Les Contemporains/Quatrième série/George Sand

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Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 159-168).

GEORGE SAND[1]


La Porte Saint-Martin va reprendre les Beaux Messieurs de Bois-Doré, cette délicieuse comédie romanesque ; et l’Odéon promet de nous rendre bientôt Claudie, ce drame rustique dont le premier acte, au moins, est un chef-d’œuvre, une géorgique émouvante et grandiose. J’en suis content — comme je l’ai été de surprendre, le mois dernier, un commencement de retour des esprits et des cœurs vers Lamartine. Car, à mesure que ce siècle s’achemine tristement vers sa fin, je me sens plus d’amour pour les génies amples, magnifiques et féconds qui en ont illustré les cinquante premières années.

Vous savez combien les deux moitiés du dix-septième siècle se ressemblent peu, et comment la littérature, héroïque et romanesque avec d’Urfé, Corneille et les grandes Précieuses, revient, vers 1660, à plus de vérité, avec Racine, Molière et Boileau. Mais ne trouvez-vous pas qu’en tenant compte de la différence des temps il s’est passé dans notre siècle quelque chose d’assez semblable ?

Après le glorieux règne des écrivains généreux et croyants, optimistes, idéalistes, épris de rêve, il s’est produit un mouvement de littérature réaliste, très brutale et très morose. La catastrophe de 1870 est encore venue augmenter la tristesse et l’âpreté des sentiments. Les grandes âmes confiantes et largement épandues qui avaient abreuvé nos grands-pères de poésie et de chimères paraissaient bien naïves à leurs petits-fils et leur étaient devenues presque indifférentes. Je me souviens que, plus jeune, je me suis grisé autant que personne de ce vin lourd du naturalisme (si mal nommé). Et il faut avouer qu’en dépit des excès et des malentendus, ce retour au vrai n’a pas été infécond, et qu’au surplus cette réaction était inévitable et parfaitement conforme aux lois les plus assurées de l’histoire littéraire.

Mais il semble que ce mouvement soit déjà bien près d’être épuisé. On commence à éprouver une grande fatigue, soit du roman documentaire, soit de l’écriture artiste et névrosée. Et voilà qu’on se retourne vers les dieux négligés, et qu’ils vont nous redevenir chers et bienfaisants.

Et pourquoi ne pas se remettre à aimer George Sand ? Elle est peut-être, avec Lamartine et Michelet, l’âme qui a le plus largement réfléchi et exprimé les rêves, les pensées, les espérances et les amours de la première moitié du siècle. La femme, en elle, fut originale et bonne ; et, quant à son œuvre, une partie en sera belle éternellement, et l’autre est restée des plus intéressantes pour l’historien des esprits.

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Il y avait, chez George Sand, avec une imagination ardente et une grande puissance d’aimer, un tempérament robuste et sain et un fonds de bon sens qui se retrouvait toujours. Elle eut, à un degré éminent, toutes les vertus de l’honnête homme ! On dit aussi qu’elle aimait comme un homme, — sans plus de scrupules et de la même façon.

N’en croyez rien. Seulement, c’était une généreuse nature, capable de beaucoup agir et de beaucoup sentir ; son sang coulait abondant et chaud comme celui d’une antique déesse, d’une faunesse habitante des bois sacrés. Elle aimait donc avec emportement. Mais chaque fois elle se sentait reprise par l’impérieux devoir de sa vocation littéraire ; et ces interruptions faisaient qu’elle aimait souvent et qu’elle ne paraissait pas aimer longtemps. Elle ne pouvait ni se garder de la passion, ni s’y tenir, sa vraie pente étant à la pitié et à la tendresse maternelle.

La liberté de sa vie n’a été, en bien des cas, qu’une déviation, peut-être excusable, de sa bonté. Elle n’était amante, comme je l’ai dit ailleurs, que pour être mieux amie, et sa destinée était d’être l’amie d’un grand nombre.

