Les Conséquences politiques de la paix/03

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CHAPITRE iii

CE QUI A SAUVÉ L’UNITÉ ALLEMANDE


Tout le monde est aujourd’hui d’accord pour regretter que l’Allemagne vaincue ait conservé son unité politique, c’est-à-dire le principal ré­sultat des anciennes victoires militaires de la Prusse. Les négociateurs français eux-mêmes ne le nient pas : il eût mieux valu que l’unité allemande ne survécût pas à notre victoire. M. Tardieu plaide la force majeure. On ne con­teste plus la justesse du mot de Thiers (six semaines avant Sadowa) : « Le plus grand principe de la politique européenne est que l’Allemagne soit composée d’États indépen­dants, liés entre eux par un simple lien fédé­ratif ». M. André Tardieu a seulement allégué que M. Clemenceau et ses collaborateurs s’étaient heurtés à des impossibilités dont la principale était l’opposition de nos alliés et les principes généraux énoncés par M. Wilson et acceptés par tous, sur lesquels a été fondée la paix.

Nous laissons de côté la question de savoir si ces principes étaient intangibles et si la con­version de M. Wilson ne pouvait être tentée. Le gouvernement britannique avait obtenu par exemple, l’abandon de la liberté des mers. Le gouvernement français, à l’heure où les posi­tions furent prises, c’est-à-dire entre l’armistice et la réunion de la Conférence, n’aurait-il pas obtenu, lui aussi, en présentant les arguments convenables, que le respect de l’unité allemande fût laissé de côté ? Il n’y a eu aucune tentative de ce genre, et la raison en est simple. C’est que le « grand principe de la politique euro­péenne » dont parlait Thiers était absent des esprits. Il était déjà terriblement obscurci sous le Second Empire. On peut dire que, de nos jours, il ne vivait plus qu’à l’état de souvenir historique chez un très petit nombre de per­sonnes qui n’étaient pas de celles à qui la charge de conduire les négociations était con­fiée. Si tel ou tel des membres de la délégation française a eu, à de certains moments, une lueur de la politique à suivre, ce ne furent que des velléités aussi tardives que passagères. Le cœur n’y était pas. Les idées non plus, les idées encore moins. Avant et pendant la guerre, M. Clemenceau a eu l’occasion d’exposer les siennes. Il les a réunies dans un livre sur l’Alle­magne qui respire un patriotisme sincère. On y cherche en vain quelque chose qui ressemble aux vues d’un homme d’État.

M. André Tardieu, dans ses mémoires justi­ficatifs, rappelle qu’aucun des gouvernements qui ont précédé celui de M. Clemenceau n’avait inscrit, même dans ses documents secrets, la division de l’Allemagne au nombre de nos buts de guerre. Cependant il en avait été question au cours de conversations particulières avec l’empereur Nicolas II, qui acceptait parfaitement cette idée. Preuve qu’elle était capable de déter­miner des adhésions, car elle n’était pas dans les traditions de la cour de Russie qui, au moins depuis la guerre de Crimée, ne s’était jamais opposée aux progrès de l’unité allemande et ne l’avait pas contestée en 1871. Mais M. André Tardieu a raison. Il n’y avait eu en ce sens, pendant la guerre, que des tentatives isolées, des rayons de lumière fugitifs. Ni en 1916, au moment où les principaux alliés avaient conclu leurs accords en vue de la victoire, ni en 1917, lorsqu’en réponse à l’offre de paix de l’Allemagne ils avaient défini leurs buts de guerre, il n’avait été question de ramener l’Allemagne à l’état fédératif. Les accords de 1916 plaçaient même la rive gauche du Rhin sous notre influence sans prendre garde que le reste des pays allemands demeurerait centralisé sous la direction de la Prusse, en sorte que cette combinaison avait les mêmes défauts que celles de Napoléon III.

Tout ce que M. André Tardieu a réussi à prou­ver, c’est que l’État français, pendant la guerre, n’a eu ni doctrines ni principes sur les affaires d’Allemagne. L’orateur qui, à la Chambre, eût parlé des traités de Westphalie, n’eût pas eu plus de succès que Thiers en 1866. Ceux qui en parlaient dans des livres ou dans la presse obte­naient le suffrage des hommes cultivés, et M. Paul Deschanel, par exemple, ne marchandait pas le sien. Mais ces idées étaient sans doute trop neuves ou bien elles venaient de trop loin et elles supposaient une prépara­tion trop peu répandue pour entraîner des convictions efficaces. Partout ailleurs, elles étaient tournées en dérision. Le pouvoir, à qui elles étaient étrangères ou trop nouvelles, ne les eût partagées et mises en œuvre que si elles avaient conquis l’esprit public. La conquête de l’esprit public demande des efforts et du temps. Elle est seulement commencée. Il y a fallu l’expé­rience de la paix, et c’est peut-être bien tard.

