Les Contemporaines (1884)/Histoire de la jolie Vielleuse
HISTOIRE DE LA JOLIE VIELLEUSE
« Je suis de la ville même de Barcelonnette, et je vins à Paris à l’âge de onze ans, avec ma mère, et ma sœur aînée, qui a eu quelque réputation de beauté. Elle se nommait comme moi, Marguerite, ou Margarita ; mais pour ne pas nous confondre, elle garda son nom, et on le traduisit, pour moi, par celui de Perle, que je porte. À notre arrivée, nous nous logeâmes au faubourg Saint-Marceau, comme tous nos compatriotes, et de là, nous allions au Boulevard jouer de la vielle. On ne faisait pas beaucoup d’attention à moi, à cause de ma jeunesse et de la grossièreté de mes habits ; mais ma sœur, qui était grande et bien mise, fut remarquée ; elle fit une sorte de sensation : les jeunes gens et même les vieillards s’empressèrent à la courtiser ; on la nommait la belle Vielleuse, et c’était à qui tâcherait de la séduire. Il ne me conviendrait pas de mal parler de mon sang : jamais ma sœur ne s’est oubliée devant moi, au point de souffrir les mêmes libertés que la plupart de mes camarades : au contraire, je lui ai vu plus d’une fois appliquer des soufflets aux téméraires, et se retirer sans attendre son payement. Je sais qu’on a dit à son sujet des choses tout opposées : mais je dois cet hommage à la vérité que je connais. Sa réputation se répandit jusque dans les provinces, et c’est elle qui est l’héroïne de la chanson,
J’ons-été su’l’boul’vert
Et jous-vu Marguerite, etc.
» C’est à cette réputation, qu’elle a cruellement payée ! que je dois ce je suis, comme vous allez le voir par la suite de mon récit.
» Mon infortunée sœur avait des amants ; et une preuve qu’elle ne les rendait pas heureux, comme on l’a dit, c’est qu’ils étaient jaloux à la fureur, chacun d’eux imaginant que son rival était exclusivement favorisé. J’avais quatorze ans et demi lors de la catastrophe sanglante qui me priva de mon ainée. Je commençais à me bien mettre, et j’étais à peu près telle que vous me voyez : souvent on me prenait pour ma sœur, à qui je ressemblais, et souvent j’entendais dire : — Mais je ne croyais pas Marguerite si bien ! elle est adorable ! quelle fraîcheur ! Sûrement elle est sage ; une libertine n’aurait pas ce teint-là……… Un jour, que j’étais chez un traiteur, à côté du Café d’Alexandre, il y avait un monsieur, qu’à sa décoration je reconnus pour un homme de qualité. Il me regarda et dit à la femme du traiteur : — N’est-ce pas là Margarita ? — Oui, monsieur, dit cette femme, afin de m’obliger et de me faire jouir de la réputation de ma sœur. M. de Saint l** me fit signe d’approcher. — Tu es charmante ! me dit-il, en me portant la main sous le menton. Je me retirai en rougissant. — Comment donc, petite ! tu rougis ! on te dit si aguerrie ! — Je ne sais, monsieur, lui répondis-je, qui dit cela ; mais bien sûr ce n’est pas la vérité. Elle a de l’esprit, de la décence ! s’écria-t-il ; mais avec tant de jeunesse, il ne se peut pas…… Champagne, est-ce là Margarita ? — Eh non, monsieur le comte ! — J’en suis charmé. Mais d’où vient mentir, ma mignonne ? — Je suis Margarita aussi, monsieur le comte, mais je suis la cadette ; l’autre, à qui je ressemble beaucoup, est ma sœur aînée ; notre nom à toutes deux est Margarita ; mais pour nous différen cier, on me nomme Perle. — C’est différent ! Puis-je voir ta sœur ? Elle est ici à côté, monsieur le comte. — Champagne ? dit-il à son laquais, va la prier de venir…… Approchez, charmante Perle ! c’est pour votre sœur que je suis entré ici ; mais c’est pour vous que j’y resterai. Voulez-vous me jouer une contredanse ? Je me mis aussitôt à préluder, et je jouai de mon mieux la Furstemberg. — C’est bien, me dit-il : voyons du plus nouveau ? Je lui donnai la contredanse de l’Écu, ou la Fricassée, qui l’enchanta. Ma sœur survint à l’instant où j’achevais cette dernière. Comme elle était plus agée que moi, elle était moins fraîche ; mais elle avait beaucoup d’éclat. Il la fit mettre à table ; on nous servit des mets délicats ; le comte nous fit mille compliments, et nous traita toutes deux avec beaucoup d’égards, mais je paraissais l’intéresser davantage. Il nous garda jusqu’à onze heures du soir, qu’il nous ramena dans sa voiture à notre demeure. Comme je descendais la dernière, il me prit dans ses bras, et me dit : — Ma jolie Perle, songez que je ne vous oublierai pas : respectez-vous : je me propose de vous faire un sort : je rends grâces à la curiosité que m’avait inspirée votre sœur, puisque ça a été l’occasion de vous connaître. Je serai demain au même endroit : je vous ferai signe ; vous monterez dans ma voiture, et nous irons dans un lieu où je puisse vous entretenir en liberté de mille choses que vous m’avez aujourd’hui inspirées. Adieu, ma jolie Perle, à demain : vous me le promettez ? — Oui, monsieur le comte, lui répondis-je innocemment ; car je n’y entendais aucun mal.
