Les Conseils d’ouvriers

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Antoine de Tarlé
Les Conseils d’ouvriers
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 883-909).
LES CONSEILS D’OUVRIERS

Depuis que la grande industrie existe, les ouvriers ont désiré s’élever de la condition de salariés à celle d’associés du capital. Dès 1848 Corbon, d’ouvrier devenu député et vice-président de l’Assemblée nationale, exprimait ce vœu devant l’Assemblée et ne doutait pas qu’il ne dût un jour se réaliser. Mais, au cours des soixante-dix dernières années, cette idée a été presque entièrement laissée de côté, tandis que les travailleurs manuels conquéraient successivement d’autres avantages : droit de coalition et d’association, protection spéciale et interventions multipliées de l’Etat en leur faveur. C’est grâce aux troubles économiques et sociaux issus de la guerre qu’elle a pris un essor rapide dans tous les pays sous le nom de cogestion ouvrière, de contrôle syndical, ou encore de régime des Conseils. Contrôle ou cogestion aboutissent forcément à une représentation des salariés, soit dans des Conseils exclusivement ouvriers qui prétendent traiter d’égal à égal avec la direction de l’entreprise, soit dans des Conseils paritaires où les ouvriers, siégeant à côté des patrons, délibèrent avec eux sur le pied de l’égalité.

On parle aussi à ce propos de démocratie industrielle : c’est le gouvernement de l’usine avec le consentement des gouvernés. De même que la révolution politique de 1789 a soumis le pouvoir absolu du souverain au contrôle de la nation, de même, disent les dirigeants ouvriers, nous voulons aujourd’hui une révolution économique et sociale qui substituera au pouvoir absolu du patron industriel un régime dans lequel les travailleurs seront représentés à côté du capital et auront des droits équivalents. Comment refuserait-on à l’ouvrier tout contrôle sur la production dont il est le facteur essentiel ?

Inutile d’insister sur l’exposé de cette thèse ; elle est en quelque sorte classique. Il importe pourtant de distinguer et de définir. En quoi consiste cette cogestion que demandent les ouvriers ? S’agit-il des règlements d’ateliers, des salaires, des méthodes de travail, de la discipline, de l’apprentissage, de l’administration commerciale ou financière de l’entreprise ? Cette énumération sommaire montre qu’il y a bien des degrés dans le contrôle revendiqué.


L’EXPÉRIENCE RUSSE

En Russie, on est allé du premier coup jusqu’à l’extrême. L’idée de Lénine [1] était de faire passer la direction des entreprises aux mains des ouvriers, appelés à donner au régime économique la forme idéale rêvée par les communistes. Le Gouvernement provisoire avait déjà amorcé le mouvement en créant des comités ouvriers ; leurs pouvoirs étaient assez limités, mais souvent ils s’efforçaient de prendre la direction des usines à la place du patron. Le décret sur le contrôle ouvrier qui fut publié le 27 novembre 1917, c’est-à-dire trois semaines après l’avènement des bolchévistes, a légalisé ce qui n’avait été jusqu’alors que l’action occasionnelle de quelques groupements. Il rendait obligatoire la création des commissions ouvrières de contrôle et étendait leur compétence à la production, à la vente, à l’établissement du prix de revient et à la gestion financière. Leurs décisions avaient un caractère exécutoire à l’encontre des propriétaires de l’entreprise. La responsabilité de ceux-ci se réduisait à fournir les capitaux nécessaires à la marche de l’affaire, c’est-à-dire à les mettre à la disposition de la commission ouvrière.

Ce fut aussitôt la désorganisation complète de la production et l’élévation des prix de revient à un taux que l’on n’aurait jamais cru possible. Conséquences forcées de l’anarchie.

Pour essayer de remédier au désordre, le Conseil supérieur de l’économie nationale crée alors des organes de centralisation, chargés de régler et de coordonner l’activité des entreprises privées. Au contrôle ouvrier est substituée la gestion ouvrière ; elle se traduit par une administration centralisée à l’excès. Puis, à la fin de juin 1918, la nationalisation générale de toutes les entreprises est décidée. Cette mesure n’a d’ailleurs pas pour objet de faciliter la dictature de la classe ouvrière, mais d’arracher les industries russes à la mainmise des Allemands, qu’a organisée le traité de Brest-Litowski : seuls les monopoles de l’Etat échappaient à ses dispositions.

Quoi qu’il en soit, à la fin de 1919, la nationalisation s’étend à quatre mille entreprises, c’est-à-dire à la presque totalité des industries grandes et moyennes. Impossible, dans ces conditions, de tolérer une action divergente. Aussi le contrôle ouvrier est-il réduit à un rôle de vérificateur, sans aucun droit d’intervenir dans l’exécution des ordres du pouvoir central. Pour l’administration de l’usine, ses représentants n’auront plus que voix consultative ; le pouvoir de donner des ordres est attribué exclusivement à la direction, composée de techniciens. Ainsi en décide le deuxième congrès russe des Conseils de l’économie nationale.

Enfin on reconnaît que, même avec les restrictions apportées à leur action, les Comités ne font qu’entraver la bonne marche des entreprises. « Le Comité d’usine a des liens trop étroits avec les ouvriers ; ses membres ne cherchent qu’à conserver leur situation ; il fait donc aux ouvriers toute sorte de concessions et tranche toujours dans leur sens les litiges qu’il est appelé à juger en qualité de tribunal sans appel. Il est le plus souvent incapable d’élever ses vues jusqu’à l’intérêt général et, si parfois il y réussit, on peut dire que ses jours sont comptés. » En conséquence, les Comités d’usine seront supprimés ; à la tête de chaque fabrique, il y aura un gérant.

La seule concession qui soit encore faite aux travailleurs est qu’on leur laisse le droit d’approuver les candidatures à la gérance que propose la direction de l’usine. Finalement ils sont revenus à la situation dans laquelle ils se trouvaient sous le régime capitaliste. Mais l’industrie russe ne se relèvera pas avant bien longtemps de la ruine où l’a précipitée en quelques mois le régime anarchique des Conseils d’ouvriers. Les économistes soviétistes, Lénine lui-même, ne font pas difficulté de reconnaître les causes qui ont arrêté presque complètement la production : l’absence de stimulant, de responsabilité et de chef.


LES REVENDICATIONS DE LA C. G. T. FRANÇAISE

Il semble que cet exemple aurait dû servir de leçon. Si favorable que fût la C. G. T. au contrôle ouvrier, elle dut se rendre à l’évidence. C’est un membre de son Conseil économique du travail, M. Max Hoschiller, qui a porté les témoignages les plus accablants contre les résultats qu’ont donnés en Russie le contrôle ouvrier et le régime des Conseils. Mais au lieu de convenir que ces résultats étaient forcés, on veut expliquer l’échec des communistes russes par leur défaut de préparation au régime nouveau : ils n’avaient pas soupçonné l’immensité de la réforme économique qu’ils essayaient ainsi. Pour épargner une pareille mésaventure aux ouvriers français, il faut les éduquer, leur faire connaître les méthodes et les organismes qui devront, après la révolution, assurer la production. Ils saisiront donc toutes les occasions d’étudier les rouages de la société, afin d’en pénétrer le mécanisme pour être en mesure de le manœuvrer eux-mêmes.

La crise économique qui sévit si durement à la fin de 1920 est une de ces occasions. Le Comité national de la Fédération des ouvriers en métaux en profite pour adresser à l’Union des industries métallurgiques et minières une longue lettre dans laquelle il mélange les questions de chômage, de salaires, de durée du travail, pour conclure à la nécessité d’enlever aux employeurs leur privilège exclusif et établir le contrôle ouvrier sur l’industrie.