On dira sans doute que, pendant la guerre, il était imprudent de menacer l’Allemagne d’une dissociation et que cette menace n’eût servi qu’à resserrer l’union nationale. La même rai­son eût pu empêcher aussi de proclamer que la lutte serait poursuivie jusqu’à la victoire complète, jusqu’à ce que l’Allemagne fût à genoux. Elle eût pu empêcher de promettre à Guil­laume II le dernier supplice, car jusqu’aux dernières semaines de la guerre, le prestige de l’empereur n’était pas atteint. Quand les Alle­mands ont-ils renversé Guillaume II ? Quand ils ont compris que la chute des Hohenzollern était nécessaire pour obtenir la paix. Au début de novembre, Scheidemann et les socialistes majoritaires hésitaient encore.

Il est probable que le même résultat eût été atteint si l’Entente eût annoncé qu’elle accorde­rait la paix quand l’Allemagne aurait brisé son unité, et alors seulement. Peut-être cette décla­ration eût-elle été accueillie d’abord avec mépris, avec une indignation même sincère. Aussi longtemps que l’Allemagne a cru à la victoire, elle n’a pas consenti à renier Guillaume II, ni même à renoncer au « gage » de la Belgique. En 1918, elle disait encore « jamais ! » pour l’Alsace-Lorraine. Avec le progrès de nos armes, l’idée eût fait du chemin. Nous savons aujourd’hui que, bien avant l’armistice, la Bavière était lasse et que le roi Louis III commençait à penser que mieux vaudrait tirer son épingle du jeu. Que se fût-il passé si cette issue avait été montrée aux Allemands ? Personne ne peut dire qu’ils n’auraient pas renoncé à leur unité aussi facilement qu’ils ont renoncé à leur monarchie. Il n’était pas non plus impossible de leur démontrer que leur unité était la cause de leurs malheurs et des nôtres, autant que les Hohenzollern en étaient responsables. Pour le démon­trer, il eût fallu le savoir.

Les Alliés avaient dénoncé le « militarisme prussien » et l’autocratie comme les ennemis de l’Europe et les auteurs de la guerre. Il n’était pas entré dans leur esprit, non seulement que l’unité allemande était l’œuvre de ce milita­risme et de cette autocratie, mais encore qu’elle serait toujours portée à recourir aux moyens qui l’avaient créée. Il n’y a eu à aucun moment, dans les conseils des Alliés, d’examen raisonné de la question d’Allemagne. Les causes historiques de la catastrophe européenne, qui éclairaient tout, n’ont pas retenu l’attention d’hommes d’État que rien n’avait préparés à ce genre d’étude. L’Allemagne qu’ils avaient connue était une Allemagne unifiée. Son unité était regardée comme un fait qui d’ailleurs s’accor­dait avec le principe des nationalités et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans l’édifice élevé par Bismarck et par les Hohenzol­lern, il suffirait, après l’avoir réduit à ses parties authentiquement allemandes, de verser une cer­taine dose de démocratie. Alors, moyennant quelques précautions d’ordre militaire, jusqu’à ce que la conversion du peuple allemand fût complète, on aurait fait ce qu’il était humaine­ment possible de faire pour la paix de l’Europe et la progrès de l’humanité.

Nous ne traçons pas une caricature du « bap­tême des Saxons ». Ou bien cette vue philosophique a dirigé les négociateurs alliés ou bien ils n’ont rien pensé du tout. De ce qui se disait dans l’entourage de M. Clemenceau, on peut déduire que le chef du gouvernement français a considéré l’unité allemande comme un phéno­mène dû à l’évolution générale des peuples européens au dix-neuvième siècle et sur lequel on ne pouvait revenir en vertu de cet adage qu’il n’y a pas de régression.

