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Les Contemporains/Quatrième série/Ernest Renan

La bibliothèque libre.
Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 245-261).

ERNEST RENAN

LE « PRÊTRE DE NÉMI »[1].


Le grand magicien nous préparait une dernière surprise : il vient d’écrire une œuvre de foi. Telle a été mon impression dès l’abord, et elle m’est demeurée, bien que le livre ait produit sur d’autres une impression toute contraire. C’est peut-être qu’il y a plusieurs façons de lire et d’entendre M. Renan, et que, cette fois, j’ai choisi la bonne. Le Prêtre de Némi, contre toute attente, m’a édifié.

Sans doute vous y reconnaîtrez quelques-unes des idées que M. Renan a exprimées déjà (dans les Dialogues philosophiques, dans Caliban, dans la Fontaine de Jouvence, dans les Souvenirs, dans l’article sur Amiel) ; vous y retrouverez son dilettantisme, son attitude en face du monde, son âme hautaine et tendre, caressante et ironique, attirante et fuyante. Et pourtant ce n’est plus la même chose. L’oeuvre est d’une beauté moins perverse (je parle ici comme un cœur simple). La préoccupation de la femme y est moins aiguë : ce n’est plus une hantise. Vous y chercherez en vain les anciennes fantaisies de négation voluptueuse, la philosophie du suicide délicieux de Prospero. Puis le doute, s’il n’est pas précisément absent du livre, y est plus austère et plus triste. Il semble enfin que, des opinions confrontées dans le drame, une affirmation se dégage, plus nette qu’on ne l’attendait de M. Renan, et qu’après nous avoir si longtemps troublés autant qu’il nous charmait, il se repose aujourd’hui dans l’espèce de certitude dont il est capable et dans une sérénité moins inquiétante pour nous.

Voilà du moins ce que j’avais cru voir ; mais je n’en étais pas absolument sûr. La préface, que j’ai lue, ensuite, m’a prouvé que j’avais bien vu. « J’ai voulu dans cet ouvrage, dit M. Renan, développer une pensée analogue à celle du messianisme hébreu, c’est-à-dire la foi au triomphe définitif du progrès religieux et moral, nonobstant les victoires répétées de la sottise et du mal. » Voyons donc sous quel aspect se présente l’acte de foi de M. Renan.


I.

Qu’il a bien fait de ressusciter cette vieille forme du conte, du dialogue, du drame philosophique, si fort en honneur au siècle dernier, et comme cette forme convient à son esprit ! Nulle ne se prête mieux à l’expression complète et nuancée de nos idées sur la vie, sur le monde et l’histoire. Elle fait vivre les abstractions en les traduisant par une fable qui est de l’observation généralisée ou, si on veut, de la réalité réduite à l’essentiel. Elle permet de présenter une idée sous toutes ses faces, de la dépasser et de revenir en deçà, de la corriger à mesure qu’on la développe. Elle permet de s’abandonner librement à sa fantaisie, d’être artiste et poète en même temps que philosophe. Comme la fable choisie n’est point la représentation d’une réalité rigoureusement limitée dans le temps et dans l’espace, on y peut mettre tout ce que le souvenir et l’imagination suggèrent de pittoresque et d’intéressant. Il n’est point de forme littéraire par où nous puissions exprimer avec autant de finesse et de grâce ce que nous avons d’important à dire. Je me figure que le conte ou le drame philosophique serait le genre le plus usité dans cette cité idéale des esprits que M. Renan a quelquefois rêvée. Car les vers sont une musique un peu vaine et qui combine les sons selon des lois trop inflexibles ; le théâtre impose des conventions trop étroites, nécessaires et pourtant frivoles ; le roman traite de cas trop particuliers, enregistre trop de détails éphémères et négligeables, et où ne sauraient s’attacher que des intelligences enfantines. Au contraire, le conte ou le drame philosophique est le plus libre des genres, et ne vaut, d’autre part, qu’à la condition de ne rien exprimer d’insignifiant. C’est pour cela que M. Renan l’a adopté. L’Histoire des origines du christianisme elle-même tient beaucoup du conte philosophique.

