étais jaloux de cet odieux commandant qui semblait tout près de vous éblouir.

— Oh ! oh ! fit-elle, en haussant les épaules, quand donc l’avez-vous vu si près du succès ?

— Ne vous souvenez-vous plus du soir où il a dîné ici et où vous avez été très méchante ? Savez-vous que pas une fois, pas une pauvre petite fois, au cours de ce dîner, vous ne m’avez honoré d’un regard et que j’ai dû partir sans mon bonsoir accoutumé ?

— Ai-je été vraiment si coupable ?

À cette heure, Minna était presque tentée de se trouver en faute, pour innocenter le coupable qui, lui tenant les deux mains, l’attirait doucement, mais irrésistiblement vers lui.

— Oui, Minna, vous avez été coupable, un peu et moi beaucoup. Aussi, ce n’est pas en accusateur que je viens… Ah ! Dieu ! bien au contraire. Minna chérie, voulez-vous me pardonner ?

— Je ne sais si je dois…

Il y avait un tel rayon de tendresse dans les yeux gris encore embués de larmes que la jeune fille céda à l’étreinte robuste qui ne cessait de l’attirer et ses lèvres touchèrent le front de Pierre.

— Merci, s’écria-t-il, en rendant le baiser, avec un peu d’usure, merci, Minna si chère !… Me voici bien tranquille ; la paix est faite, puisque j’ai votre signature.

— Mais, mes parents… mon père, plutôt car maman a pour vous, des trésors d’indulgence…

— Votre père ?… Ah ! Minna, si vous êtes pour moi qui sera contre moi ?


IX


Le départ du détachement militaire avait positivement attristé les bonnes gens de Wattignies.

Les flâneurs regrettaient l’animation de la place et des rues étroites, à l’heure des manœuvres et des corvées ; les commerçants regrettaient plus encore l’appoint que leur avait apporté la clientèle des soldats ; enfin, il n’était guère de famille où, au cours de ces quelques mois, on n’eût lié connaissance avec l’un ou l’autre des artilleurs et où le départ de cet ami de passage, ne laissât un vide.

La fuite de la servante de Mme Michel Stenneverck avait donné lieu, pendant plusieurs jours, à de chaudes controverses. Les uns, et c’était le plus grand nombre, tenaient pour l’innocence du commandant Belormeau ; affirmant qu’il avait très bien pu ignorer la présence de Nanniche dans ses fourgons et qu’il n’était nullement prouvé que ladite Nanniche n’avait pas, parmi le détachement, quelque autre connaissance plus intime.

D’autres se montraient incrédules, donnant d’abondantes preuves de la légèreté du commandant en la matière ; tous tombaient d’accord qu’il n’avait point enjôlé une innocente et que Mme Michel ne perdait pas gros, au figuré, bien entendu.

Fort heureusement, Mlle Herminie et Benoîte, ignorèrent cet incident fâcheux qui eût altéré la sincérité de leurs regrets, car, des regrets, elles en avaient, l’une et l’autre. La maîtresse trouvait la maison grande ; la servante avait une vraie tristesse du départ de son petit Breton, qu’à moins d’un miracle, elle ne reverrait jamais en ce monde.

— Comme tout semble vide, soupirait Mlle Herminie, tu rouvriras les fenêtres du pavillon, cela sera moins triste.

— Ouvert ou fermé, ça ne changera pas grand’chose, répondait Benoîte.

— Je m’étais étrangement accoutumée au va-et-vient de ces deux hommes, pour nous qui sommes isolées, leur présence était une sauvegarde.

— Mademoiselle, on a beau dire… des hommes, dans une maison, c’est bien utile. Mon pauvre Quellec était si complaisant… Le bon garçon, quand il a su qu’il allait partir, aurait voulu pouvoir me tirer de l’eau pour tout l’été, ou me rentrer du bois, pour le prochain hiver. Jamais je n’avais eu tant d’aide et maintenant, que je me fais vieille, je trouvais ça bon.

— Je crois, Benoîte, dit pensivement Mlle Herminie, qu’il ne faudrait pas conclure que tous les hommes sont ainsi, nous étions tombés sur des exceptions.

