Les Contemporains/Septième série/Figurines

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Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 103-153).


FIGURINES.

(Deuxième Série)
HORACE.

Oh ! celui-là n’est pas du tout « d’actualité ». Il n’a pas eu la chance de Virgile, dont l’immortalité est entretenue par deux contresens sublimes et par un mot profond qu’il n’a peut-être pas dit. Après avoir été le plus cité et le plus traduit des poètes anciens, Horace en est aujourd’hui un des plus délaissés. Et pourtant…

Écoutez cette odelette d’Horace que je ne choisis point parmi les plus connues :

« Si jamais un seul de tes parjures avait eu pour effet de déformer un de tes ongles ou de noircir une de tes dents,

« Je croirais à tes serments, ma chère. Mais plus tu les violes, et plus tu es belle et plus tu excites l’universel désir.

« Si bien que tu trouves finalement ton compte à te jouer des cendres de ta mère, et des dieux immortels et des astres silencieux.

« Vénus en rit, les nymphes en rient, et Cupidon s’en amuse, en aiguisant ses flèches sur un grès ensanglanté.

« Et toute une génération grandit pour toi et t’assure de nouveaux esclaves, — sans que, du reste, tes anciens adorateurs aient le courage de déserter ton seuil impie.

« Et, de plus en plus, les mères et les pères économes te redoutent pour leurs fils ; et les jeunes femmes tremblent que ton odeur ne détourne leurs maris. »

(Notez que ma traduction est médiocre et que la grâce des strophes saphiques en est forcément absente.)

Écoutez encore ceci :

« Citoyens ! citoyens ! cherchez l’argent d’abord ; la vertu, si vous avez le temps ! » Voilà ce que répètent les hommes de Bourse entre les deux Janus. Tu as du cœur, des mœurs, de l’éloquence, de la probité. Par malheur, il te manque cinq ou six mille sesterces pour être chevalier : tu seras peuple. Mais les enfants chantent dans leurs rondes : « Tu seras roi, si tu fais bien. » « N’avoir rien à te reprocher, n’avoir jamais à pâlir d’une mauvaise action, que ce soit là ton inexpugnable citadelle. »

Et ceci encore :

«… Le poète n’est point avare ni cupide… Il se moque des pertes d’argent ; il ne trahira point un ami ; il ne dépouillera point un pupille. Il vit de fèves et de pain bis… Le poète façonne la bouche tendre et balbutiante des enfants ; il défend leur oreille contre les propos grossiers ; il forme leur cœur par de belles maximes ; il leur enseigne l’humanité et la douceur… Il console le pauvre et celui qui souffre. Et c’est lui qui apprend aux jeunes gens et aux jeunes filles de belles prières. »

Serait-ce par hasard Chaulieu ou Désaugiers que vous rappellent ces passages, pris entre cent d’égale qualité, et dont j’ai affaibli, bien malgré moi, la beauté solide ?

La malechance d’Horace, c’est d’avoir été, pour quelques chansons bachiques et quelques développements de philosophie bourgeoise, accaparé par les chansonniers et par les vieux messieurs des académies provinciales de jadis. Grâce à quoi, on l’a enfin pris lui-même tantôt pour un membre du Caveau et tantôt pour un vieux monsieur dans le genre du regretté Camille Doucet. Or cela est absurde, et jamais on ne vit maître plus différent des disciples qu’il eut à subir.

Car, d’abord, rien n’est moins « artiste » qu’un membre de la Lice chansonnière : et il se pourrait qu’Horace fût, dans ses vers lyriques, le plus purement artiste des poètes latins. Ses Odes sont, à la vérité, des odelettes parnassiennes. Savantes et serrées, d’une extrême beauté pittoresque et plastique, elles n’ont pas grand’chose de commun, à coup sûr, avec les chansons de Béranger. Et les vers des Satires et des Épîtres ne ressemblent guère davantage à ceux d’un Andrieux ou d’un Viennet. Ils rappelleraient plutôt, par la liberté et l’ingénieuse dislocation du rythme, les fantaisies prosodiques de Mardoche ou d’Albertus : je parle sérieusement. Joignez qu’Horace a, le premier, introduit dans la poésie latine les plus belles variétés de strophes grecques, sans compter certaines combinaisons de vers qui lui sont, je crois, personnelles. En sorte qu’il fait songer à Ronsard infiniment plus qu’à Boileau.

