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Les Contemporains/Première série/Guy de Maupassant

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Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 285-310).

GUY DE MAUPASSANT

Dois-je, avant à parler de M. Guy de Maupassant, m’excuser auprès du lecteur, qui a sans doute des mœurs, m’entourer de précautions oratoires, affirmer que je n’approuve point les faits et gestes de Mme Bonderoi ou de M. Tourneveau ni l’indulgence visible du conteur à leur égard, et n’insinuer qu’il a quelque talent qu’après avoir fait sévèrement les réserves les plus expresses sur la nature des sujets qu’il préfère et des gaîtés qu’il nous procure — oh ! bien malgré nous ? Ou bien faut-il prendre des airs, comme Théophile Gautier dans une préface connue, conspuer les pudeurs bourgeoises, les vertus rances et les chastetés suries, déclarer que les gens convenables sont toujours laids et font d’ailleurs des horreurs dans l’ombre, proclamer le droit de l’artiste à l’indécence et dire sérieusement que l’art purifie tout ? Ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas à morigéner M. de Maupassant, qui écrit comme il lui plaît. Je regrette seulement, pour lui, que son œuvre lui ait fait des admirateurs un peu mêlés et que beaucoup de sots l’apprécient pour tout autre chose que pour son grand talent. Il est cruel de voir l’antique « philistin », en quête de certaines truffes, ne pas faire de différence entre celles de M. de Maupassant et les autres. Et voilà pourquoi je déplore qu’il ne soit pas toujours décent. Mais, au reste, si ses contes n’étaient remarquables que par le sans-gêne de l’auteur, je n’en parlerais point ; et il va sans dire que, voulant les relire ici en bonne compagnie pour en tirer des remarques, je passerai vite où il faudra.

Nous ne nous occuperons que de ses contes, c’est-à-dire de la partie la plus considérable de son œuvre, de celle où il est tout à fait hors de pair.


I

Le conte est chez nous un genre national. Sous le nom de fabliau, puis de nouvelle, il est presque aussi vieux que notre littérature. C’est un goût de la race, qui aime les récits, mais qui est vive et légère et qui, si elle les supporte longs, les préfère parfois courts, et, si elle les aime émouvants, ne les dédaigne pas gaillards. Le conte a donc été contemporain des chansons de geste et il a préexisté aux romans en prose.

Naturellement, il n’est point le même à toutes les époques. Très varié au moyen âge, tour à tour grivois, religieux, moral ou merveilleux, il est surtout grivois (parfois tendre) au XVIe et au XVIIe siècle. Au siècle suivant, la « philosophie » et la « sensibilité » y font leur entrée, et aussi un libertinage plus profond et plus raffiné.

Dans ces dernières années, le conte, assez longtemps négligé, a eu comme une renaissance. Nous sommes de plus en plus pressés ; notre esprit veut des plaisirs rapides ou de l’émotion en brèves secousses : il nous faut du roman condensé s’il se peut, ou abrégé si l’on n’a rien de mieux à nous offrir. Des journaux, l’ayant senti, se sont avisés de donner des contes en guise de premiers-Paris, et le public a jugé que, contes pour contes, ceux-là étaient plus divertissants. Il s’est donc levé toute une pléiade de conteurs : Alphonse Daudet d’abord et Paul Arène ; et, dans un genre spécial, les conteurs de la Vie parisienne : Ludovic Halévy, Gyp, Richard O’Monroy ; et ceux du Figaro et ceux du Gil Blas : Coppée, Théodore de Banville, Armand Silvestre, Catulle Mendès, Guy de Maupassant, chacun ayant sa manière, et quelques-uns une fort jolie manière.

Ces petits récits de nos contemporains ne ressemblent pas tout à fait, comme on pense, à ceux des conteurs de notre ancienne littérature, de Bonaventure Despériers, de La Fontaine, de Grécourt ou de Piron. On sait quel est le thème habituel de ces patriarches, le sujet presque unique de leurs plaisanteries. Et ces choses-là font toujours rire, et les personnes même les plus graves n’y résistent guère. Pourquoi cela ? On comprend que certaines images soient agréables, car l’homme est faible ; mais pourquoi font-elles rire ? Pourquoi les côtés grossiers de la comédie de l’amour mettent-ils presque tout le monde en liesse ? C’est qu’en effet c’est bien une comédie : c’est que le contraste est ironique et réjouissant entre le ton, les sentiments de l’amour, et ce qu’il y a de facilement grotesque dans ses rites. Et c’est une comédie aussi que nous donne la révolte éternelle et invincible de l’instinct dont il s’agit, dans une société dûment réglée et morigénée, tout emmaillotée de lois, traditions et croyances préservatrices, — cette révolte éclatant volontiers au moment le plus imprévu, sous l’habit le plus respectable, démentant tout à coup la dignité la plus rassurée ou l’ingénuité la plus rassurante et déjouant l’autorité la plus forte ou les précautions les mieux prises. Et peut-être aussi que les bons tours que la nature inférieure joue aux conventions sociales flattent l’instinct de rébellion et le goût de libre vie qu’apporte tout homme venant en ce monde. Il est donc inévitable que ces choses fassent rire, voulût-on faire le renchéri et le délicat, et il y avait bien quelque philosophie dans les faciles gaîtés de nos pères.

