Les Conséquences politiques de la paix/08

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Nouvelle librairie nationale (p. 141-153).


CHAPITRE viii

L’IMBROGLIO ADRIATIQUE

Des Italiens intelligents, nationalistes pour leur pays, nous ont dit bien des fois qu’ils comprenaient à merveille que l’ancienne poli­tique française, dont Thiers a été le dernier représentant, fût opposée à l’unité italienne : on ne doit pas travailler à établir auprès de soi de grandes puissances. Mais, en 1914, l’unité italienne était un fait accompli et il n’y avait qu’une chose à tenter, celle que M. Delcassé avait préparée dès 1902 : obtenir la neutralité de l’Italie au cas d’une guerre franco-allemande. La neutralité étant un état incertain, il était encore mieux que l’Italie entrât dans la lutte du même côté que nous, et que la rupture avec ses alliés d’autrefois fût consommée. C’est ce qui s’est produit, grâce à un concours heureux de circonstances, grâce au patriotisme italien qui, dans l’intervention, avait vu le moyen d’achever le programme national : on aurait dû s’en souvenir. Les conditions que l’Italie avait mises à sa nouvelle alliance, conditions qui sont inscrites dans le traité de Londres, parlent assez clairement : c’était l’Adriatique qu’elle voulait avant tout. Son adversaire direct, ce n’était pas l’Empire allemand, c’était l’Empire austro-hongrois. Là s’est trouvé le principe des difficultés futures. Mais la vérité est que l’État italien, depuis qu’il existe, s’adapte avec peine à un système de politique européenne, quel qu’il soit. La paix a compromis cette adaptation au lieu de la faciliter.

L’unité italienne, au dix-neuvième siècle, avait marché du même pas que l’unité alle­mande. De là, chez le plus grand nombre des Italiens, l’idée qu’il subsiste une solidarité et une relation entre l’Allemagne et leur pays. Il fallait donc prévoir que l’Italie serait opposée à tout ce qui tendrait à dissocier l’Allemagne[1], et qu’on lui représenterait sans doute vainement qu’elle ne gagnerait rien si le germa­nisme avec lequel elle serait en contact et contre lequel elle aurait à défendre le Brenner, Trieste et l’Adriatique prenait la forme prus­sienne au lieu de la forme autrichienne. L’Italie n’a pas eu lieu d’intercéder pour l’unité alle­mande, qui n’a pas été mise en question à la Conférence de Paris. Mais il s’est passé quelque chose qui défie toute espèce de raison : la paix n’a laissé que malaise et rancune à l’Italie après que la guerre avait été prolongée de deux années pour ne pas manquer de parole à l’Italie. Si les hommes d’État italiens, au moment où ils prenaient leurs précautions par écrit avant d’intervenir, n’admettaient pas l’idée d’une dissociation de l’Allemagne, ils ne pensaient pourtant pas davantage au démembrernent de l’Autriche. Peut-être les plus avisés d’entre eux n’y tenaient-ils pas. En tout cas, au mois d’avril 1919, nous nous sommes trouvés devant la situation suivante : la guerre avait été conduite comme si la destruction de l’Empire austro-hongrois eût été le résultat principal que la coalition se fût proposé d’atteindre ; toutes les opérations diplomatiques suggérées par le roi d’Espagne ou par la cour de Vienne elle-même en vue de disloquer la coalition adverse, avaient été repoussées en 1917 sous le prétexte qu’une paix séparée avec l’Autriche­-Hongrie était rendue impossible par les enga­gements du traité de Londres. Or, les Alliés qui avaient laissé tomber la conversation offerte par le prince Sixte, en se retranchant derrière le traité de Londres, les mêmes Alliés refusaient à l’Italie le bénéfice de ce traité à l’heure où ils étaient les maîtres absolus de la situation. C’est pour en arriver là que l’opportune et légitime manœuvre autrichienne, la dislocation des alliances ennemies, pour laquelle Alphonse XIII avait proposé ses bons offices, avait été repoussée ! Prodigieux scandale pour la raison.

Il était dangereux de décevoir un peuple émotif et politique à la fois comme le peuple italien. L’effet a été rapide et profond. La déception a retourné les esprits. Elle a troublé toute la vie italienne. Et elle a ramené au pouvoir, au milieu des acclamations, l’homme qui avait été d’avis que l’Italie avait tort d’intervenir et que la guerre ne la payerait pas. Ce qu’il faut voir en M. Giolitti, ce n’est pas le neutraliste, le gibelin. C’est l’homme d’État réaliste qui est apparu dans son pays comme un sauveur. Dépourvu de sentiment et de doctrine, il dirigera l’Italie dans le sens du moindre risque et du moindre mal. Ainsi l’intervention n’aurait été qu’une parenthèse ouverte et fermée aux noces d’or de l’unité italienne. Tout serait à recommencer. Il faut savoir comment et pourquoi.