M. Clemenceau n’était pas de l’école qui enseigne à ménager l’ennemi. Son romantisme de la guerre, après avoir si largement contri­bué à sauver la France, a fini par aider à sauver l’Empire allemand. Le détour paraît imprévu. Mais, comme le diable, le romantisme est logi­cien. Au fond, M. Clemenceau répugnait à distinguer entre les Allemands et c’est à l’Alle­magne en bloc qu’il réservait sa sévérité. Un traitement « différentiel » appliqué aux Bavarois ou aux Rhénans l’eût choqué deux fois, d’abord parce que les Allemands, formant un tout à ses yeux, étaient tous également coupables ; ensuite parce qu’une distinction entre ces coupables tous égaux eût été de l’histoire ancienne et n’eût répondu à aucune réalité du temps présent : sur ce point non plus nous ne croyons pas dé­naturer sa pensée.

Les idées de la génération républicaine à la­ quelle appartient M. Clemenceau ont eu là leur point de rencontre avec son vif patriotisme, son brûlant sentiment de la guerre et de la culpabilité des agresseurs. Mais, pour punir l’Allemagne, il eût fallu penser aussi, comme au moment où l’Autriche fut détruite, à ne pas nous punir nous-mêmes. L’entourage de M. Clemenceau s’efforçait d’ailleurs de traduire en langage positif sa théologie de l’évolution et sa doctrine de la vindicte. Non pas une fois, mais dix, pendant les négociations de paix, quelques uns de ses collaborateurs immédiats ont expliqué devant nous ou devant des personnes dignes de confiance qui nous ont rapporté leurs paroles, que les forces particularistes n’existaient plus, que les guelfes hanovriens n’étaient qu’une poignée, « une demi-douzaine », qu’on ne revenait pas sur cinquante ans d’histoire, que la guerre et la défaite elle-même avaient resserré l’unité allemande, enfin que cette unité, après avoir été morale et politique, était devenue économique, qu’elle était constituée par le réseau des voies ferrées, des canaux, des échanges, par l’organisation de l’industrie, et que le réalisme ordonnait de tenir compte de ces faits… Il y a lieu de croire que M. Clemen­ceau ne s’embarrassait pas de tant de raisons. Il avait de l’Allemagne une vue sommaire. Il la jugeait d’assez loin et sans se mettre en peine de ses caractères particuliers. À la tribune, peu de temps avant l’armistice, lorsque Guillaume II, semblable à un vieil empereur germanique de ses prédécesseurs, avait accordé une « Bulle d’or » à ses sujets, M. Clemen­ceau avait raillé cette démocratie impériale. Quelques mois plus tard, l’Assemblée de Weimar accouplait à l’Empire, dont le nom et l’idée étaient maintenus, une constitution républicaine où le mot de Répu­blique n’est prononcé qu’une seule fois. Il y a plus de variétés et plus de contradictions dans les choses allemandes et dans les esprits alle­mands que n’en conçoivent une faible connaissance et une brève philosophie.

La droite pure était beaucoup moins nombreuse dans le Reichstag de 1912 que dans celui qui est issu des élections du 6 juin 1920. Pourtant ce Reichstag de la guerre avait répondu par une manifestation indignée lorsqu’il était apparu que l’Entente exigeait, pour accorder la paix à l’Allemagne, l’abdication de Guillaume II. Bientôt l’Allemagne et les chefs militaires (qui avaient toujours eu un parfait mépris pour le souverain qu’ils rendaient responsable de mille fautes et surtout de n’avoir pas déclaré la guerre plus tôt), tout le monde arriva à la conviction que le sacrifice des Hohenzollern était nécessaire pour échapper à une catastrophe totale. Les Alliés ont-ils eu raison de poser, comme condition préalable, la chute de Guillaume II ? Un célèbre journal radical anglais, le Manchester Guardian, l’a regretté depuis. Si Guillaume II, a dit ce journal après les élections nationalistes du 6 juin, avait signé la paix de Versailles, c’est lui, et non pas les socialistes et les démocrates, que le peuple allemand eût accusé de ses maux et la réaction n’eût pas trouvé ses armes les plus perfides et les plus sûres. Ainsi, il n’est pas certain que la chute des Hohenzollern, au moment où elle s’est produite, ait été une bonne chose pour l’avenir de la démocratie en Allemagne. Mais la chute de cette dynastie détestable, et que nous avons vu disparaître avec un profond soulagement et un ardent plaisir de vengeance, s’était accompa­gnée de tout un écroulement de trônes. C’est à cet écroulement-là que nous n’avons rien gagné. Au contraire. Les moyennes et petites dynasties allemandes avaient été dans le passé le support du particularisme. Il était universellement admis qu’en cas de désastre, la désagrégation de l’Empire commencerait par les princes alle­mands. Bismarck le savait bien. Aussi l’Alle­magne qu’il avait fondée reposait-elle sur une double assurance contre les « tendances centri­fuges », c’est-à-dire particularistes, et contre la révolution. Dans son système, les princes­ allemands, vassalisés par les Hohenzollern, devaient être trop heureux de garder leur cou­ronne sans avoir à craindre de mouvements populaires, l’empire de 1871 conciliant le pincipe monarchique avec le principe libéral et unitaire. Leur docilité était certaine. Ils étaient intéressés à ne plus être que de « loyaux con­fédérés ». D’autre part, la survivance des petites dynasties garantissait les Hohenzollern à leur tour contre une révolution. Bismarck avait calculé que les Allemands hésiteraient toujours à renverser l’empereur-roi de Berlin parce qu’une révolution en Prusse libérerait les princes du Sud et annoncerait la fin de l’unité allemande. Pour que la chute des Hohenzollern pût avoir lieu sans dommages pour l’unité, il fallait que cette condition extraordinaire fût remplie : la chute préalable de tous les autres trônes allemands.

