Les Contemporaines (1875)/Restif écrivain, I

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Les Contemporaines, Texte établi par J. AssézatAlphonse Lemerre, éditeur (Nouvelle collection Jannet) (p. v-xxii).

I.


Il y aura tantôt vingt ans que, dans une Revue qui fît, contrairement à tant d’autres, plus de besogne que de bruit[1], je terminais un article sur l’homme dont je parle encore aujourd’hui, par ces mots :

« On ne réimprimera pas Restif, il sera longtemps la seule propriété des curieux ; il a voulu trop faire, il s’est rompu à la tâche et n’a pu mener de front la réforme morale, la réforme orthographique, la réforme du roman, ses affaires de famille et le soin de son talent. Tout en a un peu souffert : les mœurs, ses affaires et son talent. Il n’a pu se livrer que pièce à pièce, de loin en loin, par éclairs ; ce n’est pas ainsi qu’on domine la postérité. »

Aujourd’hui que je démens moi-même ma prophétie, en réimprimant quelques pages de cet écrivain, je puis me rendre ce témoignage que je n’ai pas changé d’opinion sur son mérite littéraire, mais que je sens peut-être un peu mieux les causes de l’intérêt que présenteront ses livres à mesure qu’on s’éloignera du temps où il vivait. Ils peignent un monde disparu et ils n’ont pas été sans influence sur les événements qui ont suivi. C’est à ces deux points de vue que je vais essayer d’envisager l’œuvre après avoir raconté l’homme[2].

Lorsque Restif entra dans la vie littéraire, il avait, nous l’avons vu, un peu plus de trente ans, et ce fut d’abord sans grandes prétentions qu’il essaya d’écrire des romans où l’incorrection le disputait à l’inexpérience. Mais il avait l’outil en mains ; avec son intelligence et sa perspicacité il devait vite se rendre compte de ce qu’il pouvait en faire et, grâce à la passion qu’il mettait en toutes choses, il ne devait pas tarder à atteindre le maximum d’effet qu’il lui était réservé de produire. Aussi, ne sera-t-on pas étonné de le voir procéder par grands bonds et se faire presque tout de suite une place à part. Son premier livre est de 1767, son premier succès de 1769. C’est un roman : le Pied de Fanchette ; et, la même année, le succès est doublé par une œuvre réformatrice : le Pornographe. Restif est alors maître de dire à peu près ce qu’il veut et, en 1775, le Paysan perverti lui donne définitivement le droit de se considérer avec quelque orgueil et l’excuse d’avoir cru cet orgueil justifié.

Ces succès ne furent sans doute pas de ceux qui placent un auteur parmi les classiques d’un genre quelconque, fût-ce du madrigal, du logogriphe ou de l’Éloge académique, mais pour n’être pas au premier titre, ils n’étaient point tout à fait de mauvais aloi. Il faut bien faire attention que la gloire littéraire, si l’on aime ce grand mot, est le résultat de causes très-diverses et très-variables, et ne dépend presque jamais de la valeur intrinsèque des ouvrages soumis au public, mais de nombre de circonstances extérieures. On représente la Renommée avec une trompette, quelquefois avec deux, selon une pensée délicate empruntée à Dante par Voltaire :

La renommée a toujours deux trompettes :
L’une à sa bouche, appliquée à propos,
Va célébrant les exploits des héros,
L’autre est au cul, puisqu’il faut vous le dire.

Le bruit est, dans les deux cas, à peu près le même ; il est d’ailleurs toujours entendu : cela suffit, et à la foule qui ne distingue pas, et à l’auteur qui ne s’avoue jamais de quel côté vient le vent[3]

Ne cherchons pas de quel côté venait celui qui portait le nom de Restif aux échos ; peut-être à certains moments, rares, très-rares, les deux trompettes ont-elles sonné à l’unisson. Ce qui est sûr, c’est que, dans le mélange des qualités et des défauts de l’écrivain, si les défauts l’emportent, il n’en est pas au moins de lui comme de tant d’autres, qui n’ont absolument que des défauts et comme d’un plus grand nombre encore qui n’ont rien : ni défauts, ni qualités.

Les défauts de Restif sont l’emphase, la fausse éloquence, souvent la prétention à une érudition qu’il n’avait pas, parfois la grossièreté et plus fréquemment encore la platitude. Ses qualités sont la naïveté et la recherche permanente de l’exactitude. Nous l’avons entendu dire[4] : Io sono pittore, et cela était juste. Il est peintre, non d’histoire, mais de genre, et c’est comme tel surtout qu’on le verra dans les extraits que nous avons réunis ici. Eh ! les Teniers peuvent être méprisés par les Louis XIV, mais les Louis XIV sont finis et, progrès ou décadence, nous en sommes aujourd’hui à tenir compte dans nos jugements sur les artistes, de leur talent d’interprètes plutôt que de la dignité de leurs conceptions. C’est que, depuis le XVIIIe siècle, nous sommes entrés dans la période de la critique au lieu d’être restés dans la période du sentiment ; que nous voulons savoir et non plus simplement être touchés ou amusés et que, même dans nos écarts, dans ce qu’on appelle la passion du bibelot, on reconnaît l’influence de cette cause toute puissante.