— C’est vrai, mademoiselle que le commandant était aussi bien que son ordonnance… Un homme comme lui, avec sa prestance et son grade, il n’avait pas un brin de fierté. Quand je le rencontrais, en allant au marché, il mettait la main au colback, comme pour une dame, ni plus ni moins.

— Le commandant Belormeau était l’affabilité même.

— J’avais toujours entendu dire, même à mademoiselle, que les hommes sont grossiers, tapageurs, ivrognes et même pis ; pour mon compte, je pourrais affirmer que ce n’est pas vrai pour ces deux-là.

— Je te l’accorde, fit Mlle Herminie.

— Ah ! mademoiselle, mon petit Quellec me manque bien.

— Je le conçois, déclara la vieille demoiselle ; t’écrira-t-il ?

— Il ne sait pas ; il m’a bien promis de me faire donner des nouvelles par un camarade ; mais ce ne sera pas la même chose.

Dans les deux familles Stenneverck, le départ du commandant avait, plutôt, causé du soulagement. Les parents regrettaient de l’avoir accueilli un peu trop facilement ; Minna était bien aise que Pierre n’eût plus à rencontrer l’officier qui lui portait si fort ombrage ; quant à Valentine, il lui semblait que celui-ci emportait le plus amer de ses regrets et le plus vif de sa confusion ; car la confusion de la jeune fille avait atteint les limites les plus extrêmes, quand elle avait appris la fugue de Nanniche.

Elle se remémorait certaines conversations de la grosse servante. Nanniche n’entendait-elle pas l’avertir, discrètement, qu’elle était sa rivale ?… Sa rivale ?… À cette évocation, Valentine rougissait jusqu’à la racine des cheveux.

Il va sans dire que, dans cet état d’esprit, elle souhaitait ardemment ne jamais revoir le commandant Belormeau, ni la nièce de Catherine.

Cependant, les jours s’écoulaient : le printemps était dans toute sa grâce et sa fraîcheur.

Pierre et Minna cueillaient des violettes dans un coin du jardin.

— Pierre, dit soudainement la jeune fille, je vous ai octroyé votre pardon, mais il vous reste à faire quelque chose pour le mériter.

— Demandez ce que vous voudrez ; pourvu que ce ne soit pas une visite au commandant Belormeau.

— Laissez ce malheureux officier en repos ; vous me l’avez fait prendre en grippe !

— J’en suis bien aise, Minna.

— Il faut que vous m’aidiez à réconcilier Valentine et Philippe.

— Si cela ne dépendait que de lui, ce ne serait pas difficile ; il l’aime toujours ; mais, elle ?

— Elle est, je le crois, toute disposée à l’aimer.

— Je ne l’aurais pas cru, mais puisque vous le dites, ô ma sagesse… Minna, tendez votre tablier, ces violettes n’ont pas de queue ou elle est si frêle que je ne puis la saisir.

— Comment prétendez-vous, homme maladroit, que je les mette en bouquet ?

— Vous en ferez de la tisane ou vous les confirez dans du sucre ; je les préfère ainsi accommodées.

— Revenons à la grave affaire qui m’occupe ; si facile que vous apparaisse la tâche, il vaudrait mieux, je crois, en parler d’abord à grand-père.

Une ombre descendit sur le front de Pierre.

— Minna, je ne vous avais pas dit que j’avais eu une entrevue avec grand-père Frantz… Je n’aurais jamais cru qu’il pût être aussi sévère…

— Je ne suis pas fâchée d’apprendre qu’il l’a été pour moi ; j’ai conscience de ma faiblesse.

— Voyons, chérie, est-ce que vous sauriez être sévère ? Ça ne vous va pas du tout.

Puis soudain, avec une gravité inaccoutumée, Pierre continua :

— On dit, Minna, qu’à quelque chose malheur est bon… c’est vrai, parfois. Mon amour, pour vous, sort de cette épreuve, plus profond et plus fort. Avant, je vous aimais bien, certes, mais comme l’enfant charmante, la compagne amusante qui m’avait été chère, toujours. Maintenant, ce que j’aime, en vous, Minna, c’est la femme ; la femme qui sait souffrir, aimer et pardonner ; la femme fidèle, la compagne forte et sûre qui, s’il plaît à Dieu, me soutiendra jusqu’au tombeau. J’apprécie mon bonheur ; je ne le connaissais pas suffisamment.