Cette manifestation était d’ailleurs le résultat d’un plan d’action établi par la C. G. T., ainsi que l’a déclaré M. A. Merrheim, qui s’est défendu d’avoir cédé à un entraînement. Il a rappelé à cette occasion la résolution du Congrès fédéral de Lyon en 1919, par laquelle les ouvriers demandaient « la reconnaissance totale des droits du travail. » La circulaire adressée aux syndicats à l’occasion du 1er mai 1921 précisait ainsi : « Résolus à travailler et à produire, condition inexorable de tout mieux-être généralisé, les travailleurs, par leur démonstration de vingt-quatre heures, signifieront qu’ils exigent des droits plus réels, des pouvoirs de contrôle et de gestion plus effectifs, des conditions générales plus équitables et plus dignes. »

Quel était donc le programme proposé par la Fédération des métaux à l’Union des industries métallurgiques et minières ?

L’organisation patronale devra reconnaître des commissions d’atelier ou d’usine désignées avec toute l’indépendance désirable par le personnel syndiqué, seul responsable devant l’organisation dont il relève. Elles auront les pouvoirs suffisants pour contrôler le respect de toutes les lois de protection ouvrière, durée du travail, hygiène, droit syndical, etc., pour examiner les mesures de discipline prises envers certains ouvriers, mesures qui ne pourront être définitives qu’après leur approbation.

Dans la période de chômage, la direction devra se concerter avec elles, soit pour établir un roulement, soit pour diminuer les heures de travail, soit pour établir une sélection entre les ouvriers. Les commissions auront aussi connaissance de l’ordre d’inscription des ouvriers venus demander du travail et pourront s’assurer que l’équité est observée dans l’ordre des embauchages.

Enfin, les conditions de salaires établies, les commissions seront qualifiées pour en contrôler l’application, comme pour apprécier les exceptions regardées comme inévitables.

L’Union des industries métallurgiques et minières répondit en discutant point par point ces prétentions. Tout d’abord, la crise de chômage, prétexte invoqué pour demander l’institution des commissions ouvrières de contrôle, procède d’un ensemble de phénomènes économiques, lesquels intéressent le monde entier : l’action que pourraient exercer sur eux ces commissions seraient pratiquement nulles.

Quant à la prétention de faire assurer l’observation des lois de protection ouvrière par une délégation des ouvriers syndiqués, elle est inadmissible, une catégorie spéciale de citoyens ne pouvant pas prétendre au privilège de se substituer à l’Etat : « Ce serait proprement faire acte d’anarchie. »

Enfin, malgré les précautions prises par la Fédération des métaux pour différencier les commissions qu’elle recommande de celles qui ont donné en Russie des résultats si déplorables, ces commissions seraient fatalement entraînées, bon gré, mal gré, à installer dans les usines ces soviets que les communistes veulent imposer par la violence.

La Fédération des métaux répondit en invoquant les droits de la démocratie, qui doit pénétrer dans les établissements industriels comme dans la vie politique. — Le point faible de cet argument est que la G. G. T. elle-même limite l’exercice de la souveraineté du peuple à la faible minorité que représentent les ouvriers syndiqués.

Il y eut à ce propos entre les éléments divers de la G. G. T. des dissensions bien significatives sur la portée de la campagne menée en faveur des Conseils d’ouvriers. Les dirigeants de la Fédération des métaux ont été violemment attaqués par les extrémistes pour avoir voulu procéder par lu méthode réformiste. M. A. Merrheim lui-même s’est donné la peine d’expliquer sa tactique : « M. Cachin, écrit-il dans le Peuple, n’a compris ni le caractère profond, ni la valeur fondamentale des commissions syndicales de contrôle et d’application des conventions du travail. Ignorant jusqu’à l’excès, il confond cette institution, qui ne peut s’élever que sur les ruines des privilèges essentiels du patronat, avec les délégués d’atelier, organisme de collaboration antisyndical, institué sous les ministères Briand et Ribot, que Cachin a soutenus si servilement. »

Nous voilà bien avertis.

Au mois de mars, la Fédération nationale des ouvriers en métaux revint à la charge et soumit à ses affiliés, en leur demandant leur avis, un avant-projet d’organisation du contrôle syndical dans les usines. Ce document continue d’abord le principe que les commissions à créer ne seront que des organes du syndicat. Elles portent le nom de « Commissions syndicales de contrôle et d’application des conventions du travail. » Le mandat de leurs membres cessera automatiquement, s’ils perdent leur qualité de syndiqués, soit par démission volontaire, soit par radiation. — On voit la portée de cette clause : que l’un des élus ne marche pas dans le sens voulu par le syndicat, le bureau n’aura qu’à le rayer pour qu’il cesse de faire partie de la commission. Ces précautions sont motivées par l’antagonisme qui a existé quelquefois entre les syndicats et les délégués d’atelier créés en 1917 dans les établissements travaillant pour la défense nationale.

Les commissions auront à contrôler l’exécution des dispositions légales ou convenues par contrat collectif. Elles adresseront tous les mois au syndicat dont elles relèvent un rapport sur les infractions à ces lois et contrats commises dans l’établissement. Le syndicat transmettra ce rapporta l’employeur. « Elles devront assurer leur fonctionnement sans mystère, communiquer régulièrement au patronat le résultat de leurs observai ions et faire ainsi la démonstration de leur existence. »

Ce qui est plus grave, elles interviendront dans l’embauchage et le débauchage des ouvriers et se transformeront en un Conseil de discipline avec l’adjonction de représentants du patron et des employés. Aucune sanction ne serait exécutoire avant le jugement de ce Conseil. Quand on connaît l’esprit de camaraderie qui anime les ouvriers, on peut se demander quel élément de partialité apporterait dans ce tribunal la commission syndicale.

Notons enfin que ce projet a été regardé comme trop modéré par le Syndicat des métaux de Paris. Il approuve l’institution des Conseils d’usine comme une conquête révolutionnaire de premier ordre, mais voudrait que les commissions syndicales eussent aussi à contrôler l’achat des matières premières, la fabrication et la vente des produits manufacturés. Elles prendraient ainsi conscience du rôle qu’elles auraient à jouer en période révolutionnaire, au lendemain d’une transformation sociale qui ne saurait se faire attendre...


L’ÉCHEC DES CONSEILS EN ITALIE

Les faits qui se sont passés en Italie montrent bien aussi que les ouvriers n’entendent pas limiter les pouvoirs des Conseils à surveiller simplement l’application des lois. On sait comment, après les troubles qui aboutirent en septembre 1920 à l’occupation des usines, le gouvernement de M. Giolitti imposa aux patrons l’institution du contrôle syndical dans l’industrie. Un décret du 19 septembre créa une commission paritaire chargée de rédiger un projet de loi à ce sujet. Les manières de voir des deux partis s’affrontèrent dès le début. Les représentants ouvriers demandaient que le contrôle fût nettement syndical ; ils voulaient aussi le droit de regard sur la gestion commerciale et financière de l’industrie.

Les industriels déclaraient s’y opposer, acceptant seulement pour chaque catégorie d’industrie l’institution d’une commission nationale de contrôle, dans laquelle les employeurs et les salariés seraient également représentés, les délégués étant nommés par leurs organisations respectives sur une base professionnelle. L’Etat y aurait aussi un délégué comme représentant de la collectivité. Ces commissions posséderaient des attributions étendues. Elles iraient jusqu’à étudier les questions économiques et financières intéressant l’industrie : douanes, transports, marchés intérieurs et extérieurs, prix de vente, crédits, impôts. Enfin, il serait institué un Conseil général de l’industrie, afin de coordonner l’action des diverses commissions nationales de contrôle.-

Mais le projet de la G. G. T. italienne va beaucoup plus loin, puisqu’il prévoit pour les représentants des salariés le droit d’assister à toutes les réunions des Conseils d’administration des Sociétés anonymes, avec le droit de contrôler la formation, l’augmentation et la diminution du capital, les contrats, les opérations de banque, le travail technique.