Revenons au Prêtre de Némi. C’est un étrange composé. Nous sommes à Albe-la-Longue, près du lac Némi, sept cents ans avant l’ère chrétienne. Sur la terrasse du rempart, d’où l’on découvre à l’horizon les murs de Rome naissante, nous rencontrons nos contemporains, des députés de l’extrême droite, des « centre gauche », des opportunistes et des anarchistes. Il est vrai qu’il faut les supposer habillés comme les personnages de Masaccio au Carmine de Florence, et que la sibylle Carmenta porte la robe des Vertus de François d’Assise dans le tableau de Sano di Pietro. Mais cela n’empêche point le grand prêtre Antistius de parler et de penser, vingt-cinq siècles à l’avance, comme M. Ernest Renan, tout en traduisant au passage un vers d’Eschyle et un vers de Lucrèce. Et l’histoire se termine par un verset de Jérémie. Tout cela fait un mélange de haute saveur. On voltige sur les âges ; c’est charmant. Ce drame contient, du reste, une douce satire politique, la peinture d’un peuple décadent vaincu par un peuple jeune, des paysages, une idylle, des prières et des effusions mystiques, une philosophie de l’histoire, une conception du monde. Ce drame contient même un drame, qu’il faut raconter brièvement.


II.

Une tradition veut que le grand prêtre de Némi n’arrive au sacerdoce que par le meurtre de son prédécesseur. Antistius a rompu cette tradition en se faisant nommer par le suffrage populaire. C’est un homme de progrès, un rêveur. Il veut épurer le culte, abolir les sacrifices humains ; et, quoique Albe-la-Longue ait été vaincue par Rome, il n’a point de haine contre les vainqueurs ; il est plus Latin qu’Albin, il prévoit la future grandeur de Rome et son rôle bienfaisant. Mais ce novateur mécontente tout le monde. Les citoyens « modérés et sensés » lui reprochent de hâter la décadence d’une société qui se décomposera si elle ne garde ses vieilles institutions. Les hommes du peuple le haïssent parce qu’ils tiennent à leurs superstitions et « parce qu’il n’a pas l’air d’un prêtre ». Métius, qui représente l’aristocratie, tout en reconnaissant l’intelligence et la vertu d’Antistius, le blâme par esprit de conservation et par patriotisme, un noble étant intéressé plus qu’un autre au maintien des coutumes et au salut de la cité. Liberalis, un peu naïf, admire le grand prêtre, mais conserve des craintes. Cethegus, chef des démagogues, le hait par bassesse de nature et « parce qu’un prêtre est un aristocrate comme un autre » et que « la morale, le bien, la vertu sont encore des restes de prêtrise ». Le plat Tertius lui-même, « organe d’un bon sens superficiel », est irrité « parce qu’il ne déteste rien tant que l’imagination ». « Je vous le dis, conclut Voltinius, une cité est perdue quand elle s’occupe d’autre chose que de la question patriotique. Questions sociales, religieuses, sont autant de saignées faites à la force vive de la patrie. — Titius : Oui, on meurt par le fait de trop vivre, comme par le fait de ne pas vivre assez. — Voltinius ; Albe, je crois, mourra par le gâchis. — Titius : On va bien loin avec cette maladie. »