Secondement, il n’est pas d’animal plus timide ni plus esclave de la tradition qu’un chansonnier gaulois ou un retraité qui traduit Horace. Or le véritable Horace fut, en littérature, le plus hardi des révolutionnaires. Il traita les Ennius, les Lucilius et les Plaute comme Ronsard et ses amis traitèrent les Marot, les Saint-Gelais et les auteurs de « farces » et de « mystères ». D’esprit plus libre, d’ailleurs, que les poètes de la Pléiade, Horace fut, à tort ou à raison, ce que nous appellerions aujourd’hui un enragé moderniste. O imitatores, servum pecus ! et Nullius addictus jurare in verba magistri, sont des mots essentiellement horatiens.

Enfin, rien n’est plus plat ni plus borné que la sagesse d’un chansonnier bachique ou d’un rimeur de l’école du bon sens. Or, le véritable Horace a bien pu se qualifier lui-même, par boutade, de pourceau d’Épicure : vous savez que l’épicurisme n’est nullement la philosophie des refrains à boire ; et celui d’Horace est, finalement, d’un stoïcien qui n’avoue pas. C’est que, chez les âmes bien situées, l’épicurisme et le stoïcisme, et généralement tous les systèmes, ont toujours abouti aux mêmes conclusions pratiques. On trouve dans Horace les plus fortes maximes de vie intérieure, de vie retirée et retranchée en soi, supérieure aux accidents, attachée au seul bien moral et l’embrassant uniquement pour sa beauté propre. — Soldat de Brutus, il accepta le principat d’Auguste par raison, par considération de l’intérêt public ; mais il fut, ce semble, moins complaisant pour l’empereur et pour Mécène et sut beaucoup mieux défendre contre eux sa liberté et son quant-à-soi que le tendre Virgile. Ce fut un homme excellent, un fils exemplaire, un très fidèle ami, — et une âme ferme sous une tunique lâche et sous des dehors à la Sainte-Beuve.

Ce que j’en dis est, du reste, bien inutile. On n’en continuera pas moins, j’en ai peur, à le prendre pour un vulgaire « bon vivant » ou pour une espèce de vieil humaniste enclin aux amours ancillaires et à le confondre presque avec ceux qui, dans les provinces reculées, le traduisent encore en vers, sans y rien comprendre…

ALFRED DE VIGNY OU L’ORGUEIL SAUVEUR.

Non, il ne faut pas regretter ces publications, de plus en plus fréquentes, de la correspondance intime des écrivains illustres. L’immortalité de ces morts demeurerait, sans cela, quelque peu léthargique, car nous n’avons pas le loisir de relire leurs oeuvres tous les matins. Si d’ailleurs ces lettres divulguées nous révèlent en eux des faiblesses et des erreurs que nous ne connaissions pas, et dont nous les savions seulement capables puisqu’ils furent des hommes, le mal n’est pas grand. Mais ils gagnent aussi quelquefois à nous être dévoilés tout entiers ; et c’est singulièrement le cas pour Alfred de Vigny, comme vous le verrez par les Lettres que vient de publier la Revue des Deux Mondes.

Les jeunes gens en seront heureux, s’il est vrai que, parmi les poètes de la première génération dite « romantique », c’est lui qui les satisfait le plus. Cinq ou six fois du moins, Vigny a su inventer, pour les idées les plus profondes et les plus tristes, les plus beaux symboles et les mythes les plus émouvants, et fondre de telle sorte la pensée et l’image que les objets sensibles sont, chez lui, tout imprégnés d’âme, que la forme précise et rare y est suggestive de rêves infinis, et que ses vers, signifiant toujours au delà de ce qu’ils expriment, retentissent en nous longuement et délicieusement, y parachèvent leur sens et s’y égrènent en échos lents à mourir… Et c’est, comme vous savez, une poésie de cette espèce, plus libre seulement et plus fluide, mais pareillement évocatrice, que poursuivent les derniers venus de nos joueurs de flûte.