Finalement, la commission paritaire ne put aboutir à mettre sur pied un projet unique, résultant d’un accord ou d’un compromis entre les deux partis. Le Gouvernement se décida alors à déposer un projet de loi. Il institue pour chaque catégorie d’industrie une commission de contrôle composée de neuf membres : six élus par les ouvriers, trois par les employés et techniciens. Elle déléguera dans chaque usine deux ouvriers ou plus, choisis par le personnel majeur, chargés d’y exercer le contrôle et de lui en faire le rapport.

L’article premier précise que le contrôle des industries par les ouvriers qui y sont employés est institué dans le dessein de mettre ceux-ci à même de connaître les conditions de la marche des industries ; d’améliorer l’instruction technique et les conditions morales et matérielles des ouvriers dans les limites permises par l’exploitation plus ou moins favorable de chaque entreprise ; d’assurer l’observation des lois de protection ouvrière ; de suggérer les perfectionnements pouvant être apportés aux méthodes de production, en ce qui concerne tant le rendement que l’économie ; de faciliter les rapports entre employeurs et employés. Les attributions des commissions sont définies en conséquence.

Inutile de dire que ce projet soulève une vive opposition de la part des industriels italiens. Ils y voient le germe de nouvelles et graves contestations ouvrières et des éléments nouveaux de perturbation. Réussiront-ils à le transformer au cours des débats comme l’a été la loi sur les Conseils d’entreprise en Allemagne ?


LES CONSEILS D’ENTREPRISE EN ALLEMAGNE

La manière dont ces Conseils ont été institués légalement nous montre comment une loi, présentée par un parti avancé pour servir ses fins, peut être amendée de manière à perdre une partie des caractères qui en faisaient un instrument dangereux de guerre sociale.

Lorsque l’effondrement du régime impérial eut laissé la place libre aux Conseils d’ouvriers et de soldats, ceux-ci espérèrent un moment qu’ils allaient installer en Allemagne le régime soviétique. Un de leurs premiers actes (Ordonnance du 28 décembre 1918) fut d’instituer des comités d’ouvriers et d’employés dans toutes les entreprises, administrations et services publics et privés employant vingt personnes au moins, en vue de protéger leurs intérêts économiques contre l’employeur.

L’Assemblée constituante à peine élue, le parti socialiste s’efforça d’y faire triompher l’idée à laquelle il tenait essentiellement, de consacrer le principe du contrôle ouvrier en l’inscrivant dans la Constitution. Le Gouvernement refusa d’abord. Un communiqué officiel du 20 février déclara que le Cabinet n’avait jamais pensé à introduire en Allemagne le système des Conseils. Mais alors éclatèrent des troubles ouvriers et des grèves si menaçantes que Scheidemann dut faire amende honorable. Une ordonnance fut rendue le 14 mars en faveur des Conseils d’entreprise ; elle posait les principes qui ont été introduits dans l’article 165 de la Constitution. Il précise que les ouvriers et employés sont invités à coopérer sur un pied d’égalité avec les patrons à la règlementation des salaires et des conditions de travail, ainsi qu’au développement économique général de l’entreprise. En vue de protéger leurs intérêts sociaux et économiques, les ouvriers et les employés seront légalement représentés dans les Conseils de travailleurs créés dans les entreprises particulières ; dans les Conseils de travailleurs de district, groupés selon les industries ; et dans le Conseil fédéral des travailleurs. De concert avec les représentants des patrons et des autres classes de la communauté intéressées, ces Conseils concourront à la formation de Conseils économiques de district et d’un Conseil fédéral économique.

L’inscription du principe dans la Constitution s’était faite sans difficulté. Il n’en fut pas de même du vote de la loi qui devait en régler l’application. Déposée quelques jours après le vote de la Constitution, le 9 août 1919, elle fut adoptée seulement le 18 janvier suivant. Le projet du Gouvernement suscita naturellement de violentes critiques aussi bien à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite. Les partis avancés se plaignirent qu’on leur donnât seulement une caricature de la représentation ouvrière et soulevèrent à ce propos une violente agitation. Elle aboutit le 4 janvier à une émeute, qui fut arrêtée à coups de mitrailleuses sur les marches du Reichstag. Quant aux démocrates, leur opposition demeura impuissante devant la volonté du Gouvernement, appuyé sur les social-démocrates et les socialistes majoritaires. Mais, obligés de céder sur le principe, ils obtinrent des atténuations sensibles au projet primitif.

La loi décrète l’institution de Conseils d’entreprise dans toutes les entreprises privées ou publiques employant vingt personnes au moins. Elle ne leur attribue d’ailleurs qu’une faible part dans la gestion proprement dite. Ils doivent aider la direction de leurs avis et faciliter le perfectionnement des méthodes de travail, de manière à améliorer le rendement. Ils ont aussi à jouer un rôle d’arbitrage dans les conflits entre patrons et ouvriers ; doivent veiller à l’application des lois concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs, le travail des mutilés, le chômage ; coopérer à l’administration des œuvres sociales, caisses de retraite, maisons ouvrières ; veiller dans le cadre des contrats collectifs en vigueur à la réglementation des salaires et des conditions de travail. Une attribution plus importante est le droit d’intervenir dans l’embauchage et le renvoi des salariés.

Au fond, ce n’est pas pour cela que les ouvriers demandaient des Conseils d’entreprise. Ce qu’ils voulaient, c’était le contrôle et la gestion, toujours regardés comme un moyen de transformer le régime de la production. C’est aussi sur ce point essentiel que se concentra l’effort de résistance des industriels.

La loi décida que le Conseil d’entreprise déléguerait un ou deux de ses membres au Conseil de surveillance pour y défendre les intérêts et les demandes des travailleurs ainsi que leurs vœux touchant l’organisation de l’entreprise. Ces représentants ont le droit de vote dans les mêmes conditions que les autres membres du Conseil de surveillance [2]. Une loi spéciale devait régler les conditions dans lesquelles fonctionnerait cette représentation.

De plus, le Conseil d’entreprise a le droit d’exiger du patron des éclaircissements sur tous les actes d’exploitation relatifs aux contrats de travail et à l’occupation des travailleurs, y compris les livres des salaires. Enfin, ce qui est beaucoup plus grave, il peut exiger la production d’un bilan d’exploitation et d’un compte de profits et pertes pour l’année écoulée.

Tout dépendait de la définition qui serait donnée de ce bilan. La loi votée à ce sujet le 5 février 1921 précise qu’il doit exposer le détail de l’actif et du passif de manière qu’il soit possible d’obtenir par leur seul examen un résumé de la situation financière de l’entreprise. La fortune de l’entrepreneur, non engagée dans l’entreprise, ne doit pas entrer en ligne de compte. Le bilan sera accompagné de renseignements fondés sur les pièces justificatives, inventaires, comptes courants, frais d’exploitation et frais commerciaux, mais la production de ces pièces n’est pas obligatoire.

Les ouvriers ont estimé que ce texte consacrait un échec complet de leurs prétentions. Ils auraient voulu avoir connaissance non du bilan ordinaire, qui ne peut leur donner aucune précision sur la situation réelle de l’entreprise, mais d’un exposé clair et détaillé de toutes les opérations financières.

D’autre part, ils ont satisfaction en ce qui concerne leur admission au Conseil de surveillance. Le projet de loi qui a été soumis au Reichstag à ce sujet précisait que leurs délégués y auraient les mêmes droits que les autres membres du Conseil. Il a été adopté au commencement de 1922.