C’est donc comme peintre que nous devons d’abord considérer Restif. Au moment où il débutait, la littérature dans tous les genres était dans une anarchie complète. Le roman, en particulier, avait passé déjà par tant de formes qu’il ne savait plus à laquelle s’arrêter. Les grandes et majestueuses compositions des Scudéri, des d’Urfé étaient absolument et à bon droit passées de mode. On n’écrivait plus d’un trait dix volumes sur les amours de Clélie, dame romaine ; MMe de Villedieu, qui en avait composé plus de vingt sur les amours des grands hommes et de tous les personnages illustres, avait, à son tour, lassé la patience des lecteurs. On avait oublié Sorel et le Francion, Scarron et le Roman comique, Furetière et le Roman bourgeois ; Voltaire était venu couler dans ce moule ses idées Philosophiques qui, naturellement, devaient rendre intrigue et les personnages choses tout à fait accessoires. Crébillon fils avait enchéri et, sous prétexte de faire la satire des mœurs de la France, il avait transporté ses héros en Perse, et abusait des fées et des génies. Il continuait bien, en même temps, ses admirables scènes d’intérieur de marquis à comtesse, mais il s’agissait là d’un monde trop spécial et, si jolis que fussent le Hasard du coin du feu ou la Nuit et le moment, cela était trop raffiné pour être facilement imitable et devenir un genre populaire. La véritable tradition du roman, que Le Sage avait aussi détourné de sa voie en n’en faisant qu’une pièce à tiroirs, n’existait plus que chez l’abbé Prévost, Marivaux et MMe Riccoboni. Diderot, qui devait nous laisser de si inimitables modèles, n’avait rien publié qu’une facétie imitée de Crébillon : les Bijoux indiscrets ; et la Nouvelle Héloïse, de Rousseau, paraissait alors un chef-d’œuvre qu’on se serait fait scrupule d’imiter.

De tous ces maîtres, ce fut pourtant ce dernier que choisit Restif. C’est en cela que se fait sentir sur lui l’influence de l’époque. Or, cette influence, qui est toujours sérieuse, ne s’exerce jamais que corrigée et modifiée par le caractère propre de l’homme influencé. Il suit le courant, mais sans sacrifier sa personnalité, quand il en a une, et qu’elle s’est déjà développée dans le premier milieu où il a vécu.

Rousseau, quoique parti d’aussi bas que Restif, et peut-être même de plus bas, avait approché un certain monde et s’y était tout d’abord complu. Son roman s’en était ressenti, et quoiqu’il y eût mis son âme, il avait un peu travaillé a ne pas s’y dévoiler trop crûment. De là des accents vrais à côté de sentiments alambiqués, de là un certain convenu, en rapport avec les habitudes du temps, mais qui rend aujourd’hui la Nouvelle Héloïse bien difficile à lire. Restif, ne pouvant avoir la même science de la rhétorique, ne comprit pas tout de suite qu’il n’en avait pas le même besoin. Il crut trouver dans Rousseau une forme de style nécessaire pour agir sur la majorité des lecteurs, et c’est pour cela qu’il est trop souvent, comme son modèle, déclamateur et outré. C’est ce défaut surtout qui dépare le Paysan perverti et la plupart de ses autres ouvrages, et c’est certainement à cette cause qu’il faut attribuer ce surnom de Rousseau du ruisseau qui lui a été donné.

Rousseau, nous venons d’en dire un des pourquoi : l’imitation. Ajoutons que ce n’est pas seulement l’imitation du style, mais aussi celle des idées. Du ruisseau, cela est aussi facile à expliquer. C’est surtout dans les classes populaires que Restif choisit ses sujets et ses héros et, à l’époque où il écrivait, le peuple était encore une caste trop méprisable pour que la bonne compagnie s’y intéressât. On n’a pas d’idée aujourd’hui du mépris naïf que faisaient alors les hautes classes de tout ce petit monde qui les faisait vivre. C’était patauger dans le ruisseau que d’attacher quelque importance aux amours d’une écaillère et aux sentiments pieux d’une femme de laboureur. Parler du peuple et en parler avec véhémence, c’était être de ce peuple et par conséquent de la borne, de la boue et du ruisseau. Les distances étaient énormes, il n’y avait que le vice qui les rapprochât.

Eh bien, ce fut justement le vice qui servit à les effacer. Longtemps le beau monde put jouir sans remords. Enlèvement de grisettes étaient peccadilles. Femmes de bourgeois devaient se trouver fort honorées de la recherche des seigneurs. Liberté était donnée aux filles d’opéra de tout faire sans s’inquiéter de la police et de ses règlements. De cela résulta une promiscuité d’abord fort réjouissante ; mais au bout de quelque temps, il fallut compter. Il se trouva que filles du peuple, bourgeoises et actrices avaient concouru à faire changer de mains, avec les capitaux employés à les séduire, l’influence sociale. La richesse et le rang étaient deux puissances, elles étaient seules ; la beauté et l’intrigue en furent deux autres qui s’y ajoutèrent. Immédiatement le tiers-état sentit que, dans ce désarroi, il y avait une place à prendre et, tandis que le roi découragé, disait : Après moi le déluge ! il put répondre : Après toi, moi ! après le règne d’un seul le règne de tous ; après le bon plaisir, la liberté ; après le despotisme des préjugés, leur examen d’abord, leur extermination ensuite.