Nous sommes maintenant dans le vestibule du temple de Diane. Antistius distribue aux pauvres la viande des victimes, ce qui fait gronder les employés du temple. Les Herniques amènent cinq esclaves pour être sacrifiés à la déesse : Antistius délivre les prisonniers ; mais ses sacristains les immolent à son insu. Une mère dont l’enfant est malade lui offre de l’argent : « Garde tes offrandes… Oses-tu croire que la divinité dérange l’ordre de la nature pour des cadeaux comme ceux que tu peux lui faire ? — Quoi ! dit la mère, tu ne veux pas sauver mon fils ? Méchant homme ! » Deux amoureux viennent offrir deux colombes : Antistius délivre les colombes et bénit les amoureux. Arrive une députation des Æquicoles : il s’agit de donner une nouvelle constitution à leur cité. « Toutes les victimes nécessaires pour obtenir l’assistance des dieux, nous les fournirons. — Consultez l’esprit des pères, répond Antistius ; pratiquez la justice et respectez les droits des hommes. — Hé ! répliquent les Æquicoles, s’il ne s’agit que de raison, nous avons aussi des sages parmi nous… Voilà la première fois que nous voyons un prêtre ne pas pousser aux sacrifices. » Antistius, resté seul, se désespère, et voilà que Carmenta, sa sibylle, sa fille spirituelle, vient à lui, découragée. Elle voudrait bien être épouse et mère. « On ne délie personne du devoir, répond le prêtre. — Au moins, dit la jeune fille, aimez-moi un peu. La femme ne fera jamais le bien que par l’amour d’un homme. — Soeur dans le devoir et le martyre, je t’aime », dit Antistius en la baisant tristement au front.

Cependant tout le monde veut la guerre contre Rome, même les démagogues, parce qu’ils espèrent qu’une révolution en sortira ; même les libéraux, parce que « leur retraite, disent-ils, serait le triomphe de l’absurde ». Antistius se prête mollement aux cérémonies qui doivent accompagner la déclaration de guerre. Le mécontentement grandit ; un scélérat, Casca, égorge le grand prêtre et lui succède, rétablissant ainsi l’antique tradition. Mais Carmenta, surgissant frappe Casca d’un coup de poignard au cœur. Puis elle prophétise vaguement et magnifiquement la religion future et le triomphe du juste et du vrai… À ce moment on apprend que Romulus a tué son frère. « Mauvaise nouvelle ! La ville est fondée. La fondation de toute ville doit être consommée par un fratricide ; au fond de toutes les substructions solides, il y a le sang de deux frères. » Et à la même heure un prophète d’Israël, captif, qui a tout vu de Babylone, prononce ces paroles :

  Ainsi les nations s’exténuent pour le vide ;
  Et les peuples se fatiguent au profit du feu.


III.

Il est difficile, diriez-vous, d’imaginer un drame plus décourageant et plus sombre, et voilà qui ne ressemble guère à une œuvre de croyant. — Oui, si l’on s’en tient aux faits. Mais il y a le rôle d’Antistius ; et, justement, si les faits n’étaient pas ironiques, déconcertants, cruels, ce rôle ne pourrait être ce qu’il est : un long acte de foi. Antistius finit par reconnaître qu’avec ses bonnes intentions il a fait plus de mal que de bien, et qu’il « a porté préjudice à la patrie, laquelle repose en définitive sur des préjugés généralement admis. » Mais, si la réalité ne démentait pas son rêve, il ne croirait pas, il serait sûr, et la certitude abolirait la beauté et la grandeur de son effort. On oublie toujours que, dans l’ordre moral, nous ne pouvons avoir de certitude proprement dite, mais seulement le désir ou plutôt le besoin que ce que nous jugeons le meilleur existe, — besoin dont l’intensité se traduit en affirmation. On peut dire qu’en ce sens M. Renan a toujours eu la foi ; mais cela n’a jamais été si évident que dans le rôle du prêtre de Némi.

Il est clair, en effet, qu’Antistius, c’est M. Renan lui-même, ou du moins qu’il est le porte-voix des sentiments dont M. Renan est le plus pénétré. L’accent du rôle suffirait à nous en convaincre ; mais nous avons le témoignage de M. Renan lui-même :

     «… Laissez ce doux rêveur finir tristement, demander pardon à
     Dieu et aux hommes de ce qu’il a fait de bien. Un jour, à un
     point donné du temps et de l’espace, ce qu’il a voulu se
     réalisera. À travers toutes les déconvenues, le pauvre Liberalis
     s’obstinera également dans sa simplicité. Métius, l’aristocrate méchant et habile, qui se moque de l’humanité, sera confondu, Ganeo sera pardonné avant lui… »

