Les Contemporains/Cinquième série/Les derniers rois

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Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 151-158).

LES DERNIERS ROIS

«… Après avoir écouté les six rois qui étaient venus passer le carnaval à Venise, Candide remarqua un septième personnage qui soupait à une table voisine et qui faisait assez grande chère. C’était un vieillard à l’air noble et affable, et qui portait une large barbe étalée sur sa poitrine.

« Candide s’approcha de lui avec politesse et lui dit :

« — Veuillez m’excuser si ma question est indiscrète. Mais seriez-vous d’aventure, comme ces six messieurs, un roi exilé de ses États ?

« — Non pas un roi, mais un empereur, répondit le vieillard.

« — Cela ne me surprend point après tout ce que j’ai vu aujourd’hui, dit Candide. Mais ce qui m’étonne, c’est que vous ayez su garder, dans une telle adversité, cet air de contentement qui paraît sur votre visage.

« — Je tenais peu au trône, reprit le respectable étranger ; et, d’ailleurs, mes sujets m’ont dépossédé avec les plus grands égards. C’est au Brésil que je régnais. Mais je dois confesser que je résidais peu dans mon empire. Il me plaisait davantage de faire de longs séjours à Paris, dans cette capitale des sciences et des arts, où la vie est si douce et si noblement occupée, et où j’ai des amis excellents. J’y étais toujours fort bien reçu ; et j’ai plaisir à vous apprendre (pardonnez-moi cette innocente vanité) que je suis membre d’une des Compagnies savantes établies jadis par le roi Louis XIV.

« Lorsque je rentrais dans mes États, je travaillais de mon mieux au bonheur de mes sujets, et je tâchais de les faire profiter de ce que j’avais appris au cours de mes voyages. Mais j’y apportais sans doute trop de zèle, et je vois bien maintenant que je me rendais importun à mes ministres et à mon peuple en m’occupant trop minutieusement des affaires publiques, après les avoir trop longtemps négligées. Né sensible, j’abolis dans mon empire l’esclavage, qui est une des hontes du genre humain. Mais, pour avoir accompli trop brusquement ce grand acte de justice, je mis dans l’embarras beaucoup de propriétaires ; et la plupart des esclaves affranchis ne surent que faire de leur liberté inopinée. Ce que j’avais de vertu se retournait contre moi. Je m’appliquais tant à me conduire en citoyen que je faisais paraître inutile l’institution monarchique.

« Enfin, j’avais une fille et un gendre. Mon gendre, qui avait des talents pour les affaires, cherchait toutes les occasions de les appliquer. Il avait plutôt les qualités d’un habile marchand que les vertus d’un héritier de la couronne. Ma fille, que j’aimais tendrement, avait le tort de donner dans une dévotion outrée ; et cela n’était point pour plaire à un peuple jeune et généreux, qui commence à s’affranchir de la superstition et chez qui les lumières de la philosophie se répandent de jour en jour.

« J’appartiens, du reste, à une famille qui, depuis quelque temps, montre de merveilleux talents pour perdre les trônes et une singulière inaptitude à les reconquérir.

« Ainsi l’affection de mon peuple, sinon son estime et son respect, s’était lentement détournée de moi et des miens. La révolution était inévitable. Il n’y fallait qu’un prétexte. Une mutinerie de l’armée contre un ministre impopulaire a décidé de tout. Je dois dire que les insurgés ont été parfaits. Ils sentaient que tout cela n’était point ma faute, que je comprenais moi-même leurs raisons et que je ne leur gardais pas rancune. Jamais révolution n’a été plus pacifique, ni plus courtoise de part et d’autre. Ces messieurs m’ont embarqué, avec beaucoup de politesse, dans un navire très confortable. Tout s’est passé avec une extrême cordialité. Ils ont absolument tenu à me laisser ma liste civile, qui est de deux millions.

« Nous avions tous les larmes aux yeux en nous séparant ; et, si j’avais voulu profiter de l’attendrissement général, peut-être serais-je encore à Rio-Janeiro. Mais ma situation y serait précaire. La condition de simple particulier convient mieux à mes goûts. Puis, j’aime les voyages. Je quitte Venise demain matin et serai à Paris dans huit jours.

« Si j’avais eu besoin de consolation, j’en aurais trouvé une bien douce dans une nouvelle faveur que le gouvernement de la France vient de m’accorder. Le jour même où je perdais ma couronne, M. le président Carnot m’offrait les palmes d’officier de l’Instruction publique. Cela m’a fait grand plaisir. Le sage se contente de peu.

« Tel fut le récit du bon vieillard. Au moment où il parlait des deux millions de sa liste civile, les six autres rois détrônés s’étaient approchés de lui d’un air de déférence… »

 (Candide, appendice au chapitre XXVI.)

Ainsi le Brésil vient d’inaugurer brillamment, et de la façon la plus piquante, une nouvelle espèce de révolutions : celles où les peuples seront polis et les monarques résignés. Une révolution ne sera plus qu’une lutte de courtoisie entre les vainqueurs et le vaincu. Les coups de chapeau y remplaceront les coups de fusil.

Résignés, il semble bien déjà que la moitié des souverains de l’Europe le seraient, à l’occasion, le plus aisément du monde. Il y a, chez beaucoup d’entre eux, un désenchantement, une diminution notable du plaisir de régner.