Or, nous sommes encore plus sûrs que ce grand poète fut aussi un héros, depuis que nous avons lu ses lettres intimes à sa petite parente.

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« Intimes », oui, puisqu’il y découvre ou y laisse apercevoir souvent le fond même de sa pensée sur la vie. Familières, non pas. Vigny ne sait pas, ou ne veut pas être familier. Mais, justement, il est remarquable que ces lettres, adressées à une jeune cousine, d’humeur frivole, à ce qu’il semble, continuent, sous leur simplicité relative et leur demi-abandon, l’attitude morale qu’exprimaient Moïse, la Colère de Samson, le Christ aux Oliviers et la Maison du Berger, et attestent à la fois la sincérité et la profondeur de son pessimisme et l’efficacité merveilleuse de son orgueil.

Les idées de Vigny, vous les connaissez. Le monde est mauvais ; l’injustice y règne, et la douleur ; le monde comme il est serait une infamie si Dieu existait ; la nature est insensible et cruelle ; toute supériorité condamne à un plus grand malheur ceux qui en sont affligés… Donc il faut se taire, se résigner, demander à la nature non une consolation, mais un spectacle, avoir pitié de la vie — de très haut — sans jamais se plaindre pour son compte.

Ce pessimisme est absolu, assez simple en somme, original seulement par son intensité. Il se confondrait avec le nihilisme philosophique, n’étaient les conclusions (arbitraires, il faut le dire).

Ce qui est admirable, c’est que, portant dans son esprit cette négation et dans son cœur ce désespoir, — et croyant, dans le fond, à moins de choses encore qu’un Sainte-Beuve, si vous voulez, ou un Renan, — Alfred de Vigny ait fait toute sa vie, avec une exactitude attentive, les gestes de son rôle social : gentilhomme accompli ; très bon officier ; royaliste intransigeant ; fidèle, sous Louis-Philippe, à la branche aînée ; respectueux de la religion ; homme du monde peu répandu, mais fort convenable en discours : de sorte que ceux de sa caste purent croire que, sauf dans ses vers (mais des vers, n’est-ce pas ? ce n’est que de la littérature), le comte de Vigny fut vraiment des leurs.

Les lettres à la petite cousine nous apprennent quelque chose de plus. La vie d’Alfred de Vigny apparaît là comme un défi sublime. « La plus forte protestation contre le monde injuste et contre Dieu absent, c’est de m’appliquer à faire ce qui me permettra de m’estimer le plus. Moins le monde vaut, plus je vaudrai. » Ainsi raisonnait-il. Cela, sans l’ombre d’espérance. Sur le fondement de ce sentiment irréductible du devoir, Vigny aurait pu, comme d’autres, se rebâtir après coup toute une métaphysique encourageante. Il ne daigne ; il est désolé à fond. Mais il veut valoir, pour lui-même et pour jouir solitairement de son propre prix. Et nous voyons dans ses lettres la magnifique fructification de cet orgueil.

C’est à cet orgueil, d’abord, qu’il doit sa conception, très aristocratique et presque sacerdotale, de la mission du poète. Et c’est cette conception qui lui donne la force de vivre à l’écart, dans sa « tour d’ivoire », de rechercher la gloire peut-être, jamais le succès ni la popularité, de n’écrire que pour dire quelque chose et, par suite, de n’imprimer que tous les dix ou vingt ans : irréprochable vie d’écrivain, et à laquelle on ne peut comparer que celle d’un Flaubert ou d’un Leconte de Lisle.