Ce vieux fonds inépuisable se retrouve chez nos conteurs d’aujourd’hui, surtout chez trois ou quatre que je n’ai pas besoin de nommer. Mais il est curieux de chercher ce qui s’y ajoute, particulièrement chez M. de Maupassant. Il me paraît avoir le tempérament et les goûts des conteurs d’antan et j’imagine qu’il aurait conté sous François Ier comme Bonaventure Despériers, et sous Louis XIV comme Jean de La Fontaine. Voyons donc ce qu’il tient apparemment de son siècle, de la littérature ambiante, et nous dirons après cela comment et par où nous le tenons quand même pour un classique en son genre.


II

Je crois que l’on peut dire, sans se tromper trop lourdement, que les contes de M. de Maupassant sont à peu près pour nous ce qu’étaient ceux de La Fontaine pour ses contemporains. Le rapprochement des deux recueils pourra donc suggérer des réflexions instructives sur les différences des temps et des conteurs.

On lit les contes de La Fontaine sur les bancs du collège, avec un Virgile tout prêt pour couvrir, au moindre mouvement du « pion », le volume prohibé. Les malins de l’institution Morenval les lisent même à la chapelle pendant la courte messe du dimanche, et s’en vantent. Du moins ils croient les lire, mais ils n’y cherchent qu’une chose. Après le collège, on dévore la littérature contemporaine, et, si par hasard se rencontraient de nouveau sous votre main les petits récits qui charmaient Henriette d’Angleterre, on les trouverait fades. Mais plus tard, quand on a tout lu et qu’on est sinon blasé, du moins rassis ; quand on sait se détacher des choses qu’on lit, en jouir comme d’un amusement qui n’intéresse et n’émeut que l’intelligence, les contes de La Fontaine, vus dans leur jour, à la façon d’un joli spectacle un peu lointain, peuvent être fort divertissants. Ce joyeux monde, presque tout artificiel, nous plaît par là même. Sept ou huit figures, toujours les mêmes, comme dans la comédie italienne : le moine ou le curé, le muletier ou le paysan, le bonhomme de mari marchand ou juge à Florence, le jouvenceau, la nonnain, la niaise, la servante et la bourgeoise, chacun ayant son rôle et sa physionomie immuable et ne faisant jamais que ce qui est dans ses attributions ; tous, sauf quelquefois les maris, contents de vivre, de belle et raillarde humeur, et tous, de la trogne enluminée au minois encadré dans la guimpe, occupés d’une seule chose au monde, d’une chose sans plus ; pour théâtre, un couvent, un jardin, une chambre d’auberge ou un vague palais d’Italie ; des tours pendables, déguisements, substitutions, quiproquos, des fables légères fondées sur des hasards et des crédulités invraisemblables ; un extrême naturel, une bonhomie délicieuse dans toute cette fantaisie, et çà et là un brin de réalité, des traits pris sur le vif, mais épars, accrochés à la rencontre ; quelquefois aussi un petit coin de paysage senti, un petit filet de vraie tendresse et une petite ombre de mélancolie… Voilà, dans leur ensemble, les contes de La Fontaine. L’artifice et l’uniformité des personnages et des sujets n’empêchent point ces bagatelles d’être charmantes par le tour de main, par la grâce incommunicable ; mais on prévoit tout de suite en quoi vont différer les contes d’aujourd’hui de ceux d’il y a deux siècles.

Je voudrais trouver un conte du Bonhomme et une historiette de M. de Maupassant dont la donnée fût à peu près pareille, en sorte que le rapprochement seul des deux récits nous éclairât sur ce que nous cherchons. Mais je n’en découvre point, justement parce que M. de Maupassant emprunte ses sujets et les détails de ses récits à la réalité proche et vivante. À moins qu’on ne puisse voir, à la grande rigueur, quelque ressemblance entre la Clochette, si l’on veut, et Une partie de campagne, car il s’agit ici et là de l’éternelle « oaristys » et d’un garçon menant une fille dans les bois, au printemps. Le conte de La Fontaine a cinquante vers ; il est délicieux et, par hasard, d’une vraie poésie, légère et exquise. Vous vous rappelez le jouvenceau

  Qui dans les prés, sur le bord d’un ruisseau,
  Vous cajolait la jeune bachelette
  Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent,
  Pendant qu’Io, portant une clochette,
  Aux environs allait l’herbe mangeant…

puis ledit « bachelier » détournant « sur le coi de la nuit » une génisse dont il a étoupé la clochette, et le dernier vers, d’un charme prolongé,

indéfini :

                O belles, évitez
  Le fond des bois et leur vaste silence.

