Les Contemporains/Quatrième série/Baudelaire

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Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 17-32).

BAUDELAIRE

Oeuvres posthumes et Correspondances inédites, précédées d’une étude biographique, par Eugène CRÉPET.


Le jeune marquis Wolfgang de Cadolles, fils d’émigré, s’enrôle dans l’armée de l’empereur par besoin d’action, patriotisme, amour de la gloire.

Il se distingue à Wagram ; l’empereur le décore de sa main, et dès lors le marquis appartient corps et âme à Napoléon. Il devient rapidement colonel. Après l’abdication de l’empereur, Wolfgang retrouve son père rapatrié, et une belle royaliste qu’il aime depuis son adolescence, Mme de Timey. Il est près de faire sa soumission aux Bourbons, quand l’empereur revient de l’île d’Elbe. Comme Ney, comme Labédoyère, Wolfgang se rallie irrésistiblement à son ancien maître. Il se cache après Waterloo ; il écrit à Mme de Timey : « Venez et fuyons ensemble. » Elle hésite et répond : « Non. » Seconde lettre de Wolfgang : « Puisque vous ne voulez pas fuir avec moi, vous ne m’aimez plus, et je me constitue prisonnier. » Et, quoique le roi lui ait accordé spontanément sa grâce, il se tue dans sa prison.

Voilà un canevas de drame. Il n’est pas prodigieusement original. Il pourrait être de n’importe qui. Or, il est de l’auteur de Une Martyre, des Litanies de Satan et de Delphine et Hippolyte. C’est M. Crépet qui nous en donne le scénario assez développé dans le volume qu’il vient de publier : Oeuvres posthumes et Correspondances inédites de Charles Baudelaire.

Il faut être juste. Deux scènes, dans ce scénario, portent la marque du poète des Fleurs du mal.

Au premier acte, nous avons vu arriver chez le comte de Cadolles un soldat français, le trompette Triton, blessé, sanglant, déguenillé. Triton, guéri, devient chef des piqueurs du comte, et Wolfgang passe sa vie à la chasse avec Triton. « Ce trompette, à son insu, corrompt, séduit le marquis. Il lui explique, dans son langage de trompette, dans un style violent, pittoresque, grossier, naïf, ce que c’est qu’un combat, une charge de cavalerie ; ce que c’est que la gloire, les amitiés de régiment, etc. Depuis longtemps, bien longtemps, Triton n’a plus de famille ; il n’est pas rentré au village depuis les grandes guerres de la république ; il ne sait pas ce qu’est devenue sa mère. Le régiment du 1er houzards est devenu sa famille. — Une nuit, Wolfgang dit au trompette de seller les deux meilleurs chevaux. Et, en route, il lui dit : — Devine où nous allons. Nous allons rejoindre la grande armée. Je ne veux pas qu’on se batte sans moi. »

Cela, c’est d’assez bonne et plausible psychologie.

Au quatrième acte, « Mme de Timey raconte son histoire à Wolfgang. Le comte de Timey, qui était un homme très intelligent et très corrompu, a été l’amant de sa mère, femme d’un autre émigré français, Mme d’Evré. Avant de mourir, après sa confession, M. le comte de Timey a voulu épouser Mlle d’Evré, qui était peut-être, et probablement même, sa fille. Le moribond a employé sa nuit de noces à enseigner à sa femme sa corruption morale et sa corruption politique. Il lui a dit finalement : Ma chère fille, je laisse dans votre âme virginale l’expérience d’un vieux roué. Et puis, il est mort. Ainsi, elle s’est trouvée subitement riche, veuve quoique vierge, et pleine d’expérience quoique innocente. »

Cela, c’est du bizarre, du surprenant, du diabolique, du satanique, et Baudelaire a dû être particulièrement satisfait de cette invention.

Mais, au reste, je ne vous ai parlé de ce plan de drame que pour avoir le droit de vous parler, à cette place[1], de Baudelaire lui-même. J’ai passé, en parcourant ses Oeuvres posthumes, par trois impressions. J’ai senti l’impuissance et la stérilité de cet homme, et il m’a presque irrité par ses prétentions. Puis j’ai senti sa misère, sa souffrance intime, et je l’ai plaint ; j’ai reconnu en lui des vertus d’honnête homme ; j’ai cru à sa sincérité d’artiste, dont je doutais d’abord. — Enfin, ayant relu les Fleurs du mal, j’y ai pris plus de plaisir que je n’en attendais, et j’ai été contraint de reconnaître, quoi qu’en aient dit d’habiles gens, la réelle, l’irréductible originalité de cet esprit si incomplet.