En somme, les lois qui règlent jusqu’à présent le fonctionnement des Conseils d’entreprise expriment un compromis entre les prétentions ouvrières et les résistances patronales : conséquence naturelle de la place tenue dans l’Assemblée par le parti socialiste. Au nombre de 185 sur 421, les représentants des ouvriers ne peuvent pas imposer leurs idées ; mais le Gouvernement, quel qu’il soit, est forcé d’en tenir compte.

A cette occasion, la bourgeoisie allemande a montré une aptitude singulière à s’adapter aux circonstances. Lorsqu’elle eut constaté l’impossibilité d’arrêter le courant, elle s’est efforcée de le diviser et de l’affaiblir et y a réussi. Elle pouvait d’ailleurs ne pas s’effrayer trop de cette nouveauté, ayant déjà l’habitude de collaborer avec les ouvriers dans les associations communes qui réunissent les groupements patronaux et les syndicats ouvriers. Créées au début de 1918 en vue de parer aux conséquences de la guerre, ces « communautés de travail » ont pris une grande extension.

De leur côté, les syndicats ouvriers, si puissants en Allemagne, ont tout de suite précisé leur attitude à l’égard des Conseils. Notons que la loi stipule nettement que ceux-ci doivent garder le rôle d’organismes auxiliaires des syndicats. Leurs décisions restent toujours subordonnées aux dispositions des contrats collectifs intervenus entre les organisations patronales et ouvrières. Cette subordination est nécessaire sous peine d’anarchie. Les syndicats ont bien marqué leur attitude protectrice en mettant à la disposition des Conseils leur force financière et les ressources de leur ancienne et solide organisation.

Ils leur ont donné une aide particulièrement efficace en créant des centres d’instruction à l’usage des travailleurs qui pourraient être appelés à devenir membres des Conseils. En effet, les ouvriers allemands ont compris que leur ignorance en matière économique les empêcherait pendant longtemps encore de faire jouer aux Conseils le rôle qu’ils en attendaient. Des conférences sont organisées dans chaque localité par la Fédération générale des syndicats. Déprogrammé en est fort intéressant. Il comporte un cours d’économie politique et de science financière avec des notions de droit civil et commercial, de législation sociale et fiscale. Il prévoit aussi l’étude des répercussions du traité de paix sur la vie économique de l’Allemagne. Nous pouvons aisément deviner dans quel esprit sera donnée cette partie de l’enseignement.

Le Conseil économique fédéral a estimé la question assez importante pour en saisir le Gouvernement. Il l’a invité à prendre à sa charge une partie des frais qu’occasionne aux syndicats la préparation des membres des Conseils d’entreprise.

Voilà près de trois ans déjà que cette loi est en vigueur. Plusieurs enquêtes de presse ont été faites au sujet des résultats qu’elle a donnés. Le Haut-commissariat de Belgique dans les territoires rhénans a publié un rapport de M. Max Gottschalk, conseiller juridique, sur son fonctionnement. Enquêtes privées et officielles s’accordent dans les grandes lignes. D’une part, les Conseils d’ouvriers se sont efforcés d’étendre leurs attributions ; de l’autre, les industriels s’y sont opposés avec énergie. Ils se flattent d’y avoir réussi.

Quant à l’influence des Conseils sur les rapports entre les patrons et les ouvriers, elle dépend des circonstances. Là où les Conseils sont composés de vieux employés et d’ouvriers depuis longtemps au service de la maison, ils ont dans l’ensemble exercé une influence modératrice.

Mais là où les Conseils sont soumis à l’influence des partis avancés, leur action devient détestable. Elle relâche la discipline et rend l’exercice de l’autorité plus difficile. Les ouvriers montrent qu’ils n’ont même pas le souci de leur métier ou de leur profession ; ils s’occupent seulement des intérêts de la classe ouvrière et sacrifient ceux de l’entreprise.

Un fait intéressant à noter est que, jusqu’à présent, les ouvriers ont négligé d’utiliser l’outil qu’on leur mettait dans la main en leur permettant d’intervenir dans la production. Aucun Conseil n’a proposé de mesures pouvant la favoriser, soit par l’introduction de nouvelles méthodes de travail, soit par tout autre moyen. Ils se bornent à indiquer des améliorations de détail, mais les réformes capables d’amener un progrès dans l’économie de l’entreprise dépassent leur compétence. Toute leur activité s’emploie à présenter des réclamations sur des points de détail touchant le régime des ateliers ou la vie intérieure de l’usine ; elles sont si nombreuses que certaines usines ont dû appointer des fonctionnaires spéciaux pour y répondre. C’est de cette gêne que les employeurs se plaignent surtout. Leur opinion peut se résumer dans cette appréciation donnée par l’un d’eux : « Très incommode, mais pas grave. »

On espère que le contact des ouvriers avec les réalités leur ouvrira l’esprit, les libérera de leurs préjugés et les rendra plus conciliants, en présence des difficultés auxquelles se heurte la gestion d’une entreprise. Telle était en particulier l’opinion de Walter Rathenau. Mais ce grand industriel doublé d’un philosophe était aussi utopiste dans le domaine social que réaliste en affaires.


LES CONSEILS WHITLEY EN ANGLETERRE
ET LA « DÉMOCRATIE INDUSTRIELLE » AUX ÉTATS-UNIS

En dehors de l’Allemagne, quelques petits pays comme l’Autriche, la Norvège, l’Etat tchéco-slovaque ont institué légalement le régime des Conseils dans l’industrie. Leur législation sur ce point se rapproche de la législation allemande.

Dans les pays anglo-saxons, nous trouvons des organes de conciliation sociale qui fonctionnent en dehors de toute prescription légale. Ce sont en Angleterre les conseils Whitley et aux Etats-Unis des Conseils d’ouvriers de types divers.

Au cours de la guerre, à la suite des troubles sociaux qui ont été si graves dans l’industrie anglaise, un courant d’opinion s’est formé en faveur des institutions destinées à prévenir les conflits industriels et à les apaiser autant que possible par la conciliation et l’arbitrage. La fondation Garton, qui ne pouvait plus exercer sur les problèmes du pacifisme et de l’arbitrage international l’activité philanthropique de ses membres, l’a dirigée vers la pacification sociale par le rapprochement des patrons et des ouvriers. Elle n’a pas limité cette action à l’Angleterre, mais l’a étendue à la France sous le patronage de MM. Emile Boutroux et André Lebon. Le comité britannique avait alors à sa tête M. Arthur Balfour, lord Esher, M. Garton et lord Michelham.

En 1916, elle a publié un important mémoire sur la question industrielle et ouvrière telle qu’elle se poserait après la guerre. Il affirme le principe qu’une coopération active doit s’établir entre le capital, la direction et le travail, ce qui ne se peut réaliser qu’en donnant aux ouvriers le moyen d’intervenir dans les questions qui les intéressent directement. Il suggère à cet effet la création dans chaque entreprise d’un comité mixte où la main-d’œuvre et la direction seraient représentées. A la tête de chacune des grandes industries il y aurait un comité mixte de contrôle, comprenant les représentants des syndicats patronaux et ouvriers. Enfin, au-dessus de tous, un Conseil industriel national, sorte de Parlement industriel où seraient discutées et résolues toutes les questions intéressant le capital et le travail.

Vers le même moment, le Comité de la reconstitution chargeait un de ses sous-comités, celui des relations entre employeurs et employés, de présenter un rapport sur les moyens d’établir dans l’avenir des relations plus cordiales entre le capital et le travail. Le président de ce sous-comité, désigné par le Gouvernement, était M. J.-H. Whitley, vice-président de la Chambre des communes, co-propriétaire des filatures S. Whitley et C°. La sous-commission présenta cinq rapports qui établissent les principes de ce que l’on a appelé le système Whitley. Le premier est du 6 mars 1917 ; le cinquième, du 31 janvier 1918. Ils eurent un grand retentissement et le Gouvernement en répandit les idées par une brochure de propagande distribuée gratuitement à d’innombrables exemplaires.