Cet orgueil le sauve de la vanité, aussi sûrement que le ferait l’humilité elle-même. L’orgueil sait se passer d’autrui. L’étalage que Chateaubriand et Lamartine font de leur personne répugne à Vigny comme une prostitution. Et pourtant il les traite l’un et l’autre sans dureté : le sentiment qu’il a de « valoir » plus qu’eux lui permet l’indulgence. — Il ne parle presque jamais de lui ; et, quand il en parle, il s’en excuse. « Vous avez remarqué un jour que je ne parlais jamais de moi. Mes amis me le reprochent souvent… Cette disposition native n’a fait que s’accroître pendant seize ans de vie à l’armée, où le silence est une consigne ; cette coutume s’est accrue encore par un long séjour en Angleterre… Il en résulte qu’il y a sur mon caractère une enveloppe de taciturnité, qui fait que j’aime à parler des idées et des sentiments, jamais des personnes. » Et ailleurs : « Quand j’étais dans la Charente, d’où je vous écrivais souvent, je fus atteint de la fièvre typhoïde. Je souffris et fus guéri entre deux de vos lettres, sans vous le dire. » Il se tait comme le loup dans la Mort du Loup, et par le même sentiment.

Cet orgueil a chez lui les mêmes effets que la charité. Je ne dirai pas qu’il se soit tourné en bonté chez l’auteur de Moïse, mais il lui a communiqué la puissance d’agir pendant trente ans comme s’il eût été parfaitement bon. Pendant trente ans Vigny fut le garde-malade patient et assidu de sa femme, massive, paralytique, demi-aveugle et qui, nous dit M. de Ratisbonne, « née en Angleterre, avait oublié l’anglais et n’avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait la conversation assez difficile » ; ne la quittant jamais, s’interdisant pour elle toute distraction, tout voyage, presque toute absence. Il fit tout son devoir, — précisément parce que c’était très difficile.

Cet orgueil s’amollit, se transforme en douceur pour la petite cousine. Il y a, dans le sentiment qu’elle lui inspire, de la tendresse, de l’amusement à regarder s’agiter une jolie forme, de la pitié et un imperceptible dédain. Il lui donne de bons conseils, qu’il sait qu’elle ne suivra pas. Il lui reproche paternellement ses lettres trop courtes et ses trop rares visites ; et cependant il sait qu’elle ne peut lui donner que cela : un plaisir d’ « apparition », le plaisir de la voir de temps en temps vivre sa vie gracieuse et inutile. Il l’aime un peu (quoique avec moins de gravité) comme il aime l’Éva de la Maison du Berger : pour se reposer de la contemplation des choses insensibles et immuables dans celle d’une créature éphémère, plus séduisante d’être fugitive, — et souffrante aussi, quoique frivole…

Tout de même, elle est bien étourdie, la petite cousine, bien inattentive au mal de son ami. Une fois, quelques mois avant sa mort, il s’en plaint : « Si j’ai gardé le silence après votre dernière lettre, c’est qu’il y a un si cruel contraste entre mes souffrances de l’âme et du corps et la légèreté cavalière de vos lettres, que je ne pouvais me décider à vous empêcher de jouir en paix de votre vie évaporée. Tous vos bals n’étaient pas dansés encore, je crois, et, quoi que vous en disiez, vous n’y preniez point de peine ». À mesure qu’il souffre davantage et que la mort approche, il se détache de la jolie « apparition », et en reconnaît mieux l’inutilité. Il désire même ne plus la voir, sinon en passant. «… Si vous continuez à faire chaque jour vos trente visites nécessaires, indispensables, supposez-moi à Londres, et vous vous acquitterez de ces délicieux devoirs. » Ce qu’il attend d’elle, c’est, tout au plus, la dernière vision d’une forme agréable… Oui, sa mort sera bien la « Mort du Loup ».