— S’il en est ainsi, dit-elle, je ne puis regretter les jours de tristesse.

— Non, Minna ; nous nous aimerons mieux, plus fortement, plus saintement, en époux conscients de leur mission sur la terre.

— Je suis heureuse, ami, de vous entendre parler ainsi.

— Oui, Minette, mais en ce qui vous concerne, ne changez point votre manière, elle me plaît infiniment.

— Ah ! Monseigneur, j’attendrai votre permission pour devenir austère.

— Austère ! Vous ! J’essaye de me représenter ma femme, avec des lunettes, des rides, des moustaches, peut-être ?…

— Hélas ! cela est arrivé à d’autres.

— Jamais votre minois ne connaîtra de semblables avatars.

— Confiance flatteuse qui doit vous inciter à la charité ; travaillons au bonheur de Valentine et de Philippe.

— Je ne demande que cela ; parlez et vous serez obéie. Il faut maintenant que je vous quitte ; je ne sais, hélas ! quand je pourrai revenir ?… Peut-être bien pas avant demain.

— Je consens à attendre jusque-là.

— Donnez-moi des violettes pour parfumer mon chemin ?

— Je vous donnerai volontiers toutes celles que vous avez cueillies et qui semblent, les pauvrettes, avoir passé sur l’échafaud…

— Qu’importe, Minna, au fond de ma poche, elles en verront bien d’autres.

— Prenez, les voici.

— Minna, vous allez bien me donner autre chose ?

— Et quoi donc ?

— Un pauvre petit baiser.

— Non pas, monsieur ; vous n’aurez, ce soir, que les fleurs que vous avez décapitées.

— Ah ! certes, je ne mérite que cela.

Pierre Artevelle s’était, avec empressement, acquitté de sa mission près de son cousin, l’assurant des nouvelles et bonnes dispositions de Valentine et l’exhortant à tenter une démarche près de la jeune fille.

À son grand étonnement, il s’était heurté à une résistance inattendue ; non pas que Philippe se fût détaché de Valentine, ni que son désir de la posséder fût moins vif ; mais parce qu’il s’imaginait que Pierre et Minna prenaient leur désir pour une réalité et, qu’à leur insu peut-être, ils faisaient pression sur Mlle Stenneverck. Pour vaincre sa défiance et sa timidité, il eût fallu, maintenant, que Valentine vînt à lui.

Or, comme celle-ci, de son côté, se croyait devenue indigne de son amour, elle n’eût pas, pour tout au monde, consenti à faire les premiers pas.

Pierre et Minna, avec la complicité de grand-père Frantz, avaient provoqué des rencontres, entre les deux jeunes gens. Philippe s’était montré amical ; Valentine sérieuse et douce ; mais ni l’un ni l’autre n’avait paru se souvenir du lien qui avait existé entre eux.

— Mais ça ne marche pas du tout ! s’écria grand-père Frantz, tout déconfit. Pierre, tu t’es mis le doigt dans l’œil, quand tu as cru voir que Philippe aimait encore Valentine !

— Non, grand-père.

Le jeune homme, par anticipation, disait aussi grand-père.

— Je suis sûr de mon fait, ajouta-t-il. Monsieur voudrait, comme dans les contes de fées, que la princesse vînt en carrosse, lui demander de prendre place à ses côtés.

— S’il ne fallait que le carrosse, on y pourvoirait ; mais la princesse ?… Êtes-vous sûr de la princesse ?

— Grand-père, dit Minna, il faut y voir, vous-même. Je sais, par expérience, que vous êtes un excellent confesseur.

— Certes, approuva Pierre, mais je me garderai bien de me présenter deux fois à votre tribunal, grand-père. Vos sermons sont courts, mais efficaces.

— Que demandes-tu de plus à un sermon ?

