Les Contemporains/Cinquième série/Le théâtre annamite

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Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 125-130).

LE THÉÂTRE ANNAMITE

Ils sont hideux.

J’ai vu quelques-unes des plus brutales manifestations de la bestialité humaine. J’ai vu, dans les cabarets de grande route, des gaietés de rouliers, et, dans les tavernes du Havre, des rixes de matelots ivres. J’ai vu, à Alger, tout en haut de la Kasbah, dans l’incendie du soleil, des danses furieuses de nègres coupées de cris inhumains. J’ai vu les Aïssaouas, pendant des quarts d’heure qui semblaient des heures très longues, secouer leurs têtes comme des loques au-dessus d’un brasier, avec des miaulements lamentables… Mais ces têtes étaient charmantes, mais ces cris étaient doux et berceurs comme le bruissement des feuilles, comparés aux cris et aux têtes des acteurs du théâtre annamite.

Car ils sont hideux.

Du drame qu’ils jouaient, je n’ai pas compris un mot. Et ceux qui vous disent qu’ils y ont compris quelque chose se vantent impudemment. Et voici ce que l’on voit. Un affreux magot, la face striée de dessins bizarres, une barbe comme une queue de cheval. Puis un paquet, qui doit être une femme, la face peinte en rouge, un rouge indéfinissable, un rouge faux, un rouge cruel, au milieu duquel la bouche livide, aux dents gâtées, s’ouvre comme une fente d’ulcère. Un autre magot, non moins férocement peinturluré, avec des boules en cuivre collées sur les yeux, et je ne sais quoi sous sa robe, qui le fait ressembler à une naine enceinte. Ce magot sautèle d’une patte sur l’autre, d’un mouvement de crapaud infirme. Sur les paravents ou sur les potiches, ces figures peuvent être drôles : en chair et en os, elles font mal à voir, horriblement mal.

Et les cris gutturaux que poussent ces êtres n’expriment que deux sentiments, sans plus : une colère méchante ou une douleur féroce. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi aigre, d’aussi brutal, d’aussi impitoyablement strident que ces cris. Et quelle musique ! Le charivari le plus discordant de rapins en délire semblerait, auprès de cela, une harmonie céleste.

De grands coups sur des morceaux de bois ou sur les pots ; une espèce de flûte dont le son vous entre dans l’oreille comme un vilebrequin. Musique de tortionnaires, faite pour accompagner l’agonie des prisonniers à qui l’on a enfoncé des roseaux pointus sous les ongles, ou dont on a introduit la tête dans une cage hermétiquement close, laquelle contient un rat, — un joli rat aux dents pointues pour vous grignoter les lèvres, le nez, les yeux, lentement, avec des pauses…

Ce qui fait de ces misérables un objet d’horreur vraiment douloureuse, c’est qu’ils ne sont pas seulement affreux, ils sont grotesques. J’aime mieux les nègres les plus dégradés de l’Afrique la plus reculée. Ah ! les Zoulous me sont maintenant doux à voir, et je baiserais les Achantis sur la bouche ! Ceux-là du moins ne sont que des brutes ; ils ne sont pas ridicules. Mais il y a, chez ces hommes jaunes, quelque chose qui serait risible si leur vue ne serrait le coeur et n’emplissait les yeux d’épouvante. Étant des magots qui vivent, ils sont beaucoup plus laids que des brutes, et plus inquiétants. Même la petitesse surprenante de leurs mains devient un sujet de dégoût et d’effroi. Elle les fait ressembler à des pattes de lézard. Elle donne la sensation de bêtes incomplètes, ratées. On dirait des mains qui sont en train de repousser, comme les pattes des crustacés, et qui n’ont pas encore atteint leur entier développement. Elles achèvent, ces délicates mains, de donner à ces immondes créatures un aspect de monstres.

Cependant tant de niaiserie flotte dans l’air au temps où nous sommes ; l’idée et le respect de cette vieille « couleur locale » chère aux romantiques ont pénétré dans tant de cervelles, même bourgeoises, que beaucoup de badauds s’extasient sur le pittoresque de ces monstres, et particulièrement sur la richesse de leurs costumes. Oui, ils sont couverts de lourds tissus chatoyants et dont l’éclat accroche les yeux, bon gré mal gré. Et là-dessus, on va répétant que ces peuples de l’Extrême-Orient sont de délicieux et hardis coloristes. Mais la vérité, c’est qu’ils assemblent les couleurs au hasard, absolument au hasard, et que ces assemblages, où l’intelligence et le choix ne sont pour rien, peuvent quelquefois, par rencontre, former des harmonies plaisantes et singulières — surtout quand le temps a fané les étoffes et adouci les teintes… Les appellerai-je pour cela des artistes ? Jamais de la vie ! Ils m’ont trop fait souffrir.