Ces choses étaient connues à Berlin. C’était un pont aux ânes de la politique allemande. A partir du moment où il apparut au gouverne­ment impérial que la guerre menaçait de mal tourner, son attention se fixa sur les deux périls de la révolution et du particularisme, l’un devant accompagner l’autre. Ce n’est pas par hasard que l’avant-dernier chancelier de Guil­laume II a été le comte Hertling, président du conseil en Bavière, et le dernier le prince Max de Bade, héritier du trône grand-ducal. À la veille du désastre, le souci de l’empereur alle­mand allait donc du côté de l’Allemagne du Sud, et des monarchies de l’Allemagne du Sud, comme il allait à l’Autriche et à la monarchie des Habsbourg, tant il était sûr que, si la révo­lution éclatait à Berlin seulement, l’Allemagne se déchirerait. L’œuvre de 1866 et de 1871 serait anéantie. Un renversement des Hohenzollern, tandis que les Habsbourg, les Wittelsbach eus­sent été épargnés avec les autres dynasties germaniques, aurait eu des conséquences incal­culables. La face et l’avenir de l’Europe eussent été changés.

Les préoccupations de Guillaume II étaient celles d’un empereur allemand. C’étaient celles du nationalisme allemand libéral, démocrate ou socialiste. Elles auraient dû éclairer les Alliés, guider leur politique, surtout la politique française. Il n’en fut rien. L’Entente ne voulut pas distinguer. Elle exigea des peuples allemands une révolution intégrale. Elle exigea partout la démocratie. Ce fut le salut de l’unité allemande. La révolution de novembre se fit comme elle devait se faire pour que la dissociation fût évi­tée, pour que, dans le désastre, les « tendances centrifuges » ne prissent pas le dessus : Guil­laume II tomba le dernier. Militaires et parlementaires, pressés d’obtenir un armistice avant la catastrophe et de donner satisfaction aux Alliés, n’obligèrent Guillaume II à fuir en Hol­lande qu’au moment où le séparatisme parut conjuré grâce aux révolutions qui avaient com­mencé à Munich et à Stuttgart. La condition extraordinaire, presque invraisemblable, qui permettait de marier la république et l’empire bismarckien, était remplie. Elle l’était confor­mément au programme que }’Entente avait fixé.

La disparition des dynasties secondaires ne rendait pas impossible une politique de disso­ciation de l’Allemagne. Elle la rendait infiniment plus difficile. Le particularisme personnifié par des princes nous eût fait des avances de lui­-même. L’intérêt de ces princes les y eût enga­gés et ils eussent possédé les moyens diploma­tiques nécessaires pour entrer en conversation. Imaginons Guillaume II chassé de Berlin, tan­dis que Charles Ier reste à Vienne, Louis III à Munich, l’autre Guillaume, toi de Wurtemberg, à Stuttgart, etc. Aussitôt, ils se tournent vers le vainqueur. Ils implorent sa protection. Ils cherchent à obtenir de lui des avantages, de la sécurité pour eux-mêmes et pour leurs peuples. Charles Ier communique avec Paris, comme il l’a déjà cherché pendant les hostilités, par la cour de Madrid. Louis III s’adresse à Bruxelles et se souvient qu’Albert Ier a épousé une prin­cesse bavaroise. Le Wurtembergeois, moins bien placé parce que ses parentés russes ne peuvent plus lui servir à grand’chose, trouve dans sa généalogie d’autres intermédiaires. De même pour le Saxon, pour le Badois et les moindres seigneurs. C’est à qui se fera bien venir et donnera des gages le premier.