J’ouvre les deux petits recueils de « Pensées » de Baudelaire, Fusées et Mon cœur mis à nu. Il n’y a pas à dire, cela est terriblement pauvre, avec de grands airs. C’est la recherche la plus puérile des opinions singulières. Et cela aboutit à des paradoxes aussi faciles qu’effroyables. Il y en a qui reposent tout entiers sur un mot détourné de son sens. Exemple : « L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution. Qu’est-ce que l’art ? Prostitution… L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, Dieu. » Ou bien : « L’amour peut dériver d’un sentiment généreux. Le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété… » Si vous croyez que cela veut dire quelque chose !

Ou bien : « De la féminéité de l’Église, comme raison de son omni-puissance. » Ou bien : « Analyse des contre-religions ; exemple : la prostitution sacrée. Qu’est-ce que la prostitution sacrée ? Excitation nerveuse. — Mysticité du paganisme. Le mysticisme, trait d’union entre le paganisme et le christianisme. Le paganisme et le christianisme se prouvent réciproquement. » Le pire, c’est que je sens ce malheureux parfaitement incapable de développer ces notes sibyllines. Les « pensées » de Baudelaire ne sont, le plus souvent, qu’une espèce de balbutiement prétentieux et pénible. Une fois, il déclare superbement : « J’ai trouvé la définition du beau, de mon beau à moi. » Et il écrit deux pages pour nous dire qu’il ne conçoit pas la beauté sans mystère ni tristesse ; mais il ne l’explique pas, il ne saurait. On n’imagine pas une tête moins philosophique.

Je ne parle pas de ces maximes d’une perversité si aisée qu’il semble qu’on en fabriquerait comme cela à la douzaine : « Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté. » — « Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre. » — « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux », etc… Et son catholicisme ! et son dandysme ! et son mépris de la femme ! et son culte de l’artificiel ! Que tout cela nous paraît aujourd’hui indigent et banal ! « La femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur… La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. — J’ai toujours été étonné qu’on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelles conversations peuvent-elles avoir avec Dieu ? La jeune fille, ce qu’elle est en réalité. Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécillité unie à la plus grande dépravation. — Le commerce est, par son essence, satanique… Le commerce est naturel, donc il est infâme », etc… Tout est de cette force. Ces plats paradoxes me feraient presque aimer le plat bon sens de « ce coquin de Franklin ».

Pourtant une chose me touche : c’est de voir combien a peiné ce malheureux pour produire ces extravagances. Il y a en lui une détresse, une angoisse, un sentiment atroce de sa stérilité. Son éditeur nous dit très sérieusement : « Nous ne possédons qu’une vingtaine de feuilles volantes qui se rattachent aux conceptions des romans et des nouvelles que Baudelaire porta vingt ans dans sa tête sans en confier rien au papier. » Les chef-d’œuvre qu’on prémédite vingt ans sans en écrire une ligne… je connais cela. Hélas ! l’œuvre posthume de Baudelaire se réduit presque à des titres de nouvelles et de romans, tels que : Le Marquis invisible, la Maîtresse de l’idiot, la Négresse aux yeux bleus, la Maîtresse vierge, les Monstres, l’Autel de la volonté, le Portrait fatal… Évidemment ces titres lui semblaient très singuliers et très beaux. Mais était-ce pour lui-même quelque chose de plus que des titres ? Sans cesse, dans sa correspondance, il confesse sa paresse, il jure de travailler, et il ne peut pas.