Beaucoup, déjà, affectent de vivre comme des particuliers. On dirait que cela les gêne d’être à part, qu’ils ont un désir inavoué de revenir à la vie normale, que la solitude de leur majesté leur pèse, qu’ils en ressentent plus d’ennui que d’orgueil. Pensez-vous que S. A. le prince de Galles soit fort impatient de devenir roi d’Angleterre et empereur des Indes ? Je soupçonne que cela le gênerait infiniment. Voilà quarante ans que ce prince philosophe fait, autant dire, partie du tout-Paris. Il doit tenir avant tout, étant un sage, à la liberté de ses allées et venues. — Il y a trois semaines, deux archiducs de Russie déjeunaient, non loin de Paris, chez un baron israélite, chez un coreligionnaire de ceux que les moujiks même méprisent et qu’ils massacrent encore quelquefois.

L’almanach de Gotha fréquentant familièrement chez l’almanach du Golgotha, c’est là un grand signe.

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Non seulement la plupart des princes vivent comme nous (et s’ils gardent autour d’eux quelque reste de cérémonial, c’est par nécessité ou par devoir, et les pompes mystérieuses de la cour de Louis XIV leur seraient à tous insupportables), mais ils sentent comme nous, ils ont toutes nos maladies morales. Il y a une impératrice, la plus inquiète des femmes, dont la principale ambition est d’être une parfaite écuyère, qui vit si complètement à sa guise et de façon si fantasque que, si elle était une bourgeoise de Paris, nous ne verrions en elle qu’une très sympathique et très originale « névrosée ». Il y a une reine charmante, extraordinairement instruite, d’une intelligence supérieure et d’une imagination puissante, qui, pouvant exercer le métier de reine, préfère celui d’homme de lettres, recherche l’approbation de ses « confrères » bourgeois et accepte avec joie et simplicité, si même elle ne les sollicite, les récompenses de l’Académie française. Il y a, tout proche de nous, un roi morose, que ses sujets ne voient jamais, qui ne songe qu’à faire des économies pour organiser des voyages de découvertes, et qui n’aspire qu’au renom de bon géographe.

… Et cependant l’ennui et l’inquiétude, et les passions désordonnées qui naissent de ce malaise de l’âme, envahissent les maisons royales. Les dissensions intestines de la plus puissante maison qui soit au monde, les discords tragiques d’un père et d’un fils, mêlés au plus effroyable drame de douleur et de mort, ont rempli pendant des mois nos gazettes bourgeoises. Un prince, qui fut un grand artiste décadent et qui eût été un excellent rédacteur de la Revue indépendante, s’est noyé une nuit, dans un lac des Niebelungen, parmi ses cygnes. Un prince impérial s’est suicidé avec sa maîtresse. Ce sont, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissent, en proportion, le plus de « faits divers », et les plus dramatiques.

Peut-être se passait-il jadis, avant le règne de la presse, tout autant de choses étranges dans les palais des misérables porte-sceptre : mais on le savait moins. Un voile de mystère les protégeait. On voit mieux aujourd’hui qu’ils sont semblables à nous. Et ils le savent eux aussi ; ils se l’avouent plus pleinement que ne faisaient les souverains d’autrefois. Je ne vois plus guère que le Tzar, le Grand Turc et le jeune Empereur illuminé d’Allemagne qui croient encore à leur droit divin. Les autres croient tout au plus à l’utilité de leur mission publique et de la tradition qu’ils représentent. Et cela est bien différent.

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Que dis-je ! On voit déjà des princes qui volontairement se retirent et à qui la rentrée dans la vie commune, dans la grande multitude humaine, semble une délivrance. Récemment, un archiduc demandait à l’empereur son parent la permission de n’être plus prince, et s’embarquait, sous un nom roturier, comme lieutenant de vaisseau. Qui saura jamais ce qui s’est passé dans l’esprit de l’archiduc Jean ? Si les autres princes n’ont plus guère d’illusions, ils ont gardé des préjugés. Pour que celui-là ait pu s’affranchir à la fois des unes et des autres, quelle vision nette, profonde, définitive, il a dû avoir, un jour, de la vanité des choses ! et cette vision, que tout ici devait obscurcir (car il n’est pas encore arrivé qu’on naquît impunément d’un sang impérial), quelle force d’esprit elle suppose, ou quel incomparable désenchantement ! Ce jeune homme me paraît digne de toute admiration. Il s’est échappé de la royauté, comme un moine incroyant de son monastère, pour retourner à la nature, pour vivre vraiment selon sa pensée et selon son cœur, pour jouir librement du vaste monde, sans avoir à rendre des comptes spéciaux, à Dieu et aux hommes, d’une tâche à la légitimité de laquelle il ne croyait plus…

Partout l’ordre ancien chancelle. Les peuples latins sont tout prêts. On me dit que l’Espagne ne souffre la royauté que par chevalerie, par respect de la faiblesse d’une femme et d’un enfant. Quant à l’Italie … attendez la fin de la triple alliance, laquelle n’est sans doute pas éternelle… Ce que l’antiquité n’avait pas même conçu, la possibilité de républiques aussi vastes que les anciens empires devient chaque jour évidente… Si notre République était sage, vous verriez quelle serait bientôt sa force de propagande, même involontaire, et quelle fascination elle exercerait, rien qu’en durant, sur tous les peuples de la vieille Europe… Les temps sont mûrs ; cela commence :

… Magnus ab integro seclorum nascitur ordo ;

Qui sait ?