» Le lendemain, je ne manquai pas au rendez vous ; mais je n’y arrivai pas la première : le comte m’attendait. Il me fit monter dans son carrosse ; car j’étais seule, et nous nous éloignâmes du Boulevard du Temple. Nous descendîmes à une jolie maison dans Mesnilmontant, et nous entrâmes dans un jardin enchanté. Le comte me conduisit sous un berceau et me fit asseoir sur ses genoux.
Je vous aime, me dit-il, ma Perle : j’ai toujours eu un faible pour les femmes de votre sorte, et ce costume est celui qui me plaît davantage : il faut que vous soyez ma maîtresse, bien fidèle, et je vous jure d’assurer votre fortune. Mais vous continuerez votre état ; quoique vous soyez tout attrayante à mes yeux, votre profession est ce qui me plaît davantage en vous ; je ne puis résister à ce charme-là. Je lui répondis qu’il me ferait beaucoup d’honneur ; mais que je ne savais pas ce que c’était que d’être la maîtresse de quelqu’un et surtout d’un homme comme lui. Il me l’expliqua. Mon étonnement lui fit sentir toute la naïveté de ma première réponse. — Elle est adorable ! s’é criait-il à tout moment ! quelle innocence aimable ! Il se comporta très décemment le reste de la soirée ; plus nous avancions vers le moment de nous séparer, plus il devenait froid et réservé. J’ai su depuis que la naïveté soutenue de mes réponses lui donna enfin des doutes, qu’il voulait vérifier avant de s’attacher à moi.
» Nous nous mimes à table au bout de trois heures de conversation, c’est-à-dire vers les sept heures du soir. Je fus agréablement surprise d’y trouver une femme âgée, que je n’avais pas vue en entrant. J’avais appétit ; on me laissa manger ; ensuite le comte me dit : — Ma jolie Perle, il faut rester ici avec madame, qui sera votre gouvernante : voici (il sonna) votre femme de chambre, votre laquais ; je vais, dès ce soir, en vous quittant, tranquilliser votre mère et votre seur, en leur assurant que demain elles seront les maîtresses de vous voir ici ; vous les y traiterez, car vous êtes la maîtresse ; et moi-même, demain, je n’y serai que votre convive et votre ami. Vous sortirez avec elles pour aller au Boulevard : je suis bien aise, comme je vous l’ai dit, que vous continuiez votre profession ; mais vous sentez que vous n’avez pas besoin de gagner ; vous jouerez pour ceux qui vous plairont, et surtout pour de jolies femmes, les plus honnêtes que vous rencontrerez : si les hommes qui sont avec elles vous payent, vous recevrez sans affectation et sans regarder ce qu’on vous donnera. Il est inutile de vous recommander de repousser les téméraires. Il y aura toujours quelqu’un à moi, à portée de vous secourir en cas d’insulte ; soyez-en sûre, quand vous ne le verriez pas. Je ne veux que votre bonheur : laissez-moi le plaisir de le faire ; le mien en dépendra.
» Je fus si touchée du discours du comte, que je me jetai sur une de ses mains que je baisai. Ce qui me flattait le plus, dans toutes les bontés qu’il venait de me montrer, c’était le pouvoir et la liberté que j’allais avoir de ne pas me faire payer ; de jouer librement aux jolies femmes, que j’ai toujours beaucoup aimées, quoique de leur sexe, et de m’éclipser dès que je les aurais enchantées de mon instrument et de mes manières. À dix heures, le comte me laissa, et partit.