L’Autriche, qui n’était pas une nation mais un État, qu’on pouvait rogner, modeler, déplacer selon les besoins de l’heure, cette commode Autriche n’est plus. À sa place, des nations ont surgi. Et quand on taille dans la chair d’une nation, elle crie, elle résiste. L’Italie, autrefois, avait été affranchie et unie au nom du principe des nationalités. Voilà qu’une nationalité nouvelle paraissait, la yougo-slave, et c’est sur elle, à ses dépens, que l’Italie revendiquait des provinces et l’Adriatique. Ce qu’on pouvait enlever sans souffrance à l’Empire des Habsbourg, comment le prendre au peuple des Serbes, des Croates et des Slovènes ? L’Italie avait pu se réjouir de la chute de ses vieux ennemis les Habsbourg. Elle avait pu être indifférente à l’élément d’équilibre que l’Europe perdait avec eux. Elle n’y gagnait qu’une concurrente d’une espèce nouvelle, bien plus dangereuse : une jeune nationalité, telle qu’elle-même avait été soixante ans plus tôt lorsqu’elle était l’enfant de prédilection de Napoléon III, qui a été le Vilson de son temps.

Nationalité d’abord, l’Italie est devenue à son tour un État. Selon la doctrine romanesque que la Conférence a constamment appliquée, une nationalité a tous les droits. Un État n’en a aucun. C’est ainsi que l’Italie a été maltraitée et que la nationalité yougo-slave, parce qu’elle était nouvelle, a eu la préférence. Grand trouble, violente indignation dans l’esprit des Italiens qui n’ont pas compris le raisonnement d’après lequel les Croates, qu’ils avaient combattus sous le drapeau des Habsbourg, devaient être­ considérés comme des alliés depuis qu’ils s’étaient fondus avec les Serbes, fondus jusqu’à un certain point, au demeurant. Il est résulté de là, le plus naturellement du monde, que la question de l’Adriatique est devenue à peu près insoluble, ou qu’elle ne pourra recevoir que des solutions incomplètes, provisoires, aussi peu satisfaisantes pour une partie que pour l’autre. De là encore, entre les deux riverains de l’Adriatique, une hostilité per­manente, principe de futures difficultés et de conflits. Les Italiens ont été longs à découvrir la cause du mal. Ils s’y sont mis, peut-être un peu tard. Plus d’un an après que M. Orlando et M. Sonnino avaient rompu avec le Conseil suprême pour se résigner ensuite et pour tomber du pouvoir enfin, la presse italienne a fini par donner cette image fort exacte de· la situation dans laquelle l’Italie a été placée par la disparition de l’Autriche :

En ce qui nous concerne, la Yougo-Slavie est purement et simplement l’héritière de l’Autriche avec cette circonstance aggravante que l’Autriche-Hongrie, grand État dualiste, contenant plusieurs nationalités et ayant quatre frontières, suivait nécessairement une politique assez compliquée, où l’opposition à l’Italie ne représentait qu’un seul élément, non le plus important, et qui se trouvait d’ailleurs largement contre-balancée par d’autres en notre faveur. C’est précisé­ment pour cela que l’État autrichien, nonobstant les pressions exercées sur lui par des groupes politiques influents et les conseils des chefs militaires, s’était toujours abstenu de se brouiller avec nous. Mais la Yougo-Slavie, au contraire, considère l’Italie comme son principal ennemi ; elle possède du côté de l’Italie sa frontière la plus étendue et la plus importante, ainsi que ses plus grands points de froissement ; et c’est contre nous qu’elle concentre la plus grande somme de passion nationale, réunissant, par l’aversion envers l’Italie, et par le programme anti-italien, les graves divergences des trois peuples qui la composent[2].

Est-ce tout ? Ce serait trop simple. Ce serait trop beau. Qu’est-ce que la nationalité yougo­-slave ? Pour les Italiens, c’est l’héritière de l’Autriche abhorrée. Pour les autres alliés, c’est l’héritière de l’héroïque Serbie, l’amie de la première heure, d’autant plus chère qu’elle a coûté plus de sacrifices Les Italiens voient choyer leur ennemie naturelle : on ne s’entend plus. Alors l’idée d’un monstrueux complot hante leur esprit :

La Yougo-Slavie figure dans les conseils de l’Entente non comme une vaincue, mais comme une alliée sur le même pied que l’Italie, et qui doit même, à cause des titres vrais ou faux de la Serbie, être préférée à l’Italie. Et dans le jeu des forces internationales, la Yougo-Slavie remplace l’Autriche, avec cette différence que l’empire habsbourgeois faisait partie d’une constellation politique fermée, et même opposée à celle de la France et de l’Angleterre, tandis que la Yougo-Slavie se trouve aujourd’hui dans le même groupe que ces der­nières. Résultat : l’Italie a sur deux frontières et dans deux mers, non plus des ennemis appartenant à des groupes opposés et qui par conséquent se neutrali­saient mutuellement, mais des ennemis alliés entre eux[3].