Le système Whitley repose essentiellement sur l’idée d’établir une liaison permanente et une collaboration intime entre l’élément ouvrier et l’élément patronal. Il comporte trois degrés superposés de commissions mixtes permanentes pour chaque industrie : un Conseil industriel national, des Conseils régionaux, des comités d’usine. Les modalités d’application sont différentes suivant le degré de perfection atteint par les organisations patronales et ouvrières de chaque industrie.

Disons tout de suite qu’en Angleterre « l’homme qui est à l’établi » ne s’intéresse que fort pou aux Conseils de district. Quant aux Conseils nationaux industriels, « ils sont aussi loin de son ambition que la Chambre des Lords. » Ce qu’il veut, ce sont des comités d’atelier, où il a le sentiment d’être représenté par ses camarades et où l’on s’occupe continuellement de ses intérêts et de ses difficultés.

Mais justement le mouvement lancé par les rapports Whitley ne donna pour ainsi dire aucune impulsion nouvelle à la création de ces comités d’usine. La plupart des industries britanniques possédaient déjà des organes réguliers pour assurer les relations entre employeurs et salariés. Les plus importantes, celles des mines, des chemins de fer, des constructions mécaniques et des métaux, ont refusé de tenir compte des directions qui leur étaient indiquées. Celles qui les ont acceptées n’ont voulu voir dans ce système qu’un rouage inoffensif, mais incapable d’aucun résultat utile. Une seule catégorie de travailleurs en a réclamé l’adoption : les employés de l’État. Le Trade-unionisme officiel l’a admis sans enthousiasme, à la condition qu’il demeurât purement facultatif. Le Trade-unionisme non officiel, représenté par le groupement des délégués d’atelier, l’a dénoncé comme une tentative pour faire dérailler le mouvement toujours accéléré des travailleurs conscients tendant au contrôle de l’industrie.

En somme, en Angleterre comme partout, l’aile gauche du socialisme est hostile à toutes les organisations paritaires qui n’ont pas d’autre objet que la conciliation. On nie d’ailleurs qu’elles puissent jouer un rôle utile, tant est forte l’opposition des intérêts entre employeurs et employés. Ce rôle serait-il réellement efficace qu’elles auraient l’inconvénient de lier les mains des ouvriers, et de les empêcher d’obtenir des résultats plus importants. Les travailleurs doivent être convaincus qu’ils n’ont rien à espérer d’une entente avec les capitalistes, mais qu’ils doivent poursuivre énergiquement une politique visant à empiéter de plus en plus sur le contrôle de l’industrie, que jusqu’ici le capital a prétendu accaparer à son profit. Telle est la théorie que formule M. G.-D.-H. Cole, le créateur du socialisme de guilde, par lequel il espère transformer au profit des ouvriers les conditions de la production [3].

Aux Etats-Unis, le mouvement de démocratisation de l’industrie a pris depuis quelques années une extension remarquable. Après les encouragements du président Wilson, il a reçu ceux des évêques délégués au Comité catholique de guerre. Plus récemment, M. Nicolas Murray Butler, président de l’Université Columbia, lui a apporté l’appui de sa haute autorité morale. Conscient du malaise qui pèse sur le monde économique et sur le monde du travail, il conseille une réforme hardie, qui imposerait des sacrifices à ceux qui ont jusqu’ici recueilli la plus grande partie des bénéfices de l’industrie, mais dont on pourrait espérer un effet heureux pour créer un esprit sincère de coopération chez les ouvriers, et atténuer, sinon supprimer l’antagonisme des classes. Il ne s’agit de rien moins que de réorganiser le régime de l’usine de telle sorte que le capital, l’intelligence et le travail soient considérés comme des facteurs égaux de la production.

L’idée rencontre de chaudes sympathies auprès des rois de l’industrie américaine. M. John D. Rockfeller junior, directeur de la « Colorado fuel and iron Co, » de la « Manhaten-Railway Co, » de la « Merchants Fire assurance corporation, » dans un article qu’il vient de publier sur l’Esprit de collaboration dans l’industrie, écrit qu’il est essentiel pour le bien de la production que l’ouvrier soit étroitement associé avec le capital.

Un des Français qui connaissent le mieux l’Amérique d’aujourd’hui, M. Charles Cestre, professeur de civilisation américaine à la Sorbonne, nous fait connaître en détail l’organisation de ces Conseils d’ouvriers dans un grand nombre d’usines. Ils sont nés la plupart du temps de l’initiative patronale. Aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes pour les salaires, les heures de travail, la discipline, les patrons ont voulu faire confiance à leurs ouvriers. Il s’agissait autant d’effacer les malentendus provenant de la distance qui dans l’industrie d’aujourd’hui sépare le directeur du salarié, que d’amener les ouvriers à saisir par eux-mêmes les difficultés inhérentes à la direction des entreprises. A côté des Conseils mixtes ont été institués des « Industrial representatives » pour servir d’intermédiaires entre les grands chefs et les salariés. Sortes de missi dominici ou d’officiers de liaison chargés par celui qui commande de le renseigner sur les faits et gestes et sur l’esprit du personnel, ils ont aussi la mission de le représenter auprès des ouvriers et de montrer à ceux-ci l’autorité suprême sous un visage humain.

Dans certaines compagnies, notamment à la « Demuth Co » (fabrique de pipes de fumeurs, Richmond Hill, New-York), le système comporte deux Conseils : une chambre et un sénat ; leurs décisions sont exécutées par le cabinet, c’est-à-dire par le directeur de la compagnie. La chambre se compose de trente représentants des ouvriers élus par eux ; le sénat, de contremaîtres, contrôleurs, chefs d’ateliers, etc... Les sessions ont lieu une fois par semaine. Les deux assemblées délibèrent sur les questions touchant la vie de l’usine : heures de travail, salaires, discipline, règlements d’ateliers, nomination d’une partie des contremaîtres. Mais elles n’ont pas le droit de s’immiscer dans la gestion technique, commerciale et financière.

D’une manière générale, ces Conseils se bornent à étudier les questions qui sont de la compétence des ouvriers, ou à discuter du point de vue ouvrier les questions d’intérêt général. Ils se réunissent ensuite avec un nombre égal de membres de la direction en un Conseil mixte pour préparer les décisions qui seront soumises à la direction.

Le plus souvent, ils sont chargés aussi d’administrer les œuvres sociales créées par le patron au profit des ouvriers. Leurs attributions varient en étendue et en importance suivant que l’industrie à laquelle ils appartiennent emploie surtout des employés qualifiés ou des manœuvres d’une classe inférieure. C’est ainsi que M. Cestre cite des cas où le Conseil participe à l’application du système Taylor, si mal vu, si redouté même par les ouvriers américains.

L’avantage principal qu’on leur reconnaît est d’avoir établi le contact par relations directes entre employeurs et employés. Un des sociologues américains qui ont écrit sur le régime démocratique de l’industrie a intitulé son livre Man to Man, indiquant ainsi par cette formule expressive le sens de la réforme. Pour saisir l’importance que les Américains lui attachent, il ne faut pas oublier que le besoin s’en fait sentir pour eux plus encore que pour nous. Le temps est passé où cette jeune société démocratique ignorait pour ainsi dire les distances déclassés. L’extension rapide et démesurée de la grande industrie y produit les mêmes effets qu’en Europe par la création d’un prolétariat industriel. Et les conditions qui en résultent dans ce rude milieu sont plus dures que celles qui se sont instituées dans un vieux pays comme le nôtre où a survécu malgré tout un peu de l’ancien esprit qui adoucissait singulièrement les relations sociales au temps jadis.

