Les Contemporains/Cinquième série/Marcel Prévost et Paul Margueritte

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Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 25-35).

MARCEL PRÉVOST ET PAUL MARGUERITTE


Je voudrais vous parler un peu de deux romans presque également distingués, à ce qu’il me semble, par des qualités diverses : Mademoiselle Jaufre, de M. Marcel Prévost, et Jours d’épreuve, de M. Paul Margueritte, et vous indiquer brièvement ce qui, dans chacun de ces livres, m’a paru particulièrement sincère et personnel, m’a donné l’impression de quelque chose de non encore lu, ou tout au moins de non ressassé. Impression rare en ce temps de production surabondante et banale, de demi-habileté courante et d’imitation universelle.


I.

Ainsi, je passerai vite sur les cent vingt premières pages de Mademoiselle Jaufre[1], où nous sont contés (avec art, je le sais, et parfois avec poésie) l’idylle des amours enfantines de Louiset et de Camille dans le grand parc abandonné, puis le départ de Louiset, puis l’adolescence paresseuse, inerte, solitaire de la belle Camille chez son père le docteur Jaufre. Je passerai aussi sur des descriptions, faites cent fois, des mœurs de petite ville et sur les conversations des abonnés du cercle de Tonneins. Ce qui me désole, ce qui fait que je n’ouvre presque jamais sans ennui ni défiance les romans qui m’arrivent par paquets, c’est que je suis toujours sûr d’y trouver des parties entières que je connais d’avance, des développements qui peuvent être « de la bonne ouvrage », mais qui sont à tout le monde, qui m’écoeurent parce qu’il me semble que je les aurais moi-même écrits sans effort, et que je voudrais voir réduits à l’essentiel, à des notes brèves et comme mnémotechniques… Dans une littérature aussi vieille que la nôtre, il y a nécessairement des sortes de lieux communs du roman. Et sans doute on ne peut pas toujours les éviter, mais il ne faut jamais s’y étendre…

Et maintenant voici par où le récit de M. Marcel Prévost m’a retenu et intéressé.

Le docteur Jaufre est un philosophe, un original, un esprit systématique. Il a sur les femmes les idées de Schopenhauer. Il les considère comme des êtres inférieurs et charmants, dont la seule mission est de « conspirer aux fins de la nature » et, par l’attrait qu’elles exercent sur l’homme, d’assurer la perpétuité de l’espèce. Il réduit donc au minimum l’éducation de Camille.

«… Il s’agissait de favoriser avant toute chose le développement physiologique de l’enfant, surtout au passage périlleux de la puberté ; il fallait, en un mot, la rendre capable d’être épouse et d’être mère. Pour le développement de l’esprit, un enseignement élémentaire suffirait… Quant à la morale féminine, Jaufre la trouvait résumée dans l’horreur du mensonge, le désir du mariage et le culte du foyer : ce qu’avaient eu sa mère et sa femme. Il oubliait leur foi religieuse. Ainsi façonnée, pensait-il, une femme ne peut devenir coupable que par l’insouciance ou l’infidélité du mari. »

Qu’en arrive-t-il ? La belle Camille, qui n’est qu’un joli et tendre animal, d’une douceur toute moutonnière et passive, se laisse prendre, presque sans résistance ni révolte, par un hardi garçon, un officier d’artillerie, qui disparaît lorsqu’il la sait enceinte. Camille l’aimait-elle ? Elle ne sait ; elle l’a subi, voilà tout. Revient alors son petit ami d’enfance, Louiset. Il aime toujours Camille, et voilà que Camille se remet à l’adorer et qu’elle se laisse épouser sans rien dire. Mais elle ne peut longtemps cacher son mensonge, et Louiset part, désespéré.