Ce qui me touche encore, c’est son dégoût des hommes et des choses ; de « ce qui est ». Ce dégoût, bien qu’il l’exprime le plus souvent avec une insupportable affectation, je le crois, je le sens sincère. C’est vraiment une âme née malheureuse, tourmentée de désirs toujours indéterminés, toujours inassouvis, toujours douloureux. Cet homme, si peu simple — en apparence, — si obscur dans ses idées, si préoccupé d’étonner et de mystifier les autres, m’eût immensément déplu, j’imagine, à une première rencontre. Mais j’aurais bientôt découvert que le plus mystifié et le plus étonné de tous, c’était encore lui. Sa personne m’aurait sûrement intéressé, et probablement séduit à la longue. Ce qu’on ne peut certes lui refuser, c’est d’avoir été un Inquiet. Il a eu, au plus haut point, ce qui a manqué à de plus grands que lui : le sentiment, le souci et souvent la terreur du Mystère qui nous entoure…

Chose inattendue : vers la fin de sa vie, de sa pauvre vie si sombre où la débauche morne et appliquée, puis l’opium, le haschich, et, enfin, l’alcool, avaient fait tant de ravages, son catholicisme si peu chrétien, son catholicisme impie et sensuel, celui des Fleurs du mal, semble s’épurer et s’attendrir, et lui descendre, — ou lui remonter, — dans le cœur. Il a honte de lui ; il a des idées de conversion, de perfectionnement moral. Il écrit : « À Honfleur ! le plus tôt possible, avant de tomber plus bas… Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu’il est grandement temps d’agir !… » Et ses notes intimes se terminent par cette page, où il y a, si vous le voulez, encore un peu d’artifice et de « pose » en face de soi-même, mais où j’ai tout aussi bien le droit de trouver (qui sait ?) de la simplicité, de la piété, de l’humilité :

« Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie :

« Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poë, comme intercesseurs : les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la justice même, pour la réussite de mes projets ; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts : une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis, et une pour ma mère ; obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu’ils soient. »

Plus je me rapproche de l’homme, et plus je reviens de mes préventions contre l’artiste. Dans toute sa correspondance avec son éditeur et ami Poulet-Malassis, il montre de la délicatesse, de la fierté, de la franchise, de la fidélité en amitié. Ses lettres à Sainte-Beuve lui font tout à fait honneur. Sainte-Beuve témoigna toujours beaucoup d’affection à Baudelaire, soit qu’il eût en effet du goût pour sa personne, soit qu’il le sentît très malheureux. En tous cas, l’auteur de Volupté, qui n’était pas précisément un naïf, n’a pas douté un instant de la sincérité du poète des Fleurs du mal. Baudelaire s’épanche avec Sainte-Beuve plus librement qu’avec tout autre ; il est simple, affectueux, confiant. Sainte-Beuve avait coutume de l’appeler : « Mon cher enfant » ; et Baudelaire (qui blanchit de bonne heure) lui répond de Bruxelles (mars 1865) : « Quand vous m’appelez : Mon cher enfant, vous m’attendrissez et vous me faites rire en même temps. Malgré mes grands cheveux blancs qui me donnent l’air d’un académicien (à l’étranger), j’ai grand besoin de quelqu’un qui m’aime assez pour m’appeler son enfant… » Il lui demande, un jour, un article sur les Histoires extraordinaires de Poë ; Sainte-Beuve promet l’article, ne l’écrit point, et Baudelaire ne lui en veut pas.

L’affection de Baudelaire pour le grand critique datait de loin ; les Poésies de Joseph Delorme étaient déjà, au collège, un de ses livres de prédilection ; et à vingt ans, il envoyait des vers (dont quelques uns assez beaux) à son poète favori… Et, en effet, les poésies de Sainte-Beuve, — si curieuses, mais qui ne sont aujourd’hui connues et aimées que d’un petit nombre de lettrés, — ressemblent déjà par endroits, sinon à des « fleurs du mal », du moins à des fleurs assez malades.

M. Crépet a bien raison de dire dans sa Préface : « J’ai la conviction que ces documents ne peuvent que servir la mémoire de Baudelaire, en la dégageant, sous certains aspects, des ombres qui la couvraient. » On constatera, en feuilletant le volume, que Baudelaire fut un bon fils. J’entends par là que jamais il ne contrista sa mère autrement que par ses vices, dont je ne sais à quel point il faut le rendre responsable, et qu’il fut constamment, avec elle, affectueux, attentif et tendre. On verra aussi que ce grand débauché garda pendant vingt ans une mulâtresse, Jeanne Duval, qui le trompa de toutes les façons ; que, lorsqu’elle fut, jeune encore, frappée de paralysie, il la fit entrer à ses frais à l’hospice Dubois ; que, lorsqu’elle en voulut sortir avant sa guérison, il revint habiter avec elle, et qu’il ne cessa de lui venir en aide, même après qu’il eut fixé sa résidence en Belgique, malgré l’extrême gêne à laquelle il était lui-même réduit.