Ah ! l’abominable cauchemar ! Je revois toujours la bouche grande ouverte de celui qui portait sur ses yeux des boules de cuivre avec une fente de grelot ou de tirelire ; et j’entends le cri mauvais, indéfinissable, le cri de xylophone exaspéré qui jaillissait entre ces deux rangées de dents noires, comme d’une bouche de poisson… Je n’ai jamais senti un plus vaste, un plus infranchissable abîme entre une autre créature et moi. — Ça, mes frères ? Mais je suis bien plutôt le frère de mon chien ! Il y a entre mon chien et moi beaucoup de sentiments communs et de commencements de pensées communes. Mon chien a des yeux intelligents et bons, et quand d’aventure il hurle à la lune, c’est sans doute assez désagréable à entendre, mais il y a encore je ne sais quoi d’humain dans sa plainte. C’est, tout au moins, un hurlement triste. Celui des Annamites n’est pas même triste ; impossible d’y attacher un sens : il est affreux et innommable ; je ne sais rien de plus.

J’ai beau faire, cette race jaune ne m’inspire aucune pensée bienveillante ; la race noire, qu’on dit moins intelligente, me paraît beaucoup plus proche de moi. Le rire innocent et cordial des bons nègres, les jaunes ne l’ont point. C’est bien une autre humanité que nous, si toutefois c’en est une. J’avoue la profonde répulsion, mêlée de terreur, qu’ils me font éprouver. Je ne dirai pas que j’aurais tué ceux de l’autre jour si j’avais pu ; mais j’en ai eu l’idée. Oui, les tuer — sans douleur : car je serais malgré tout sensible à leur souffrance ; à leur mort, non.

Je sais bien les objections qu’on peut me faire. Tous ne sont pas pareils à ces bêtes odieuses et burlesques qu’on nous a montrées, et je « généralise » avec une hâte de femme ou d’enfant. Soit ! Mais un peuple dont c’est là le théâtre et qui se délecte à ces représentations… non, là, vraiment, je n’ai aucun désir de le connaître, aucun. Je prolongerais, si je pouvais, la muraille de Chine, et j’en doublerais la hauteur et l’épaisseur pour n’être plus jamais exposé à les voir. Si le Christ est mort pour eux comme pour moi, la vision de ces magots a dû être sa pire angoisse.

On me dira : « Mais, monsieur, oubliez-vous que nous vivons au siècle de la critique et de l’histoire ? Il faut élargir son cerveau, afin de tout comprendre et de tout aimer. Vous cédez injustement à une première impression physique. Cela est tout à fait puéril et indigne d’un esprit sérieux. Vous retardez d’un siècle et demi. Vous seriez de force à dire encore : « Comment peut-on être Persan ? »

Oui, je sais, il y a comme cela des gens qui se sont donné pour tâche d’expliquer, et, par suite, d’aimer toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de la vie et de l’art humain à travers les pays et les âges. Ils me refuseront carrément l’esprit philosophique et le sens de l’histoire. Ça m’est parfaitement égal. J’en ai assez de chercher à tout goûter de par le monde ! Je ne veux plus aimer que ce qui me donne du plaisir. Qu’est-ce que cela me fait de n’avoir perçu, dans mes jours passagers, qu’une infime parcelle de l’univers ? Celle qu’on peut atteindre sera toujours infime. Que j’aie connu et embrassé de ma sympathie la planète entière, ou seulement une portion de l’humanité et un petit morceau du sol, cela n’est-il pas exactement la même chose, en comparaison de cet infini de temps et d’espace qui échappe à nos prises ?

Alors ?…

Je demande peu. Je demande, quand mon cœur se soulève de dégoût, de pouvoir résister à l’exotisme sans être méprisé de mes contemporains, psychologues, impressionnistes ou simples snobs. Voilà tout. Je le demande, mais je ne l’obtiendrai pas.