Après le raz de marée de novembre 1918, ces commodités n’existaient plus et la révolution allemande, en raison même de son caractère d’opportunité, marchait dans un sens unifica­teur. La défaite laissait le particularisme sans voix et sans moyens d’action, subsistant quand même à l’état de désir vague et d’instinct parce qu’il répond à la nature des choses, mais dépourvu de l’instrument politique qui lui eût permis de se manifester. La social-démocratie, principale bénéficiaire de ces journées de révo­lution trop facile, travaillait d’ailleurs tout de suite dans le sens d’une centralisation renfor­cée. Le Vorwœrts l’avait dit le 3 novembre : « Plus l’empire est démocratique, plus son unité devient sûre et plus grande sa force d’at­traction. La grande Allemagne, qui déjà sem­blait se faire en 1848 et dont les contours se dessinent de nouveau devant nous, avait été conconçue sous la forme d’un État démocratique ». Dans la mesure où ces journées de novembre ont été républicaines, elles ont été favorables à l’unité de l’Allemagne[1].

Les conducteurs de la politique française s’en rendaient-ils compte ? Leur esprit était visible­ment ailleurs. Ils pensaient à l’on ne sait quels projets d’intervention en Russie à l’heure où toute leur attention eût dû se tourner vers l’Al­lemagne. Pas plus à ce moment-là qu’à aucun moment de la guerre, ils n’avaient de plan, parce qu’ils n’avaient pas d’idée directrice. Néanmoins, on pouvait leur prêter l’intention d’utiliser la victoire pour tenter une dissocia­tion de l’Empire allemand. Pour leur épargner des erreurs et des fautes, il importait de les avertir que la démocratie allemande ne travail­lait pas dans ce sens-là, qu’elle représentait un courant historique favorable à l’unité, le même d’où l’empire des Hohenzollern était sorti. Dans le mémorial où il défend l’œuvre de la délégation française à la Conférence de la paix, M. André Tardieu, invoquant notre témoignage, affecte de croire que nous considérions alors comme impossible une dissociation de l’unité allemande et comme impraticable pour nous et pour les Alliés toute politique tendant à ce ré­sultat. Nous avertissions, au contraire, que les conditions étaient changées, qu’on se fût trompé du tout au tout si l’on avait cru que les liens de l’unité avaient été relâchés par la révolution de novembre et que, par conséquent, pour disso­cier l’Allemagne, il fallait songer à d’autres moyens.

L’avertissement était certainement inutile, puisqu’il a été pris comme un conseil de s’abs­tenir quand il était destiné à exciter les imagi­nations et à les rendre plus ingénieuses. Il n’eût servi à rien de ne pas se rendre compte que l’Allemagne de 1918 n’était plus celle de 1866 où les princes germaniques se battaient contre la Prusse. Il n’était pas question non plus de faire en Allemagne du séparatisme, comme nous disions, « sur commande ». Le séparatisme allemand n’a jamais été provoqué du dehors. Les expériences de Napoléon Ier ont été décisives à cet égard. La vraie politique de la France consistait à favoriser les mouvements de sécession qui se produisaient naturellement à l’intérieur, et une instruction du dix-huitième siècle au ministre de France accrédité près de la Diète germanique disait en termes excellents : « Bien entendu que M. de Chavigny évitera soigneusement de paraître jamais l’auteur de ces sortes de mouvements ; car il suffirait que l’origine en fût connue pour que ses effets contraires eussent lieu ». Ce qui n’empêchait pas la politique française, conformément à un prin­cipe toujours maintenu depuis la paix de Westphalie, d’intervenir par tous les moyens, y compris ceux de la force, lorsqu’un des États de l’Allemagne faisait mine de vouloir sou­mettre et rassembler les autres.