Or voyez comme dans Une partie de campagne tout se précise et se « réalise » ; rappelez-vous M. et Mme Dufour, leur fille Henriette sur la balançoire dans une guinguette de Bezons, et les deux canotiers, et le petit bois de l’Ile-aux-Anglais, et la promenade de la mère faisant pendant à celle de la fille, et à l’arrière-plan M. Dufour et le jeune homme aux cheveux jaunes, le futur, tout cela donnant à l’idylle une saveur de réalité ironique et tour à tour triste et grotesque. Remarquez que l’héroïne de La Fontaine est une bachelette « au corps gent » : celle de M. de Maupassant est une grande fille brune. Cette différence n’a l’air de rien : elle est pourtant grosse de conséquences ; elle implique deux poétiques diverses.

De même, on peut se demander ce que serait devenue sous la plume de M. de Maupassant la Courtisane amoureuse. Le conte est fort joli, et vraiment touchant et tendre ; mais cela se passe n’importe où, en Italie, je crois ; le « milieu » est nul, les personnages n’ont aucun trait individuel. (Qu’on ne prenne point ceci pour une critique ; ce n’est qu’une remarque). Il est évident que M. de Maupassant, rencontrant le même sujet, l’eût traité tout autrement. Constance, je suppose, ne serait plus la créature gracieuse et seulement à demi réelle du conte italien : ce serait une « fille » et qui aurait quelque signe particulier. Lui, serait un étudiant, ou un rapin, ou un commis en nouveautés. L’histoire commencerait, j’imagine, à Bullier, se dénouerait dans quelque autre coin non moins réel, et il y aurait beaucoup de choses vues et, autour de l’action, beaucoup de petits détails significatifs, attendrissants, pittoresques ou cruels. Mais, au fait, j’y songe : les trente premières pages de Sapho, qu’est-ce autre chose que la Courtisane amoureuse accommodée au goût d’à présent ?

Ce qui nous plaît n’est donc plus tout à fait ce qui plaisait à nos pères, et tout d’abord le conte, chez M. de Maupassant, est devenu réaliste. Parcourez ses données : vous reconnaîtrez dans presque toutes un petit fait saisi au passage, intéressant à quelque titre, comme témoignage de la bêtise, de l’inconscience, de l’égoïsme, parfois même de la bonté humaine, ou réjouissant par quelque contraste imprévu, par quelque ironie des choses, dans tous les cas quelque chose d’arrivé, ou tout au moins une observation faite sur le vif et qui peu à peu a revêtu dans l’esprit de l’écrivain la forme vivante d’une historiette.

Et alors, au lieu des muletiers, jardiniers et manants des anciens contes, au lieu de Mazet et du compère Pierre, nous avons des paysans et des paysannes comme maître Vallin et sa servante Rose, maître Omont, maître Hauchecorne, maître Chicot et la mère Magloire, et combien d’autres (Une fille de ferme, la Ficelle, les Sabots, le Petit fût, etc.) ! Au lieu des dignes marchands et hommes de loi pareils de sort et de figure, voici M. Dufour, quincaillier ; M. Caravan, commis principal au ministère de la marine ; Morin, mercier (Une partie de campagne, En famille, etc.). Au lieu des joyeuses commères ou des nonnains sournoises, voici la petite Mme Lelièvre, Marroca, Rachelet Francesca Rondoli (Une ruse, Marroca, Mademoiselle Fifi, les Soeurs Rondoli). Et je ne dirai pas par quels couvents M. de Maupassant remplace ceux de La Fontaine.

Une conséquence de ce réalisme, c’est que ces contes ne sont pas toujours gais. Il y en a de tristes, il y en a surtout d’extrêmement brutaux. Cela était inévitable. La plupart des sujets sont empruntés à des classes et à des « milieux » où les instincts sont plus forts et plus aveugles. Dès lors il n’est guère possible qu’on rie toujours. Presque tous les personnages s’enlaidissent ou s’assombrissent rien qu’en passant de l’atmosphère artificielle des vieux contes gaulois à la lumière crue du monde réel. Et, par exemple, quelle différence entre la « bachelette », la fille galante conçue d’une façon générale, en l’air, comme une créature aimable et piquante

   Qui fait plaisir aux enfants sans souci,

et la fille comme elle est, dans toute la vérité de sa condition, de ses allures, de son langage, classée et, mieux que classée, inscrite ! Ce n’est plus du tout la même figure, mais plus du tout. Et ainsi pour les autres.