C’était ce raisonnement non formulé, mais instinctif, qui fut alors la force des philosophes. C’est de lui qu’ils tirèrent leur domination sur les masses, auxquelles ils apportaient la formule du nouvel Évangile, les trois mots : Liberté, égalité, fraternité, enfermés d’abord dans une formule plus générale : tolérance.

Les obstacles qu’avait à soulever la philosophie étaient cependant encore assez formidables pour qu’il fût nécessaire de les attaquer par des efforts variés mais convergents. Des leviers, nombreux, pas toujours conscients de leur tâche, s’y appliquèrent. Si Voltaire est le premier et celui dont les secousses furent le plus souvent et le plus longtemps renouvelées ; si l’Encyclopédie fut un des plus puissants ; si Rousseau, malgré ses tergiversations, eut sa grande part d’action, il ne faut pas penser qu’ils auraient suffi sans l’aide de vulgarisateurs, maladroits peut-être, sans talents si l’on veut, mais aptes par cela même à satisfaire des lecteurs moins difficiles et à recruter des adeptes qui font la véritable force d’une doctrine, parce qu’ils sont le nombre. Et qu’on ne reproche à personne de courir cette clientèle. Sans elle que serait une philosophie, que serait même une religion ? Croit-on que les mystères du christianisme soient compris par la millième partie de ceux qui se disent chrétiens et mourraient pour affirmer leur foi !

Parmi ces apôtres de troisième ligne dont avait besoin l’idée nouvelle, nous plaçons Restif. Il s’adresse, comme on l’a dit dédaigneusement, aux femmes de chambre, il fait bien ; il parle aux mercières et aux marchandes de modes, pourquoi non, si ce qu’il leur dit peut détruire en elles certaines fausses appréciations et si personne autre n’ose se charger de ce soin ? Mais pour parler à de telles lectrices, il emploie leur langue ; il détaille leurs mœurs, il s’intéresse à leurs aventures ; quel crime de lèse-littérature !

Oui, Restif vise le public moyen des marchands, des artisans, des petits bourgeois, et pour s’en faire comprendre et les attirera lui, il les met eux-mêmes en scène et les fait agir et parler suivant leurs habitudes. C’est en cela qu’il est peintre et c’est de cela encore qu’on doit lui savoir gré.

L’œuvre dans laquelle il a surtout déployé ces qualités d’imitation avec le plus de variété est celle qui nous a fourni les extraits qui composent ces volumes. Malheureusement, des extraits ne peuvent pas donner le sentiment exact d’un ensemble. Nous ajoutons en note, dans ce volume, la liste de tous les métiers ou de toutes les positions sociales que Restif a fait figurer dans les Contemporaines. S’il n’a pas de toutes ces héroïnes tiré une nouvelle spéciale, il les a au moins placées toutes dans le milieu qui leur convenait le mieux. Si leurs aventures ne sont pas partout une conséquence de leur état, elles ne sont jamais en contradiction avec lui. Il était d’ailleurs difficile de mieux montrer que, sous des formes extérieures différentes, le fond du cœur humain est le même, et cette suite de 272 histoires, qu’on peut considérer toutes comme authentiques quoique sous des noms déguisés[5], est l’invitation la plus péremptoire aux lecteurs à ne voir dans la société, ni rangs, ni castes, mais des hommes et des femmes différenciés seulement par le mérite et la vertu.

La vertu est un mot dont Restif se sert fréquemment. Il se disait et se croyait sincèrement professeur de morale. Nous avons déjà dit qu’il se trompait parfois sur ce point[6], mais ce n’est pas dans les conseils qu’il donne, c’est dans la manière dont il les présente. Ici encore il peut s’excuser sur sa qualité de peintre. Il ne vivait pas dans la tout à fait bonne société, et certaines licences de mœurs, voilées ailleurs sous de belles apparences, s’offraient à ses yeux avec toute leur crudité de tons. Il n’en pouvait être choqué et ne pensait pas que cela pût en choquer d’autres ; mais, au fond, jamais il n’a cessé de recommander le mariage, le respect des parents, et aux femmes il a toujours dit : Aimez votre mari, nourrissez vos enfants. Cette dernière injonction, répétée sur tous les tons, n’a certainement pas été inutile dans la croisade entreprise à cette époque, croisade dont Jean-Jacques fut un des coryphées, en faveur de ce retour à une loi de la nature.

Le nom de Jean-Jacques me ramène à ce que je disais plus haut des raisons qui avaient pu le faire appliquer avec une épithète malsonnante à Restif. J’ai signalé l’imitation du style, avec des incorrections en plus ; mais le style n’est pas la seule préoccupation de Restif quand il s’attache à son prédécesseur. Il veut ou en combattre ou en affermir les idées ; il y pense sans cesse. Rousseau est son but ; il veut l’atteindre, le dépasser même et plusieurs de ses livres n’ont pas d’autre raison d’être. Je parle, non du Paysan qu’il prétend lui avoir été inspiré par la lecture de Richardson et qu’il dit être, pour certains critiques, supérieur à Clarisse et à la Nouvelle Héloise mais particulièrement de l’École des pères, d’abord intitulée : l’Educographe, puis le Nouvel Émile, et d’un grand nombre de passages des Contemporaines, de Monsieur Nicolas, etc., où tantôt il loue emphatiquement Rousseau d’être de son avis quand il se trouve être du sien et le rabaisse non moins emphatiquement quand tous deux ils ne sont pas d’accord.

