Les Contemporains/Quatrième série/Victor Hugo

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Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 113-149).

VICTOR HUGO

TOUTE LA LYRE


I.

                                Ce qu’il dit
  Est semblable au passage orageux d’un quadrige.
  Un torrent de parole énorme qu’il dirige,
  Un verbe surhumain, superbe, engloutissant,
  S’écroule de sa bouche en tempête, et descend
  Et coule et se répand sur la foule profonde….

Victor Hugo définit ainsi l’éloquence de Danton ; mais il me paraît que ces images expriment encore mieux la poésie de Victor Hugo. C’est elle, le quadrige orageux, le torrent de parole surhumaine. J’ai lu sans interruption Toute la Lyre, et je ne sais plus guère où j’en suis. Je me sens ivre de mots et d’images. Ce torrent m’a noyé dans son flot qui roule des ténèbres et des étoiles. Et maintenant,

 Comme l’eau qu’il secoue aveugle un chien mouillé,

ou, si vous voulez, pareil au barbet du vieux conte, qui « secouait des pierreries », je me débats sur la rive, tout ruisselant et aveuglé de métaphores, le bruit des rythmes bourdonnant dans mes oreilles comme celui des grandes eaux ; et, dompté par un dieu, je reconnais et j’adore la toute-puissance de son verbe.

Ai-je jamais dit autre chose ? Des gens ont voulu me persuader, l’an dernier[1], que je lui avais manqué de respect. Pourquoi ? Pour avoir dit que, si nul poète ne parlait plus haut à mon imagination, deux ou trois autres disaient peut-être des choses plus rares à ma pensée et à mon coeur. À cause de cela, plusieurs m’ont traité de pygmée, ce qui est fort juste, — mais aussi de cuistre, de zoïle et même de batracien, ce qui est bien sévère. J’avoue que là-dessus, je ne les ai pas crus. J’appartiens à la génération qui a le plus aimé Victor Hugo. Je l’ai profondément et religieusement admiré dans mon adolescence et ma première jeunesse. Pendant dix ans je l’ai lu tous les jours et je lui garde une reconnaissance infinie des joies qu’il m’a données. J’ajoute que c’est peut-être pendant ces dix années-là que j’ai eu raison. Mais nos âmes vont se modifiant et, par suite, l’idée que nous nous formons des grands écrivains et des grands artistes et l’émotion qu’ils nous donnent ne sont point les mêmes aux diverses époques de notre vie : faut-il rappeler une vérité si simple ? Tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, c’est donc l’impression que me laisse, aujourd’hui même, la lecture de Toute la Lyre, non celle que j’ai reçue, voilà quinze ans, de la Légende des siècles.

— Encore de la critique personnelle ! me dit une voix que je respecte. — Hé ! vous en parlez à votre aise ! Plût au ciel que j’en puisse faire d’autre et sortir de moi !

Laissez-moi donc vous parler librement et respectueusement du dernier livre lyrique de Victor Hugo. Librement ? Ai-je donc tant besoin de m’excuser ? Et l’espèce d’éblouissement qui m’est resté dans les yeux après cette lecture n’est-elle pas le meilleur hommage, étant le plus involontaire, que je puisse rendre au plus puissant assembleur de mots qui ait sans doute paru depuis que l’univers existe, depuis qu’il y a des yeux pour voir les objets matériels, des intelligences pour concevoir des idées, des imaginations pour découvrir les rapports cachés entre tout ce visible et tout cet invisible, et des signes écrits dont les combinaisons peuvent exprimer ces rapports ?

Ainsi je suis tranquille, et c’est en toute sécurité que je vous confierai mes impressions successives. Après le bienheureux ahurissement dont je vous ai parlé, je me recueille et je cherche à me reprendre. Qu’ai-je donc lu, en somme ? Que me reste-t-il dans l’esprit, une fois ces grandes vibrations éteintes ?

Voici. Le poète nous explique en cinq ou six cents vers que la Révolution ne pouvait se faire que par l’échafaud, mais que, maintenant qu’elle est faite, il ne faut plus verser de sang. — Il croit au progrès, à la future fraternité des hommes. — Il maudit les rois et les empereurs. — Cela ne l’empêche pas de dire ensuite à Dieu : « Seigneur, expliquons-nous tous deux », et de lui demander pourquoi « il laisse mourir Rome », c’est-à-dire la civilisation latine, et grandir « l’Amérique sans âme, ouvrière glacée ». — Il gémit sur les émeutes de Lyon. — Il exhorte le jeune Michel Ney à être digne du nom qu’il porte. — Il flétrit Louis XV. — Il entend, dans la nuit, les esprits du mal encourager les panthères, les serpents, les plantes vénéneuses, les prêtres et les rois. — Il nous ouvre un mausolée royal et nous montre la poignée de cendre qu’il contient. — Il fait tous ses compliments à Mlle Louise Michel pour sa conduite après la Commune…

Puis, viennent des paysages. Ils sont fort beaux. Cette idée y revient sans cesse, que la « création sait le grand secret ». (Elle le garde joliment !) Un autre refrain, c’est que la nuit représente les puissances malfaisantes, l’ignorance, le mal, le passé, mais que l’aurore figure la délivrance des esprits, l’avenir, le progrès…

La troisième partie se pourrait résumer ainsi : — L’enfant est un mystère rassurant. — La femme est une énigme inquiétante. — Soyons bons. — Évitons même les petites fautes. — Dieu est grand. Nos batailles font à son oreille le même bruit qu’un moucheron. — La nature est mystérieuse. — C’est l’ombre qui a fait les dieux. — Les prêtres sont horribles. — L’âme est immortelle : nous retrouverons nos morts. — Le monde est mauvais : tout est nuit et souffrance. Le monde est bon. Ténèbres, je ne vous crois pas. Je crois à vous, ô Dieu ! Ombre ! Lumière !

Il est beaucoup question de littérature dans la quatrième partie. Et voici les pensées qu’on y trouve : — Les poètes primitifs aimaient la nature, et elle leur parlait. — J’ai fait de la critique quand j’étais enfant, mais j’ai reconnu l’absurdité de cette occupation. — La tragédie classique sent le renfermé. De l’air ! de l’air ! — Le bon goût est une grille. Le critique est un eunuque, etc. — Shakespeare est sublime. — Brumoy est un âne. — Le rire est une mitraille. — Laharpe, Lebatteux, Patouillet, Rapin, Bouhours, etc., sont des ânes et des pourceaux. — La nature fut la nourrice d’Homère et d’Hésiode. — Tous les grands hommes et les penseurs sont insultés, Mazzini par Thiers, Washington par Pitt, Juvénal par Nisard, Shakespeare par Planche, Homère par Zoïle, etc….. — Les poètes sont les guides du genre humain. — Les sommets sont dangereux ; on y a le vertige. — Les grands hommes sont malheureux, parce qu’ils sont les enclumes sur lesquelles Dieu forge une âme nouvelle à l’humanité.