— Rien, grand-père ; essayez de leur pouvoir sur ces récalcitrants.

Mme Michel avait une nouvelle servante et quoique celle-ci n’eût aucun lien de parenté avec Catherine, elle semblait avoir hérité de ses vertus.

Mme Michel était encore dans la période de l’en­chantement qui est toujours la première, par tous pays ; il est vrai que, pendant ces derniers jours, elle avait découvert tant de ravages dans le vaisselier, à l’office et autres lieux divers, que cela la prédis­posait à la bienveillance.

Pendant l’intérim, Valentine avait aidé sa mère, avec beaucoup de complaisance et ne s’en était point trouvée fatiguée.

— Voyez-vous, Gabrielle, disait maître Stenneverck à sa bru, qu’essuyer la vaisselle ou frotter les bahuts, n’est point pernicieux pour la santé.

Mais la nouvelle servante, en entrant en fonctions, rendit des loisirs à sa jeune maîtresse ; celle-ci recom­mença à broder près de la fenêtre.

Elle s’y tenait, ce jour-là, en la compagnie de grand-père Frantz et, sans s’en rendre compte, rêvait son aiguille à l’air.

— Valentine, dit tout à coup l’aïeul, penses-tu encore au commandant Belormeau ?

Une flamme monta au visage de la jeune fille.

— Oui, grand-père, dit-elle, pour maudire la cré­dulité de certaine sotte de votre connaissance.

— Voici un aveu sincère et louable… ma petite fille, sais-tu ce que je veux te dire : c’est qu’il ne faut pas être trop sévère avec soi-même.

Elle le regarda avec étonnement.

— Je pensais que je ne le serais jamais assez ?

— Il faut l’être assez, mais pas trop ; ma pauvre enfant, ton cas n’est pas pendable…, tu rêvais d’amour et tu as cru mettre la main sur ta chimère.

— C’est bien vrai, grand-père.

— Tu t’es trompée et voilà tout. J’avais un vieil oracle qui disait que les amours humaines sont pareilles aux champignons ; il y en a de bons, il y en a de mauvais. Le danger, c’est que les plus vénéneux sont généralement les mieux vêtus, les plus tentants… Si tu les cueilles, ils ont le même parfum que les bons ; si tu y goûtes, on dit que leur saveur est plus délicieuse encore ; seulement, tu sais ce qui suit ? Il faut s’y connaître, ma fille.

— Grand-père, j’étais ignorante.

— À ce mal, il existe un remède : l’expérience de ceux que Dieu a commis à notre garde.

— C’est en cela que j’ai péché.

— Ma petite fille, sois tout à fait franche avec ton vieux grand-père… Quel sentiment gardes-tu pour le commandant Belormeau ?

— Ni affection, ni rancune ; je ne puis songer à lui, sans me redire : « Étais-je assez folle ? Étais-je assez sotte pour me prendre à de semblables fadaises ?

— Et pour Philippe, qu’y a-t-il, au fond de ton cœur ?

Valentine rougit et hésita, un instant.

— Je vous ai promis d’être franche… J’ai pour Philippe une nouvelle et profonde tendresse dont je suis sûre, pouvant juger de tout ce qui la sépare de mon engouement passé.

— L’aimerais-tu assez pour le lui dire, même s’il devait te repousser ?

Elle joignit ses mains et soupira :

— Dans cette crainte, j’aimerais mieux me taire…

— Mais si tu savais, au contraire, qu’il n’attend que ce mot, pour te revenir ?

— Ah ! si j’étais sûre…

— Voilà… Tu voudrais être sûre ; il voudrait être sûr… Eh bien, si je te dis : moi, j’en suis sûr ! Te fierais-tu à ma parole ?

Elle ferma les yeux, luttant contre la fierté qui appréhendait, si vivement, un échec.

— Grand-père, je veux avoir confiance en vous ; je ferai ce que vous voudrez.

— Alors, tu vas écrire à Philippe.

— Que lui dirais-je ? fit-elle avec émoi.

— Tu veux que je te fasse un brouillon ? Oh ! c’est bien simple. Tu vas écrire : « Philippe, revenez ; je vous attends. »

— Grand-père, cela me coûte beaucoup.