En même temps, les Américains, imprégnés jusqu’au mysticisme de la conception démocratique qui leur donne une foi illimitée dans la capacité du peuple à participer directement à l’administration et au gouvernement, trouvent naturel d’accorder aux ouvriers une part de direction dans un domaine qui est certainement plus de leur compétence que l’élection des magistrats ou la législation.

Quels sont les résultats obtenus ? La grande association patronale The National Industrial Conference Board a ouvert à la fin de 1919 une enquête à ce sujet. Elle conclut que, les trois-quarts environ des employeurs ayant adopté les conseils d’usine leur sont favorables. Mais pour qu’un Conseil puisse fonctionner dans de bonnes conditions, il ne faut pas qu’il soit imposé comme institution patronale. Les ouvriers doivent être préparés à la réforme et elle ne peut être réalisée que d’un commun accord avec eux. Là où dominent les syndicats et où ils ont réussi à imposer leurs règlements et leurs délégués, inutile de chercher à créer des Conseils. Leur développement n’a été possible aux Etats-Unis qu’en raison de la faiblesse du syndicalisme, qui groupe seulement une petite fraction de la classe ouvrière. Les Trade unions voient bien que l’entente directe entre les patrons et les ouvriers diminue leur puissance, d’où leur hostilité contre les Conseils, qu’ils accusent d’être un instrumentaux mains des patrons.

Toutefois, M. Gompers, le chef très écouté du parti ouvrier aux Etats-Unis, qui combat énergiquement l’action révolutionnaire et est lui-même partisan de la coopération ouvrière et patronale, se montre conciliant à l’égard des Conseils. Peut-être ceux-ci réussiront-ils à se faire accepter par les Trade unions.


LA COLLABORATION PATRONALE ET OUVRIÈRE EN FRANCE

En France, de tout temps, il s’est trouvé des patrons qui ont cherché à entretenir avec leurs ouvriers des relations d’homme à homme, non seulement parce qu’ils les regardent comme avantageuses au bon fonctionnement de leurs entreprises, mais parce que cette attitude répond à l’élévation naturelle de leurs sentiments et à leur conception du devoir social. Dès 1885, M. Léon Harmel, animé d’une foi chrétienne ardente qu’il faisait passer dans ses œuvres, avait institué dans ses filatures du Val-des-Bois un Conseil d’usine pour les hommes et un Conseil d’atelier pour les femmes. Ces Conseils, qui se réunissaient avec les patrons régulièrement tous les quinze jours, avaient dans leurs attributions les questions de discipline, l’organisation du travail, l’apprentissage, l’hygiène, les salaires.

Nous trouvons à l’autre bout de la France des institutions analogues. A Grenoble, M. Régis Joya et ses deux collaborateurs principaux, MM. Romanet et Mayet, convaincus que les progrès de leurs établissements industriels sont liés au développement des organisations sociales qu’ils ont créées, ne cessent pas d’étendre celles-ci. En janvier 1910, ils ont fondé un Conseil d’usine. Il a un triple objet : resserrer les liens d’amitié qui unissent les ouvriers, les employés et les patrons ; étudier en commun tout ce qui peut amener une plus grande prospérité ; initier les ouvriers à la marche générale des affaires de la maison.

En plus des directeurs, peuvent assister aux réunions, sans qu’il leur en soit fait une obligation, l’ingénieur en chef du bureau des études, le chef de la comptabilité, le chef de la main-d’œuvre, le chef des ateliers, les contre-maîtres, tous les ouvriers ou manœuvres ayant plus de vingt ans de présence ininterrompue dans l’usine.

Aux usines Joya, on ne veut donc pas d’un Conseil d’usine nommé par élection. Pourquoi ? Parce qu’il ne serait que l’émanation « des groupes soi-disant ouvriers, étrangers à l’atelier. Sous l’influence des meneurs qui s’attribuent le privilège de conseiller et de diriger la classe ouvrière, les élus ne seraient pris en général que parmi les semeurs de division, beaux phraseurs, petits faiseurs, mécontents par principe, de moralité et de mœurs plus que douteuses, considérant le patron comme l’ennemi et s’attribuant le rôle de grands justiciers. »

Au contraire, lorsqu’un ouvrier est resté vingt ans dans une maison, il est tout indiqué, quels que soient d’ailleurs son état d’esprit et ses aspirations sociales, pour servir d’intermédiaire entre ses camarades et la direction. Il a participé à l’extension de la maison, à sa renommée, à ses succès ; il connaît les habitudes de la direction, les ressources de l’outillage, les améliorations réalisables. Sa longue collaboration lui permet de rendre des services en même temps qu’elle doit lui procurer des avantages. Aux établissements Joya, sur un personnel de deux cent cinquante ouvriers ou manœuvres, le Conseil d’usine comprend trente-six ouvriers ayant plus de vingt ans de présence.

Le Conseil se réunit tous les mois. Il en est aujourd’hui à sa 125e séance. Dans ces réunions, on étudie toutes les questions touchant l’organisation du travail, les salaires, l’hygiène, les rapports entre la direction, les contremaîtres et les ouvriers, la situation économique du jour : travaux prévus, difficultés, félicitations au personnel ou reproches suivant le cas. Mais pour tout ce qui concerne la marche des ateliers, les ouvriers n’ont que voix consultative et jamais voix délibérative.

A Vienne, la manufacture de draps Pascal-Valluit nous montre un Conseil nommé à l’élection. 1 732 ouvriers ont élu, au scrutin secret, trente-deux délégués, hommes et femmes. L’objet poursuivi par les patrons en créant ce Conseil est de prendre un contact étroit avec leurs ouvriers. Dans une réunion mensuelle intime et sans apparat, on parle de l’hygiène des ateliers, de l’amélioration des œuvres sociales existantes et des projets d’œuvres nouvelles. « Par cette causerie, dit l’un d’eux, nous nous éclairons mutuellement, nous arrivons à nous mieux connaître, et de ce fait, que de préventions tombent ! »

A Lyon aussi, nous pourrions citer plusieurs établissements où existe un Conseil d’ouvriers avec lequel la direction entretient les meilleurs rapports. De même à la Société de câbles électriques de Cortaillod et dans la très importante fabrique de chaussures Bally et Cie, à Schœnenwerd.

Ces Conseils, nés spontanément sans aucune ingérence de l’Etat, sont à rapprocher de ceux que M. Max Roesler a créés en 1896 dans sa fabrique de céramiques d’art à Rodach (Cobourg) et qui sont souvent cités comme exemple parce que leur auteur en a donné une excellente monographie : les Allemands, qui se proposent si volontiers en modèle au reste du monde, font beaucoup de volume de leurs expériences sociales ou autres. L’idée de M. Roesler était de développer sa maison en invitant tout le personnel à en prendre à cœur les intérêts et le succès commercial. Dans chaque atelier, les ouvriers âgés d’au moins vingt et un ans élisent de trois à cinq conseillers d’atelier parmi leurs camarades âgés d’au moins vingt-quatre ans, irréprochables, au service de la maison depuis un an au moins. Les élus doivent être approuvés par le directeur, de même que le président du Conseil d’atelier.

Il existe au-dessus un Conseil central, composé de membres élus tous les ans, à raison d’un membre par cent ouvriers.

Ces conseils, de concert avec la direction, élaborent les règlements, nuls sans leur assentiment. Ils jugent les conflits entre ouvriers et contremaîtres et sont appelés à prononcer les pénalités contre les ouvriers délinquants. Enfin, ils approuvent le bilan de fin d’année et fixent la part des employés et ouvriers au bénéfice.