Je vous supplie de ne point juger trop durement la pauvre belle créature. Elle fait des choses abominables sans nous devenir odieuse. Comment, en cédant à l’officier brun, elle obéit à une volonté plus forte que la sienne ; comment cette première aventure et son cruel abandon éveillent en elle, par la douleur, la faculté d’aimer ; comment sa faute même la jette dans les bras de Louiset comme dans son refuge naturel ; comment le courage lui manque pour le détromper, justement parce qu’elle l’aime ; comment le ressouvenir même de sa souillure exaspère cet amour ; sa honte, ses terreurs, ses souffrances, son désespoir en sentant approcher l’instant inévitable où éclatera sa trahison… M. Marcel Prévost a su nous peindre tout cela (ce qui n’était point facile) avec beaucoup de pénétration et de sûreté, une intelligence subtile des mystères du sentiment et un accent de pitié contagieuse. L’histoire de Camille, c’est celle d’un être presque inconscient, proche de la nature, point méchant au fond, transformé, par sa chute même et par l’affreux mensonge où cette chute l’a contraint, en une créature aimante et capable désormais de vivre d’une vie morale. C’est comme qui dirait la révélation, dans une âme primitive, de la loi par le péché…

Une autre partie tout à fait digne d’attention, ce sont les pages qui nous montrent Louiset réfugié à Paris et essayant en vain de haïr celle qui l’a trahi si indignement. Il retrouve une jeune femme, Laurence, une artiste demi-galante, qui l’a aimé autrefois, quand il était étudiant. Il la suit un soir dans son petit hôtel, bien résolu à oublier l’autre. Mais tandis qu’il serre Laurence dans ses bras, ses lèvres, à son insu, prononcent le nom de Camille. Et Laurence, prise de compassion, ne se fâche point, mais lui demande son histoire.

«… J’ai obéi (c’est Louiset qui parle). Je me suis assis près d’elle et je lui ai conté tout… Elle écoutait, presque recueillie… De temps en temps, elle pleurait… Elle me prenait les mains et me les serrait. Maintenant que je resonge à cette scène, je la trouve bien extraordinaire. Figure-toi cette chambre de jeune femme, mystérieuse comme un boudoir, éclairée par vingt bougies ; le lit en face de nous… Elle décolletée, les bras à demi nus… — moi fait… comme je le suis maintenant… Quand j’ai eu tout dit, je me suis senti à la fois soulagé et épuisé… »

« Vous adorez votre femme, lui dit la bonne Laurence. Allez la retrouver. » Et il y va, et il lui pardonne. Il trouve auprès d’elle l’enfant qui n’est pas de lui, un pauvre petit être chétif et malade et qui gémit doucement dans son berceau :

«… Son cœur se déchira dans un sanglot de pitié. Et, penché sur le front de l’enfant fiévreux, qui levait sur lui ses yeux de misère, — par où la mort semblait regarder, — il le baisa… »

Et la forme ? Il y a dans le style de M. Marcel Prévost, — avec quelques affectations de « modernisme », — de l’aisance, de l’abondance, même de la luxuriance, et un je ne sais quoi qui rappelle la manière de George Sand. Je note en pédant, — et avec regret, — des expressions qui m’ont affligé. M. Prévost ose encore écrire sérieusement : « Le front las des penseurs (page 32) » ; il nous dit que la clientèle était peu lucrative à Tonneins (idem) ; il nous parle d’« un avenir politique naissant de la notoriété du génie de Paul Delcombe (page 91) », etc., etc… Beaucoup d’écrivains d’un réel talent commettent aujourd’hui des fautes de ce genre. Certes, nombre de littérateurs du temps jadis écrivaient faiblement : ils n’écrivaient jamais mal. À présent… mais cela voudrait toute une étude.


II.

Je veux vous le dire tout de suite : le nouveau roman de M. Paul Margueritte[2] est un beau livre et (je prie l’auteur de prendre cela pour un compliment plus grand encore) un bon livre. Il est sain, il est vrai ; il est triste, il est fortifiant. Ce qu’il nous raconte, c’est l’éducation de deux âmes par la vie. C’est donc, sous une forme plus concrète, dans des conditions qui rendent la leçon autrement émouvante et démonstrative, la même histoire que nous a contée dans le Sens de la vie M. Édouard Rod.