Joignez qu’en dépit de sa gaieté naturelle, M. de Maupassant, comme beaucoup d’écrivains de sa génération, affecte une morosité, une misanthropie qui communique à plusieurs de ses récits une saveur âpre à l’excès. Il est évident qu’il aime et recherche les manifestations les plus violentes de l’amour réduit au désir (Fou ? , Marroca, la Bûche, la Femme de Paul, etc.) et de l’égoïsme, de la brutalité, de la férocité naïve. Pour ne parler que de ses paysans, en voici qui mangent du boudin sur le cadavre de leur grand-père qu’ils ont fourré dans la huche afin de pouvoir coucher dans leur unique lit. Un autre, un aubergiste, ayant intérêt à la mort d’une vieille femme, s’en débarrasse gaiement en la tuant d’eau-de-vie, de « fil en dix ». Un autre, un brave homme, prend de force sa servante, puis, l’ayant épousée, la bat comme plâtre parce qu’elle ne lui donne pas d’« éfants ». D’autres, ceux-là hors la loi, braconniers et écumeurs de Seine, s’amusent royalement à tuer un vieil âne avec un fusil chargé de sel ; et je vous recommande aussi les gaietés de saint Antoine avec son Prussien (Un réveillon, le Petit fût, Une fille de ferme, l’Âne, Saint Antoine).

M. de Maupassant ne recherche pas avec moins de prédilection les plus ironiques rapprochements d’idées ou de faits, les combinaisons de sentiments les plus imprévues, les plus choquantes, les plus propres à froisser en nous quelque illusion ou quelque délicatesse morale — le comique et le sensuel se mêlant toujours, par bonheur, à ces combinaisons presque sacrilèges, non précisément pour les purifier, mais pour empêcher qu’elles ne soient pénibles. — Tandis que d’autres nous peignaient la guerre et ses effets sur les champs de bataille ou dans les familles, M. de Maupassant, se taillant dans la matière commune une part bien à lui, nous montrait les contrecoups de l’invasion dans un monde spécial et jusque dans des maisons qu’on désigne d’ordinaire par des périphrases. On se rappelle l’étonnant sacrifice de Boule-de-Suif et la conduite et les sentiments impayables de ses obligés, et dans Mademoiselle Fifi la révolte de Rachel, le coup de couteau, la fille dans le clocher, puis reconduite et embrassée par le curé, épousée enfin par un patriote sans préjugés. Notez que Rachel et Boule-de-Suif sont certainement, avec miss Harriet, le petit Simon, le curé d’Un baptême (je crois bien que c’est tout), les personnages les plus sympathiques des contes. Voyez aussi la pension Tellier conduite par « Madame » à la première communion de sa nièce, et les contrastes ineffables qui en résultent ; et le « truc » du capitaine Sommerive pour dégoûter le petit André du lit de sa maman, et l’impression très particulière qui se dégage de ce conte (le Mal d’André), dont on se demande s’il a le droit d’être drôle, encore qu’il le soit « terriblement ».

Il y a dans ces histoires et dans quelques autres une brutalité triomphante, un parti pris de considérer les hommes comme des animaux comiques ou tristes, un large mépris de l’humanité qui devient indulgent, il est vrai, aussitôt qu’entre en jeu… divumque hominumque voluptas, alma Venus : tout cela sauvé la plupart du temps par la rapidité et la franchise du récit, par la gaieté quand même, par le naturel parfait et aussi (j’ose à peine le dire, mais cela s’expliquera) par la profondeur même de la sensualité de l’artiste, laquelle au moins nous épargne presque toujours la grivoiserie.

Car il y a, ce me semble, une grande différence entre les deux, et qu’il est utile d’indiquer, la grivoiserie étant plutôt dans les contes d’autrefois et la sensualité dans ceux d’aujourd’hui. La grivoiserie consiste peut-être essentiellement à faire de l’esprit sur de certains sujets ; c’est un badinage de collégien ou de vieillard vicieux ; elle implique au fond quelque chose de défendu, et par suite l’idée d’une règle, et c’est même de là que lui vient son ragoût. La sensualité ignore cette règle, ou l’oublie ; elle jouit franchement des choses et s’en donne l’ivresse. Elle n’est pas toujours gaie, elle tourne même volontiers à la mélancolie. Elle peut être ignoble si elle se renferme dans la sensation initiale ; et c’est alors la delectatio morosa des théologiens. Mais il va sans dire qu’elle ne se comporte jamais ainsi chez un artiste : au contraire, par un mouvement naturel et invincible, elle devient poésie. Elle fait vibrer tout l’être, met en branle l’imagination et, par le sentiment du fini et du fugitif, l’intelligence même et jusqu’à la raison raisonnante. Peu à peu la sensation infime s’épanouit en rêve panthéiste ou se subtilise en désenchantement suprême. Surgit amari aliquid. La sensualité est donc quelque chose de moins frivole et de plus esthétique que la grivoiserie. Bonne ou mauvaise, je ne sais ; à coup sûr dissolvante, destructrice du vouloir et menaçante pour la foi morale.