Des ennemis, partout des ennemis. Tel est l’état d’esprit que la paix a créé chez les Italiens. Et ces citations pourraient être multipliées. Quatre jours après l’article de la Stampa, tou­jours si proche de M. Giolitti et des pensées de M. Giolitti, le chroniqueur bien connu qui signe Rastignac analysait dans la Tribuna une note de griefs et de reproches, adressée le 7 juillet 1919 au Conseil suprême, où M. Tit­toni se plaignait que « le représentant de l’Italie fût traité comme pourrait l’être celui d’un État ennemi et vaincu sommé de rendre compte d’agissements criminels[4] ». Ces paroles amères et graves de l’ancien ministre des Affaires étrangères, le célèbre journaliste les dévelop­pait, les amplifiait, et il arrivait à cette extrême conclusion : « Il n’est peut-être pas illogique de déduire que les Alliés souhaitaient que deux puissances, l’Allemagne et l’Italie, sortissent vaincues et abattues de la guerre ». Tel est l’état d’esprit des Italiens. Ce n’est pas seulement pour eux que l’Adriatique sera encore « très amère ».

On parlait autrefois de « l’équilibre adria­tique ». Tous les équilibres ont été niés par la paix, celui-là comme les autres. Et nous avons un imbroglio adriatique qui n’eût pas existé si l’Autriche avait survécu, qu’il n’eût été possible de prévenir, l’Autriche une fois démembrée, que si les Yougo-Slaves avaient été franchement sacrifiés aux Italiens, mais qui s’est développé et aggravé par le fait que tous les intéressés se jugent lésés et restent mécontents. Nous n’a­vons même pas choisi !

Il y a eu un temps où le ministre français qui avait préparé l’entente franco-italienne était accusé d’avoir débauché l’Italie et fourni par là un grief à Guillaume II. Cette fois nous n’avons pas débauché l’Italie. Pourquoi ? Pour rien. Du moment que les engagements de 1915 étaient déchirés, il pouvait valoir la peine de se fâcher avec l’Italie si elle méconnaissait les con­ditions d’un équilibre de l’Europe. Il pouvait valoir la peine de négliger ses protestations si c’était pour créer un ordre continental qui nous eût permis de nous passer d’elle et de rendre impuissante son hostilité. Nous ne dirons pas que c’eût été beau, que c’eût été noble. Ce n’eût pas été plus immoral que le reniement des signatures données et, du moins, c’eût été rationnel. D’ailleurs, un Empire austro-hon­grois subsistant, il eût été possible de trouver des combinaisons qui eussent procuré à l’Italie encore plus qu’elle n’a reçu. Avec sa plasticité, une Autriche reportée vers le nord-est, vers la Pologne, vers Dantzig et la Baltique, eût renoncé sans douleur à Trieste et à Fiume, comme elle avait renoncé autrefois à Venise ; cette solu­tion, si naturelle, avait été esquissée pendant les pourparlers secrets de 1917. Mais l’amitié italienne a été compromise sans contre-partie et pour le néant.

Aujourd’hui les nerfs du peuple italien sont malades. Ils n’ont pas résisté aux efforts de la guerre suivis des désillusions de la paix. Ce serait une erreur de croire qu’ils sont brisés pour toujours. L’Italie se remettra sans doute du grand trouble moral, social et politique dont elle souffre en ce moment-ci. Alors elle s’aper­cevra qu’elle compte 40 millions d’habitants et que les Alliés ont eu tort de la rendre plus forte, puisque c’était pour ne pas lui donner tout ce qu’elle demandait, pour avantager ses concurrents directs (la Grèce, la Yougo-Slavie), pour la mettre enfin dans une situation telle qu’elle sera conduite à rechercher les éléments de sa propre politique conformément à ses aspirations et à ses intérêts, et sans avoir égard aux amitiés d’un temps. Et elle dira toujours que ce n’est pas elle qui a commencé les infi­délités.