» Restée seule avec ma gouvernante, cette femme chercha à me pénétrer. Je ne crois pas qu’elle ait eu beaucoup de peine à y réussir. Mais à mesure que je répondais à ses différentes questions, elle prenait un air plus satisfait, et nous nous trouvâmes très bonnes amies.
» Vous serez surpris que je fusse ainsi restée chez le comte sans difficultés ; j’en avais cependant fait quelques-unes : mais il m’avait fait entendre qu’il fallait que je restasse, ajoutant qu’il s’en irait de bonne heure.
» Le lendemain, la matinée se passa à la toilette : ma gouvernante me fit prendre la mesure pour différents habits, par des ouvrières : je vis la marchande de modes pour des bonnets de mon costume ; le bijoutier apporta des brillants pour me garnir un habit, la ceinture et la bandoulière de ma vielle. Mais vous sentez que tout cela était pour la maison. Ce que je devais porter en public était seulement propre et de bon goût.
» À l’heure du dîner, je vis entrer ma mère et ma sœur dans la voiture du comte. Cette attention de sa part me fit un grand plaisir ! Je courus au-devant d’elles d’un air enjoué. Ma mère m’accueillit par un soufflet, et un déluge d’injures qu’elle prononça avec la volubilité naturelle à notre patois. Ma sœur me garantit de la suite de ses mauvais traitements, et prit mon parti. Écoutez-la auparavant, lui disait-elle : quel mal a-t-elle fait ?… Digues, Perla, as-tu songea à notre mèra, dans tes arrangements ?… Je ne lui vois qu’un tort, c’est si elle a passé la nuit avec un homme sans les faire. Je répondis que je serais bien fâchée que cela me fût arrivé. Je racontai les choses comme elles étaient, et ma mère se calma. Le comte parut alors. C’est moi qui l’ai retenue malgré elle, lui dit-il : je veux en prendre soin : quant à vous, j’espère que vous serez contente : exposez-moi vos désirs et ce qui vous flatte davantage ; vous allez l’avoir sur-le-champ. Je vis l’instant où ma mère allait se jeter à ses genoux : Je suis pauvre, lui dit-elle, monsieur le comte ; je n’ai pour tout bien que mes deux filles, et j’étais désolée que la cadette m’enlevât, en se don nant à vous, sans mon aveu, la ressource que j’attendais de ses petits talents : mais puisque vous êtes si bon que de ne l’avoir pas escroquée, j’oserai vous parler : à combien se monte ce que vous me donnerez ? À cinquante louis par an. — Il ne m’en faut pas tant, mon cher bon monsieur ! je n’ai jamais eu qu’une envie et qu’une ambition, c’est de retourner dans mon pays, d’y rembourser une rente de quinze livres que je dois sur ma maison, et d’acheter un petit jardin qui est derrière, qui coûtera bien cent écus ! mais aussi c’est qu’il est beau ! cela fait en tout six cents livres, à ce qu’on m’a dit : donnez-les-moi, puisque vous avez tant de bonté, et je vous tiens quitte pour toujours. Le comte sourit, et lui compta cent louis : ma seur lui expliqua que cela lui faisait quatre fois la somme. Je crus que la tête allait tourner à cette pauvre bonne femme : on se mit à table, mais elle ne put manger : en récompense, elle nous parla de ses acquisitions futures en terres, accompagnant tous ses projets des remerciements les plus vifs. Quant à ma sœur aînée, le comte lui fit un joli présent, dont j’ignore la valeur ; mais elle en parut très contente.
