Les Contemporains/Cinquième série/André Theuriet

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Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 13-20).

ANDRÉ THEURIET[1]

Séverin Malapert, c’est un peu Fortunio. Il est petit employé de préfecture, comme Fortunio est clerc de notaire. Il est amoureux de la préfète, comme Fortunio est amoureux de la belle notairesse ; et, comme Fortunio, il est tendre, naïf et capable d’un dévouement absolu. Seulement, Fortunio est un clerc de notaire du pays bleu. Il ne porte point de tricot, ni de mauvaise jaquette usée aux coudes et luisante au collet. Même le poète nous dit qu’il est de bonne famille et que ses parents ont du bien. Le pauvre Séverin, lui, n’est qu’un pauvre diable… Lisez cette page. Si vous n’êtes, d’aventure, que le fils de tout petits bourgeois de province, elle vous attendrira :

Le logis des Malapert était étroit comme la vie qu’on y menait, pauvre comme la bourse de l’ancien agent voyer… Dans cette demeure froide et nue, on vivait parcimonieusement et solitairement. Point de servante ; une femme de ménage venait seulement deux heures chaque matin pour faire le gros ouvrage. Mme Malapert préparait elle-même les repas. On déjeunait de café au lait ; on dînait à midi d’un potage, d’un plat de viande et d’un légume, et le soir, à huit heures, on soupait des restes du dîner et d’une salade. Rarement un extra, plus rarement encore un dîner en ville. Le rigide M. Malapert, ayant pour principe « qu’on ne doit jamais accepter ce qu’on ne peut pas rendre », refusait impitoyablement toute invitation. De loin en loin seulement, en hiver, quelque voisin venait jouer au piquet ou à la brisque. Alors on tirait de l’armoire une bouteille de fignolette, liqueur fabriquée avec des vins doux et des épices, et l’on mangeait des marrons rôtis sous la cendre. On ne se ruinait pas en toilette : Mme Malapert prolongeait pendant cinq ou six années la durée de ses robes et de ses chapeaux ; M. Malapert portait en semaine un habit-veste de gros drap et un gilet de laine tricotée ; pour les grands jours, il avait une redingote noire « dont il ne voyait pas la fin ». La garde-robe de Séverin était des plus élémentaires. Mme Malapert avait des doigts de fée pour rapetasser et rallonger les vieux vêtements, et, bien que son amour-propre en souffrît, le jeune homme devait se contenter de grosses chemises lessivées à la maison et de chaussettes tricotées par sa mère…

Moi, des pages comme celles-là me ravissent. Elles pénètrent mieux en moi que les plus tendres élégies des poètes. Car l’élégie est aristocrate et supprime les dures conditions de la vie réelle. Et les romans romanesques en font autant. Je ne sache pas de livres qui, plus souvent que ceux de M. Theuriet, aient ravivé en moi les chères impressions d’enfance. George Sand nous a montré des gentilshommes ruraux et des filles nobles vivant d’une vie campagnarde ; et M. Émile Pouvillon, des paysans à demi conscients, tout pareils à leurs bêtes et comme absorbés et fondus dans la nature environnante. Mais M. André Theuriet est assurément le meilleur peintre, le plus exact et le plus cordial à la fois, de la petite bourgeoisie française, mi-citadine et mi-paysanne ; et, comme cette classe sociale est la force même de la nation, comme elle lui est une réserve immense et silencieuse d’énergie et de vertu, les romans si simples de l’auteur des Deux Barbeaux deviennent par là très intéressants ; ils prennent un sens et une portée ; peu s’en faut qu’ils ne me soient vénérables. Oh ! la sainte économie de nos mères, leurs prodiges de ménagères industrieuses, et l’étroitesse sévère du foyer domestique ! C’est cette parcimonie même qui donnait tant de ragoût aux moindres semblants de vie plus aisée, aux petites douceurs exceptionnelles, aux crêpes du carnaval, aux cadeaux modestes du premier de l’an, aux deux sous des jours d’« assemblée » ! Et cette parcimonie avait sa noblesse : car elle n’était, après tout, que l’expression d’un désir et d’un besoin de dignité extérieure. Que dis-je ? Elle avait toute la beauté du sacrifice désintéressé : car cette vie n’était si étroitement ordonnée que pour permettre au fils, à l’héritier, de connaître un jour une forme supérieure et plus élégante de la vie. C’est la condition même de l’ascension des humbles familles. Et plus tard, sans doute, les enfants venus à Paris, et y ayant pris d’autres habitudes, peuvent sourire de cette mesquinerie campagnarde ; mais c’est à elle pourtant, c’est à leur enfance à la fois indigente et tendrement choyée qu’ils doivent leur persistante fraîcheur d’impression et cette sensibilité qui les a faits artistes ou écrivains. Et, pour en revenir à Séverin Malapert, si la vie eût été plus large dans la petite maison de l’ancien agent voyer, il n’eût pas eu tant de plaisir à gagner, près du grenier, « la petite pièce, donnant sur les vignes, qui lui servait de dortoir et de cabinet de travail », et là, à relire ses poètes favoris et à rêver tout son soûl. Et il est vraisemblable aussi que c’est la secrète dignité dont s’inspire l’ingénieuse économie de maman Malapert qui se tourne, chez le pauvre petit employé, en héroïsme sentimental.