Voilà le premier volume.

Le second… Me croirez-vous si je vous dis que c’est la même chose, et que chacune des « sept cordes de la lyre » rend sensiblement le même son ? — Cela commence, toutefois, par une série de pièces moins impersonnelles, où le poète nous dit sa vie, se raconte plus familièrement, se confie à ses amis. — Tu me dis que j’ai changé, écrit-il à l’un d’eux. Non, je n’ai pas changé ; je veux toujours le peuple grand et les hommes libres, et je rêve un avenir meilleur pour la femme. Seulement je suis plus triste. — Lorsque j’étais enfant, la France était grande. — À une religieuse : Priez ! ne vous gênez pas, je comprends tout. — À un enfant : Aime bien ta mère et soutiens-la. — J’ai beaucoup souffert, j’ai été proscrit et fugitif, mais j’avais la conscience tranquille. — « À deux ennemis amis » : Réconciliez-vous. Vous êtes trop grands l’un et l’autre pour vous haïr. — Sur la mort de Mme de Girardin : Elle s’en est allée… La foule ne comprend pas les grandes âmes… Je voudrais m’en aller aussi. — Je rêve aux morts ; je les vois. — Je méprise la haine et la calomnie. — Idem. — Je travaille : le travail est bon. — Je suis las ; mais quelqu’un dans la nuit me dit : Va ! — Je rentrerai, comme Voltaire, dans mon grand Paris.

Puis, ce sont des pièces d’amour. J’en mets à part trois ou quatre, qui sont exquises. Les autres sont absolument semblables aux Chansons des rues et des bois.

Puis, une suite de fantaisies. Quelques jeux de rimes. De courtes scènes dialoguées dont le fond se réduit à ceci : que la femme est fragile, qu’elle est contredisante, qu’elle est capricieuse, qu’elle aime les soldats, qu’elle aime les mauvais sujets. Enfin, quelques chansons, qui ne sont pas toutes les meilleures que Victor Hugo ait écrites.

Tout cela fait sept cordes (à la vérité, il serait difficile de les nommer avec précision ; il semble pourtant que les sept livres que nous venons de parcourir pourraient s’intituler : Humanité, Nature, Philosophie, Art, Foyer, Amour, Fantaisie). Mais, le poète ayant écrit :

…Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain,

il y a un huitième livre, tout de colère et d’indignation, dont voici à peu près le canevas : Rois, je ne suis qu’un passant, mais je vous dis que vous êtes infâmes. — Il ne fallait point détruire la Colonne parce que, ce qu’elle glorifiait en réalité, ce n’était point le despotisme, mais la gloire d’un peuple et la Révolution délivrant l’Europe. — Je flétris pareillement ceux qui ont tué les otages, et ceux qui ont massacré les soldats de la Commune. — Un tout petit roi m’a chassé de Belgique : je ne daigne pas m’en apercevoir. — Nous sommes vaincus, mais j’attends la revanche ; la France vaincra, parce qu’elle est Lumière. — Après la libération du territoire : Je ne me trouve pas délivré ; je ne le serai que lorsque nous aurons repris Metz et Strasbourg. — Aux historiens : Ne cherchez pas à expliquer les traîtres ; on croirait que vous les excusez. — Vous n’arrêterez pas la Démocratie montante. — Toutes les fois qu’un crime se préparera contre le peuple, ma conscience rugira…

En deux mots, maintenant : « Tout est obscur. Tout est clair. La nature rêve et voit Dieu. Haine au passé. Les rois et les prêtres sont infâmes. Le peuple est sublime. Ô l’enfant ! Ô la femme ! Pardonnons, aimons. Les poètes sont des mages. Toinon, c’est Callirhoé. » Vous n’extrairez rien de plus de Toute la Lyre, — et pas grand’chose de plus des quinze volumes de vers lyriques de l’immense poète.

— Eh bien ! me direz-vous, ne sont-ce pas là de beaux thèmes ? Y a-t-il plus de pensée, puisqu’il vous en faut, chez Lamartine ou Musset ? Et quelle idée vous faites-vous donc de la poésie ?

— Oui, je sais que la poésie n’est que sentiment, couleur et musique, et qu’elle n’a presque pas besoin de pensée. J’en connais qui semble faite de rien, et qui me remplit tout entier. Mais que puis-je contre une impression répétée et persistante ? Non, le bruit énorme, les cymbales retentissantes des vers innombrables de Victor Hugo ne sont point pâture d’âme, — pas assez pour moi du moins. Je dirais volontiers de ses vers : « Ils sont trop ! Ils m’empêchent de sentir sa poésie »… La demi-douzaine d’idées et de sentiments que j’énumérais tout à l’heure, songez qu’il les a développés en cinquante ou soixante mille vers. Il y a tel de ces lieux communs qu’il a repris une centaine de fois. Cette idée, qu’on aime partout de la même façon, et qu’Amaryllis et Margot, c’est kifkif, lui a inspiré les quatre ou cinq mille vers octosyllabiques des Chansons des rues et des bois. Cette autre idée, que tout finira par une embrassade de tous les hommes en Dieu, ne lui a guère moins suggéré d’alexandrins. Il nous a certainement confié plusieurs milliers de fois que le poète est un prophète et un voyant. Il n’y a pas une seule pièce dans Toute la Lyre, qui ne rappelle des pages, je ne dis pas analogues, mais parfaitement semblables, de chacun des recueils précédents. Voici un jeu que je propose aux rares honnêtes gens qui ont vraiment lu les poètes contemporains. Quelqu’un nous citerait au hasard des vers ou même des couplets de Victor Hugo et nous demanderait d’où ils sont tirés. Nous devinerions peut-être que ces vers sont antérieurs ou postérieurs à 1840 ; mais, neuf fois sur dix, nous ne saurions à quel volume les rapporter. Or, si l’on jouait au même jeu avec Lamartine et Musset (que j’ai beaucoup moins lus, les aimant depuis moins longtemps), je me ferais fort de gagner presque à tout coup. Ne m’accusez point de puérilité. Ce détour chinois m’est une façon de constater une chose étrange. Nul n’a fait des vers plus précis de contours que l’auteur de la Légende et des Contemplations, — et nul n’en a fait, si je puis dire, de plus indiscernables, de plus aisés à substituer les uns aux autres. Cela est à la fois stupéfiant de richesse et prodigieux d’indigence.