» Après le dîner, nous sortimes toutes trois, ma mère, ma sœur et moi, pour aller sur le Boulevard. Je me souvins de ce que le comte m’avait dit, qu’il y aurait toujours quelqu’un à mes ordres, si j’en avais besoin, et je le dis à ma sœur. Cette pauvre fille, comme toutes les autres femmes qui ont eu peu d’éducation, avait le défaut d’ètre quelquefois insolente, elle fut charmée de ce que je venais de lui dire. Enorgueillie par l’accueil et par le présent qu’elle avait reçu du comte, par sa nouvelle faveur, et surtout par l’appui secret que j’avais, elle se promenait fièrement dans le salon, narguant à leurs tables les jeunes riboteurs du bon ton, qui se trouvaient là en grand nombre. Cette conduite lui réussit d’abord : on riait. On voulut la faire jouer : elle refusa les uns, satisfit les autres, refusa le payement, et rejeta l’argent au nez. On crut que c’était trop peu : comme elle était charmante ce jour-là, et que je la secondais (non pas dans ses impertinences), on alla jusqu’à lui présenter six francs. — Non, c’est gratis aujourd’hui, leur dit-elle, en réjouissance d’un heureux événement. Ce mot la raccommoda avec tout le monde. Jamais elle ne fut si courtisée : on alla même jusqu’à lui marquer de la considération. Elle en était d’une gaieté folle.
» Ma mère, qui était restée jusqu’à ce moment, et qui s’amusait beaucoup des folies de ma sœur, partit alors, en nous recommandant de ne pas rentrer trop tard : il était environ sept heures du soir. Quelqu’un m’appela en ce moment ; c’était une très jolie dame, accompagnée de deux autres, et de trois hommes. J’allai leur jouer quelques petits airs qu’ils me demandèrent : on me fit mille politesses : les dames me prièrent de m’asseoir auprès d’elles, louèrent ma figure et surtout mon air. Ensuite on m’offrit de l’argent, que je refusai. Cette conduite de ma part les surprit. Un petit grain de vanité me fit dire que je n’avais pas besoin du gain de ma vielle pour vivre, et que je n’en jouais que pour mon plaisir et celui des personnes qui me convenaient, comme l’aimable compagnie où je me trouvais alors. Une jeune dame fort vive m’embrassa : je le lui rendis d’une manière qui l’enchanta. Les hommes me marquaient des égards infinis ; enfin, il semblait que le bonheur se déclarat pour moi de toute manières. Je m’oubliais dans une satisfaction et un contentement que je n’avais pas encore éprouvés, lorsque j’entendis ma sœur se disputer avec beaucoup de vivacité. J’y étais accoutumée ; je ne m’en embarrassai pas absolument. — Tu fais la bégueule aujourd’huil lui disait un jeune fat ! — C’est que je le veux. — Tu n’as pas toujours été si fière. — Je conviens de cela. — On t’a eue tant qu’on a voulu. — Mais on ne m’aura plus, surtout ceux de ton étoffe. Une injure très grossière suivit. — Soit, répondit Margarita : mais je me suis convertie ; je veux être honnête fille : mais toi, tu seras toujours un pied-plat, un facchino. À ce mot fatal, un violent soufflet mit Margarita en fureur : elle riposta par une bouteille à la tête. — Je me levai : elle poussa un cri perçant : À moi, ma sœur ! s’écria-t-elle. J’y courus, en m’écriant à mon tour : — Ah mon Dieu ! ma sœur ! Je n’arrivai que pour la recevoir dans mes bras, percée d’un coup d’épée… Je fus presque entièrement couverte de son sang.
» Les domestiques du comte, en me voyant tranquille et considérée à une table dont ils connaissaient le monde, en avaient profité pour aller écouter une parade : ils rentraient en ce moment. Ils se jetèrent sur l’assassin. Le comte lui-même arrivait sur le Boulevard ; il entra chez le traiteur, me vit ensanglantée, évanouie, tenant encore ma sœur embrassée. Elle était morte, et je le paraissais. Le comte fut au désespoir : toute la salle retentissait de cris, et l’on disait que les deux sœurs venaient d’être tuées du même coup. Ce pendant le comte me prit dans ses bras pour visiter ma blessure ; il m’avait presque entièrement déshabillée, lorsque je revins à moi. Il vit que je n’étais pas blessée. — Ma chère fille, me dit-il, laissez-vous reconduire chez moi ; je vais prendre soin de votre sœur. J’y consentis par un signe de tête, et deux laquais m’emportèrent.
» Le comte me voyant en sûreté, alla vers l’assassin. Il le reconnut : c’était un mousquetaire, son proche parent : il le fit évader par les derrières qui donnent sur la rue Basse-du-Rempart ; ensuite il envoya chercher un chirurgien, qui ne fit que confirmer la mort de l’infortunée. Le comte se borna pour lors à la soustraire aux formalités fatigantes des officiers de justice, et il la fit transférer dans une maison, où on l’ensevelit.