(J’ajoute, — et la remarque n’est pas inutile au temps où nous vivons, — que le livre de M. Paul Margueritte est chaste, absolument chaste, — sans que cette réserve coûte rien à la belle franchise de l’observation.)

Une particularité de ce roman, c’est qu’il atteint, par endroits, à l’émotion la plus forte par des séries de notations brèves, précises, un peu sèches même, à la Flaubert. Il est écrit à la fois dans la manière de l’Éducation sentimentale et dans l’esprit du plus « cordial » roman anglais. C’est par de petites phrases exactes, menues, et assez froides quand on les isole, que M. Margueritte nous communique son muet attendrissement et glisse en nous le « désir des larmes ». Cela est très singulier. Mais cela revient peut-être à dire que M. Margueritte a senti profondément les choses avant de les traduire en nets et courts paragraphes.

Il n’est pas commode de faire, d’un tel livre, un résumé qui en donne une idée un peu approchante. Je voudrais abréger les quatre-vingts premières pages, celles où l’auteur nous fait connaître son héros, son caractère indécis et fier, son ennui, son désespoir, sa tentative de suicide… Ce sont là choses connues et qu’il était peu utile de répéter. Mais les deux derniers tiers du livre m’ont lentement pris aux entrailles.

Ce qu’ils racontent est bien simple pourtant. Un jeune homme, de vieille race, mais pauvre, André de Mercy, intelligent, cultivé, très loyal et très bon, petit employé dans un ministère (sa mère ne lui ayant pas permis de se faire soldat), épouse une petite provinciale sans fortune ; car il a le cœur trop haut pour trafiquer de son nom et faire un mariage d’argent, et, d’autre part, il est de ceux qui ne peuvent résister à la solitude et qui ont besoin d’un foyer. Toinette (c’est le nom de la jeune femme) est fort jolie, très ignorante, assez bonne, et elle aime son mari. Au sortir de sa vie provinciale, elle a de cruelles déceptions, dont elle ne sait pas prendre son parti. La vie du jeune ménage est plus que serrée : ils ont à peine trois mille francs pour vivre. C’est la misère en habit noir et en robe de dame. Ils sont obligés, pour restreindre leurs dépenses, de déménager deux fois et de prendre des appartements de plus en plus modestes et, finalement, d’émigrer à la campagne, dans les bois de Sèvres. Ils ont deux enfants. Les premières couches de la petite femme ont été laborieuses ; elle n’a pas eu de lait, et il a fallu une nourrice… Toinette souffre de mille petites privations, sans compter la blessure de son amour-propre. Un moment elle est obligée de se passer de bonne et de faire le ménage ; son humeur s’aigrit. André, lui, souffre de sa vie inutile et morne de gratte-papier ; il souffre de voir que sa mère et sa femme ne s’aiment point ; il souffre de sa pauvreté croissante et de sa continuelle inquiétude du lendemain… Vous ne sauriez croire avec quelle poignante vérité de détails sont notés le progrès et l’entrelacement de toutes ces humbles douleurs.

Et pourtant, en dépit des découragements passagers, le cœur d’André et de Toinette grandit dans ces épreuves ; et, en dépit des malentendus et des dissentiments, leur affection mutuelle s’épure et se fortifie. La paternité consomme la bonté morale d’André ; le sentiment de sa responsabilité soutient son courage ; il oppose à chaque nouvelle trahison de la vie plus de patience et de résignation. Et Toinette aussi devient peu à peu meilleure… Le jour où son mari est renvoyé du ministère, elle sent combien elle aime le pauvre garçon. Elle le sent mieux encore lorsqu’il a la fièvre typhoïde et qu’elle songe à ce qu’elle deviendrait sans lui. Enfin, la vie à la campagne et le soin des enfants achèvent d’apaiser et d’assagir la petite femme ; elle devient plus sérieuse et plus intelligente, elle comprend plus de choses et conçoit mieux son devoir.