Il n’était même pas besoin de connaissances historiques pour retrouver ces règles de con­duite aussi simples que sages. Le bon sens y suffisait. D’ailleurs, le particularisme allemand a des racines si profondes, il est tellement commandé par le génie de la race et celui des lieux, qu’un philosophe errant, un bohème politicien, Kurt Eisner, devenu par le hasard des révolutions dictateur à Munich, ne tardait pas à se tourner vers la France et, par des appels d’un idéalisme bizarre, cherchait à entrer en contact avec le gouvernement français. Un offi­cier allemand le tua comme un chien.

« Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal. » Ainsi doivent penser les Français de · Georges Clemenceau. Mais ses idées et son œuvre, qui en découle, ont besoin d’être jugées. Homme de la guerre, M. Clemenceau n’était pas préparé à la paix. Il songeait à faire le plus de mal possible à l’Allemagne, et, là-dessus, Keynes, qui l’a vu au Conseil suprême, lui a rendu un témoignage éclatant. Seulement sa haine n’était ni informée ni clairvoyante. Pareil à ces vieux briscards que nous avons vus, à Mayence, rire amèrement quand un chef à l’es­prit ouvert leur demandait de distinguer les « Rhénans » des Prussiens.

Le jour même où, plaidant les circonstances atténuantes pour le traité de Versailles, il priait le Sénat de croire qu’il eût dissocié l’Allemagne s’il l’eût pu, M. Clemenceau apportait la preuve qu’il ne croyait pas à l’efficacité de cette disso­ciation. Il invoquait ses souvenirs de 1870 et il donnait en exemple la Bavière qui, non seule­ment avait marché avec la Prusse, mais qui avait montré dans la guerre une férocité inou­bliable. Il y a pourtant d’autres choses que la politique ne doit pas oublier. En 1870, l’armée bavaroise, bien que commandée par un prince prussien, était encore distincte de l’armée prussienne. Surtout elle n’avait reçu que dans une faible mesure le dressage prussien. Son infé­riorité militaire était manifeste et c’est sur elle que les Français remportèrent la plupart de leurs succès pendant la campagne. L’armée de la Bavière, en 1870, était à celle de la Prusse ce que l’armée autrichienne, en 1914, était à l’armée allemande. Quand l’indépendance des États allemands, même dans un système fédéral, ne servirait qu’à maintenir ces différences et ces inégalités de niveau, elle ne serait pas d’un poids négligeable. Ainsi la centralisation par la Prusse, au point de vue de la sécurité européenne, est ce qu’il importe avant tout d’éviter.

Il est malheureusement certain que ce prin­cipe salutaire était étranger à l’esprit des négo­ciateurs français. Encore plus à celui des autres négociateurs pour qui l’existence de l’État allemand était non seulement un fait, mais un fait légitime. On partit de là. Et même toute question de droit international public fut écartée. Quand M. Jules Cambon eut un scrupule et demanda si la Bavière, possédant, d’après la Constitution de 1871, une représen­tation diplomatique, ne devait pas être convo­quée à la signature pour que l’instrument de la paix fût en règle, le problème fut examiné et tranché, séance tenante, par la négative.

Dès lors, tout s’ensuivit. Quand le conseil des Alliés chercha le moyen de désarmer l’Al­lemagne, il oublia le meilleur, qui était de ne laisser subsister que de petites armées attri­buées à chacun des États allemands. Il ne con­naissait pas ces États. Il donna une armée à toute l’Allemagne, une seule armée, c’est-à-dire qu’il la donna à la Prusse, rendant ainsi au « militarisme prussien » presque autant qu’il lui prenait. Ce jour-là, le public français eut une première inquiétude. Mais on était embarqué. Une fois, seulement, la délégation française, — nous croyons que l’honneur de cette initiative revient à M. Stephen Pichon, — tenta de manœuvrer dans le sens que les événe­ments indiquaient, Elle proposa, timidement, de ravitailler de préférence les Bavarois. C’était le moment où un observateur neutre disait : « L’Allemagne appartiendra au premier qui se promènera avec un saucisson au bout d’une perche ». La suggestion française fut repoussée. On n’insista pas.