Et puis, je l’ai tant lu jadis, je me suis si bien pénétré de ses habitudes de style, de ses images ordinaires, de son vocabulaire, de son rythme, de ses rimes, de ses manies, que, lisant un nouveau volume de lui, il m’a semblé que je le relisais. Tous ces vers inconnus, je les reconnaissais à mesure. Pour un peu, j’aurais cru que, par un phénomène mystérieux, c’était moi qui les faisais, et que je parodiais l’auteur de l’Âne. Cette illusion vous paraîtra moins gasconne si vous songez que nul poète, en effet, n’a été ni plus souvent, ni plus aisément, ni plus parfaitement parodié. M. Albert Sorel a fait des suites de vers considérables qui pourraient, à la rigueur, être de Victor Hugo, et où, seule, quelque bizarrerie trop forte, ou mieux, quelque faiblesse de rime et quelque essoufflement laissent deviner le jeu sacrilège. Et, d’autre part, je me souviens d’avoir perdu des sommes en pariant, après un peu d’hésitation, que des vers de la Légende, qu’on m’avait cités, étaient de M. Sorel. (Les voici, ces vers ; ils décrivent la salle à manger d’Éviradnus :

  Cette salle à manger de titans est si haute,
  Qu’en égarant, de poutre en poutre, son regard
  Aux étages confus de ce plafond hagard,
  On est presque étonné de n’y pas voir d’étoiles.)

Et cela ne prouve pas précisément que les bons lettrés qui se livrent à ces exercices aient le génie de Victor Hugo. Il est même certain que ce qu’il peut y avoir de beauté dans leurs parodies (et il s’en trouve quelquefois) appartient de droit au grand poète parodié. Mais cela prouve au moins qu’il y a dans la poésie de l’auteur des Quatre Vents de l’esprit une énorme part de fabrication quasi mécanique et automatique, quelque chose où ni le cœur, ni la pensée ne sont intéressés. Et c’est pourquoi j’ai pu lire, avec une admiration stupéfaite, il est vrai, et dans une sorte d’ivresse physique, mais sans une minute d’émotion, de douceur intérieure, et sans le moindre désir de larmes, les dix mille vers de Toute la Lyre. J’assistais à cette poésie si je puis dire ; j’étais même parfois bousculé par elle ; mais elle n’entrait pas en moi.

Peut-être comprendrez-vous, maintenant ma tendresse pour Lamartine et Musset, ces médiocres ouvriers qu’on ne parodie point, que personne n’a jamais eu l’idée de parodier. Ce n’est pas qu’ils aient mis dans leurs vers ce que la poésie proprement dite ne comporte point : l’analyse aiguë de Stendhal, par exemple, ou l’ironie nuancée de Renan. Et ce n’est pas non plus qu’ils aient évité les redites. Mais, d’abord, je trouve, à tort ou à raison, plus de substance dans leur œuvre, plus de rêve et aussi de pensée chez l’un et, à coup sûr, plus de passion chez l’autre. Je les sens absolument sincères, et que leur poésie s’écoule d’eux involontairement. Et surtout il me semble toujours que, ce qu’ils expriment, je pourrais l’éprouver, que c’est mon âme à moi, qui parle dans leurs vers, et qu’elle chante, par eux, ce qu’elle n’aurait su dire toute seule. Ces poètes, qui ont un don que je n’ai pas, sont après tout des gens comme moi, de ma société et de mon temps, avec qui il m’eût été possible de converser…

L’âme de Hugo (et c’est tant pis pour moi) est par trop étrangère à la mienne. Il y a dans son œuvre trop d’attitudes, trop de sentiments, trop de façons de voir le monde et l’histoire que j’ai peine à comprendre et qui même répugnent à mes plus chères habitudes d’esprit. Les milliers de vers où il dit : « Moi, le penseur », où il se qualifie de mage effaré, où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace l’ombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle effraction, sont insupportables aux hommes modestes, et à ceux qui essayent vraiment de penser. Quand il annonce avec fracas qu’il presse du genou la poitrine du sphinx et qu’il lui a arraché son secret, je me dis : « Il est bien heureux ! » et quand je vois que ce qu’il a découvert, au bout du compte, c’est le manichéisme le plus naïf, ou l’optimisme le plus simplet, je me dis : « Que d’embarras ! » Je sens là-dedans un air d’insincérité. Un bourgeois d’aujourd’hui qui vaticine constamment à la façon d’Isaïe et d’Ézéchiel, comme s’il vivait dans le désert, comme s’il mangeait des sauterelles et comme s’il avait réellement des entretiens avec Dieu sur la montagne, me paraît quelque chose d’aussi saugrenu et d’aussi faux qu’un bourgeois du dix-septième siècle imitant le délire de Pindare. Cela me fâche un peu que, ayant vécu dans le siècle qui a le mieux compris l’histoire, ce poète n’en ait vu que le décor et le bric-à-brac, et que les Papes et les rois lui apparaissent tous comme des porcs ou comme des tigres. Il a des enthousiasmes et des mépris qui m’offensent également. Un homme pour qui Robespierre, Saint-Just et même Hébert et Marat sont des géants, pour qui Bossuet et de Maistre sont des monstres odieux, et pour qui Nisard et Mérimée sont des imbéciles… ; cet homme-là peut avoir du génie : soyez sûrs qu’il n’a que ça. Son inintelligence des âmes, de la vie humaine et de ses complexités est incroyable. Ses énumérations des grands hommes, des mages, des porte-flambeaux, sont de merveilleux coq-à-l’âne, des chefs-d’œuvre de bouffonnerie inconsciente. C’est Homais à Pathmos… De vieux bergers à barbes de fleuves qui conversent avec Dieu ; des rois qui sont des brigands ; des brigands qui sont des héros ; des courtisanes qui sont des saintes ; des prêtres affreux : des petits enfants qui savent le grand secret et des gotons qui l’expliquent couramment rien qu’en montrant leurs jambes ; l’humanité mise en antithèses, pareille à un immense guignol apocalyptique ; l’histoire, coupée en deux, net, par la Révolution ; l’ombre avant, la lumière après… telle est sa vision des choses. Elle est d’une surprenante simplicité. Aucune des doctrines qui ont presque renouvelé cette vision en nous ne semble être arrivée jusqu’à lui. Il ne les a ni pressenties ni connues. Quand il rencontre Darwin, il le raille du même ton qu’aurait fait Louis Veuillot. Il n’est plus de ce temps, sans être, comme Homère, Virgile ou Racine, de tous les temps. C’est un vieux sans être un ancien. Il est loin de nous, très loin…

— Oui, tout cela peut être vrai. MAIS…


II.