Cette Jeanne Duval, c’est la maîtresse noire, le « vase de tristesse », la « grande taciturne », la « sorcière », la « nymphe ténébreuse et chaude » des Fleurs du mal. Or, il paraît bien qu’elle n’avait, à part sa race, rien de remarquable. Voici son signalement : « Pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crépus, poitrine assez plate, de taille assez grande, marchant mal ». Une réflexion ne vous vient-elle pas ? Toutes les femmes que les poètes ont aimées et dont ils ont chanté l’incomparable beauté ; depuis la maîtresse d’Anacréon jusqu’à celle de Baudelaire, en passant par Délie, Cynthie, Béatrix, Laure, Cassandre, Elvire… — si nous les avions sous les yeux telles qu’elles ont été, qui sait ? elles ressembleraient peut-être à une bande de trottins, de bonnes et de figurantes, et nous nous dirions : — « N’était-ce que cela ? » Ô bienfaisante poésie, fille de l’éternelle illusion !

Enfin, il est certain que Baudelaire n’a pas été gâté par la vie. Il avait sept ans quand sa mère se remaria au colonel Aupick. À vingt ans, pour quelque désordre qu’on ignore, il est embarqué par son beau-père pour Calcutta. À son retour, il entre en possession de son patrimoine, soixante-dix mille francs. En deux ans, il en dépense la moitié ; on lui donne un conseil judiciaire. Il se refuse obstinément à faire autre chose que de la littérature. Il vit donc, pendant vingt ans, de la rente des trente-cinq mille francs qui lui restaient, et du produit de sa plume (produit fort mince). Or, il ne fait pas, pendant ces vingt ans, plus de dix mille francs de dettes nouvelles. Vous jugez que, dans ces conditions, il n’a pas dû se livrer souvent à des orgies néroniennes ! Il s’est débattu jusqu’à la fin dans les plus cruels embarras d’argent. Sur ce point, sa correspondance fait mal à lire… Joignez à cela sa maladie nerveuse, dont il put bien hâter les progrès par des excès de toute sorte, mais qui était d’ailleurs héréditaire. « Mes ancêtres, écrit-il, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions. »… Ah ! le pauvre dandy, le pauvre mystificateur, le pauvre buveur d’opium, le pauvre diable de poète « diabolique » ! Comme il faut le plaindre !

Eh bien ! non, car, tout compte fait, il a trouvé et laissé après lui quelque chose. Son influence, après sa mort, a été très grande sur beaucoup de jeunes gens, et même sur des poètes d’un âge mûr. Le baudelairisme n’est peut-être pas une fantaisie négligeable dans l’histoire de la littérature. Il n’est pas tout entier, quoi qu’on en ait dit, dans l’application de deux ou trois procédés d’une certaine rhétorique. Quand j’ai lu pour la première fois les Fleurs du mal, je n’étais déjà plus un adolescent, et cependant j’en ai senti très vivement le charme particulier. Je les ai relues, et je voudrais vous dire l’espèce de plaisir qu’elles m’ont fait et ce que j’ai cru y voir. Mais le baudelairisme est difficile à définir. Je ne puis qu’indiquer très sommairement ce qu’il est, ou ce qu’il a l’air d’être.

C’est une des formes extrêmes, la moins spontanée et la plus maladive, de la sensibilité poétique. C’est tout un ensemble d’artifices, de contradictions volontaires. Essayons d’en noter quelques-unes.