Dans son orgueil, enfin, il puise la force de supporter, avec une tenue parfaite, les longues tortures d’un cancer de l’estomac… « Puisqu’il faut vous parler de moi, sachez donc qu’il n’y a pas de martyre comparable au mien. Depuis deux ans, je ne suis pas sorti et je ne peux marcher, et j’ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule… » Et, tandis que des cousines pieuses multiplient autour de lui « les amulettes, les médailles de la Vierge immaculée, et même de saintes amoureuses comme Mme de Chantal », et que « le pauvre archevêque de Paris » vient le voir, et aussi l’évêque d’Orléans, « au milieu des empressements exagérés de tant de monde… de médecins tout neufs qui ont fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine », le comte de Vigny, convenable, souriant à ces zèles pieux, respectueux de tous les rites, mourait, sans croire à rien, avec une tranquillité farouche.

Sans croire à rien ? Je me trompe. Voici la dernière ligne de sa dernière lettre à sa jeune parente : « Vous parlez beaucoup de croire et de croyants. Croyez en moi, avec une ferme foi ». C’est-à-dire : — Croyez en mon orgueil, en cet orgueil sauveur par qui j’ai pu souvent agir comme si j’avais été un saint, et vivre héroïquement dans l’état de désespoir.

J.-K. HUYSMANS.


Rapproché de ses autres ouvrages, éclairé par eux et les éclairant, le dernier livre de M. Huysmans, En route, nous fait concevoir une aventure morale d’un rare intérêt : la transformation du naturalisme en mysticisme et la purification d’une âme par le dégoût.

J’appelle ici de ce mot très impropre de « naturalisme » le genre de littérature qui fut en faveur de 1875 à 1885, ou à peu près. Il se distingue expressément du réalisme. Car le réalisme est tranquille, simple et court ; il n’ajoute pas à la laideur des choses ; il n’en souffre pas ; il ne saurait jamais en être excédé. Les vrais réalistes sont Hérondas, Pétrone, Alain Lesage. Leur disposition d’esprit est radicalement anti-chrétienne.

Mais il y avait sans doute un germe chrétien dans les furieux dégoûts qu’exprimaient les premiers livres de M. Huysmans. L’exactitude flamande des peintures y aboutissait à de soudains haut-le-cœur. Les sujets étaient si bas et la bassesse en était étalée avec un si sombre parti pris, l’auteur s’excitait dans une vision si méprisante, si inventrice de platitudes et d’ordures, que je me suis demandé jadis si cette vision n’était point un jeu d’art maladif et que j’ai suspecté la vérité des ces minutieuses nausées. Je vois bien aujourd’hui que je me trompais.

Non, jamais le monde n’a si étrangement pué au nez d’un homme. Il y avait chez M. Huysmans deux sentiments contradictoires en apparence : celui de la laideur des hommes et des choses et de l’impureté de la chair et de ses œuvres et, au fond, une complaisance pour cette laideur et un consentement à cette impureté, se trahissant par une sorte d’orgueilleuse virtuosité à les décrire et par la hantise non repoussée de leurs images. Mais son jugement sur les ignominies dont il subissait, dont il aimait peut-être l’obsession, était déjà un jugement chrétien, le jugement d’un moine tenté et succombant avec honte à la tentation. Ses livres laissaient loyalement paraître que le fond du « naturalisme » était la « délectation morose » des théologiens, et que l’attachement même à considérer le laid y était encore une forme détournée de l’impureté.

D’autres en sont restés là ; non M. Huysmans. L’extraordinaire sensibilité physique et morale qui est son tout le lui interdisait. Il poussa donc plus avant. Le pessimisme et l’impureté, à leur dernier degré d’exaspération, c’est le satanisme, ou la luxure blasphématoire. M. Huysmans est allé jusque-là, du moins par la curiosité inassouvie de l’imagination (Là-Bas). En réalité, il était déjà « en route » vers Dieu.

Car, lorsque l’on croit à Dieu assez pour le maudire, c’est bien simple : autant l’adorer. La messe noire est proche de l’autre messe, puisqu’elle en est le contraire ; et le désespoir satanique peut engendrer la divine espérance. Le pessimisme absolu, quand il est moins une perversion de l’esprit qu’un état du système nerveux, peut être grand créateur de rêves. La conversion de M. Huysmans (ou de Durtal) fut une évasion hors des réalités hideuses.