L’Italie est entrée dans une période de recueillement, de repliement sur elle-même, où elle n’entreprendra aucune grande action au dehors, où elle s’appliquera à rester en contact avec ses alliés de la guerre. Cependant elle établira ses comptes et elle mesurera ses ris­ques. Ses conquêtes, qu’elle a trouvées infé­rieures à ses espérances, il faudra les conserver. Elle cherchera des assurances. Pour garder le Brenner et Trieste contre l’éternelle descente des Germains, elle songera à la méthode par laquelle elle gardait autrefois la Vénétie. Pour ne pas avoir la guerre avec l’Autriche, elle était alliée de l’Autriche. Une situation semblable et seulement plus complexe lui suggère déjà l’idée d’entretenir de bons rapports avec le peuple allemand devenu son quasi-voisin. Et la Yougo-Slavie ? On peut imaginer qu’un rap­prochement de l’Italie et de l’Allemagne inti­miderait et neutraliserait cette héritière de l’ancienne Autriche, seulement plus faible qu’elle, et à qui une situation, qui est identique aussi, inspirerait les mêmes sentiments et suggérerait les mêmes idées. Pour se garantir elle-même, se sachant constituée à la fois aux dépens du peuple italien et aux dépens de la race germanique, ne serait-elle pas conduite à entrer dans leur système, moyennant la garantie mutuelle des frontières ? Elle pourrait même leur rendre des services, devenir leur poste avancé vers l’Orient. Un rapprochement en détermine d’autres et nous savons avec quelle facilité se tracent les « itinéraires forcés ». Ainsi se reformerait, en vertu des mêmes causes, le vieux syndicat triplicien : à défaut d’équilibre général, chaque pays cherche l’équilibre qu’il peut, et les « constellations de puissances », comme avant 1914, se reconstitueront par des besoins semblables. Ce que nous en disons est si peu une simple vue de l’esprit que, dans la période grave qui a précédé le sauvetage de Varsovie, en août 1920, le chef du gouvernement tchéco-slovaque, M. Tusar qui organisait une ligue des neutres contre la Pologne et, par conséquent, en faveur de l’Allemagne, offrait au comte Sforza sa médiation pour conci­lier l’Italie et les Yougo-Slaves. L’idée de ce rapprochement a d’abord choqué le patriotisme italien autant que l’avait choqué, quarante ans plus tôt, le rapprochement avec l’Autriche. L’Italie pourra s’accoutumer à l’un comme elle s’était accoutumée à l’autre. Il faut savoir dis­tinguer entre les alliances sentimentales et les alliances politiques.

Quant à nous, le moment paraît passé où nous avions le moyen de nous attacher l’Italie en nous mettant avec elle pour qu’elle reçût ce qu’elle voulait, ce que lui avait été promis dans l’Adriatique. Du temps irréparable a fui. L’alliance italienne est fêlée. Satisfaite, c’est de notre côté que l’Italie eût cherché la garantie de ses possessions. Le pacte conclu pour la vic­toire eût eu une raison de durer après la victoire. On se lie pour le butin. On se lie par les partages. Et c’est peut-être ce qu’il y avait de plus judicieux et de plus prévoyant dans les accords de 1915 et de 1916.

Aujourd’hui, l’Italie nous échappe. Elle cherche sa voie avec indifférence. Elle revient à la politique de « versatilité réfléchie » qui, depuis ses ducs de Savoie, l’incline tour à tour vers l’Europe centrale et vers l’Europe occiden­tale. La guerre pouvait lui donner la qualité d’un élément fixe. La voilà de nouveau déraci­née et il faut s’attendre à ses oscillations. Au­cune amélioration de l’Europe d’avant-guerre n’a été réalisée non plus sur ce point-là. Il n’y a aucun progrès. L’Italie n’est pas plus adaptée qu’avant à un système conservateur européen. Et son incertitude fera la nôtre. Ses difficultés engendreront nos difficultés. Les relations franco-italiennes redeviendront la partie la plus difficile de notre tâche diplomatique. Que les Italiens entrent en conflit avec les Yougo­-Slaves, qu’ils s’allient avec eux par l’intermé­diaire de l’Allemagne (car ce ne peut être, comme avec l’Autriche, que tout l’un ou l’autre, l’alliance ou le conflit), notre embarras sera égal, nous subirons les conséquences de la même façon. Cette Adriatique, la seule mer peut-être où nous n’ayons rien à faire, où nous n’ayons pas d’intérêts, l’amertume en reste à l’Italie et les orages pour nous.

  1. Nous renvoyons là-dessus à notre livre la Guerre et l’Itatie, publié en 1916.
  2. Luigi Salvatorelli, Stampa du 21 juillet 1920.
  3. Extrait du même article.
  4. Pour connaître et pour comprendre le point de vue italien, il n’est pas inutile de citer encore ce passage du même document : « Quant au traité de Londres de 1915, il s’agit… d’un traité en bonne et due forme. Aucune espèce de justification ne pourrait légitimer l’affirmation que ce traité est par endroits périmé ou sur le point de l’être. Si des conditions de fait existant en 1915 ont subi des changements, il est facile d’en tenir compte. Mais il y a loin de là à vouloir altérer l’esprit du traité jusqu’à priver un seul des contractants des fruits de la victoire remportée en commun ». En d’autres termes, l’Italie estime qu’elle a été trompée et volée.