« Mais ça n’est pas vrai, m’écrit un de mes amis. Tu as le droit de dire de Hugo encore plus de mal que tu n’en as dit, mais seulement à propos de ses œuvres. Ce qu’on vient d’éditer, ce sont des reliefs, des rognures, — ou des rinçures, si tu préfères cette métaphore. Les héritiers, — par piété évidemment, — font flèche de tout bois et même de tous copeaux. Ils publient tous les brouillons, même ceux, du panier. Mon impression, à moi, qui ai lu tout Victor Hugo comme toi, et assez récemment, c’est que Toute la Lyre est une collection d’épreuves ratées ; sauf trois ou quatre exceptions, guère plus, chaque pièce me rappelle un équivalent, un « original » supérieur. Chaque théorie a déjà été exprimée avec plus de puissance et de développement… Ce qu’on nous donne aujourd’hui, c’est de la parodie de Hugo, non par Sorel, mais par Hugo. C’est comme les charges, qui sont au Louvre, du rapin Michel-Ange… »

Je répondrai alors qu’il est singulièrement malaisé de distinguer Hugo parodiste de Hugo sérieux, celui qui s’amuse de celui qui ne s’amuse pas ; et que, souvent, quand il ne s’amuse pas, il nous amuse trop ; et quand il s’amuse, il ne nous amuse pas assez… Le culte de mon ami pour Hugo le rend tout à fait injuste à l’endroit des honnêtes gens à qui le grand poète a légué sa malle. Toutes ces « rognures », ils ont mission de les publier. Et, quand même ils n’y seraient pas obligés par la volonté du défunt, comment oseraient-ils décider que ce sont en effet des rognures ? Hugo ne le pensait point ; il avait annoncé lui-même, sept ou huit ans avant sa mort, la publication de Toute la Lyre. Et il me paraît bien, à moi, que ce dernier recueil n’est pas plus un assemblage d’« épreuves ratées » que la seconde Légende des siècles, le Pape, l’Âne, Religions et Religion, Pitié suprême, le Théâtre en liberté ou la Fin de Satan.

La vérité, c’est que c’est toujours la même chose ; et voilà précisément ce que j’ai voulu dire. Les Chants du crépuscule étaient la même chose que les Voix intérieures qui étaient la même chose que les Feuilles d’automne ; la seconde Légende était la même chose que la première ; les Quatre vents de l’esprit reprenaient tous les thèmes des Contemplations, etc. Et, à mon avis, dans cette interminable série de farouches redites, la puissance du verbe reste égale, si même elle ne va croissant. La pièce qui ouvre Toute la Lyre, et qui en rappelle quinze ou vingt autres, est peut-être la plus magistrale et la plus complète que Hugo ait écrite sur la Révolution. Quelques-uns des paysages qui viennent ensuite sont de purs chefs-d’œuvre. Il y a aussi deux ou trois poésies d’amour qui égalent les plus belles des Contemplations. Il m’est impossible de voir en quoi l’Idylle de Floriane est inférieure à n’importe quel morceau des Chansons des rues et des bois, ni en quoi la dernière partie, la Corde d’airain, diffère de l’Année terrible. Des « copeaux », cela ? Mon ami est impertinent. Ce sont du moins, dirait le poète, les copeaux de la massue d’Hercule. Non, non, quand les éditeurs nous annoncent Toute la Lyre, ne lisez pas : Tout le tiroir ! Mon ami avait raison de dire que, s’il me plaisait de mal parler de Hugo, je devais prendre son œuvre entière. Mais c’est bien ce que j’ai fait, tout en ayant l’air de ne viser que son dernier volume ; et je n’aurais pu faire autrement quand je l’eusse voulu.

— Pourtant, répondrez-vous, il faut distinguer dans l’œuvre de Hugo. Elle n’est point partout si exactement semblable à elle-même. Il y a encore de braves gens qui disent : « Oh ! Moïse sur le Nil ! Oh ! le Chant de fête de Néron ! … Mais, Monsieur, ne trouvez-vous pas qu’il y ait déjà du mauvais goût dans les Orientales ? » Et d’autres, au contraire : « Il est certain qu’il y eut d’abord chez Hugo, de l’Écouchard-Lebrun, du Millevoye et du Soumet. Mais le symphoniste des Contemplations ! mais le poète épique de la Légende !  » L’autre jour encore M. Sarcey écrivait, dans sa causerie du Parti National : « Victor Hugo a plusieurs manières ; il s’est renouvelé lui-même quatre ou cinq fois. » Quatre ou cinq fois ! Je voudrais bien que M. Sarcey me les indiquât avec précision. Je crois que, à bien le prendre, Hugo n’a jamais eu qu’une manière. La preuve, c’est que Toute la Lyre se compose de pièces écrites par le poète aux diverses époques de sa vie, et que cependant l’unité d’impression est parfaite, va presque jusqu’à l’ennui. On peut sans doute distinguer le Hugo d’avant les Contemplations et celui d’après, mais c’est tout ; et si vous cherchez à saisir ses « manières » successives, vous trouverez que ce sont justement celles que le dictionnaire Bouillet signale chez je ne sais quel grand peintre : « Première manière : il se cherche ; deuxième manière : il s’est trouvé ; troisième manière : il se dépasse. » Ainsi, la poésie de Hugo s’enrichit d’un vocabulaire de plus en plus vaste, se fait un bestiarium de mots et d’images toujours plus fourmillant, plus rugissant et plus fauve. Mais sa puissance d’expression n’offre, d’un volume à l’autre, que des différences de degré, non d’espèce.

Cette puissance, le poète l’a sans doute appliquée, dans le cours de sa vie, à des sujets différents et même à des idées contraires. Mais ces idées et ces sujets, il semble toujours les recevoir du dehors. C’est après les poèmes de Vigny et même après la Chute d’un Ange qu’il conçoit la Légende des Siècles. C’est après Gautier et Banville qu’il se fait, à l’occasion, néo-grec. C’est après que Michelet, George Sand et d’autres ont écrit, qu’il lui vient une si grande pitié pour les misérables et les opprimés, et le culte de la Révolution, et la haine des rois, et l’humanitairerie mystique, et la charité à bras ouverts, et quelquefois à bras tendus et à poings fermés… Ce serait être dupe que de tenter l’histoire des idées de Victor Hugo, car, comme il n’est qu’un écho, elles se succèdent en lui, mais ne s’engendrent point l’une l’autre. C’est une cloche retentissante ! dont les plus grandes, ou, pour mieux dire, les plus grosses idées de la première moitié de ce siècle sont venues tour à tour tirer la corde…

Si donc on veut définir le génie de Hugo par ce qui lui est essentiel, je crois qu’il convient d’écarter ses idées et sa philosophie. Car elles ne lui appartiennent pas ou ne lui appartiennent que par l’outrance, l’énormité, la redondance prodigieuse de la traduction qu’il en a donnée ; et il ne les a adoptées d’ailleurs que parce qu’elles prêtaient à cette énormité et à cette outrance d’expression. C’est l’ouvrier des mots, l’homme de style, qui commande chez lui à l’homme de pensée et de sentiment. Analyser et décrire sa poétique et sa rhétorique, c’est définir Hugo tout entier, — ou presque.