L’horreur de l’universel cloaque de lâcheté, de sottise et d’impudicité qui est le monde ne lui laissait de refuges que ces étroits et secrets paradis d’entier renoncement et de pureté parfaite qui sont les couvents ; entendez les couvents intransigeants des carmélites ou des trappistes. Et, là même, c’est encore par ses sens excédés qu’il était conduit. Ces blancs asiles lui étaient, physiquement, un bain de paix.

Rien du catholicisme littéraire de Chateaubriand ; très peu même de celui de Baudelaire ou de Barbey d’Aurevilly, purs artistes qui ne concluent point par des actes. Les nerfs de Durtal ne lui permettent de séjourner que dans les extrêmes : il va jusqu’au bout du catholicisme, et jusqu’au fin fond. Or, le fond, c’est le monde considéré comme le champ de bataille de Dieu et du démon ; c’est la foi au surnaturel continu, au miracle chronique, à l’action directe et personnelle de Dieu sur les âmes et au jeu de la réversibilité des mérites.

Ces prodiges s’opèrent par la prière, l’oraison méthodique, la confession, la communion. L’action divine se traduit, chez l’homme et la femme, par des signes sensibles et corporels. La chasteté, la sainteté sont des états de la chair. Et c’est pourquoi le vocabulaire et le style de Durtal ont pu rester aussi concrets, aussi brutaux dans l’expression des phénomènes de la vie mystique que jadis dans la peinture de la vie immonde.

Le haut-le-cœur de son naturalisme l’a jeté au mysticisme ; mais on a cette impression qu’il demeure le même homme. D’autant mieux qu’il a commencé par être un converti du plain-chant et de l’art du moyen âge, un converti par les sens. — Sa chasteté n’est peut-être qu’un moment singulier de son impureté, et son tragique catholicisme qu’un moment de sa curiosité de sentir.

Ce point, Durtal pourra-t-il s’y fixer ? Que vaut sa conversion ? On a vu des prostituées prises tout à coup d’une horreur physique insurmontable pour leurs besognes habituelles. L’abus de leur corps avait totalement aboli en elles le désir : apaisées, endormies, amorties, angélisées, la seule approche de l’ancien péché les eût fait s’évanouir d’épouvante. Le lendemain, la plupart retournaient à leur vomissement ; mais quelques-unes devenaient sainte Thaïs ou sainte Marie l’Égyptienne. « Les voies de Dieu sont mystérieuses… »

HENRI LAVEDAN.


La saveur si particulière des écrits de M. Henri Lavedan, d’où vient-elle donc ? Je crois l’entrevoir. La Haute et le Nouveau Jeu, Leur Coeur et Nocturnes, le Prince d’Aurec et Viveurs, c’est la surface brillante et pourrie de la société contemporaine, décrite par un esprit aigu, — mais en même temps jugée, le plus souvent sans le dire, par une âme qui, dans sa rencontre avec l’éphémère, continue de porter en soi quelque chose de stable et de traditionnel : la vieille France, simplement.

Avant de toucher ce vrai fond de Henri Lavedan, voyons d’abord en lui ce qui, tout de suite, apparaît.

L’œil guetteur et amusé, il a commencé par être un écrivain excessivement pittoresque, un peu dans la manière d’Alphonse Daudet (Inconsolables, Sire). C’est de ces savants exercices qu’il a passé à la peinture des mœurs mondaines. Venu immédiatement après Gyp, il a coloré et corsé le langage de Gyp. Ou, si vous voulez, il a poussé et développé le dialecte de Monpavon (du Nabab). Nul peut-être n’a parlé de façon plus soutenue « le parisien » des dix dernières années ; nul n’en a mieux connu le vocabulaire, la syntaxe, les images, le ton, le geste, et ce que roule cette langue dans ses petits bouts de phrases inachevées et baroques, et les divers argots superposés qui y transparaissent. Il y a même ajouté de nouveaux tics. Cela va, parfois, dans le Vieux Marcheur, jusqu’à la convention la plus extravagante. Le style du père Labosse s’éloigne presque autant du langage usuel que de la prose de Bossuet. On y sent un petit commencement de démence.