Cette obsession de la renommée de Rousseau est significative. L’exemple du succès qui avait accueilli un homme qui s’était présenté tard au combat, rien qu’avec son éloquence, et dont on s’exagérait le manque d’instruction première et la haine pour les protecteurs, fut alors un des plus puissants encouragements pour les débutants qui se croyaient dans les mêmes conditions. Cet exemple n’avait point été étranger à la vocation de Restif, et c’est pour cela qu’il y revient si souvent et qu’il accumule les affirmations quand il s’agit pour lui de défendre Monsieur Nicolas de n’être qu’une imitation des Confessions.

En cela, nous le croyons volontiers. Il y a deux genres d’hommes prédestinés à écrire leurs mémoires. Ceux qui ont occupé de grandes charges et ont été mêlés aux grandes affaires ; ceux qui, partis de rien, se sont trouvés jetés dans un monde qui n’était pas le leur. Sur ce dernier point, Rousseau et Restif étaient dans la même situation. Tous deux étaient des déclassés, dans le bon sens du mot, c’est-à-dire qu’ils avaient monté d’une classe, tous deux devaient, en conséquence, se reconnaître un mérite exceptionnel et se croire tenus de faire part à la société tout entière de leur progression et de ses causes. Ils ont donc pu avoir chacun séparément cette même inspiration qu’ils ont d’ailleurs mise à exécution

d’une façon si différente. 

Ce qui nous fait admettre plus formellement encore le droit de priorité revendiqué par Restif, c’est qu’il n’a presque jamais fait autre chose, du moment où il a pris la plume, que des confessions : les siennes le plus souvent et quelquefois celles des autres.

Le Paysan perverti est une confession, malgré les incidents romanesques de la fable et surtout du dénoûment. Voici ce que Restif en dit lui-même dans Monsieur Nicolas :

« Je fis les premières lettres avec un plaisir infini, parce qu’en parlant de mon héros, je racontais les aventures de ma jeunesse, à mon arrivée à Auxerre, en 1751. Je ne me contentai pas de ces allusions : pour donner à mon livre ce fonds de vérité dont je m’étais fait un devoir en prenant la plume en 1766, je donnai à mon paysan perverti les aventures de Borne, le procureur du roi des eaux et forêts, et je les amalgamai au revers des miennes et de celles de quelques autres jeunes gens que le séjour de la capitale avait perdus. Une histoire terrible d’un jeune homme qui, s’élant déshonoré, n’osa plus se montrer et n’errait que la nuit, vint à mon secours pour achever celle du malheureux Edmond. Ainsi ce personnage romantique est un composé de vérités dont ma propre vie a fourni la moitié des détails et le reste, non moins vrai, je l’ai pris à d’autres. Je me disais en écrivant : « Il ne faut pas mentir : qui n’écrit que des mensonges s’avilit soi-même. » Les malheurs de ma sœur Marie-Geneviève, violée par un prêtre, mariée ensuite à un cocher de fiacre, me fournirent l’idée de la corruption et des malheurs d’Ursule… Qu’on imagine à présent comme je devais être affecté en écrivant une histoire dont ma sœur puînée et moi-même étaient la base principale. »

Ce livre qui, complété par la Paysanne pervertie, est un des trois dont le titre au moins a prolongé la mémoire de Restif, mérite sans doute que nous nous y arrêtions un moment. C’est de lui que date dans notre littérature ce courant de réalité que Balzac recherchait avec tant de patience et qu’il rencontrait souvent. Quelques crudités le déparent sans le rendre d’une lecture vraiment dangereuse. Il faut d’ailleurs se rappeler que, dans ce temps, on pensait encore que la peinture du vice pouvait effrayer le jeune homme vertueux prêt à succomber, et que c’est sur cette idée fausse que le médecin Tissot écrivit son traité scabreux à l’usage de la jeunesse. Nous avons, depuis, compris qu’il était bien meilleur de cacher aux jeunes gens, aux hommes mêmes, ces écarts et ces imperfections de la nature humaine, de façon qu’en présence d’une action quelconque ils fussent embarrassés d’en reconnaître la nature et, par suite, obligés de demander des éclaircissements a un directeur de conscience autorisé.

Pour moi ; d’une lecture assez approfondie de Restif, je suis sorti convaincu qu’il croit très-naïvement et très-sincèrement qu’il vaut mieux montrer le danger que de le dérober aux intéressés ; qu’un homme et surtout une femme avertie en vaut deux ; que l’on ne perd rien à savoir et qu’on peut tout perdre à ignorer, et je ne puis m’empêcher d’être un peu de son avis parce gue rien ne me semble plus sensé que le petit discours ae Diderot à sa fille quand il la crut en âge de comprendre et de raisonner[7].