Rien, dans tout cela, de la débauche masculine, qui est proprement égoïste et qui ne se soucie point de ses associés. Joignez que la fréquence des aventures de cœur de cette femme magnanime se pourrait expliquer aussi par son romanesque, par le don qu’elle avait de voir les créatures plus belles et plus aimables qu’elles ne sont. Elle suivait la nature, comme on disait au siècle dernier, et sa faculté d’idéalisation lui fournissait des raisons de la suivre souvent. Beaucoup de mes chers contemporains font bien pire, je vous assure. Leur manie d’analyse, leur peur d’être dupes, et peut-être un appauvrissement du sang les ont rendus incapables d’aimer et réduits à la recherche maladive des sensations rares. Pas la moindre trace de névrose chez George Sand. Il y a toujours eu de la santé dans ses erreurs sentimentales.

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On reproche à son œuvre le romanesque ; et le fait est qu’il y en a beaucoup, et de deux sortes : celui de l’action et des personnages, — et celui des idées.

Le premier ne me choque point, ou même m’amuse. D’abord il est chez elle absolument spontané ; il s’épanche d’elle sans effort. Elle a une imagination qui, naturellement et par un besoin irrésistible, transforme et embellit la réalité et trouve des combinaisons de faits imprévues et charmantes. Elle est née aède, si je puis dire, et faiseuse de contes. Elle est restée jusqu’au bout la petite fille qui, dans les traînes du Berry, inventait de belles histoires pour amuser les petits pâtres… Je suis sûr que les aventures singulières et mystérieuses de l’Homme de neige, de Consuelo et de Flamarande me raviraient encore. Et quelle fantaisie luxuriante, quelle vision aisément poétique des choses, dans les Beaux Messieurs de Bois-Doré, le Château des Désertes ou Teverino !

Quant aux personnages, je sais bien qu’on rencontre, dans ses premiers romans, un peu trop de Renés en jupons, de petits-fils de Saint-Preux, d’ouvriers poètes et philosophes, de grandes dames amoureuses de paysans, — et que tout ce monde-là déclame ferme. Mais d’abord ils déclament tous naturellement, comme on respire. Puis, à mesure que le temps passe, ces personnages deviennent moins déplaisants. Comme ils ne sont plus du tout nos contemporains, leur fausseté ne nous gêne plus : nous ne voyons en eux que les témoins du romanesque d’une époque ; et même nous finissons par les aimer, parce qu’ils ont plu à nos pères.

Pour l’autre romanesque, celui des idées… eh bien ! il ne me choque pas non plus. Le mysticisme magnifique et vague de Spiridion ou de Consuelo, le socialisme un peu incohérent, mais vraiment évangélique, du Péché de Monsieur Antoine ou de Meunier d’Angibaut, la foi au progrès, l’humanitairerie… tout cela plaît chez cette femme excellente, à l’imagination arcadienne, parce que chez elle, encore une fois, tout vient du cœur et en déborde à larges flots. Son romanesque philosophique et socialiste est encore, à le bien prendre, une des formes de sa bonté. Croire à ce point au règne futur de la justice, c’est être bon pour l’univers, c’est pardonner à la réalité d’être présentement fort mêlée.

Si ce romanesque est, pendant quelque temps, tombé en défaveur, c’est que nous sommes de grands misérables. Le rêve nous déplaisait, non point parce qu’il nous faisait sentir plus durement le réel ; il nous exaspérait en tant que rêve. C’était comme une dépravation de nos intelligences. La vue du monde mauvais, nous nous y complaisions par une étrange maladie d’orgueil : nous préférions que le monde fût laid, pour paraître forts en le voyant et en le disant. Il y avait, dans notre entêtement à considérer et à peindre le mal, un refus du mieux, un méchant sentiment qui semblait venir du diable. Nous ne voulions plus embellir la vie par le rêve et l’espoir, tant nous étions fiers de la trouver ignoble, et tant ce pessimisme commode nous absolvait de tout à nos propres yeux.

Tournons-nous, il en est temps, vers ce pays d’utopie cher à George Sand. Elle a reflété dans ses livres toutes les chimères de son temps ; et, comme elle était femme, elle a ajouté à son rêve celui de tous les hommes qu’elle a aimés. Cette partie de son œuvre, qui semblait caduque, m’attire aujourd’hui tout autant comme le reste. Le monde ne vit que par le rêve.