Et ainsi je reviens par un détour à la phrase que j’avais eu le chagrin de laisser inachevée : « Oui, tout ce que j’ai dit est vrai, mais… » Mais, avec tout cela, Victor Hugo est unique, il est dieu. On peut affirmer, je crois, que nul poète, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, n’a eu à ce degré, avec cette abondance, cette force, cette précision, cet éclat, cette grandeur, l’imagination de la forme. La qualité de son esprit ne m’éblouit ni ne me charme, hélas ! ou même m’incite à me réfugier dans la pensée délicate ou dans le tendre coeur des poètes qui me sont chers : mais son verbe m’écrase. « Une âme violente et grossière », comme l’a appelée Louis Veuillot, soit ; mais une bouche divine… Et, ici, ce m’est un grand bonheur que d’autres, plus habiles que moi, M. Renouvier, M. Ernest Dupuy et surtout M. Émile Faguet, aient décrit et loué les procédés du style et de la versification de Victor Hugo : ne pouvant faire aussi bien qu’eux, je vous renvoie avec joie à leurs études[2]. Je me contenterai de choisir dans Toute la Lyre, pour votre plus noble divertissement, quelques exemples de ce don d’amplification étourdissante et vertigineuse. Vous y verrez qu’aucun homme n’a jamais su développer une seule idée par un si grand nombre de comparaisons et de métaphores, ni si justes, ni si brillantes, ni si rares, ni, en général, si claires, et n’a su enchaîner ces images dans des périodes qui eussent tant de mouvement, ni un mouvement si large, si emporté, si continu, — ni qui emplissent l’oreille de rythmes plus sensibles, d’une musique plus drue et plus sonore. Je sais bien que le pauvre Hugo n’a que cela. Mais ce rien, dans la mesure où je l’ai dit, personne ne l’a jamais eu. Ne le plaignons donc pas trop.

Venons au détail. Il s’agit, à un endroit du poème intitulé l’Échafaud, d’exprimer cette idée (vraie ou fausse, il n’importe ici) que Marat a été à la fois bon et mauvais, féroce et bienfaisant. Voici le début :

  Entendez-vous Marat qui hurle dans sa cave ?
  Sa morsure aux tyrans s’en va baiser l’esclave.

Or, cette idée, Hugo l’exprime dans un couplet de quarante et un vers, par trente-cinq images différentes, toutes belles, toutes souverainement expressives. J’en prends une poignée, au hasard :

 . . . . . . . . . . . . . . . . . Il écrit ;
  Le vent d’orage emporte et sème son esprit,
  Une feuille, de lange et d’amour inondée…
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Il dénonce, il délivre ; il console, il maudit ;
  De la liberté sainte il est l’âpre bandit.
 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Il est le misérable ; il est le formidable ;
  Il est l’auguste infâme ; il est le nain géant ;
  Il égorge, massacre, extermine en créant ;
  Un pauvre en deuil l’émeut, un roi saignant le charme ;
  Sa fureur aime ; il verse une effroyable larme.

Et après tout ceci, qui n’est qu’un jeu d’antithèses, éclate un vers qui est enfin autre chose qu’un cliquetis de mots, un vers ému et tragique — (comme si le poète, à force de remuer les vocables, d’épuiser toutes les façons de traduire une pensée, devait nécessairement trouver, à un moment, l’expression la plus forte et la plus émouvante, et comme si sa prodigieuse invention verbale devait fatalement rencontrer la profondeur) :

 Comme il pleure avec rage au secours des souffrants !

Lisez cette page (en vous souvenant qu’il en a écrit des milliers de semblables), vous en demeurerez, je l’espère, stupides comme moi. Car, sans doute, si nous avions senti le besoin d’apprendre au monde que Marat fut fait de charité et de cruauté, nous aurions pu, en prenant notre temps, trouver cinq ou six images pour le dire ; mais lui ! ses trente-cinq images se dressent presque en même temps dans sa pensée : elles sautent d’elles-mêmes sur les mots qu’il leur faut, sur les mots dont son cerveau est l’ample ménagerie, et les chevauchent éperdument ; et c’est un flot rapide et intarissable, un torrent auquel rien ne résiste…

Et les trente-cinq images sur Marat ne lui suffisent pas. Après que la dernière a pris sa course, il lui en vient encore une douzaine à propos des bons camarades de Marat ; et il les lâche pour se soulager. Seulement (et c’est la rançon du don monstrueux que la nature injuste a mis en lui) il finit par appeler ses amis les montagnards :

Tigres compatissants ! Formidables agneaux !

Et ce qui me console de n’avoir pu trouver les autres images, c’est qu’assurément je n’aurais pas ramassé celle-là !…

Je ne puis me tenir de vous apporter encore un exemple. C’est dans le « Choeur des racoleurs » qui vont embauchant les coquins le long du quai de la Ferraille :

Les belles ont le goût des héros…

Voilà le thème. Je ne crois pas me hasarder beaucoup en disant que c’est un lieu commun. Et voici le développement ; il est proprement fantastique :

  Les belles ont le goût des héros, et le muffle
  Hagard d’un scélérat superbe sous le buffle
  Fait briller tendrement l’hiatus des fichus ;
  Quand passe un tourbillon de drôles moustachus
  Hurlant, criant, affreux, éclatants, orgiaques,
  Un doux soupir émeut les seins élégiaques.
  Quels beaux hommes ! housard ou pandour, le sabreur
  Effroyable, traînant après lui tant d’horreur
  Qu’il ferait reculer jusqu’à la sombre Hécate,
  Charme la plus timide et la plus délicate.
  Rose qui ne voudrait toucher qu’avec son gant
  Un honnête homme, prend la griffe d’un brigand

  Et la baise. Telle est la femme. Elle décerne
  Avec emportement son âme à la caserne :
  Elle garde aux bourgeois son petit air bougon,
  Toujours la sensitive adora le dragon.
  Sur ce, battez, tambours ! Ce qui plaît à la bouche
  De la blonde aux doux yeux, c’est le baiser farouche ;
  La femme se fait faire avec joie un enfant
  Par l’homme qui tua, sinistre et triomphant,
  Et c’est la volupté de toutes ces colombes
  D’ouvrir leurs lits à ceux qui font ouvrir les tombes.