» J’étais fort mal à mon arrivée à la maison de Mesnilmontant. La bonne gouvernante me mit au lit et me servit de garde. Le comte arriva sur les dix heures. Il me dit que ma sœur était dans un grand danger, et qu’il y avait peu d’espérance. Il me tint ensuite des discours de consolation fort tendres, et me quitta, en me recommandant à sa femme de confiance. Il alla ensuite chez ma mère : il lui dit que sa fille aînée était enlevée ; mais qu’il avait la cadette chez lui, et qu’il en répondait. Il ajouta qu’il se chargeait de toutes deux ; qu’il fallait qu’elle partît dès le lendemain pour Barcelonette, par le coche-de-terre ; qu’il payerait sa place jusqu’à Lyon, et qu’il lui donnerait de l’argent pour le reste de la route, en la mettant dans la voiture le lendemain, afin qu’elle n’entamât pas ses cent louis. Cette raison la détermina, quoiqu’elle nous aimât beaucoup ; d’ailleurs elle s’en fiait au comte ; elle partit le lendemain, ignorant le triste sort de sa fille ainée.
» Vers les dix heures, le comte revint à Mesnilmontant. J’étais encore au lit. Bonjour, ma chère fille, me dit-il en m’embrassant : car tu l’es à présent : tu n’as plus que moi : j’ai fait partir ta mère ce matin pour votre pays, et ta pauvre seur… n’en reviendra pas. Mais je veux te tenir lieu de tout : tu m’as plu ; je t’aime sincèrement, et ce n’est pas en corrompant tes mœurs, et en t’avilissant, que je t’en donnerai des preuves. Je te l’avouerai ; si tu avais ici ta mère et ta sœur ; si tu étais en un mot sous la protection de quel qu’un, je ne chercherais avec toi que le plaisir : mais tu n’as plus que moi ; je veux te servir de père et d’amant : donne-moi toute ta confiance ; je ne m’en servirai que pour contribuer à ton bonheur. Parle, chère fille, que veux-tu de moi ? Que vous me soyez ce que vous venez de dire, lui répondis-je en lui baisant la main. Charmante enfant ! s’écria-t-il… Mais non, il n’est pas possible… Il me regarda, parut rêver ; ensuite il demanda si je lui promettais d’être absolument sincère avec lui ? Oui, je vous le promets, cher papa, lui répondis-je. — Nous verrons cela dans quelques jours, ma chère fille. Comment te trouves-tu ? — Mais beaucoup mieux : il n’y a que ma pauvre sœur qui m’inquiète ! — Son malheur a changé les vues que j’avais ; tu resteras toujours sous ta mise, et tu ne sortiras jamais sans ta vielle ; mais hors d’ici, elle ne te servira que d’ornement ; car j’espère que tu voudras bien en jouer pour moi ? — De tout mon cœur, et avec le plus grand plaisir, cher papa. — Ce sera le plus vif des miens… Je vais te laisser habiller, je viendrai dîner avec toi.
» Il sortit : je me levai : ma bonne me para d’un nouvel habit qu’on m’avait rapporté : comme il y avait un deuil de cour, il était noir, mais riche et charmant. Il m’allait à ravir. Je demandai si je ne pouvais pas aller voir ma sœur ? La gouvernante me répondit qu’elle espérait que M. le comte voudrait bien m’y conduire après le dîner. Il revint, et parut enchanté de ma nouvelle parure. Il ne pouvait s’en taire ; il faisait remarquer à la gouvernante tout ce que j’avais de bien, avec des expressions si flatteuses pour moi, si touchantes, qu’elles allaient à mon cœur, et que je l’embrassai dans un petit mouvement de reconnais sance, dont je ne fus pas maîtresse. — Cette chère enfant ! dit-il à ma bonne !… Ah Dieu ! s’il se pouvait !…
» Nous dinâmes. Je le priai ensuite de me mener voir ma seur. Il y consentit sans se faire presser. Nous arrivâmes à la maison où elle avait été déposée, et dont elle était déjà sortie pour aller à la dernière demeure : Il me pria de l’attendre chez la maîtresse de la maison, et il monta dans une chambre au-dessus, d’où il descendit un instant après. Elle dort, me dit-il, ma chère enfant ; tu ne la verras pas aujour d’hui ; on ne saurait absolument lui parler. La dame me confirma ce que disait le comte, et je me laissai ramener. Qu’il suffise de vous dire que le comte éloigna durant trois mois l’éclaircissement du sort de mon infortunée sœur : il voulait m’avoir accoutumée à lui, avant de me l’apprendre, afin d’adoucir le coup plus aisément : c’est ainsi qu’il en a toujours agi avec moi.