Ainsi M. Renan répudie nettement les opinions de Métius ; et même on peut trouver — chose absolument inattendue — qu’il est un peu dur pour ce sceptique élégant. C’est en cela surtout que consiste, à mon avis, le progrès décisif de M. Renan dans la foi. Car jusqu’à présent les personnages où l’on était autorisé à croire qu’il s’était incarné étaient toujours un composé d’Antistius et de Métius. Toutes les ironies inquiétantes de ce dernier, vous les retrouverez éparses dans les discours de Théophraste, de Théoctiste et de Prospero. M. Renan s’est enfin purifié de Métius, ou, si vous préférez, il ne lui donne plus, dans les dialogues qu’ont entre eux les lobes de son cerveau, qu’un rôle d’avertisseur. Comparez un peu les dénouements de la Fontaine de Jouvence et du Prêtre de Némi. Tandis que Prospero s’éteint voluptueusement entre les bras des sœurs Célestine et Euphrasie, les nonnes douces et jolies élevées pour la distraction des cardinaux, Antistius meurt pour ses chimères d’une mort sanglante. Le vieux magicien s’est sanctifié : il a chassé le démon moqueur qui était en lui.

Or, si Antistius est bien réellement l’interprète des pensées les plus chères à M. Renan, on peut constater que M. Renan croit encore à bien des choses. Car Antistius croit en Dieu, ou plutôt, comme il est impossible que la conception d’un Dieu personnel ne tourne pas à l’anthropomorphisme, il croit au divin. « Les dieux sont une injure à Dieu ; Dieu sera, à son tour, une injure au divin. » Il croit à la raison, à un ordre éternel. Il croit au progrès, au futur avènement de la religion pure. « Toujours plus haut ! toujours plus haut ! Coupe sacrée de Némi, tu auras éternellement des adorateurs. Mais maintenant on te souille par le sang ; un jour, l’homme ne mêlera à tes flots sombres que ses larmes. Les larmes, voilà le sacrifice éternel, la libation sainte, l’eau du cœur. Joie infinie ! Oh ! qu’il est doux de pleurer ! » Même après que l’étroitesse d’esprit et la grossièreté de ses compatriotes l’ont dépouillé de ses illusions, il croit encore : « Ne serait-il pas mieux de les laisser suivre leur sort et de les abandonner aux erreurs qu’ils aiment ? Mais non. Il y a la raison, et la raison n’existe pas sans les hommes. L’ami de la raison doit aimer l’humanité, puisque la raison ne se réalise que par l’humanité…, Ô univers, ô raison des choses, je sais qu’en cherchant le bien et le vrai je travaille pour toi. » Il croit à l’obligation de se sacrifier pour les fins de l’univers, telles qu’il nous a été donné de les concevoir. Et voici l’un de ses derniers cris : « Impossible de sortir de ce triple postulat de la vie morale : Dieu, justice, immortalité ! La vertu n’a pas besoin de la justice des hommes ; mais elle ne peut se passer d’un témoin céleste qui lui dise : Courage ! courage ! Mort que je vois venir, que j’appelle et que j’embrasse, je voudrais au moins que tu fusses utile à quelqu’un, à quelque chose, fût ce à la distance des confins de l’infini… » Il est vrai que lorsqu’il a vu, par le cynique dialogue de Ganeo et de Sacrificulus, ce que deviennent ses doctrines en passant dans des âmes basses qui n’en comprennent que les négations, il recule épouvanté et renie son oeuvre involontaire. Mais il y a encore dans son cri de désespoir un acte de foi : « Oui, une vérité n’est bonne que pour celui qui l’a trouvée. Ce qui est nourriture pour l’un est poison pour l’autre. Ô lumière, qui m’as induit à t’aimer, sois maudite ! Tu m’as trahi. Je voulais améliorer l’homme ; je l’ai perverti. Joie de vivre, principe de noblesse et d’amour, tu deviens pour ces misérables un principe de bassesse. Mon expiation sera qu’ils me tuent. Ah ! vous dites qu’on ne meurt que pour des chimères. On verra… »