Quelles rimes ! quel rythme ! quelle musique ! quelle couleur ! Devant ces effrénées cavalcades de mots, tout pâlit, tout languit ; les plus prestigieux ouvriers en style, les plus illustres que vous pourriez nommer, s’évanouissent, — et ils le savent bien. C’est une joie absolument pure que de lire de tels vers. Je suis si tranquille sur le fond ! Le fond, c’est quelque idée fausse, incomplète, ou qui même me répugne ; ou bien, c’est quelque idée toute simple, même banale, et que le poète laisse banale, comme Dieu l’a faite. Dans les deux cas, la chose m’est indifférente. Et alors je puis savourer uniquement, sans trouble ni souci, la magnifique, triomphante et précise surabondance de l’expression. Je ne sais, pour moi, rien de plus amusant que les méditations de Hugo sur la mort. Car, pour exprimer le néant et sa tristesse, il moissonne à brassées les figures et les formes de la vie. De même, et ne me croyez pas pour cela un mauvais cœur, rien ne me réjouit comme ses listes de tyrans (on en ferait des volumes), et comme ses énumérations de crimes, de meurtres et d’atrocités. C’est d’une prouesse de style et d’un pittoresque qui font passer en moi de petits frissons de plaisir. Il a des pages d’apocalypse qui sont de surprenantes clowneries. Le relief des détails, la plasticité de l’expression est telle que j’ai assez à faire d’admirer ce perpétuel prodige. Voici la fin d’une de ces joyeuses énumérations :

  Zeb plante une forêt de gibets à Nicée ;
  Christiern fait tous les jours arroser d’eau glacée
  Des captifs enchaînés nus dans les souterrains ;
  Galéas Visconti, les bras liés aux reins,
  Râle, étreint par les nœuds de la corde que Sforce Passe dans les œillets de sa veste de force ;
  Cosme, à l’heure où midi change en brasier le ciel,
  Fait lécher par un bouc son père enduit de miel ;
  Soliman met Tauris en feu pour se distraire ;
  Alonze, furieux qu’on allaite son frère,
  Coupe le bout des seins d’Urraque avec ses dents ;
  Vlad regarde mourir ses neveux prétendants,
  Et rit de voir le pal leur sortir par la bouche ;
  Borgia communie ; Abbas, maçon farouche,
  Fait, avec de la brique et des hommes vivants,
  D’épouvantables tours qui hurlent dans les vents…

etc… car ça continue. Hugo est le monstre de la parole écrite. Il résume et dépasse tous les grands rhéteurs de culture latine qui ont excellé dans le développement oratoire ou pittoresque. Imaginez je ne sais quel taureau de Phalaris d’où sortirait, amplifiée, la voix de Lucain, de Juvénal, de Claudien, — et aussi de d’Aubigné, de Malherbe, même de Corneille, de tous ceux enfin qui ont le mieux su le verbe classique. Au delà de sa rhétorique, il n’y a rien… On peut dire en un sens qu’il ferme un cycle. Il est très grand. S’il ne l’est pas par la pensée, il y a cependant en lui plus de substance que je n’ai affecté d’en voir ; seulement c’est, si je puis dire, son imagination et sa rhétorique qui lui ont créé sa pensée.

D’abord, et par la force des choses, il lui est arrivé, aussi souvent qu’aux plus grands des classiques, d’exprimer, selon la définition de Nisard, des idées générales sous une forme souveraine et définitive (laquelle d’ailleurs, quoique définitive, peut toujours être renouvelée). Je n’ai pas à feuilleter longtemps Toute la Lyre pour y rencontrer ces « vers dorés » :

  Sers celui qui te sert, car il te vaut peut-être ;
  Pense qu’il a son droit comme toi ton devoir ;
  Ménage les petits, les faibles. Sois le maître
             Que tu voudrais avoir.

Et ceux-ci, aux fils dont les pères ont été glorieux :

  Soyez nobles, loyaux et vaillants entre tous ;
  Car vos noms sont si grands qu’ils ne sont pas à vous.
  Tout passant peut venir vous en demander compte.
  Ils sont notre trésor dans nos moments de honte,
  Dans nos abaissements et dans nos abandons :
  C’est vous qui les portez, c’est nous qui les gardons.

Il est évident qu’il n’y a rien de mieux dans Juvénal ni dans Sénèque, ni même dans Corneille, Bossuet ou Molière ; et cela, chez Hugo, est continuel.

Autre chose encore. Il a été le roi des mots. Mais les mots, après tant de siècles de littérature, sont tout imprégnés de sentiments et de pensée : ils devaient donc, par la vertu de leurs assemblages, le forcer à penser et à sentir. À cause de cela, ce songeur si peu philosophe a quelquefois des vers profonds ; et ce poète, de beaucoup plus d’imagination que de tendresse, a des vers délicats et tendres. (Il y en a dans Toute la Lyre ; voyez Ce que dit celle qui n’a pas parlé.)

Puis, comme la moindre idée lui suggère une image, et comme ensuite les images s’appellent et s’enchaînent en lui avec une surnaturelle rapidité, le sujet qu’il traite a beau être maigre et court dans son fond, la forme dont il le revêt est un vaste enchantement. Ces correspondances qu’il saisit entre les choses nous intéressent par elles-mêmes. La figure entière du monde finit par tenir dans le développement du moindre lieu commun. Cette poésie, que ma pensée et mon cœur ont parfois trouvée indigente, finit donc par apparaître, à qui sait lire, comme la plus opulente qui se puisse rêver.

Je voudrais ne pas trop répéter ce qu’on sait ; je ne rappellerai donc pas que Hugo a peut-être été le plus puissant et, à coup sûr, le plus débordé des descriptifs. Il voyait les choses concrètes avec une intensité extraordinaire, mais toujours un peu en rêve et jusqu’à les déformer… Par suite, il a eu, plus que personne, le don de l’expression plastique. Or, rien ne donne du relief à l’expression comme les contrastes et les oppositions. Il a donc abusé de l’antithèse et a fini par ne plus avoir, dans l’ordre physique et dans l’ordre moral, que des visions antithétiques. Mais justement les plus originales conceptions du monde se réduisent à des antithèses que l’on résout comme on peut. À preuve, les systèmes de Kant, de Hegel, même de Spinoza… L’univers n’est qu’antinomies. Et ainsi c’est de la maladie de l’antithèse qu’est venu à Victor Hugo ce qu’il peut y avoir de philosophie dans son œuvre ; et si, d’aventure, il mérite çà et là ce nom de « penseur » auquel son ingénuité tenait tant, c’est à sa manie d’opposer entre eux les mots qu’il le doit.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que Hugo ne pouvait être l’incomparable ouvrier de style qu’il a été, sans être par là même un fort grand poète. Et si son nom est encore livré aux vaines disputes des hommes, s’il est malaisé de déterminer l’étendue et les limites de son génie, c’est peut-être que son cas ressemble assez à celui de Ronsard ; c’est que son oeuvre n’est pas toute dans ses livres ; c’est qu’il a eu (non pas seul, mais plus qu’aucun autre) la gloire de rajeunir l’imagination d’un siècle et de renouveler une langue, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas savoir au juste ce que nous lui devons…

POURQUOI LUI ?[3]

L’autre jour, la Comédie-Française célébrait officiellement — quoique clandestinement (la presse n’était point conviée) — l’anniversaire de la naissance de Victor Hugo par une matinée gratuite où elle représentait Ruy Blas, cette histoire saugrenue d’un domestique amant d’une reine et grand homme d’État.