Il n’est pas douteux que, dès la première heure, M. Lloyd George et M. Wilson avaient été en garde. Ils ne voulaient pas d’une dissociation de l’Allemagne. Ils n’en voulaient pas pour des raisons philosophiques et politiques. A ces raisons, les négociateurs français n’en opposaient pas parce qu’ils n’en avaient pas. Ils n’en avaient pas parce que leur philosophie était, au fond, la même que celle de leurs inter­locuteurs anglo-saxons : le droit des nationalités d’abord, et la nationalité allemande devait avoir les mêmes droits qu’une autre ; l’évolution, et comme l’évolution interdit que l’on revienne en arrière, cinquante ans devaient avoir rendu l’unité allemande indestructible. En partant de là, on fit ce qu’on devait faire : on lui donna la consécration du droit public qui lui manquait, on aida les centralisateurs prussiens à com­pléter l’œuvre de Bismarck. On nous a dit qu’une politique réaliste et pratique le voulait aussi, qu’une grande Allemagne aux rouages simplifiés, formant un tout économique, serait, pour nos réparations, un débiteur plus sûr qu’une Allemagne composée de petits États médiocrement prospères. Ce raisonnement commence à apparaître comme une des folies les plus remarquables de l’histoire moderne. Nous y avons gagné que 40 millions de Français sont créanciers d’une masse de 60 millions d’Allemands, et pour une créance recouvrable en trente ou quarante années.

On se demande comment, dans ces conditions, licence n’a pas été laissée à l’Allemagne d’an­nexer l’Autriche. Après tout, l’Autriche, pro­vince allemande, représentée en 1848 au Parle­ment de Francfort, n’avait été tenue à l’écart de la grande Allemagne, de la mère commune des Germains, que par des causes historiques et dynastiques. L’État des Habsbourg ayant cessé d’exister, il n’y avait que des raisons politiques qui pussent déterminer les Alliés à interdire aux Allemands d’Autriche de se réunir aux autres Allemands. Ces raisons étaient si fortes qu’elles ont triomphé contre le principe des nationalités et le droit des peuples. Il eût été absurde et scandaleux de permettre à l’Alle­magne vaincue de jouer à qui perd gagne et de retrouver plus de territoires et de population qu’elle n’en restituait. Encore ne sommes-nous pas bien sûrs que, sans la presse et l’opinion publique, qui, cette fois, grondèrent, la sépa­ration de l’Autriche eût été maintenue et que le gouvernement français n’y eût pas renoncé. Il y avait peu de certitude, peu de fixité chez nos négociateurs et leurs conseillers, parce qu’ils n’avaient ni vue d’ensemble ni doctrine. Un moment, ils songèrent même au jeu dangereux des « compensations ». Contre la rive gauche du Rhin abandonnée à notre influence, l’Alle­magne eût annexé l’Autriche. O naïfs diplomates napoléoniens, disions-nous alors, savez-vous ce qui arrivera ? C’est que vous n’aurez pas les provinces rhénanes et que l’Allemagne gardera l’Autriche.

Elle ne renonce pas à l’espoir de la prendre un jour. C’est, à portée de sa main, une tenta­tion permanente. Elle en a d’autres. Con­centrée à l’intérieur, l’Allemagne a été dissociée à sa périphérie. Des millions d’Allemands vivent au voisinage immédiat de ses frontières, six ou sept en Autriche, trois en Tchéco-Slova­quie. La dissociation de l’unité allemande, dont les Alliés n’ont pas voulu au dedans, ils l’ont réalisée au dehors. La raison, l’expérience l’indiquent : cette œuvre est fragile et mauvaise. S’il était bon que des portions de pays germa­niques fussent écartées de l’unité allemande, il fallait aussi que d’autres portions en fussent isolées. Sinon, les morceaux, soumis à l’attrac­tion d’un grand État allemand, tomberont tôt ou tard sous sa dépendance.

Ainsi, les Alliés ont reculé devant les der­nières conséquences de leurs principes. Ils ont démembré l’Allemagne tout en l’unifiant. Par là leur œuvre est illogique et incohérente. Elle est fragile aussi. Et les hommes qui ont suc­cédé aux négociateurs de la paix, qui ont reçu leur héritage, se trouvent aujourd’hui dans un grand embarras devant cette Allemagne compacte, unie, et aux pourtours de laquelle paraissent des irrédentismes qui l’excitent à poursuivre l’achèvement de son unité. Après avoir tourné le problème allemand sous toutes ses faces, M. Millerand, n’ayant en main que le traité de Versailles, s’estimant lié par ce traité, en est venu, à la Conférence de Spa, à essayer de la collaboration et de la coopération avec cette trop grande Allemagne. Quelle que soit la différence qu’il y ait de la victoire à la défaite, c’est un peu la situation et l’état d’esprit de Thiers après 1871. Nul mieux que Thiers n’avait annoncé les difficultés et les mal­heurs qui résulteraient de l’unité allemande. Cette unité faite, il se sentit comme accablé. Il pensa que nous n’avions plus d’autre recours que de nous entendre avec cette puissante Allemagne et de collaborer avec elle. L’homme des discours prophétiques de 1865 et de 1866 ouvrait la voie à une politique qui devait s’épa­nouir un jour avec M. Joseph Caillaux. Pre­nons garde d’être encore placés sur ce chemin dangereux.