— Tu m’as promis de m’obéir.

— Je le ferai, soupira-t-elle.

— Tiens, voilà du papier.

Elle prit la feuille et, d’une écriture tremblée, traça les quelques mots qui devaient décider de sa destinée.

— C’est bien, dit grand-père ; donne-moi cela et efforce-toi de n’y plus penser ; tu serais capable de te redonner la fièvre.

Le temps était délicieux ; le ciel, la verdure, les fleurs resplendissaient d’un juvénile éclat.

— C’est un vrai temps d’amoureux, déclara grand-père qui avait calculé, qu’à cette heure, le billet de Valentine devait être aux mains de son destinataire et qu’il faudrait, à celui-ci, juste le temps d’accourir. Va faire un tour de jardin, fillette, si par hasard, Philippe se présentait, je le recevrais.

La jeune fille devint toute rose.

— Va, répéta le vieillard ; je suis sûr, qu’aujourd’hui, en y regardant bien, on verrait s’allonger les jacinthes et s’ouvrir les tulipes.

— Valentine, pour fêter le printemps, sans doute, avait revêtu une robe d’organdi à fleurettes qui lui seyait à ravir ; elle jeta, sur ses cheveux bruns, une souple capeline de paille d’Italie et suivit le conseil de grand-père Frantz. Son cœur battait à coups précipités et menait un tel tapage dans sa poitrine, qu’il l’empêchait d’entendre les bruits venant de la rue. Cependant, elle saisit fort bien le grincement de la porte charretière et le bruit des sabots d’un cheval sur les pavés de la cour. Dans son trouble, elle s’enfuit tout au bout du jardin. Son oreille et son cœur ne s’étaient point trompés ; c’était bien Philippe Artevelle qui accourait au grand galop de sa monture. Ce fut grand-père Frantz qui le reçut.

— Mon ami, lui dit le vieillard, j’ai sermonné tous mes enfants, les uns après les autres ; tu es le seul qui n’ait pas eu sa part de la gronderie ; viens un peu, par ici, que je te l’octroie.

— Maître Stenneverck, balbutia le jeune homme, déjà inquiet, peut-être vous étonnez-vous de mon audace ?… Je ne serais pas revenu si…

— Si Valentine ne te l’avait demandé.

— Vous le savez ? Vous la blâmez peut-être ?…

— Je l’ai approuvée. Mon cher Philippe, ne prends point cette figure consternée ; Valentine t’aime et t’aime bien.

— Oh ! maître Stenneverck, en êtes-vous bien sûr ? Êtes-vous sûr qu’elle ne regrette rien ?

— Mon cher enfant, crois-tu que Valentine, si elle conservait un souvenir, en son cœur, eût été femme à t’écrire ce qu’elle t’a écrit hier ?

— J’ai confiance en sa droiture, mais je crains qu’elle ne s’illusionne sur… ce qu’elle peut me donner !

— Moi, je te le répète qu’elle t’aime, comme tu peux le désirer ! Est-ce que je te pousserais vers elle si je gardais l’ombre d’un doute, à ce sujet ?

— Maître Stenneverck, je crois en votre parole.

— Il faut donc, mon cher enfant, et c’est par là que je vais commencer mon sermon, que tu chasses, de ton esprit, tout sentiment de défiance, tant en ma petite-fille qu’en toi-même. Il faut que tu rassures cet amour inquiet qui vient à toi et que tu saches y répondre.

— Oh ! maître Stenneverck, vous savez bien si je l’aime !

— J’en suis persuadé ; mais cela ne suffit pas. Il faut savoir le prouver, il faut savoir le dire. C’est ce que tu n’as pas fait, Philippe.

— Je me suis souvent reproché ma sotte timidité.

— Oui, il y avait de la timidité dans ton cas ; mais, enfin, Pierre et toi, n’avez-vous pas fait un peu, au cours de vos tranquilles fiançailles, comme ces maris heureux qui s’endorment dans leur sécurité ? Mon cher enfant, voici ce que je voulais te dire : un cœur, c’est une conquête à faire, mais aussi à maintenir. Il ne suffit pas à une femme de se savoir aimée, il faut aussi qu’elle le sente et qu’on le lui dise… quelquefois. Va donc rejoindre Valentine au jardin et prépare ton discours. Regarde un peu ce ciel en fête et dis-moi s’il n’est pas pour toi ?