Il faut avouer qu’elle envahit de plus en plus notre génération. C’est, dit-on, que nous avons les nerfs plus délicats, plus de tentations de ce côté, et, d’autre part, des croyances peu robustes et une très petite force de résistance. De grands esprits ont été atteints de cet agréable mal au tournant de l’âge mûr, et surtout ceux dont la jeunesse a été sévère. On sent, en lisant la Femme et l’Amour, que Michelet n’était pas tranquille. La préoccupation des femmes est devenue excessive dans les derniers écrits d’un de nos plus illustres contemporains : dites-moi s’il n’y a pas, en certains endroits de la Fontaine de Jouvence, le regret presque avoué d’avoir renoncé à sa part du banquet, le sentiment très poignant de quelque chose d’irréparable ; en somme, et quoique étoupé de litotes, de nuances, de phrases légères et fuyantes, le cri de désir et de désespoir du vieux Faust reconnaissant qu’il a lâché la proie pour l’ombre… « Plus tard je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les autres ; je reconnus en particulier que la nature ne tient pas du tout à ce que l’homme soit chaste. » Cette déclaration est propre à nous faire frémir, nous les simples, venant d’un membre de l’Institut. S’il est vrai que la nature « ne tient pas », à ce que dit le vieux Prospero (et elle le montre assez !), je crois pourtant que la société a quelque intérêt à ce que cette vertu ne soit pas trop discréditée et à ce qu’elle soit pratiquée, en gros, par les individus : elle a peut-être son prix, sinon en elle-même, au moins comme étant d’ordinaire la meilleure épreuve de la volonté et la plus décisive : car qui s’est vaincu de ce côté peut beaucoup sur soi. Mais ne nous donnons pas le ridicule de moraliser quand les grands-prêtres s’égayent. Je prie seulement qu’on ne prenne point ceci pour une digression ; car tout ce que j’ai dit ou cité, on voit quel avantage M. de Maupassant en peut tirer et quelle innocence lui font les apophtegmes des sages de notre temps.

Quoi qu’il en soit, si, épurée et n’étant plus qu’un souvenir et un regret, elle s’allie même aux spéculations du scepticisme le plus délicat, la sensualité s’accorde encore mieux avec le pessimisme et la brutalité dans l’art ; car, étant de sa nature inassouvissable et finalement troublante et douloureuse (animal triste…), elle ne porte point à voir le monde par ses plus nobles côtés et, se sentant fatale, elle étend volontiers à tout cette fatalité qui est en elle. Or M. de Maupassant est extraordinairement sensuel ; il l’est avec complaisance, il l’est avec fièvre et emportement ; il est comme hanté par certaines images, par le souvenir de certaines sensations. On comprend que j’hésite ici à administrer les preuves : qu’on veuille bien relire, par exemple, l’histoire de Marroca ou celle de cet amant qui tue par jalousie le cheval de sa maîtresse (Fou). On verra, en feuilletant les contes que, s’il arrive à M. de Maupassant d’être simplement grivois ou gaulois (et dans ce cas tout est sauvé par le rire), plus souvent encore il a la grande sensualité, celle qui — comment dirai-je ? — ne se localise point, mais qui déborde partout et fait de l’univers physique sa proie délicieuse : et alors tout est sauvé par la poésie. À la sensation initiale et grossière s’ajoutent les impressions des objets environnants, du paysage, des lignes, des couleurs, des sons, des parfums, de l’heure du jour ou de la nuit. Il jouit profondément des odeurs (Voyez Une idylle, les Soeurs Rondoli, etc.) ; c’est qu’en effet les sensations de cet ordre sont particulièrement voluptueuses et amollissantes. Mais, à vrai dire, il jouit du monde entier, et chez lui le sentiment de la nature et l’amour s’appellent et se confondent.

Cette façon de sentir, qui n’est pas neuve, mais qui est intéressante chez l’auteur de tant de récits joyeux, on la trouvait déjà dans sa première oeuvre, dans son livre de vers, d’un si grand souffle et malgré les fautes, d’une poésie si ardente. Les trois pièces capitales sont trois drames d’amour en pleine nature et que la mort dénoue. Quel amour ? Une force irrésistible, un désir fatal qui nous fait communier avec l’univers physique (car le désir est l’âme du monde) et qui conduit les amants, par l’inassouvissement à la tristesse, et, par la rage de s’assouvir, à la mort (Au bord de l’eau). L’auteur du Cas de Mme Luneau a débuté par des vers qui font songer à la poésie de Lucrèce et à la philosophie de Schopenhauer : et c’est bien en effet ce qu’il y a sous la plupart de ses contes.