Lavedan a connu aussi, mieux que personne, les rites et cérémonies de la toilette et du chic. Là encore, son observation s’exaspère volontiers en une fureur de fantaisie imaginative. Lisez, par exemple, dans Leur beau physique, le soliloque de ce mourant qui se fait apporter sur son lit toutes ses cravates, et les palpe, et les caresse, et s’enivre d’elles mélancoliquement avant d’entrer dans l’éternelle nuit. Cela est proprement lyrique.

Enfin, dans le brillant concours de nos conteurs ou dialoguistes mondains, dans cette lutte à qui nous offrira, sous prétexte de morale ou même sans prétexte, les plus surprenants tableaux de mauvaises moeurs dites élégantes, je crois démêler, chez Henri Lavedan, une peur d’être dépassé, une ardeur de frapper plus fort que les autres et de peindre plus cru, une excitation et comme une ébriété de pinceau. Bref, sa caractéristique est, très souvent, une outrance un peu haletante, capricante et fébrile.

Par là-dessous, une âme traditionaliste, profondément chrétienne d’éducation.

Hervieu est avant tout un déterministe vigoureux et subtil ; Donnay, un ironique et un voluptueux. Lavedan, malgré tout, demeure un moraliste. Il a, plus que les autres, insisté sur le surgit amari aliquid de la vie joyeuse. L’immense ennui, le néant qui est au fond des existences purement mondaines, cette mélancolie noire dont sont envahis, quand ils ne s’amusent plus et même en s’amusant, ceux qui font profession de s’amuser, il nous en a donné, maintes fois, l’impression poignante (la Haute, Nocturnes). Et, une fois ou deux, il nous a dénoncé ce qui grouille dans ce vide, et comment ce nihilisme, d’ordinaire avachi et doux, des vieux viveurs peut tourner au farouche et au macabre. Voyez, dans le Nouveau Jeu, l’entretien nocturne du père Labosse avec son valet de chambre : chef-d’œuvre absolu ; du Balzac en petites phrases.

Et voici paraître l’âme « vieille-France » de Henri Lavedan. Dans le monde qui s’amuse, il distingue toujours scrupuleusement les Salomon et les d’Aurec, et les viveurs de la bourgeoisie riche ou de la finance et ceux de l’ancienne aristocratie. Quoique ces deux classes se touchent souvent et se mêlent (et cette rencontre même est un phénomène social que l’auteur du Prince d’Aurec a étudié d’un effort très sérieux), elles lui inspirent des sentiments bien différents. Ses honnêtes duretés contre cette noblesse décadente dont il s’est fait spécialement le peintre impliquent, avec un sens très juste du rôle historique de la noblesse, une irréductible sympathie et un rien de préjugé. « Si l’on pèche plus dans cette société-là, fait-il dire à un abbé, on rachète aussi davantage. Vices et vertus, quand on dépense, c’est à pleines mains et par la fenêtre, à la gentilhomme. » Et en avant les zouaves de Charette et « les duchesses qui montent dans les mansardes ». Les gentilshommes ni ne meurent ni ne font la fête comme ceux qui ne sont pas « nés ». Au mot du prince d’Aurec : « Il y a la manière », répond le mot de Mme Blandain : « Vous vous croyez des Grammont-Caderousse ». Joignez un goût d’artiste, et de Français du pays de Loire (vera et mera Gallia), et peut-être d’historien pour les vieilles choses jolies et fanées — croyances et meubles, mœurs et bibelots, pensées et fanfreluches — de cet ancien régime où nos origines plongent, qui est à nous tous et par où nous sommes tous « nobles » (Sire).