M. Roesler n’a jamais eu qu’à se louer des Conseils pour le maintien de la paix sociale. A plusieurs reprises, le Conseil central a même décidé qu’aucun ouvrier ne pourrait donner son nom au syndicat socialiste des ouvriers en céramique d’art, incompatible avec l’organisation et les principes de l’usine. Un des avantages reconnus au système est d’initier le personnel aux difficultés de l’entreprise et de lui enlever ses préjugés sur les bénéfices extraordinaires du patron. Il faut d’ailleurs à celui-ci beaucoup de patience pour dissiper toutes les préventions des ouvriers et gagner leur confiance à force d’équité, de loyauté et de bienveillance.


CONTRÔLE OUVRIER OU COLLABORATION OUVRIÈRE ?

Mais ce que demandent les partis révolutionnaires dans tous les pays, ce ne sont pas de simples Conseils collaborant avec la direction des usines au règlement des questions qui sont de la compétence et de l’intérêt immédiat des ouvriers. Ils veulent le « contrôle ouvrier. » Voici comment le définit le dernier manifeste du Comité central des comités syndicalistes révolutionnaires.


Le contrôle ouvrier doit aboutir à la gestion des entreprises par les travailleurs.

Dans l’atelier, l’organe du contrôle doit permettre de constituer la cellule primaire de la nouvelle organisation de la production. Il devra donc en premier lieu être constitué pour permettre à la classe ouvrière de faire son éducation de gestionnaire.

Les objectifs immédiats à atteindre par le contrôle ouvrier doivent être d’intéresser l’ouvrier au contrôle en lui faisant éprouver un intérêt à revendiquer cette institution... L’installation du contrôle permettra donc, non seulement de revendiquer un salaire normal, mais d’acquérir la capacité de gestion.


Comment s’effectuera ce contrôle ? Dans le cas du contrôle général s’appliquant à toutes les fabrications de l’atelier, l’ouvrier qui en sera chargé devra suivre toutes les opérations dans l’atelier, techniques et administratives. Cela lui sera extrêmement difficile.


Au contraire, si le contrôle est fait par fabrication, il peut être institué par atelier plusieurs contrôleurs qui, tout en effectuant leur travail, pourront suivre la marche des opérations d’un atelier à l’autre, en liaison avec des contrôleurs de la même fabrication dans les ateliers voisins.

Il suffira que les contrôleurs aient connaissance de la distribution du travail dans l’atelier (c’est-à-dire qu’ils soient aidés par les employés chargés de la comptabilité de l’atelier).

Et c’est ici qu’apparait toute la valeur économique du contrôle par fabrication. Il permettra facilement de connaître le prix de revient de la fabrication, clef de la forteresse patronale. Possesseurs du prix dp revient, les travailleurs auront en main les données du problème des prix. Ils sauront exactement de quelle façon leur travail est « exploité. »


Le projet prévoit en conséquence la création d’un contrôle en plusieurs échelons, depuis les délégués d’atelier jusqu’à un comité général de contrôle, composé de quatre à seize membres que le syndicat désignerait sur une liste élue par l’assemblée des ouvriers, des employés et des techniciens de l’entreprise.

Tel est ce programme, dont l’exécution, d’après ses auteurs, permettrait aux ouvriers de mettre la main sur l’ensemble de la production. Les comités sont conçus comme étant « la direction en puissance des entreprises. » Reliés entre eux, ils seront les organes d’exécution de la future direction générale de l’économie nationale. Et nous aurons en France une seconde édition de la révolution bolchevique. Mais les comités syndicalistes révolutionnaires ne doutent pas que celle-là ne doive réussir, puisque cette fois ils posséderont les secrets du patronat.

Leur erreur est de ne pas voir que, malgré la possession de ces secrets, la production dirigée par un Conseil, même s’il n’est pas un soviet de bolchévistes, tombera peu à peu à un rendement dérisoire. Non pas qu’il ne puisse se rencontrer parmi les ouvriers quelques hommes capables de faire de bons directeurs d’entreprise. Mais pour pouvoir employer leurs capacités, il faudrait qu’ils agissent en qualité de directeurs responsables et intéressés directement à la production et non comme mandataires de la collectivité. Nous touchons ici l’erreur fondamentale du collectivisme. Il faudrait aussi qu’ils fussent soustraits à la dépendance du Parlement formé par leurs camarades. Mais alors ils ne seraient plus des ouvriers, membres d’un conseil de contrôle, mais des patrons ou des représentants directs du patron.

Une des objections principales que l’on fait à l’introduction des Conseils dans l’industrie est qu’elle « ne peut engendrer qu’une sorte de parlementarisme, aussi funeste, aussi incapable que l’autre de régler rapidement les questions urgentes. Dans le domaine économique, ces plaisanteries-là sont trop coûteuses. Là où est la responsabilité, là doit être le pouvoir. » Ainsi s’exprime M. Isaac, parlant à la Fédération des industriels et commerçants français. C’est une offense à la raison que de partager la direction. Le chef doit être seul à décider et à commander. Il va sans dire qu’auparavant il aura rassemblé tous les renseignements qui lui sont nécessaires : un bon service d’information est un organe indispensable au commandement. Son état-major, ses directeurs, ses techniciens, parmi lesquels de simples ouvriers pourront être entendus utilement, lui auront donc préparé les éléments de la décision. Mais celle-ci ne peut appartenir qu’à lui seul. Par conséquent, l’existence d’un Conseil ne se conçoit pas au sommet de la hiérarchie ; il ne peut avoir que voix consultative.

C’est ce que stipule nettement la Société française pour la protection légale des travailleurs, dans le vœu qu’elle a émis le 1er juillet 1919 au sujet de la part du travail dans la gestion des entreprises. Il est désirable, dit-elle, que dans toute entreprise industrielle occupant au moins cent ouvriers ou employés, un comité mixte soit institué, dans l’intérêt de l’entreprise comme dans celui du personnel. Un tel comité est particulièrement nécessaire dans les entreprises dirigées par une société anonyme ou une société civile à forme commerciale. Il devrait comprendre des représentants du chef d’entreprise ou du conseil d’administration ; du personnel dirigeant et technique ; du personnel ouvrier et employé de l’un et l’autre sexe.

L’Association écarte de ses attributions la gestion financière et le choix du personnel. Elle a eu soin de limiter même les questions techniques et commerciales et les questions ouvrières qui lui sont soumises.

Au cours des débats, M. Legouez, un des représentants patronaux, a dénoncé la grande part d’illusion que renferme l’idée de consulter l’ouvrier sur la direction générale à donner à la fabrication et sur les procédés d’exécution. Pendant la guerre, personne a-t-il jamais songé à consulter le soldat sur l’heure de l’attaque ou la désignation du point d’attaque ? « Il faut élever l’ouvrier, a-t-il ajouté ; il faut qu’il comprenne aussi complètement que possible le fonctionnement de l’usine ; il est indispensable que des conversations s’engagent entre le personnel dirigeant et les ouvriers sur les questions techniques et commerciales, mais la décision ne peut pas être remise à un comité. » C’est parfaitement juste.

Lors de sa dernière assemblée générale, l’Union d’études des catholiques sociaux, à la suite du rapport présenté par M. Crétinon, bâtonnier de l’ordre des avocats de Lyon, a émis aussi un vœu recommandant « l’institution progressive dans la grande industrie de Conseils d’usine formés des représentants des travailleurs et des patrons chargés d’étendre le champ d’application des contrats collectifs, d’arrêter les règlements d’atelier, de connaître toutes les difficultés relevant du contrat de travail et d’émettre des avis sur l’organisation technique et le rendement du travail dans l’entreprise. »


La doctrine se précise donc. Il est certain que le contact ne sera jamais assez étroit entre patrons et ouvriers. Tous ceux qui ont l’honneur de commander dans l’armée ou l’industrie savent l’importance de ce contact, nécessaire pour connaître les hommes avec leurs qualités et leurs défauts, pour pénétrer leur manière de voir et de sentir. Impossible de les mener sans tenir compte de leurs partis pris et de leurs préjugés. Pour ne pas les heurter de front, il faut les redresser ou les tourner, ce qui implique des conversations. M. Eugène Schneider l’a dit en des termes excellents.