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Que reproche-t-on encore à George Sand ? Les pharisiens ont dit que ses premiers romans avaient perdu beaucoup de jeunes femmes, et — comédie exquise — les romanciers naturalistes ont parlé comme les pharisiens. M. Zola, lourdement, nous montre, dans Pot-Bouille, une petite bourgeoise qui tombe pour avoir lu André. Hélas ! celles qui ont pu tomber après avoir lu André ou Indiana étaient mûres pour la chute ; et peut-être que, sans Indiana, elles seraient tombées plus brutalement et plus bas. Si George Sand a paru reconnaître, dans ses premiers romans, le droit absolu de la passion, c’est uniquement de celle qui est « plus forte que la mort » et qui la fait souhaiter ou mépriser. Il se peut que ses romans, mal compris, soient pour quelque chose dans les erreurs de Mme Bovary ; mais alors c’est aussi grâce à eux qu’il lui reste assez de noblesse d’âme pour chercher un refuge dans la mort. Sans eux, Emma n’aurait pas la candeur de vouloir fuir avec Rodolphe, et elle accepterait l’argent du notaire Tuvache… Nos névrosées trouveraient un grand profit moral dans la lecture de Jacques et de Lélia.

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Que si pourtant le romanesque de George Sand continue à vous déplaire, vous trouverez dans ses chefs-d’œuvre assez de vérité, et beaucoup plus qu’on ne l’a dit. Vérité choisie, comme l’est toujours la vérité exprimée par l’œuvre d’art. Seulement, le choix est ici en sens inverse de celui qui prévaut depuis une vingtaine d’années.

Je ne parle pas de ses jeunes filles si charmantes ; et je ne rappellerai pas qu’elle a fait les analyses les plus fines et les plus fortes du caractère des artistes et des comédiens (Horace, le Beau Laurence, etc.). Mais il ne faudrait pas oublier que George Sand a inventé le roman rustique. La première, je crois, elle a vraiment compris et aimé le paysan, celui qui vit loin de Paris, dans les provinces qui ont gardé l’originalité de leurs mœurs. La première elle a senti ce qu’il y a de grandeur et de poésie dans sa simplicité, dans sa patience, dans sa communion avec la Terre ; elle a goûté les archaïsmes, les lenteurs, les images et la saveur du terroir de sa langue colorée ; elle a été frappée de la profondeur et de la ténacité tranquille de ses sentiments et de ses passions ; elle l’a montré amoureux du sol, âpre au travail et au gain, prudent, défiant, mais de sens droit, très épris de justice et ouvert au mystérieux…

Ce que nous devons encore à George Sand, c’est presque un renouvellement (à force de sincérité) du sentiment de la nature. Elle la connaît mieux, elle est plus familière avec elle qu’aucun des paysagistes qui l’ont précédée. Elle vit vraiment de la vie de la terre, et cela sans s’y appliquer. Elle est le plus naturel, le moins laborieux, le moins concerté des paysagistes. Au lieu que les autres, le plus souvent, voient la nature de haut, et l’arrangent, ou lui prêtent leurs propres sentiments, elle se livre, elle, aux charmes des choses et s’en laisse intimement pénétrer. Sans aucun doute, elle nous a appris à l’aimer avec une tendresse plus abandonnée, la Nature bienfaisante et divine qui apporte à ses fidèles l’apaisement, la sérénité et la bonté.

La bonté, c’est un des mots qui reviennent toujours avec elle. Un autre mot, tout proche, c’est celui de fécondité, d’abondance heureuse. Elle épanchait ses récits, d’un flot régulier, comme une source inépuisable, — mais presque sans plan ni dessein, ne sachant guère mieux où elle allait qu’une large fontaine dans les grands bois. Son style même, ample, aisé, frais et plein, ne se recommande ni par une finesse ni par un éclat extraordinaire, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et lui être parentes…

George Sand a été une matrice pour recevoir, un peu pêle-mêle, les plus généreuses idées. Elle a été un sein nourricier pour verser aux hommes la poésie et les beaux contes. Elle est l’Isis du roman contemporain, la « bonne déesse » aux multiples mamelles, toujours ruisselantes. Il fait bon se rafraîchir dans ce fleuve de lait.


  1. Cet article est le développement d’une page des Contemporains (III, p. 254). On y trouvera donc quelques redites, que je n’ai pas su éviter.