Cependant les luttes mesquines de ces tristes années ont développé l’énergie d’André, lui ont donné le goût de l’action. Sa mère lui a légué une ferme en Algérie. Pourquoi n’irait-il pas cultiver sa terre ? « Que faire ici ? dit-il à Toinette. N’es-tu pas lasse de la vie que nous menons ? Veux-tu qu’à soixante ans je sois un vieux scribe hébété ? L’avenir nous attend là-bas. Au moins nous vivrons chez nous, sous un beau ciel. » Et ils partent. Les voici sur le pont :

«… Alors André les embrassa tous du regard, cette famille qu’il avait créée, qui était sienne, dont il était le chef, et qu’il emportait avec lui, à travers les aventures, vers l’avenir.

« Il fut brave, et son cœur ne faiblit pas.

« — Eh bien, dit-il à sa femme, es-tu contente ?

« — Oui, dit-elle.

« Et ce oui, ferme, le rasséréna.

« Toinette et lui se regardèrent et, pour la première fois, peut-être, ils se comprirent…

« À cette heure ils ne regrettaient pas de s’être mariés jeunes et pauvres, car toute une vie robuste, par cela même, s’ouvrait encore devant eux.

« Pleins de résignation, mais aussi d’espoir, ils se contemplaient en leurs vêtements de deuil, en leur mélancolie d’émigrants. Fermes de cœur, André et Toinette, ramenant leurs yeux sur les enfants, échangèrent un tendre et mystérieux regard. Là-bas ils auraient des enfants encore, leur jeunesse en répondait ; ils n’auraient point à se dire : « Nourrirons-nous celui qui viendra ? » Ils donneraient à Marthe des sœurs et à Jacques des frères. Il sortirait d’eux toute une race, et c’était la vie vraie, naturelle, la vie simple et grande. Ils le voyaient à l’évidence, comme ils voyaient cette mer bleue qui les entourait… »

Ainsi le récit patient, d’observation minutieuse, se trouve soulevé, vers la fin, par un souffle de vaillance et d’énergique espoir ; et il nous plaît de retrouver et de reconnaître chez l’artiste raffiné, chez l’auteur de Pierrot assassin de sa femme, un peu de l’âme du soldat excellent dont il est le fils.

Je me sens moi-même, après des lectures comme celles-là, — commencées avec ennui, achevées avec émotion, — tout plein de confiance et tout prêt à me laisser consoler de la vie. Je suis tenté de ne plus croire ceux qui parlent de décadence et qui nous montrent la jeunesse d’aujourd’hui tristement ballottée du naturalisme au dilettantisme. Et, de grâce, ne nous accablez pas tant sous les romans russes. Voilà deux livres, Mademoiselle Jaufre et Jours d’épreuves, qui respirent, je vous assure, l’humanité et la pitié. Et ils ont encore ce mérite d’être écrits, sinon en dehors de toute réminiscence, du moins en dehors de tout préjugé d’école, et avec une loyauté parfaite. Enfin, vous serez surpris — et charmé, je pense, — de la somme de vérité qu’ils contiennent. J’ai souvent affecté de dire, agacé par certaines présomptions ou naïvetés trop fortes, que nous n’avions rien inventé, et je ne m’en dédis pas. Et pourtant j’ai aujourd’hui cette impression qu’à aucune époque de notre littérature il ne s’est trouvé, dans les livres d’écrivains encore jeunes, tant de sérieux, d’intelligence, de sagesse, d’observation curieuse, une science déjà si avancée de la vie et des hommes, et tant de compassion, une vue si sereine et si indulgente de la destinée[3].


  1. Mademoiselle Jaufre, par Marcel Prévost. — Lemerre, éditeur.
  2. Jours d’épreuves, par M. Paul Margueritte. — Ernest Kolb, éditeur.
  3. Depuis, M. Marcel Prévost a écrit la Confession d’un amant, et M. Paul Margueritte, ce quasi-chef-d’œuvre : la Force des choses.