Ainsi, au vieux et éternel fonds de gauloiserie on voit combien se sont ajoutés d’éléments nouveaux : l’observation de la réalité, et plus volontiers de la réalité plate ou violente ; au lieu de l’ancienne gaillardise, une sensualité profonde, élargie par le sentiment de la nature, mêlée souvent de tristesse et de poésie. Toutes ces choses ne se rencontrent pas à la fois dans tous les contes de M. de Maupassant : je donne l’impression d’ensemble. Au milieu de ses robustes gaîtés il a parfois, naturelle ou acquise, une vision pareille à celle de Flaubert ou de M. Zola ; il est atteint, lui aussi, de la plus récente maladie des écrivains, j’entends le pessimisme et la manie singulière de faire le monde très laid et très brutal, de le montrer gouverné par des instincts aveugles, d’éliminer presque par là la psychologie, la bonne vieille « étude du cœur humain », et en même temps de s’appliquer à rendre dans un détail et avec un relief où l’on n’ait pas encore atteint ce monde si peu intéressant en lui-même et qui ne l’est plus que comme matière d’art : en sorte que le plaisir de l’écrivain et de ceux qui le goûtent et qui entrent entièrement dans sa pensée n’est plus qu’ironie, orgueil, volupté égoïste. Nul souci de ce qu’on appelait l’idéal, nulle préoccupation de la morale, nulle sympathie pour les hommes, mais peut-être une pitié méprisante pour l’humanité ridicule et misérable ; en revanche, une science subtile à jouir du monde en tant qu’il tombe sous les sens et qu’il est propre à les délecter ; l’intérêt qu’on refuse aux choses accordé tout entier à l’art de les reproduire sous une forme aussi plastique qu’il se peut ; en somme, une attitude de dieu misanthrope, railleur et lascif. Plaisir étrange, proprement diabolique et où quelqu’un de Port-Royal — ou peut-être, dans un autre canton de la pensée, M. Barbey d’Aurevilly — reconnaîtrait un effet du péché originel, un legs du curieux et faible Adam, un présent du premier révolté. Je m’amuse à parler en idéaliste grognon, et il est probable que je force les traits rien qu’en les ramassant ; mais certainement cet orgueilleux et voluptueux pessimisme est au fond d’une grande partie de la littérature d’aujourd’hui. Or cette façon de voir et de sentir se rencontre peu dans les derniers siècles ; ce pessimisme de névropathes n’est guère chez nos classiques : comment donc ai-je dit que M. Guy de Maupassant en était un ?


III

Il l’est par la forme. Il joint à une vue du monde, à des sentiments, à des préférences que les classiques n’eussent point approuvées, toutes les qualités extérieures de l’art classique. Ç’a été aussi, du reste, une des originalités de Flaubert ; mais elle apparaît plus constante et moins laborieuse chez M. de Maupassant.

« Qualités classiques, forme classique », c’est bientôt dit. Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Cela emporte une idée d’excellence ; cela implique aussi la clarté, la sobriété, l’art de la composition ; cela veut dire enfin que la raison, avant l’imagination et la sensibilité, préside à l’exécution de l’œuvre et que l’écrivain domine sa matière.

M. de Maupassant domine merveilleusement la sienne, et c’est par là qu’il est un maître. Du premier coup il nous a conquis par des qualités qu’on a d’autant plus goûtées qu’elles passent pour caractéristiques de notre génie national, qu’on les retrouvait là où l’on n’eût pas trop songé à les réclamer, et qu’au surplus elles nous reposaient des affectations fatigantes d’autres écrivains. En trois ou quatre ans il est devenu célèbre et il y a longtemps qu’on n’avait vu une réputation littéraire aussi soudainement établie. Ses vers sont de 1880. On sentit tout de suite qu’il y avait autre chose dans Vénus rustique que le témoignage d’un tempérament très chaud. Puis vint Boule-de-Suif, cette merveille. En même temps M. Zola nous apprenait dans une chronique que l’auteur était aussi râblé que son style, et cela nous faisait plaisir. Depuis, M. de Maupassant n’a cessé d’écrire avec aisance de petits chefs-d’œuvre serrés.