Aussi, en reproduisant l’Avis de Pierre R**, placé en tête du recueil de lettres qui composent le Paysan, croyons-nous donner le meilleur résumé de cet ouvrage et indiquer le véritable sentiment de moralisation dans lequel il a été composé :

« Si j’ai rassemblé dans cette liasse tant de lettres de différentes personnes, jointes à celles d’un infortuné qui m’a coûté bien des larmes, c’est dans la vue de mettre ma famille et tous les gens de campagne au fait des dangers que la jeunesse court dans les villes. Ô mes enfants ! restons dans nos hameaux et ne cherchons point à sortir de l’heureuse ignorance des plaisirs des grandes cités : le vice en donne le goût, l’irréligion excite à s’y livrer, le crime fournit des ressources, et la misère, l’infamie, le supplice des scélérats en sont quelquefois les suites. Profitez de la lecture de ces lettres où vous pourrez suivre toute la marche de la corruption qui s’empare d’un cœur innocent et droit : Vous y verrez d’abord le jeune paysan prospérer un peu, perdre ensuite petit à petit ses bons sentiments, devenir libertin, criminel, et de là tomber dans l’infamie, y enfraîner une malheureuse sœur, la perdre tout à fait, se relever ensuite pour retomber plus bas. Mes enfants, un père et une mère respectables en sont morts de douleur et toute sa famille s’est vue plongée dans l’opprobre… Le malheureux se reconnut enfin et il se punit,… mais ce fut en désespéré. Je l’ai vu et mon cœur s’est brisé, car ce malheureux, c’était mon frère.

« Pierre R** »

Tel est l’ensemble de la composition. Les détails sont pris, pour les trois premières parties, jusqu’à la scène de violence sur madame Parangon, dans les faits que nous avons déjà racontés de la vie de Restif. C’est alors qu’intervient l’histoire de la sœur enlevée par un marquis ; l’arrivée du paysan à Paris, son duel et sa réconciliation avec le ravisseur dont il convoîte la femme et auquel il laisse sa sœur, son mariage avec une « vieille » qu’on l’accuse d’avoir empoisonnée, sa condamnation aux galères dont il sort pour tuer sa sœur et se faire tuer lui-même.

Ainsi qu’on peut en juger, il y a là matière à bien des développements, rendus plus faciles d’ailleurs par la forme épistolaire. On y trouve de tout dans ce roman : des scènes mélodramatiques et des scènes champêtres ; la peinture des tripots et celle de l’atelier : une parodie de la philosophie matérialiste, assez peu adroite pour avoir paru une apologie de cette philosophie, fait le fond des lettres clu cordelier corrupteur Gaudet d’Arras ; lorsque le paysan se fait homme de lettres, Restif met sous son couvert toutes ses idées sur les écrivains de son temps et ses premiers rêves cosmogoniques. Tout cela forme un assemblage étrange, mais qui, véritablement, n’a pu sortir que d’une tête bourrée de faits, d’idées et d’observations.

Ce serait sans doute abuser de la patience du lecteur que de placer dans cette notice des échantillons des divers styles prêtés à ses personnages par l’auteur ; cependant, on nous pardonnera quelques citations. D’abord la lettre première, d’Edmond à Pierrot, son frère aîné :

Mon cher frère,

Je mets la main à la plume pour te dire que nous sommes arrivés heureusement, Georges et moi, et que l’âne de notre mère n’a aucun mal, quoiqu’il nous ait fait bien de la peine, car il a jeté notre frère et mon bagage dans un fossé, mais notre frère ne s’en ressent pas du tout et rien n’est gâté. Et comme nous sommes arrivés trop tard, Georget couche ici et demain il partira. Ô mon frère ! si tu voyais quel boulevari et quel tapage, et quel remuement, et avec ça comme on est joyeux ici ! tu serais tout étonné, car tout le monde y est brave et la moitié ne fait rien ; on joue, on se divertit, on boit et les cabarets sont tout pleins. Nous avons vu tout ça, parce que le bon M. Parangon nous a dit d’aller nous promener un peu par la ville et un de ses apprentis nous a conduits tout partout. Ah ! comme les églises sont belles ! si tu voyais ! si tu voyais ! Il y a dans la cathédrale un saint Christofle qui a pour bâton un chêne de bien cinquante pieds de haut, qui ne lui vient qu’au menton : Oh ! c’est curieux à voir ! Et puis il y a une horloge bien haute, bien haute ; et au cadran il y a une boule qui marque les lunes ; quand il n’y en a point, elle est toute noire et dès qu’elle commence, la boule devient un peu dorée, et puis plus et puis plus, jusqu’à ce qu’elle soit pleine où elle est toute dorée, et puis elle diminue, elle diminue et redevient toute noire ; et puis il y a des promenades plantées d’arbres qui sont comme le tilleul qui est devant notre église ; et puis il y a une rivière, et puis des bateaux, et puis des coches, et puis des trains de bois flottés, et puis des moulins ; je ne saurais te dire tout ce qu’il y a…… Je te dirai que, comme j’écrivais mes deux autres pages, une demoiselle que je prenais d’abord pour MMe Parangon (car, par malheur, cette dame n’est pas ici et je ne le savais pas), cette demoiselle, donc, est venue regarder par dessus mon épaule, et elle s’est mise à rire en disant : Et puis il y a, et puis il y a, et puis son âne qui joue un rôle ! Elle a chuchoté)e ne sais quoi à M. Parangon, qui est venu lire ma lettre, et qui a ri, et qui m’a dit qu’il m’apprendrait à mieux écrire que ça, et moi je n’en serai pas fâché, quoiqu’il m’ait rendu bien honteux ; car je sens bien que j’écris mal, n’ayant jamais écrit de moi-même ; car quand j’écrivais mes versions de latin, M. le curé me dictait et ne me laissait rien faire de mon estoc. Mais je finis bien vite, de peur que la rieuse ne vienne encore regarder, car j’entends M. Parangon qui lui dit : Sa lettre est naïve, mais elle n’est pas si bête. Je suis, mon cher frère, ton très-humble et très-obéissant serviteur et frère