Je demande s’il est possible, en dehors des religions positives, d’avoir une foi plus complète et plus précise. Je serais curieux de connaître le credo de plusieurs de ceux qui qualifient M. Renan de sceptique. Espérer que le juste et le bien seront un jour réalisés quelque part et, en attendant, y conformer notre vie, que pouvons-nous de plus ? Quand le train des choses humaines, à le considérer en philosophes, devrait nous faire conclure au nihilisme absolu, n’est-ce rien de proclamer quand même qu’une œuvre mystérieuse et bonne s’accomplit dans l’univers ? Ce sont justement ceux qui ne conforment leur conduite qu’à leur intérêt propre et tout au plus à l’intérêt de la petite collection d’hommes dont ils font partie, ce sont eux, — les Métius et les Liberalis d’aujourd’hui, — qui sont des hommes de peu de foi. Et, tandis qu’ils reprochent à M. Renan son scepticisme dissolvant, c’est en réalité le manque de foi qui les pousse si résolument à l’action.


IV.

Maintenant il est certain que la foi de M. Renan a sa couleur et son accent, et qu’elle n’est pas précisément celle du charbonnier. Et notez qu’il y a des charbonniers même en philosophie.

Faisons d’abord une remarque. On s’est habitué à ne donner presque le nom de foi qu’aux croyances imposées par les religions. Et, en effet, cette foi est la plus fixe et la plus solide, étant délimitée par des dogmes ; et elle prend, ou peut s’en faut, chez les fidèles, tous les caractères de la certitude, étant enfoncée dans leur cœur par l’éducation et y étant maintenue par la terreur. À côté de celle-là la foi volontaire et acquise, mouvement du cœur qui désire que ce que la raison conçoit comme le bien soit aussi le vrai, n’a plus l’air d’être la foi. Et pourtant les deux sentiments sont au fond identiques. La prière d’Antistius n’est pas moins un acte de foi que la démarche des Æquicoles venant consulter l’oracle. Seulement, à mesure que croissent nos lumières, la foi, tout en s’épurant, participe moins de la certitude, et n’est plus que ce qu’elle peut être : une aspiration passionnée.

C’est bien le cas pour M. Renan. Mais d’autres causes encore ont contribué à obscurcir sa foi aux yeux des gens superficiels.

Il n’est pas d’écrivain qui ait paru plus ondoyant et plus insaisissable, à qui l’on ait prêté plus de dessous et de tréfonds, de plus inextricables ironies et des fantaisies plus diaboliques. J’ai donné moi-même dans ce travers de croire que M. Renan manquait tout à fait de naïveté. J’en fais bien mon mea culpa. Je crois à présent que le meilleur moyen de comprendre M. Renan, c’est de lire d’une âme confiante ce qu’il écrit et de n’y point chercher plus de malice qu’il n’en a mis. Si M. Renan nous semble si compliqué, c’est que, les éléments dont se compose son génie total étant nombreux, divers et quelquefois contradictoires, il les laisse transparaître dans son oeuvre avec une parfaite sincérité. En d’autres termes, s’il paraît si peu candide, c’est à force de candeur.