Philippe s’éloigna rêveur, et grand-père Frantz, appuyé des deux mains sur sa canne, s’approcha de la fenêtre, pour le suivre des yeux.

Là-bas, sous les lilas et les cytises, se profilait une robe blanche ; le jeune homme l’eut tôt rejointe ; mais, tout aussitôt, le couple disparut sous une charmille.

— Bon, fit grand-père, je ne verrai rien.

Philippe suivit-il, à la lettre, les conseils de l’aïeul ? Que dirent ces amoureux ? On prétend que cette sorte de gens est d’autant plus éloquente qu’elle ne sonne mot ?

Toujours est-il que, lorsqu’ils reparurent, Valentine souriait, quoiqu’elle eût deux grosses larmes au bout des cils ; quant à Philippe, il avait l’air d’un homme qui a conquis le monde !

À quelque temps de là, il y avait joyeuse réunion chez Michel Stenneverck ; certaines bagues ornées de saphirs étaient, enfin, sorties de leurs écrins ; on fêtait les doubles fiançailles de Philippe et de Valentine ; de Pierre et de Minna et le déjeuner avait eu lieu chez le filateur, puisque c’est à son foyer que résidait l’aïeul.

Celui-ci jetait, à la dérobée, des regards attendris sur le groupe charmant de ses petits-enfants dont le bonheur était bien, un peu, son ouvrage.

Oui, vraiment, ils étaient heureux ; et si quelque discret soupir s’échappait encore d’un cœur, c’était de celui de Valentine ou de celui de Pierre. Ils expérimentaient qu’il est plus difficile, à une âme loyale, d’oublier ses torts que ceux des autres ; à vrai dire les soupirs de ce dernier devenaient bien peu fréquents.

On était au dessert ; les flans à la crème, les tartes aux fruits, les nougats en pyramides ; accumulés par Mme Michel, avaient des brèches importantes ; les vins renommés pétillaient dans les verres et grand-père Frantz tenait tête aux toasts, avec une intrépidité remarquable.

Tout à coup, les fers d’un cheval sonnèrent sur les pavés de la rue ; les convives levèrent les yeux ; le cavalier était un artilleur. Il s’avançait vers la maison. Une ombre descendit sur tous les fronts. D’ici longtemps, la vue de cet uniforme ne rappellerait rien de particulièrement plaisant aux personnes présentes.

— Est-ce que vraiment ce militaire aurait affaire ici ? se demanda Michel.

— Oui, il met pied à terre, dit Philippe.

On entendit le bruit du heurtoir et les pas de la servante qui allait ouvrir.

D’un accord tacite, ils se turent, attendant la communication imprévue et peut-être troublante ?… Heureusement, Eudoxie, la remplaçante de Nanniche, n’avait aucun des défauts de celle-ci ; elle ne demanda point d’où venait le soldat, ni où il allait, ni de quel pays il était, ni dans quel régiment il servait. Toutes choses dont Nanniche se fût fait un devoir de s’informer.

Sans se laisser impressionner par le plumet du colback, les œillades du cavalier et les courbettes du cheval, Eudoxie demanda, tout uniment, à l’arrivant ce qu’il désirait.

Celui-ci tira, de sa poche, une large enveloppe de papier commun et la pria de la porter à sa maîtresse à qui elle était adressée.

Ce que fit la servante sans perdre de temps

— C’est pour vous, madame, dit-elle à Mme Michel en lui remettant la missive.

— Pour moi ?… fit celle-ci avec étonnement ; elle examina la suscription qui était d’une grosse écriture malhabile et sursauta.

— C’est de Nanniche, s’écria-t-elle !

— De Nanniche ! répéta-t-on en chœur.

— Ma fille, dit grand-père, avançant sa chaise, lisez vite ; je me meurs de curiosité !