En 1919 comme en 1866, tout a dépendu des idées qui régnaient en France. Faut-il accuser seulement M. Wilson ? Lorsqu’il débarqua sur le continent européen, après l’armistice, le président rapportait chez nous les idées de Napoléon III, à peu près comme Ibsen nous avait ramené George Sand et Tolstoï Jean-Jacques Rousseau. Le succès fut du même ordre : M. Wilson trouvait un terrain préparé. Contre ses « idées napoléoniennes », les esprits étaient sans défense. Ils n’en avaient pas d’autres à opposer aux siennes et une paix générale, œcuménique, comme celle qu’il s’agissait de conclure, se fait avec des principes et des idées. Celles qui prévalaient jusque chez les négocia­teurs français étaient favorables à l’unité alle­mande. Ils ne croyaient pas que la dissociation fût possible. Ils la désiraient même faiblement. Et ce n’était pas en elle, mais dans la révolution, dans la conversion de l’Allemagne par la démocratie, qu’ils mettaient surtout leur espoir de rendre l’Europe habitable et sûre. Ce qui s’est passé dans les pays germaniques entre la chute de Guillaume II et la signature de la paix, le mouvement de centralisation qui a suivi la chute des dynasties : tout a été prétexte à persister dans l’abstention. On a refusé de prendre au sérieux, quand on ne les a pas découragées, les tentatives de république rhénane et c’est tout juste si leurs promoteurs n’ont pas été tournés en ridicule. Comme si les précurseurs, tant qu’ils n’ont pas réussi, n’étaient pas toujours un peu ridicules ! Un fort honnête homme, alors haut placé, très bon patriote, animé des intentions les meilleures, à qui nous parlions du docteur Dorten et de l’inquiétude qu’il don­nait aux autorités prussiennes, nous répondait que c’était très intéressant, mais qu’il ne fallait pas oublier que l’unité des nations se resserre et se trempe par la défaite et par le malheur. Ces raisons ont été déterminantes. On subissait l’analogie de l’histoire de France et la doctrine de l’évolution, cette évolution uniforme qui doit pousser tous les peuples, toutes les races, par les mêmes voies, à la concentration. C’est à peu près comme si l’on disait que l’évolution doit conduire la langue allemande à devenir analytique au lieu d’être synthétique, à renoncer aux mots composés et à ne plus rejeter à la fin des phrases les participes et les infinitifs.

Ainsi a été conservée l’unité allemande. À Versailles, où elle avait vu le jour en 1871, elle a été consacrée par les Alliés sous la présidence d’un Français et la paix a été signée avec « l’Al­lemagne d’autre part ». Cela ne veut pas dire que l’unité allemande reste à l’abri des acci­dents ; nous avons même vu le séparatisme renaître sous des formes nouvelles et encore timides à mesure que l’Allemagne réagissait contre le socialisme et la révolution. Rien n’est fini peut-être, et la fragilité de la paix laisse entrevoir plus d’une possibilité de bouleverse­ments dans l’Europe centrale. Ces bouleversements ne nous seront pas nécessairement favo­rables et ils nous exposeront à de nouveaux dangers, ils exigeront de nous de nouveaux efforts. Un rendez-vous à une autre fois est probablement donné à l’Allemagne et à la France. Cette fois-là, il faudra que la politique française ne soit plus desservie par ses idées.

  1. Le 20 juillet 1920, à l’Assemblée nationale de Vienne, le député « grand-allemand » Angerer (grand-allemand, c’est-à-dire partisan d rattachement de l’Autriche à l’Allemagne) déclarait : « Nous ne permettrons pas la restauration de la monarchie en Autriche parce qu’elle enterrerait pour toujours toute possibilité de rattachement ». On ne saurait mieux dire que l’élément dynastique est essentiel au particularisme. Et ce qui est vrai de l’Autriche l’est également de la Bavière et des autres États allemands.