On y trouve mêlés le réalisme et l’idéalisme. C’est la description outrée et complaisante des plus désolants détails de la réalité physique, et c’est, dans le même moment, la traduction épurée des idées et des croyances qui dépassent le plus l’impression immédiate que font sur nous les corps. — C’est l’union de la sensualité la plus profonde et de l’ascétisme chrétien. « Dégoût de la vie, extase de la vie », écrit quelque part Baudelaire. On raffine sur les sensations ; on en crée presque de nouvelles par l’attention et par la volonté ; on saisit des rapports subtils entre celles de la vue, celles de l’ouïe, celles de l’odorat (ces dernières surtout ont été recherchées de Baudelaire) ; on se délecte du monde matériel, et, en même temps, on le juge vain, — ou abominable. — C’est encore, en amour, l’alliance du mépris et de l’adoration de la femme, et aussi de la volupté charnelle et du mysticisme. On considère la femme comme une esclave, comme une bête, ou comme une simple pile électrique, et cependant on lui adresse les mêmes hommages, les mêmes prières qu’à la Vierge immaculée. Ou bien, on la regarde comme le piège universel, comme l’instrument de toute chute, et on l’adore à cause de sa funeste puissance. Et ce n’est pas tout : dans l’instant où l’on prétend exprimer la passion la plus ardente, on s’applique à chercher la forme la plus précieuse, la plus imprévue, la plus contournée, c’est-à-dire celle qui implique le plus de sang-froid et l’absence même de la passion. — Ou bien, pour innover encore dans l’ordre des sentiments, on se pénètre de l’idée du surnaturel, parce que cette idée agrandit les impressions, en prolonge en nous le retentissement ; on pressent le mystère derrière toute chose ; on croit ou l’on feint de croire au diable ; on l’envisage tour à tour ou à la fois comme le père du Mal ou comme le grand Vaincu et la grande Victime ; et l’on se réjouit d’exprimer son impiété dans le langage des pieux et des croyants. On maudit le « Progrès » ; on déteste la civilisation industrielle de ce siècle, comme hostile au mystère ; on la juge écoeurante de rationalisme, et, en même temps, on jouit du pittoresque spécial que cette civilisation a mis dans la vie humaine et des ressources qu’elle apporte à l’art de développer la sensibilité…

Le baudelairisme serait donc, en résumé, le suprême effort de l’épicuréisme intellectuel et sentimental. Il dédaigne les sentiments que suggère la simple nature. Car les plus délicieux, ce sont les plus inventés, les plus savamment ourdis. Le fin du fin, ce sera la combinaison de la sensualité païenne et de la mysticité catholique, s’aiguisant l’une par l’autre, — ou de la révolte de l’esprit et des émotions de la piété. Comme rien n’égale en intensité et en profondeur les sentiments religieux (à cause de ce qu’ils peuvent contenir de terreur et d’amour), on les reprend, on les ravive en soi, — et cela, en pleine recherche des sensations les plus directement condamnées par les croyances d’où dérivent ces sentiments. On arrive ainsi à quelque chose de merveilleusement artificiel… Oui, je crois que c’est bien là l’effort essentiel du baudelairisme : unir toujours deux ordres de sentiments contraires et, au premier abord, incompatibles, et, au fond, deux conceptions divergentes du monde et de la vie, la chrétienne et l’autre, ou, si vous voulez, le passé et le présent. C’est le chef-d’œuvre de la Volonté (je mets, comme Baudelaire, une majuscule), le dernier mot de l’invention en fait de sentiments, le plus grand plaisir d’orgueil spirituel… Et l’on comprend qu’en ce temps d’industrie, de science positive et de démocratie, le baudelairisme ait dû naître, chez certaines âmes, du regret du passé et de l’exaspération nerveuse, fréquente chez les vieilles races…

Maintenant il va sans dire que le baudelairisme est antérieur à Baudelaire. Mais les Fleurs du mal en offrent l’expression la plus voulue, la plus ramassée et, somme toute, la plus remarquable jusqu’à présent. Sans doute, le souffle y est court et haletant ; les obscurités et les impropriétés d’expression n’y sont pas rares, — ni même les banalités. Avec cela, une douzaine au moins de ces poèmes sont fort beaux. Et vous trouverez dans tout le livre de ces vers qui appartiennent en propre à Baudelaire, des vers qu’on n’avait pas faits avant lui, vers singuliers, « troublants », charmants, mystérieux, douloureux…

Ce qui a fait tort à Baudelaire, ce sont ses imitateurs, dont la plupart sont intolérables. Il leur doit de paraître aujourd’hui faux et suranné à beaucoup d’honnêtes gens. Mais lui-même avait écrit : « Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif. Il y a parfaitement réussi.

Le baudelairisme est bon à son heure, pour nous consoler de Voltaire, de Béranger, de M. Thiers, et des esprits qui leur ressemblent. Et réciproquement.


  1. Feuilleton dramatique des Débats.