Edmond R**.


J’assure de mes respects nos chers père et mère et je fais bien des compliments à nos frères et sœurs, ainsi qu’à Marie-Jeanne.


Cette naïveté ne se soutient pas longtemps dans les lettres d’Edmond. Il devient bientôt raisonneur, et une fois qu’il a accepté les théories du cordelier Gaudet, il se mêle de tout critiquer, de vouloir tout réformer. Il a lu l’Encyclopédie, il a lu Buffon, il a lu Voltaire et Rousseau, il a lu toutes les élucubrations des rêveurs ; et de tout cela il se forme un ensemble sans cohésion et en déduit une philosophie qui lui est propre et qui n’est qu’un mélange informe d’idées contradictoires que Restif essayera, plus tard, de coordonner dans la Philosophie de monsieur Nicolas, Il finit naturellement par écrire et ses ouvrages n’ont aucun succès. Gaudet le lui annonce. Ce « dangereux ami » est lui-même l’auteur des articles de journaux contre Edmond ; il ne veut pas qu’il fasse autre chose que sa fortune par les voies les moins avouables, et, en le décourageant, afin de l’amener à un mariage scandaleux il lui écrit :


« Inquiet de ce que mon domestique n’a pu te parler ce matin, je me hâte de t’écrire pour te fortifier et te consoler. Sans doute, tu viens de lire ton article dans trois ouvrages périodiques différents. Allons ! de la fermeté ! surtout ne leur réponds rien ou renonce au titre d’auteur : ces gens-là savent manier le sarcasme comme un maître en fait d’armes le fleuret, et tu serais honni, vilipendé à chaque production de ta plume. Si le juste pèche sept fois par jour, le meilleur auteur bronche au moins sept fois par feuille, et la critique n’a jamais tort. Mon cher Edmond, l’on ne t’offrira pas des filles à fortune sur ton mérite transcendant en littérature ; si tu te trouves dans un cercle, on ne s’écriera pas : — Tenez, voilà l’ingénieux auteur, l’agréable auteur ! mais l’on dira d’un bas très-haut : — Voulez-vous voir ce pauvre diable d’auteur si bien équipé dans le Mercure, dans Fréron, tenez, le voilà ! — Effectivement, répondra-t-on, il a les yeux bêtes. Tu entendras cela, et peut-être perdras-tu patience, ce qui redoublera le ridicule. Ne vois personne pendant quelque temps, c’est mon avis.

Adieu mon pauvre Edmond. »


Cette peinture de la Critique, qui n’a jamais tort, décourage en effet le « pauvre Edmond » ; si elle n’a pas découragé Nicolas Edme Restif, c’est qu’il était mieux trempé que son héros et que, comme Goethe peignant Werther, il tirait un roman de la réalité en se gardant bien de suivre cette réalité dans ce qu’elle avait de prosaïque. C’est là ce qui différencie profondément les confessions romanesques des confessions véridiques, Saint-Preux, de Jean-Jacques ; Werther, de Gœthe ; René, de Chateaubriand ; Jacopo Ortiz, d’Ugo Foscolo ; Adolphe, de Benjamin Constant ; Émile, de M. de Girardin, Edmond, de monsieur Nicolas ; le chantre d’Elvire, de M. de Lamartine, etc.

C’est à partir de ce passage que le Paysan perverti rentre dans la catégorie des œuvres d’imagination pure. L’auteur cherche un dénoûment et il le cherche bien noir, bien effrayant. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit pour lui de retenir la jeunesse dans les campagnes pour l’arracher aux pernicieuses influences de la ville et des fauteurs de philosophies nouvelles qui y élisent domicile. Il doit donc accumuler les catastrophes.