» En nous en retournant, nous passâmes sur le Boulevard à pied. J’avais un crêpe sur ma vielle et l’air fort abattu. Vis-à-vis le lieu si fatal à ma sœur, je trouvai les aimables dames de la veille, avec les trois mêmes hommes : — Nous sommes revenues ici pour vous seule, me dirent-elles : vous êtes si intéressante, qu’on ne peut être tranquille lorsqu’on sait vos cruels chagrins. Je leur répondis, les larmes aux yeux, que M. le comte venait de voir ma sæur, et qu’elle reposait. Elles m’embrassèrent à ce mot, et dirent au comte : Elle est adorable ; mais il paraît, monsieur, qu’elle a trouvé en vous un véritable ami : nous osons prendre la liberté de vous la recommander. Un intérêt si vif, dans des inconnus, me frappa et m’émut tout à la fois ; je ne pouvais retenir les marques de ma sensibilité ; je tenais la main de la dame qui m’avait parlé, je la serrais tendrement, tandis que le comte répondit : — C’est ma fille : je suis son père ; c’est le titre que je veux qui m’attache à elle : l’amitié que vous lui marquez augmente la mienne… Ma fille, vous êtes maîtresse absolue dans ma maison de Mesnilmontant ; engagez ces dames à vous y honorer d’une visite aujourd’hui ; elles y reviendront, si vous avez l’art de leur rendre votre séjour agréable. Je fus enchanté de ce que le comte proposait : car les dames, surtout celle dont je tenais la main, m’intéressaient infiniment. Nous montâmes en voitures, les trois dames et moi dans celle du comte, les hommes, dans celle qui avait amené cette compagnie.
» Mon généreux protecteur voulut que je fisse les honneurs ; il me montrait ce que je ne savais pas. On eut la bonté de trouver mon apprentissage plein de grâces. Je jouai sur ma vielle les plus jolis airs que je savais : les dames essayèrent un clavecin et une harpe, placés de ce jour même dans mon appartement ; les hommes joignirent leurs voix au son de ces instruments ; le comte l’a très belle et nous fîmes un petit concert. J’oubliai le chagrin et l’inquiétude que me causait ma sœur : on me plaisait, je paraissais plaire, et l’amusement fut complet. Cependant le comte me regardait de temps en temps avec un demi-soupir, et j’entendis plusieurs fois ce mot : Est-il possible ! s’échapper à demi de ses lèvres. Il retint la compagnie à souper et sortit avec elle.
» Le surlendemain, vers les onze heures, je vis arriver la jeune dame que j’aimais le plus. Je courus au-devant d’elle jusque dans la cour, et je me précipitai dans ses bras. Elle était seule. Je viens causer et passer la journée avec toi, me dit-elle. Personne ne le sait : dans le cas où mon frère viendrait, il faudra me cacher, afin qu’il ne me voie pas : je vais en prévenir la bonne. Votre frère ! Oui, le comte, ton papa. J’ai bien des choses à te dire, ma chère fille, ajouta-t-elle en baisant le front. C’est lui qui nous a fait venir avant hier pour te voir ; cela te surprend : mais lorsque nous aurons causé, et que je t’aurai fait connaître le caractère et la conduite de mon frère ; que j’aurai parfaitement pénétré le fond de ton âme, je te ferai mes confidences ; tu cesseras alors d’être surprise, et j’espère que tu me seconderas. Mon frère m’est bien cher ! je ne ressemble pas à ces femmes, qui une fois mariées, et sorties de leur famille, pour ainsi dire, l’oublient, pour ne songer qu’aux intérêts de celle où elles sont en trées. J’aime la mienne ; son nom est si beau ! si respectable ! si grand ! que je donnerais ma vie pour le conserver… Mais viens, ma fille, dans ton cabinet : nous aurons une longue séance, et si tu n’as rien pris, commence par là.
» Je fis ce qu’elle me disait ; nous déjeunâmes en semble ; elle prévint ma bonne ; et lorsque nous fùmes seules, elle commença l’histoire de son frère en ces termes :