(De bonne foi, ce ne sont pas les ouvriers ni les petits bourgeois, ce sont les gens de maison du Faubourg Saint-Germain et du quartier du parc Monceau que l’on eût dû appeler à cette cérémonie. Mais ce n’est point de Ruy Blas que j’ai dessein de vous parler.)

Ainsi, on a fait pour Victor Hugo ce qu’on ne fait ni pour Corneille, ni pour Racine, ni pour Molière. Ceux-là, on célèbre sans doute leurs anniversaires tant bien que mal, mais on ne va pas pour eux jusqu’à la représentation gratuite. Déjà Victor Hugo était le seul de nos grands écrivains dont le cercueil eût été exposé sous l’Arc de Triomphe, le seul qui eût été inhumé au Panthéon, le seul dont les oeuvres posthumes eussent eu les honneurs d’une récitation publique à la Comédie-Française.

Tout cela veut dire qu’aux yeux de nos gouvernants Victor Hugo est à part dans notre littérature, qu’il est le poète national, le grand, l’unique, enfin qu’« il n’y a que lui. »

Eh bien ! ce n’est pas vrai, il n’y a pas que lui ! C’est trop d’injustice, à la fin ! Pourquoi ce traitement spécial ? Pourquoi cette immortalité hors classe ? À qui vont ces hommages exorbitants ? Est-ce à l’auteur dramatique ? Est-ce à l’écrivain populaire ? Est-ce au poète ? Est-ce au penseur ? Est-ce à l’homme ?

      *       *       *       *       *

Ce ne peut être à l’auteur dramatique. Là-dessus, presque tout le monde sera d’accord. Si miraculeusement versifié qu’il soit et quelque plaisir qu’il nous donne à la lecture, ce n’est pas le théâtre de Victor Hugo qui peut justifier ces honneurs extraordinaires. Dès qu’on essaye de les « réaliser » sur la scène, de donner un corps à ces froides et éclatantes chimères, les drames de Hugo sonnent si faux que c’est une douleur de les entendre. Ou plutôt, tranchons le mot, ils ennuient le public, — et la foule aussi bien que les lettrés. Nous l’avons bien vu quand on a repris le Roi s’amuse et Marion Delorme. Il ne manque qu’une chose à ces belles machines lyriques : le frémissement de la vie, ce qui fait qu’on se croit en présence de créatures de chair et de sang.

Comme auteur dramatique, c’est plutôt Musset qui aurait droit à des célébrations d’anniversaires. Il ne faut jurer de rien, On ne badine pas avec l’amour, presque tout le théâtre de Musset nous intéresse et nous touche autrement que Marie Tudor ou même Hernani. Il est facile de prévoir qu’avant la fin du siècle les drames de Victor Hugo ne compteront dans l’histoire du théâtre qu’à titre de documents.

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C’est donc l’écrivain populaire qu’on célèbre par des rites réservés et particulièrement solennels ? — Oui, le peuple a lu quelque peu Notre-Dame de Paris, et les Misérables, malgré les longueurs et le fatras. Mais l’Homme qui rit ou Quatre-vingt-treize, croyez-vous qu’il les ait lus ? Depuis le divorce consommé au seizième siècle entre la multitude et les lettrés, les grands écrivains n’ont été populaires chez nous que rarement et par accident. Populaires, c’est-à-dire réellement connus et aimés du peuple, Dumas père et M. d’Ennery, — ou même M. Richebourg — le sont beaucoup plus que Victor Hugo. Car ce qu’il y a d’éminent chez l’auteur des Contemplations, ce sont des qualités d’artiste, dont la foule ne saurait être juge, et qui lui échappent.

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Mais sans doute — et bien que le peuple ne puisse le comprendre entièrement — c’est au poète que s’adressent ces hommages que nul autre écrivain n’a jamais reçus. Et, certes, il n’est point de plus grand poète que Victor Hugo. Mais enfin on peut croire qu’il en est d’aussi grands ; et sa suprématie ne s’impose point à tous les esprits avec la force irrésistible de l’évidence. C’est affaire de sentiment et d’opinion, matière aux disputes et aux jugements incertains des hommes.

Ce qu’il a en propre, c’est une vision des choses matérielles, intense jusqu’à l’hallucination ; c’est, à un degré prodigieux, le don de l’expression, l’invention des images et des symboles ; c’est enfin l’art d’assembler les sons, de conduire les rythmes, de développer et d’enfler la période poétique jusqu’à faire songer aux déploiements harmoniques et presque à l’orchestration des symphonies et des sonates.

Mais Musset a des cris de passion égaux à tout — et une tendresse, une grâce, un esprit, qui sont un perpétuel ravissement. Et quant à Lamartine, rien n’est plus beau que ses beaux vers, par la fluidité et à la fois par la plénitude, par quelque chose d’involontaire et d’inspiré, par le large et libre essor, par l’aisance souveraine et toute divine. Ce poète, qui est un médiocre ouvrier de rimes, a des strophes devant qui tout pâlit, car c’est la poésie même.

La vérité, c’est que nous avons tous admiré également et tour à tour ces trois merveilleux poètes, selon nos âges et selon les journées. Pour moi, chacun d’eux me paraît, au moment où je le lis, le plus grand des trois.

Et, s’il me fallait avouer, à mon corps défendant, que Musset n’a peut-être pas la puissance des deux autres, du moins je ne pourrais me prononcer entre ces deux-là, et je me redirais les vers du poète Charles de Pomairols, parlant de Lamartine :

 ….. Et son génie aisé, que la grâce accompagne,
  N’a pas le rude élan de la haute montagne
  Assise pesamment sur ses lourds contreforts,
  Miracle de matière, orgueilleuse géante,
  Qui redresse les flancs de sa paroi béante,
  Et tend au ciel lointain sa masse avec efforts.

  Plutôt son œuvre douce où coulent tant de larmes
  Fait songer à la mer triste, pleine de charmes,
  Dont l’Esprit langoureux, fluide et palpitant,
  Mollement étendu sur sa couche azurée,
  S’unit de toutes parts à la voûte éthérée
  Et berce tout le ciel sur ses flots en chantant.

      *       *       *       *       *

Mais peut-être est-ce le penseur et l’inventeur d’idées qui, chez Hugo, mérite un culte de « latrie » officielle ? Ses plus fervents admirateurs n’oseraient le soutenir. Il n’est pas plus philosophe que Musset ; il l’est moins que Lamartine.