La liaison nécessaire entre la foule ouvrière et les patrons ne peut être assurée qu’en instruisant parallèlement les deux classes. Les futurs chefs d’industrie doivent apprendre à connaître leurs subordonnés, et les ouvriers doivent être capables de juger leurs patrons autrement que par ouï-dire. Les deux catégories doivent apprendre à se connaître mutuellement et à avoir une confiance réciproque. Mais combien de nos compatriotes ont appris le maniement de l’âme humaine et la psychologie des foules ! Nos chefs militaires doivent une partie de leur succès à ce que la psychologie des soldats dans les armées modernes avait été enseignée dans les écoles militaires. Un écrivain militaire tel que le colonel Ardant du Picq devrait servir d’exemple à nos futurs capitaines et généraux d’industrie.


Cette pénétration mutuelle ne sera pas l’œuvre d’un jour. Les ouvriers ont tout à apprendre en matière d’économie politique et sociale. Dans le rapport si remarquable sur l’organisation des relations entre patrons et ouvriers, qu’il a présenté au Comité permanent d’études relatives à la prévision des chômages industriels, M. Auguste Keufer, qui connaît parfaitement le monde ouvrier puisqu’il a été pendant trente-cinq ans secrétaire général de la Fédération du livre, n’hésite pas à formuler sur leur compétence les réserves les plus formelles. « Si favorable que l’on soit, écrit-il, à la participation des travailleurs au contrôle et à la direction du travail et à son organisation, il faut bien reconnaître qu’ils ne sont préparés ni par leurs connaissances générales et professionnelles, ni par leur expérience industrielle et commerciale à remplir le rôle que veulent leur assigner dès maintenant les dirigeants du monde ouvrier. »

L’intelligence ne suffit pas ; le caractère, le jugement, les capacités techniques réelles sont des qualités essentielles pour exercer un contrôle utile, pour diriger une entreprise et assurer sa prospérité. Il y faut des connaissances positives solides et non des aptitudes verbales. Et M. Auguste Keufer, en quelques lignes pleines de sens, montre les conséquences déplorables qu’apporterait dans l’industrie le système démocratique, qui donne de si mauvais résultats dans le régime politique [4]. Notons que celui qui s’exprime ainsi est un syndicaliste convaincu, qui a fait de la Fédération du livre l’association ouvrière la plus puissante et la plus homogène.

Dès que les Allemands se sont trouvés en face des réalisations, ils ont constaté cette incapacité des ouvriers à remplir le rôle auquel ils prétendent. Nous avons dit à propos de la loi sur les Conseils d’entreprise que les syndicats avaient organisé des écoles pour leur instruction.

Cette ignorance n’est que le moindre obstacle au fonctionnement des Conseils. Il sera plus difficile de transformer l’âme des ouvriers que de les instruire. Jusqu’à présent, malgré les avertissements qu’ils ont reçus quelquefois de leurs dirigeants, ils ne veulent pas comprendre la nécessité de collaborer avec le patronat. Trop d’entre eux sont des nomades et en ont l’état d’esprit. Comment un manœuvre qui n’est dans une usine qu’en passant et se réserve de la quitter du jour au lendemain pour aller travailler dans une autre prétendrait-il imposer sa manière de voir dans cette usine ?

Tant que les ouvriers resteront imprégnés de l’esprit d’antagonisme contre le capital, il sera impossible de les faire concourir à la direction d’un système de production qu’ils veulent détruire. En vain affecteront-ils d’accepter que les attributions des Conseils soient limitées. Ils n’y verront qu’un moyen de combat et essaieront de les utiliser pour exproprier le capital. Ne parlons même pas de la tragique expérience russe. On pourrait dire que des ouvriers occidentaux, avec leur degré supérieur de civilisation, ne tomberont pas dans les excès du bolchévisme moscovite. Mais regardons tout près de nous, dans le Luxembourg. En octobre 1920, le Gouvernement grand-ducal, cédant à la pression des syndicats, décidait la création de Conseils d’usine. Six mois après, des troubles s’élevaient dans une usine métallurgique à la suite d’un conflit entre le Conseil et la direction. Dans toute l’industrie, les Conseils appuyaient le mouvement révolutionnaire et dans certaines exploitations s’emparèrent des mines et des usines, déclarées propriétés ouvrières et en assumaient la direction. Le 11 mars, le Gouvernement prit un arrêté pour supprimer les Conseils « qui avaient été établis à titre d’essai, dans le but de cultiver l’entente entre les patrons et les ouvriers. » Ayant perdu son caractère d’utilité et d’opportunité, l’institution n’avait plus de raison d’être.

Mais, dira-t-on, l’expérience allemande prouve le contraire, puisque, jusqu’à présent du moins, le fonctionnement des Conseils n’a pas donné lieu à des inconvénients graves. C’est vrai, mais les conditions en Allemagne ne sont pas les mêmes qu’ailleurs. Et puis il faut attendre la fin. On peut conclure en tout cas que l’on doit écarter toute idée de participation des ouvriers à la direction financière et commerciale et au contrôle des entreprises, en dehors des conditions normales où la propriété d’actions leur donnerait accès au Conseil d’administration.

D’autre part, une collaboration active est désirable entre la direction et les ouvriers, ce qui nécessite des contacts. Ils sont établis directement, lorsque le petit nombre des ouvriers le permet ; sinon, par l’intermédiaire de délégués. Le choix de ces délégués doit être soumis à certaines conditions : âge, durée de présence dans l’usine et dans l’exercice de la profession, afin d’éviter qu’ils ne soient pris parmi les éléments les plus turbulents, qui ne feraient que fomenter le désordre au lieu de servir de conciliateurs. Leur rôle sera limité à ce qui touche les intérêts immédiats des salariés, sans qu’ils aient à s’occuper de la gestion économique et financière.

Mais des Conseils, même avec des attributions ainsi restreintes, ne seront inoffensifs que si l’esprit de collaboration se substitue chez les ouvriers à celui de lutte de classe. C’est vers ce résultat que leurs guides devraient les diriger.

Puissent-ils comprendre aussi que, dans une société compliquée comme la nôtre, les réformes ne sont pas aussi simples que se le figurent les utopistes et qu’elles ne deviennent possibles qu’après une longue préparation des esprits et des cœurs !


ANTOINE DE TARLÉ.

  1. Sur l’évolution du contrôle ouvrier en Russie, voir Zagorsky, la République des Soviets. Payot, 1921.
  2. Le Conseil de surveillance allemand (Aufsichtsrat) a des attributions plus étendues que celles de la Commission des comptes des sociétés françaises.
  3. Une statistique officielle juin 1921) évalué à 70, dont 59 en activité, le nombre des Conseils industriels mixtes établis conformément aux recommandations Whitley. Il a été constitué aussi trente-deux commissions provisoires de reconstitution industrielle dans des industries dont l’organisation tant patronale qu’ouvrière était insuffisante pour permettre la constitution immédiate de Conseils industriels mixtes.
  4. « Si fervents que soient les citoyens français envers le régime démocratique politique qui pénètre jusque dans les pays orientaux de vieille et traditionnelle civilisation, leur conviction ne les empêche pas de se rendre compte des imperfections et des lacunes de ce système qui est loin d’attribuer toujours la majorité des suffrages aux hommes les plus compétents ou les plus qualifiés pour diriger la politique des pays démocratiques. Les rivalités, les intrigues, les surenchères jouent un rôle funeste dans les luttes politiques. »