Sa prose est d’une qualité excellente, et si nette, si droite, si peu cherchée ! Il a bien, comme tout le monde aujourd’hui, d’habiles alliances de mots, des trouvailles d’expression ; mais cela est toujours si naturel chez lui, si bien venu et si spontanément qu’on ne s’en avise qu’après coup. Remarquez aussi la plénitude, l’équilibre, le bon aménagement de sa phrase quand par hasard elle s’allonge un peu, et comme elle retombe « carrément » sur ses pieds. Ses vers déjà, quoique la poésie y fût abondante et forte, étaient plutôt des vers de prosateur (un peu comme ceux d’Alfred de Musset). Cela se reconnaissait à divers signes, par exemple au peu d’attention qu’il accorde à la rime, au peu de soin qu’il prend de la mettre en valeur, et encore à cette marque, que la phrase se meut et se développe indépendamment du système de rimes ou de la strophe et continuellement la déborde. Voici les premiers vers du volume :

  Les fenêtres étaient ouvertes. Le salon
  Illuminé jetait des lueurs d’incendies,
  Et de grandes clartés couraient sur le gazon.
  Le parc là-bas semblait répondre aux mélodies
  De l’orchestre, et faisait une rumeur au loin.

Les quatre premiers vers sont, par l’arrangement des rimes, un quatrain que dépasse la fin d’une phrase, apportant une rime nouvelle : c’est donc une sorte d’enjambement d’une strophe sur l’autre… Tout le long du recueil quelque chose d’assez difficile à préciser trahit chez le poète une vocation de prosateur.

Classique par le naturel de sa prose, par le bon aloi de son vocabulaire et par la simplicité du rythme de ses phrases, M. de Maupassant l’est encore par la qualité de son comique. Je crains de l’avoir tout à l’heure étrangement poussé au noir. Mettons seulement qu’il n’a pas la gaîté légère ; que, les choses ayant souvent deux côtés (sans compter les autres), celles dont il a coutume de nous faire rire ne sont guère moins lamentables que risibles, et qu’enfin ce qui est ou paraît si comique, c’est presque toujours, en dernière analyse, quelque difformité ou quelque souffrance physique ou morale. Mais cette espèce de cruauté du rire, on la trouverait chez les plus grands rieurs et les plus admirés. Et puis il y en a bien aussi, de ces contes, qui sont purement drôles et sans arrière-goût. Bref, si M. de Maupassant n’est pas médiocrement brutal, il n’est pas non plus médiocrement gai. Et son comique vient des choses mêmes et des situations ; il n’est pas dans le style ni dans l’esprit du conteur : M. de Maupassant ne fait jamais d’esprit et peut-être n’en a-t-il pas, au sens où l’entendent les boulevardiers. Mais quoi ! il a le don, en racontant uniment des histoires, sans traits, sans mots, sans intentions, sans contorsions, d’exciter des gaîtés démesurées et des éclats de rire intarissables. Relisez seulement Boule-de-Suif, la Maison Tellier, la Bouille, le Remplaçant, Décoré, la Patronne, la fin des Soeurs Rondoli ou, dans l’Héritage, l’affaire de Lesable avec le beau Maze. Or cela est peut-être bien du grand art dans de petits sujets et, comme rien n’est plus classique que d’obtenir de puissants effets par des moyens très simples, on trouvera que l’épithète de classique ne convient pas mal ici.

M. de Maupassant a l’extrême clarté dans le récit et dans la peinture de ses personnages. Il distingue et met en relief, avec un grand art de simplification et une singulière sûreté, les traits essentiels de leur physionomie. Quelque entêté de psychologie dira : Ce n’est pas étonnant ; ils sont si peu compliqués ! Et encore il ne les peint que par l’extérieur, par leurs démarches et leurs actes ! — Hé ! que voulez-vous ? L’âme de Mme Luneau ou de maître Omont est fort simple en effet, et les nuances et les conflits et les embrouillamini délicats d’idées et de sentiments ne se rencontrent guère dans les régions où se plaît M. de Maupassant. Mais qu’y faire ? Le monde est ainsi et nous ne pouvons pas être tous des Obermann, des Horace ou des Mme de Mortsauf. Et je dirais ici, si c’était le lieu, que l’analyse psychologique n’est peut-être pas un si grand mystère que l’on croit… — Mais miss Harriet, monsieur ? Comment en vient-elle à aimer ce jeune peintre ? Quel mélange cet amour doit faire avec les autres sentiments de cette demoiselle ! L’histoire de son passé, ses souffrances, ses luttes intérieures, voilà qui serait intéressant ! — Je crois, hélas ! que ce serait fort banal, et que justement miss Harriet nous amuse et nous reste dans la mémoire parce qu’elle n’est qu’une silhouette bizarre, ridicule et touchante. Il y a dans tous ces contes tout autant de « psychologie » qu’il en fallait. Il y en a dans la Ficelle ; il y en a, d’un autre genre, dans le Réveil et, si vous voulez une alliance originale de sentiments mêlés eux-mêmes à des sensations rares (quelque chose comme du Pierre Loti, mais avec un peu plus de verbes et moins d’adjectifs), vous en trouverez un spécimen dans la jolie fantaisie de Châli.