Nous avons déjà dit que de la conduite de son héros résulte une accusation fausse, mais qu’on pouvait croire vraie ; elle est suivie de la mort de ses parents, de son emprisonnement, de son repentir. Quand il retourne au village, il y vient incognito, se dérobant comme un misérable aux embrassements de sa famille, et se bornant à écrire à son frère, resté digne et vertueux, ce simple billet que bien des lecteurs alors considérèrent comme un trait de génie et qui préparé, amené dans le roman avec beaucoup d’art, y produit réellement un assez grand effet d’émotion ;


« Avant-hier, j’ai baisé le seuil de ta porte, je me suis prosterné devant la demeure de nos vénérables parents. Je t’ai vu et les sanglots m’ont suffoqué. Ton chien est venu pour me mordre ; il a reculé en hurlant dès qu’il m’a eu senti, comme si j’eusse été une bête féroce : tu l’as sans doute pensé toi-même ; tu as lancé une pierre, elle m’a atteint : c’est la première de mon supplice ;… s’il n’est pas trop doux pour un parricide ! Ta femme t’a appelé ; vous êtes sortis ensemble pour aller aux tombeaux. Je vous devançais. Vous avez prié. Et tu as dit à ta femme : — La rosée est forte, la pierre est trempée, le serein pourrait te faire mal ; allons-nous-en. — La rosée, c’étaient mes larmes ! Adieu. »


Certes, ce roman n’est pas un modèle, mais si, comme le dit M. Paul Lacroix[8], les quarante-deux éditions anglaises ne furent qu’une mystification à laquelle Restif crut toute sa vie, il n’en est pas moins vrai qu’il y en eut sept en français, deux en allemand, que la traduction en anglais de Pauwel fut au moins commencée et que de nombreuses contrefaçons contribuèrent à répandre le livre, en province, en Suisse, en Allemagne. C’est que tout le monde s’accordait à y trouver, à côté d’inutilités et de fautes de goût, des parties d’une véritable inspiration et d’une nouveauté frappante.

La Harpe, dans sa Correspondance, dit : « C’est l’assemblage le plus bizarre et le plus informe d’aventures vulgaires (toujours ce reproche de vulgarité si commode à faire aux peintres de mœurs) mal menées et mal tenues, de caractères mal expliqués, de métaphysique la plus mauvaise et la plus déplacée, du plus mauvais style et du plus mauvais goût. C’est une suite de tableaux sans ordre et sans liaisons où l’on nous présente tour à tour un mauvais lieu, la prison, la Grève, une école de philosophie, une guinguette, un consistoire, une taverne, une église, le salon d’une femme de la cour et le galetas d’une prostituée. Rien n’est digéré, rien n’est motivé, rien n’est bien écrit et cependant, au milieu de ce chaos, on est tout étonné de retrouver des morceaux qui prouvent de la sensibilité et de l’imagination. »

Grimm est un peu moins difficile. Il parle de la Paysanne. « C’est à la lettre, dit-il, le complément du Paysan : le caractère de tous les personnages y est merveilleusement bien soutenu. Ce sont les peintures les plus vives des séductions du vice et du libertinage mises en contraste avec les mœurs les plus simples, les plus pures, les plus patriarcales et les suites les plus effrayantes d’une vie déréglée, il y a dans ces tableaux une chaleur, une négligence, une vérité de style qui donne de l’intérêt et même une sorte de vraisemblance aux événements les plus extraordinaires et les plus légèrement motivés ; la bonne foi de l’imagination de l’auteur est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la magie de son talent et l’illusion en est entraînante pour tous ceux, du moins dont le goût n’est pas très-susceptible ; car le choix de ses sujets, et la bizarrerie de ses expressions doivent les blesser souvent ; aussi les hait-il de toute son âme : Les puristes, dit-il quelque part, sont les ennemis nés de tout bien. Il assure qu’il a composé près de la moitié de cet ouvrage la larme à l’œil et le cœur gonflé ; on peut le croire, il ne nous permet pas d’en douter. « Malheur ! ajoute-t-il, à la manière de Jean-Jacques, malheur à celui que ces lettres n’auraient pas ému, touché, déchiré ; il n’a pas l’âme humaine, c’est une brute… » Une brute ou un puriste, à la bonne heure ! »

Il y a sans doute dans cette appréciation un peu de ce ton de persiflage qui n’abandonnait jamais Grimm. Cependant, comme il n’écrivait pas pour être lu des Parisiens et de Restif en particulier, on peut croire qu’il pense en grande partie ce qu’il dit et ce qu’il dit est ce que disaient à la même époque avec des nuances diverses les Mémoires secrets, la Correspondance secrète et, surtout Mercier, le premier admirateur de Restif et celui qui resta le plus longtemps convaincu de sa valeur.

Le Paysan perverti n’a pas été réimprimé depuis la fin du dernier siècle, et on ne le connaît que par la charmante analyse qu’en a donnée M. Monselet, dans son livre sur Restif, livre auquel nous renvoyons le lecteur, il faisait partie des ouvrages retranchés en 1825 par les inspecteurs de la librairie des catalogues des caoinets de lecture, au même titre que les Lettres persanes de Montesquieu. Le seul roman de Restif qui ait eu un regain de popularité et qui reparut en 1848 est d’un tout autre genre. C’est la Vie de mon père, qu’une imprimerie catholique a placée dans une collection de romans chrétiens.