Ainsi s’explique tout ce qui, dans ses livres, nous étonne et nous met en défiance, même en nous séduisant. — Après avoir affirmé quelque grande vérité morale, insinue-t-il que le contraire serait possible, que cette affirmation n’est en somme qu’une espérance ? C’est qu’il a cru, autrefois, d’une foi entière et absolue à des dogmes dont il s’est détaché depuis, et que cette aventure l’a rendu prudent. — Au milieu d’une effusion mystique et lyrique, s’arrête-t-il tout à coup pour nous jeter quelque impitoyable réflexion sur le train brutal et fatal des choses humaines ? C’est qu’il les connaît pour les avoir étudiées dans le passé et dans le présent et que, s’il est poète, il est historien. — Ou bien parmi de magnifiques paroles sur la vertu, il nous avertit subitement qu’elle n’est que duperie, et cela nous scandalise ; mais ce n’est pourtant qu’une façon de dire que la vertu est à elle-même sa très réelle récompense. S’il ne le dit pas, c’est scrupule de Breton héroïque, à qui nul sacrifice ne parait assez entier, ou, si vous voulez, illusion d’une conscience infiniment délicate qui veut nous surfaire la vertu. — S’il garde parfois dans l’expression des sentiments les plus éloignés du christianisme, l’onction chrétienne et le ton du mysticisme chrétien, nous croyons ces combinaisons préméditées et nous y goûtons comme le ragoût d’un très élégant sacrilège. Point : c’est l’ancien clerc de Saint-Sulpice qui a conservé l’imagination catholique. — S’il témoigne de son respect et de sa sympathie pour les choses religieuses, pour les mensonges sacrés qui aident les hommes à vivre, qui leur présentent un idéal accommodé à la faiblesse de leur esprit, nous y voulons voir une raillerie secrète. Mais c’est nous qui manquons de respect : pourquoi le sien ne serait-il pas sincère ? — Si telle pensée nous scandalise, prenons garde : c’est que nous ne lisons pas bien. C’est que, voulant exprimer quelque opinion singulière dont il n’est pas lui-même bien sûr, il a cherché exprès, pour la traduire, une forme hardie et inattendue dont l’excès nous fasse sourire et nous avertisse. Ne nous a-t-il pas prévenu qu’il écrivait souvent cum grano salis ? Ce grain de sel, il est toujours facile de voir où il l’a mis. — Si la femme le préoccupe, s’il parle d’elle avec un mélange de dédain et d’adoration qui n’est qu’à lui, ces deux sentiments s’expliquent par son passé ecclésiastique et par la longue austérité de sa jeunesse : voudriez-vous qu’il abordât la femme avec la belle tranquillité de M. Armand Silvestre ? — S’il rêve, c’est le Breton qui rêve en lui ; s’il raille, c’est le Gascon qui prend la parole ; s’il prie, c’est l’ancien lévite ; s’il se défie, c’est l’historien. On ne peut vraiment pas attendre des livres simples d’un poète qui est un savant, d’un Breton qui est un Gascon, d’un philosophe qui a été séminariste. S’il est divers jusqu’à la contradiction, c’est qu’il a l’esprit merveilleusement riche. Remarquez ce qu’a de singulier et d’unique le cas de cet hébraïsant, de cet érudit, de ce philologue qui se trouve être un des plus grands poètes qu’on ait vus, et jugez de tout ce qu’il faut pour remplir, comme dit Pascal, l’entre-deux.

Il est candide puisque, étant compliqué, il s’est toujours montré tel qu’il était. Il est candide, et je n’en veux, pour dernière preuve, que la simplicité avec laquelle, dans sa préface, il se compare tour à tour à Platon, à Shakespeare et à Edgar Poë. Mais — et je retourne ici ma proposition, — s’il est candide, il reste complexe, et j’avoue que cette complexité ne permet pas de voir toujours très clairement l’homme de foi que j’ai découvert dans le Prêtre de Némi, et qui s’y trouve.

V.

Au siècle dernier, le Prêtre de Némi eût été, avec toutes les différences que vous devinez sans peine, un conte philosophique de vingt pages intitulé : Antistius, ou Toute vérité n’est pas bonne à dire. Relisez quelques contes de Voltaire ou de Diderot ; puis relisez Caliban, la Fontaine de Jouvence et le Prêtre de Némi : vous pourrez mesurer de combien de notions et de sentiments s’est enrichie, en cent ans, l’âme humaine ; et vous déborderez de reconnaissance et d’amour pour le plus suggestif et le plus ensorcelant de nos grands écrivains.


  1. Cf. Les Contemporains, I, et Impressions de théâtre, I.