M. de Maupassant a encore un autre mérite qui, sans être propre aux classiques, se rencontre plus fréquemment chez eux et qui devient assez rare chez nous. Il a au plus haut point l’art de la composition, l’art de tout subordonner à quelque chose d’essentiel, à une idée, à une situation, en sorte que d’abord tout la prépare et que tout ensuite contribue à la rendre plus singulière et plus frappante et à en épuiser les effets. Dès lors, point de ces digressions où s’abandonnent tant d’autres « sensitifs » qui ne se gouvernent point, qui s’écoulent comme par des fentes et s’y plaisent. De descriptions ou de paysages, juste ce qu’il en faut pour « établir le milieu », comme on dit ; et des descriptions fort bien composées elles-mêmes, non point faites de détails interminablement juxtaposés et d’égale valeur, mais brèves et ne prenant aux choses que les traits qui ressortent et qui résument. On peut étudier cet art très franc dans d’assez longs récits comme Boule-de-Suif, En famille, Un héritage. Mais voyez un peu comme dans Ce cochon de Morin la première page prépare, explique, justifie l’incartade du pauvre homme ; puis comme tout contribue à faire plus plaisante l’exclamation qui revient régulièrement sur « ce cochon de Morin » ; comme tous les détails de la séduction d’Henriette par le négociateur Labarbe rendent la ritournelle plus imprévue, plus savoureuse, la remplissent pour ainsi dire d’un sens de plus en plus fort et ironique, et comme le comique en devient profond et irrésistible, tout à la fin, dans la bouche du mari d’Henriette. — Clairs, simples, liés et vigoureux, d’une drôlerie succulente et foncière, tels sont presque tous ces petits contes : et ils marchent d’un train !…

Il est assez curieux que, de tous les conteurs et romanciers qui mènent aujourd’hui quelque tapage, ce soit le plus osé peut-être et le plus indécent qui se rapproche le plus de la sobre perfection des classiques vénérables ; qu’on puisse constater dans Boule-de-Suif l’application des excellentes règles inscrites aux traités de rhétorique, et que l’Histoire d’une fille de ferme, tout en alarmant leur pudeur, soit propre à satisfaire les humanistes les plus munis de préceptes et de doctrine. Et pourtant cela est ainsi. On peut sans doute rattacher M. de Maupassant à quelques contemporains. Visiblement il procède de Flaubert : il a souvent, avec plus de gaieté, le genre d’ironie du vieux pessimiste et, avec plus d’aisance et quelque chose de moins plastique, sa forme arrêtée et précise. Il a de M. Zola, avec une morosité moins sombre et une allure moins épique, le goût de certaines brutalités. Et enfin je ne sais quoi chez lui fait rêver par endroits d’un Paul de Kock qui saurait écrire. Un professeur de ma connaissance (celui qui définit Plutarque « le La Bruyère apôtre d’un confessionnal païen ») n’hésiterait pas à appeler M. de Maupassant un Zola sobre et gai, un Flaubert facile et détendu, un Paul de Kock artiste et misanthrope. Mais qu’est-ce que cela veut dire, sinon qu’il est bien lui-même, avec un fonds de sentiments et d’idées par où il est de son temps, et avec des qualités de forme par où il fait songer aux vieux maîtres et échappe aux affectations à la mode, mièvrerie, jargon, obscurité, surabondance et dédain de la composition.

Ai-je besoin de dire maintenant que, bien qu’un sonnet sans défauts vaille un long poème, un conte est sans doute un chef-d’œuvre à moins de frais qu’un roman ; que, d’ailleurs, même dans les contes de M. de Maupassant on trouverait, en cherchant bien, quelques fautes et notamment des effets forcés, des outrances de style çà et là (comme quand il nous montre, dans la Maison Tellier, pour obtenir un contraste plus fort, des premiers communiants « jetés sur les dalles par une dévotion brûlante » et « grelottants d’une fièvre divine » : — à la campagne ! dans un village de Normandie ! de petits Normands !) ? Faut-il ajouter qu’on ne saurait tout avoir et que je ne me le représente pas du tout écrivant la Princesse de Clèves ou seulement Adolphe ? — Assurément aussi il y a des choses qu’il est permis d’aimer autant que les Contes de la Bécasse. On peut même préférer à l’auteur de Marroca tel artiste à la fois moins classique et moins brutal, et l’aimer, je suppose, pour le raffinement même et la distinction de ses défauts. Mais il reste à M. de Maupassant d’être un écrivain à peu près irréprochable dans un genre qui ne l’est pas, si bien qu’il a de quoi désarmer les austères et plaire doublement aux autres.