Restif romancier chrétien ! voilà sans doute de quoi étonner quelque peu et cependant rien n’est mieux mérité que cet éloge, si c’en est un. Malgré tout ce qu’on en a pu dire, nous répétons que le Paysan était aussi pour son auteur une œuvre de propagande chrétienne, en ce sens que le beau rôle et les grands effets y tenaient à cette inspiration : la supériorité des doctrines religieuses conservées dans les campagnes sur celles de la philosophie enseignées dans les villes. Il a maladroitement cru donner plus de valeur à cette note en la faisant apparaître au milieu d’autres trop discordantes. Ceux qu’il prétendait servir ne l’ont pas compris et nous avouons qu’on pouvait s’y tromper. Mais, dans la Vie de mon père, il n’y a pas de ces dissonances. D’un bout à l’autre tout est correct, tout est pur en même temps que tout est vrai. Et chose qu’on ne saurait trop faire remarquer, c’est que tout est écrit d’une façon très-suffisamment soignée et que les « puristes » n’y trouveraient rien à reprendre, pas plus au point de vue du style qu’à celui de la morale. Toutes les fois que Restif parle de sa famille et de son pays, il change complètement de manière. Sa forme devient noblement simple. Les discours qu’il prête à ses paysans se déroulent avec une emphase naturelle, si l’on peut accoupler ces deux mots, qui m’a toujours rappelé ce poème si particulier de Goethe : Hermann et Dorothée.

À l’époque où parut la Vie de mon père, l’Année littéraire elle-même, par l’organe de Fréron fils ou de Geoffroy, qui le secondait ou plutôt lui gardait sa place, ne put s’empêcher de comparer Restif à Bernardin de Saint-Pierre, et de dire de lui : « C’est un écrivain très-instruit, qui fait penser et qui a des idées à lui, mérite rare dans un temps où les compilations sont si fort à la mode. Heureux le père digne d’avoir son fils pour historien ! Heureux le fils qui consacre ses talents à la gloire de son père ! »

La Vie de mon père sera sans aucun doute réimprimée dans l’avenir. En attendant, les lecteurs qui voudront se rendre compte de ce que peut être ce livre, en trouveront une sorte de complément dans la nouvelle qui termine ce volume des Contemporaines du commun : la Femme du laboureur ; de même qu’ils ont pu se faire une idée du Pied de Fanchette en lisant dans le premier volume : le Joli pied.

Nous ne dirons rien des autres romans de Restif, tous sont éclipsés par les deux que nous venons de citer. Il y aurait peut-être une exception à faire pour la Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, histoire vraie, avec les vraies lettres de Restif à Sara, mais, comme dans Ingénue Saxancour, comme dans la Femme infidèle, on n’y trouve que le développement de situations particulières de la vie de l’auteur. Ces épisodes ont été ramenés à leur juste proportion dans Monsieur Nicolas.

On nous permettra de ne pas nous arrêter non plus sur le Théâtre, qui reproduit toujours, avec des détails nouveaux il est vrai, mais sans véritable originalité, ces mêmes épisodes. Aucune de ces pièces n’a vu le feu de la rampe, et cependant, en comptant bien, on en trouve treize volumes. Seule une d’elles : Sa mère l’alaita ou le Bon fils, eut un certain succès de société, et fut répétée, mais non jouée au Théâtre Italien. Elle est en partie reproduite dans les Nuits de Paris. Une autre : Les fautes sont personnelles, lue au Théâtre Français, parut d’une énergie trop brutale à MMe Bellecour, et le Comité, quoique très-frappé de cette vigueur inusitée, dut la refuser. Ce peu de réussite au théâtre n’empêchait pas Restif de se croire au moins l’égal de Beaumarchais et il a consigné son opinion à cet égard dans une comparaison entre Pertinax et Bellemarche, qu’il termine ainsi : « Mais l’un est Crésus et l’autre est Irus. »

Je pense en avoir assez dit, pour l’espace dont je dispose, sur le Restif homme de lettres, passons maintenant à l’autre, le Restif réformateur et philosophe.

  1. Réalisme, no du 15 janvier 1857.
  2. Voyez Vie de Restif, introduction du volume les Contemporaines mêlées.
  3. Voyez le très-original en-tête du journal de Le Brun-Pindare : la Renommée littéraire, 1762.
  4. Restif, Contemporaines mêlées, p. 263.
  5. Pigoreau, Petite bibliographie biographico-romancière insiste sur ce point et affirme que beaucoup de gens se sont reconnus.
  6. V. les Contemporaines mêlées, p. xiii
  7. Après lui avoir expliqué physiologiquement ce qu’était l’amour il conclut : « dès lors, que signifie ce mot si légèrement prononcé : Je vous aime ? Il signifie réellement : Si vous voulez me sacrifier votre innocence et vos mœurs, perdre le respect que vous vous portez à vous-même et que vous obtenez des autres, marcher les yeux baissés dans la société, du moins jusau’à ce que, par l’habitude du libertinage, vous en ayez acquis l’effronterie, renoncer à tout état honnête, faire mourir vos parents de douleur et m’accorder un moment de plaisir, je vous en serais vraiment obligé. »
  8. Bibliographie et iconographie de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne, 1 vol. in-8o, Aug. Fontaine, 1875. Cet ouvrage considérable et plein de renseignements n’avait point encore paru lorsque notre premier volume d’extraits fut imprimé.