Sa métaphysique est rudimentaire. C’est une sorte de manichéisme panthéistique avec la croyance au triomphe final du Bien. Entendez Ce que dit la bouche d’Ombre. « La première faute fit le premier poids et créa la matière. La matière, c’est le châtiment et l’instrument d’expiation. Le monde visible n’est qu’un purgatoire aux innombrables degrés, depuis le caillou jusqu’à l’homme et au delà. Le méchant, après sa mort, descend et devient bête, plante ou minéral, selon son crime. Le juste monte, va on ne sait où, dans quelque planète. Mais, sur cette échelle des êtres, l’homme seul ne se souvient pas du passé (pourquoi ?). De là son ignorance. Au contraire, les animaux, les plantes et les rochers se souviennent de ce qu’ils ont été et savent ce que l’homme ne sait pas : d’où leur aspect mystérieux. Mais les expiations ne sont pas éternelles. Les coupables remontent peu à peu. À la fin, tous se retrouveront, dégagés du poids, dans la lumière, en Dieu. »

Sa vision de l’histoire est de même sorte, sommaire, anticritique, enfantine et grandiose. L’histoire, c’est la lutte des mendiants sublimes et des vieillards décoratifs, à longues barbes, contre les rois atroces et les prêtres hideux. La « légende des siècles » devient ainsi, à force de simplification, une façon de Guignol épique.

Ces conceptions peuvent être, à coup sûr, d’un grand poète : elles ne sont pas d’un homme puissant et original par la pensée. Tous les progrès de l’intelligence humaine en ce siècle se sont accomplis par d’autres que lui. Ils sont rares, ceux pour qui Victor Hugo a été l’éducateur, le directeur de la vie intellectuelle et morale. L’esprit de ce temps, c’est dans Stendhal, Sainte-Beuve, Michelet, Taine et Renan qu’il réside. Nous ne devons à Victor Hugo aucune façon nouvelle de penser — ni de sentir. Il a donné à notre imagination d’incomparables fêtes ; mais pour qui est-il l’ami, le confident, le consolateur, celui qu’on aime avec ce qu’on a de plus intime en soi, celui à qui on demande le mot qui éclaire ou qui pénètre ? Pour qui ses livres sont-ils vraiment des livres de chevet, — si ce n’est pour quelques disciples d’une génération antérieure à la nôtre ?

Chose singulière, les jeunes poètes se détournent de cet Espagnol retentissant, de cette espèce de Lucain énorme, et le respectent fort, mais l’aiment peu. Interrogez-les : vous verrez que ceux qu’ils préfèrent, c’est Baudelaire et Leconte de Lisle, et que leur véritable aïeul ce n’est point Victor Hugo, c’est Alfred de Vigny.

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Eh ! direz-vous, que font au public ces partis pris de cénacles et de chapelles ? Il reste à Victor Hugo d’avoir été, dans ce siècle démocratique, le prophète de la démocratie, l’avocat des humbles et des souffrants, l’apôtre de la fraternité. — Mais ici même, il est évident qu’il n’est pas le seul, et il est contestable qu’il soit le plus grand. L’avouerai-je ? Je trouve un sentiment de pitié et d’amour autrement sincère et profond dans les livres de Michelet, et une bonté autrement large et sereine dans les candides romans socialistes de la bonne George Sand. Et, pour ne parler que des poètes, quel plus grand cœur que Lamartine ? Et qui, mieux que l’auteur de Jocelyn et de la Marseillaise de la paix, a connu toutes les belles illusions de la foi démocratique et l’ivresse évangélique de l’amour des hommes ?

      *       *       *       *       *

Enfin, la personne même de Victor Hugo avait-elle une séduction, et sa vie a-t-elle eu une noblesse et une grandeur à quoi rien ne résiste et qui, s’ajoutant à son génie, lui assurent sans conteste la place la plus élevée dans l’admiration de ses contemporains ?

Il fut un surprenant travailleur ; il eut des vertus de citoyen et des qualités de bourgeois. Il souffrit pour le droit ; et si l’exil eut pour lui des compensations qu’il n’eut pas pour un grand nombre de pauvres diables, il serait cependant injuste de méconnaître le mérite et la beauté de son sacrifice.

Mais, avec cela, ce que je sais de sa personne m’attire peu. Il ne me paraît pas qu’il eût un très grand caractère. Il y a chez lui des prudences et des habiletés qui peuvent être légitimes, mais qui ne commandent point l’admiration. Enfin, dans les dernières années de sa vie, il poussait l’inconscience du ridicule jusqu’à un excès qui affligeait les esprits délicats.

Ah ! que j’aime mieux Lamartine, si brave, si fier, si naturellement héroïque, si désintéressé, si généreux, si fastueux, si imprudent ! Et comme la douloureuse vieillesse du pauvre grand homme me devient chère quand je songe à la vieillesse d’idole embaumée de son heureux rival ! — Et quant à Musset, je sais bien tout ce qu’on peut dire contre lui ; mais il a tant souffert ! Cette souffrance est si évidente et si vraie ! À ne regarder que les hommes, l’un me paraît plus noble que Hugo, l’autre plus malheureux, — et tous deux plus aimables.

      *       *       *       *       *

Ainsi — et ce point réservé que nul poète ne fut plus grand par l’imagination et par l’expression — sous quelque aspect que nous considérions Victor Hugo, nous lui voyons des égaux ou des supérieurs. Comment donc expliquer les témoignages uniques de vénération officielle dont il est l’objet ?

On ne le peut que par des raisons étrangères à la littérature.

Il eut la chance d’être exilé et l’esprit de faire servir son exil à sa gloire. Il eut la chance de survivre à l’Empire, de revenir de l’exil et, à partir de ce moment, d’être l’interprète des sentiments et des passions du Paris révolutionnaire. Il eut aussi la chance de vivre longtemps. Bref, il sut grossir sa gloire de poète de la gloire spéciale d’un Raspail et d’un Chevreul.

Mais il est immoral d’honorer les gens parce qu’ils ont de la chance et qu’ils enterrent tout le monde. Il est temps de ne tenir compte à Victor Hugo que de ses œuvres, et par là de le remettre à son rang — c’est-à-dire au premier rang. Rien de moins, mais rien de plus.


  1. Voir l’article suivant.
  2. Études littéraires sur le XIXe siècle, par Émile Faguet, un vol. in-18 jésus, 5e édit. (Lecène et Oudin, éditeurs), — Victor Hugo, l’homme et le poète, par Ernest Dupuy, un vol. in-18 jésus, 2e édit. (Lecène et Oudin, éditeurs).
  3. Je rappelle au lecteur que cet article et le suivant sont des articles de polémique et qu’ils rendent surtout des impressions d’un jour.