Car, je l’ai dit, Séverin est aussi fou que Fortunio. Dès que Mme de Grandclos, la nouvelle préfète, apparaît ; dès qu’il a vu se promener, dans le jardin de la préfecture, cette jolie Parisienne dont la grâce savante lui est une révélation, il l’aime à en mourir et il lui appartient absolument. Un hasard le rapproche de son idole : M. le préfet l’ayant pris pour secrétaire particulier, Séverin voit tous les jours Mme la préfète et lui fait quelquefois la lecture dans le petit pavillon du jardin. Il est parfaitement heureux. Mais il paraît que l’adorable femme a un passé un peu trouble. Un méchant drôle de journaliste, Peyrehorade, qui s’en trouve informé, veut la contraindre, par des menaces, à devenir sa maîtresse. Séverin surprend leur entretien ; et, comme rien ne saurait diminuer sa passion (qu’importe ce qu’elle a fait, puisqu’il l’aime ?), il se propose comme champion à la dame de ses pensées, qui, après quelques façons, l’envoie avec sérénité à une mort possible. Il va donc provoquer Peyrehorade dans un café et ne réussit qu’à se couvrir de ridicule. Alors il va guetter son ennemi au bord d’un canal, le provoque de nouveau et, comme il refuse de se battre, le fait, d’un vigoureux coup de poing, rouler dans l’eau profonde. Il s’y jette après lui pour l’en retirer. Mais il n’est sauvé lui-même qu’à grand’peine. Conséquence : une fièvre cérébrale. Au moment où il commence à aller mieux, Mme la préfète entre dans sa chambre, lui dit : « Grand merci », et lui annonce qu’elle part pour un voyage de quelques semaines. Elle ne reparaît plus, son mari ayant été nommé secrétaire général dans quelque ministère ; mais, pour témoigner sa reconnaissance à son sauveur, elle lui fait donner une bonne perception, — au milieu des bois. On l’y oublie ; il s’y abrutit lentement, et reste garçon.

« Ainsi les années se succédèrent, oisives, ennuyées, monotones. L’âge venait, les cheveux noirs de Séverin grisonnaient, son imagination se stérilisait, et son esprit, autrefois si vif, s’atrophiait. Il n’entendait plus parler de Mme de Grandclos, et il ne s’en attristait plus…

« Maintenant il est vieux, il a pris sa retraite, et, encore que

rien ne le retienne plus en Touraine, il n’a pas quitté Montrésor, où il continue le même train de vie insipide et

inutile. Parfois, lorsqu’il se regarde dans un miroir, et qu’il voit se refléter dans la glace cette figure ridée et vieillotte, ce dos voûté, ces yeux ternes et ces lèvres chagrines, il a peine lui-même à reconnaître dans ce personnage desséché et décrépit le Séverin d’autrefois, — le svelte jouvenceau exalté, tendre et romanesque, qui marchait d’un pas si allègre sous les acacias en fleur de la rue du Baile, et qu’on avait surnommé à Juvigny « l’amoureux de la préfète ».

Telle est cette simple histoire, moins belle, mais plus mélancolique que celle de Fortunio, qui du moins fut aimé de celle pour qui il avait voulu mourir.

Je ne vous cacherai point cependant que M. André Theuriet a écrit des romans plus parfaits, plus riches en peintures humaines et en descriptions rustiques, que l’Amoureux de la préfète. J’aurais mieux aimé que ce fût Péché mortel ou Amour d’automne qui me fournît l’occasion de vous parler un peu de ce sincère et cordial écrivain. Mais, qu’importe, après tout ? En lisant son dernier livre, je me ressouviens confusément des autres. Son œuvre entière m’apparaît comme un vaste morceau de campagne, avec des rivières entre des pentes boisées, des forêts de sapins, des vergers, des fermes, des villages et les ruelles montantes de quelque vieille petite ville… Et je me dis : « Qu’il y fait bon ! »

Je ne sais pas s’il n’y aurait point par hasard de plus savants artistes que M. Theuriet, mais je sais que nul n’aime les champs d’un meilleur cœur ; qu’il y a, dans un très grand nombre de ses pages, une douceur qui s’insinue en moi, et qu’il me fait adorer la terre natale. Il excelle à nous faire voir des « coins », qui restent dans le souvenir et où l’on voudrait vivre. J’ai peu de mémoire, et je n’ai point relu depuis longtemps la plupart de ses romans ; et pourtant je revois, avec une grande netteté, tel verger dans le Mariage de Gérard, telle vieille maison bourgeoise dans Tante Aurélie, tel sentier à travers bois dans Péché mortel ; tel banc sous les grands arbres où un beau garçon et une jolie dame mangent des cerises, dans le Fils Maugars ; tel champ où l’on « fane », dans Madame Heurteloup ; et chaque fois je songe : « Que ne suis-je là ! » — Je sais que nul romancier, pas même George Sand, n’a su mêler aussi étroitement la vie des hommes et la vie de la terre sans absorber l’une dans l’autre ; ni mieux entrelacer l’histoire fugitive des passions humaines et l’éternelle histoire des saisons et des travaux rustiques. — Je sais aussi que rien n’est plus charmant que ses jeunes filles ; car, tandis que la campagne les fait simples et saines, la solitude les fait un peu rêveuses et capables de sentiments profonds. — La solitude, soit aux champs, soit dans les petites villes silencieuses, nul n’a mieux vu que M. Theuriet comme elle agit sur les âmes et les façonne. Relisez Seule et Mademoiselle Guignon, ces deux excellents récits. Nul n’a mieux peint les solitaires, les « vieux originaux », vivant aux champs ou dans les bois, où s’endorment les chagrins, où les manies se développent en liberté, où s’enracinent les idées fixes. Rappelez-vous ses veuves, ses vieux gentilshommes, ses vieilles filles et ses vieux garçons, Mme Heurteloup, tante Aurélie, M. Noël, les deux Barbeaux, et combien d’autres ! Toutes les variétés modernes du vieillard de Tarente,

 … Sub Æbaliæ memini me turribus altis
Corycium vidisse senem


  1. L’Amoureux de la préfète, par André Theuriet. — Charpentier, éditeur.