Mme Michel, ayant fait sauter le cachet, dépliait une large feuille qu’étoilaient des taches de diverses provenances : elle commença :

« Chère et honorée maîtresse…

— Oh bien ! fit la bonne dame, elle ne m’en avait jamais dit autant.

« Vous avez dû être bien fâchée contre moi en découvrant que j’étais partie, sans vous prévenir ?

« Ce n’est pas que c’était bien de ma part, mais si j’avais voulu me confier à madame, madame ne m’aurait pas comprise. »

— Là, ma bru, s’écria grand-père, vous l’avais-je dit que vous ne compreniez point Nanniche ?

— Oh ! mon père, quel aplomb !

— Continuez, Gabrielle.

« De mauvaises langues n’auront pas manqué de dire à madame, que j’étais partie avec le commandant Belormeau, que je causais avec lui dans tous les coins où je pouvais le joindre et que j’avais même fait un tour sous les platanes en sa compagnie ! Je dois dire que c’est la vérité ! J’ai beaucoup causé avec cet officier et me suis promenée avec lui. Mais ce n’est pas pour ce que madame a pu croire ! Ah ! Dieu, non ! non ! ce n’est pas pour cela !

« J’ai toujours été une fille honnête et sérieuse quoi que madame en ait pu penser. »

— J’en suffoque, s’écria Mme Michel !

Toute l’assistance riait aux larmes.

— Continuez, Gabrielle !

« La vraie raison, madame, c’est que je n’étais pas faite pour être servante, j’avais d’autres idées et c’est par le commandant que je pouvais les réaliser.

« J’aime et je comprends le militaire, je voulais me consacrer à son bonheur.

« J’ai toujours été patriote, madame le sait, ce que je voulais, c’est être vivandière ! »

— Ah ! par exemple ! s’écria grand-père qui s’étranglait, si je m’attendais à celle-là !

« Le commandant Belormeau a été, pour moi, d’une bonté sans mesure ; il a obtenu ce que je souhaitais. Je tiens ma position et j’ai mon uniforme !

« Ah ! si madame pouvait voir ce que ça me va bien !

« J’ai le pantalon comme les hommes et par-dessus une petite jupe bouffante. »

— Ce qu’elle doit bouffer ! s’exclama Pierre.

« J’ai mon baril sur la hanche et je porte le colback, comme le commandant.

« Ah ! si madame pouvait voir ce que ça me va bien !

« Aussi quand j’ai paru devant le commandant, dans ma tenue neuve, il m’a dit : « Nanniche, ma chère enfant, dans ce métier, vous ne pouvez pas rester demoiselle, il faut vous marier. »

« Et toujours aussi aimable, dans un temps que dans l’autre, il a ajouté : « Pour ce qui est du mari, vous n’avez que l’embarras du choix. »

« Ce n’est pas pour me vanter, mais madame peut croire qu’avec ma position et mon uniforme, il y avait la presse.

« Enfin, cette lettre est pour annoncer à madame, que j’épouserai, dans quinze jours, le canonnier Arthur Lambrescade, un bel homme qui est du Midi et presque aussi bien que le commandant.

« Au reste, madame le connaît peut-être ? Il était du détachement de Wattignies.

« Ce n’est pas celui qui me causait à la grille, pas celui qui me guettait à la porte du boucher, pas non plus celui qui m’attendait chez le boulanger, mais celui qui venait à la cuisine, faire chauffer de l’eau, pour son cheval qui avait une angine.

« Me voici donc dans une belle situation, si jamais les hasards de la vie militaire me ramènent en mon pays, j’irai rendre visite à madame.

« Je garde pour elle et sa famille, les meilleurs sentiments et madame peut croire que je resterai toujours digne d’être la nièce de Catherine ! »

— Comment ! Nanniche se marie aussi, s’écria Michel ?

— Gai ! Gai ! Marions-nous ! chanta grand-père.

Puis soudain, enveloppant d’un regard les jeunes visages qui lui souriaient, il ajouta, avec une pointe de gravité attendrie :

— Allons ! mes petits enfants, tout est bien qui finit bien, même pour Nanniche !