Au travers de tout cela, un sentiment chrétien très persistant, aux rappels inattendus (« la petite épouse chrétienne » de Viveurs, l’acte d’amère contrition de Mme Blandain). Derrière Paris, ou dans Paris même, Lavedan nous montre la province, c’est-à-dire, derrière ceux qui s’agitent dans le vide du présent, ceux qui vivent de la foi du passé. Il aime, il peint avec une émotion vraie et un charme rare les vieux prêtres, les « bonnes dames », les vieilles demoiselles pieuses, les jeunes filles innocentes, les mœurs terriennes, les antiques foyers, les vies modestes, dévouées, secrètement héroïques…

Parce que le père Labosse, au milieu de ses gambades, n’a point cessé d’être « bien pensant », qu’il a gardé le respect des choses essentielles et que, docile au fond et enfantin, il n’a jamais commis « le péché de l’esprit », Henri Lavedan, bon psychologue en même temps que bon interprète de la miséricorde divine, accorde à ce polichinelle une mort comiquement orthodoxe et touchante… Sur quoi, je me pose cette question : — Tandis qu’il absolvait son vieux marcheur, qui sait s’il n’y avait pas, chez Lavedan, cette arrière pensée que Dieu lui appliquerait à lui-même, pour des péchés plus fins, le bénéfice de bons sentiments plus réfléchis, mais analogues ?…

Et c’est ainsi que, sous le délicieux et pittoresque écrivain, sous le satirique osé, sous le moraliste inquiet et quelque peu divisé contre lui-même, sous l’observateur trop complaisant des « petites fêtes » de la chair triste, survit et se devine encore, — grandi et libéré, mais non point infidèle — le « bon petit enfant » à qui Mgr Dupanloup fut paternel autrefois.

ÉMILE FAGUET.

C’est principalement dans ses études sur le seizième siècle et sur le dix-huitième, et dans ses Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle, qu’il le faut considérer.

Sa marque, comme critique, c’est d’être, avant tout et presque uniquement, préoccupé et amoureux des idées ; d’être un pur « cérébral », un pur « intellectuel », dirais-je, si ces mots étaient mieux faits et si un mauvais usage n’en avait corrompu et obscurci le sens.

D’autres critiques racontent leur propre sensibilité à l’occasion des oeuvres qu’ils analysent. D’autres sont de bons biographes ou de bons peintres de caractères. Émile Faguet est, éminemment, un descripteur d’intelligences.

Tel autre, dessinant à grands traits impérieux l’histoire des idées ou l’histoire des formes littéraires, semble toujours écrire contre quelqu’un ou quelque chose et, même avant d’être moraliste, est invinciblement orateur et « dialecticien. » Faguet est un « logicien », et de quelle puissance !

Ses reconstructions de systèmes, religieux, philosophiques, politiques, sociologiques, sont merveilleuses d’ampleur, d’harmonie, de précision, de juste emboîtement de toutes leurs parties. Du cerveau de Faguet, Calvin, Buffon, Montesquieu, Joseph de Maistre, Proudhon, Auguste Comte sortent plus lumineux, plus liés, plus consistants, plus complets, plus forts.

Sa probité intellectuelle est des plus irréprochables qu’on ait vues. C’est elle qui lui a conseillé de s’en tenir presque toujours à des monographies d’esprits. Il lui eût été facile de produire, lui aussi, des systèmes ; d’expliquer, par exemple, tout le développement d’une littérature par deux ou trois idées directrices, et de l’enfermer de gré ou de force (et si c’est de force, c’est plus beau) dans le cadre ingénieusement contraignant d’une histoire philosophique. Mais il y voit trop d’arbitraire et trop d’hypothèse. C’est un divertissement qu’il ne s’est plus permis depuis Drame ancien, Drame moderne, oeuvre de jeunesse. Les aperçus systématiques sur une époque, il les relègue honnêtement dans ses préfaces.

Il s’en dédommage en construisant dans l’avenir. (Avez-vous lu cette étonnante étude : Ce que sera le vingtième siècle ? ) Et, en effet, ce n’est que le futur qu’on peut « systématiser » sans violenter le vrai.

Cette probité paraît dans son style si exact, si concis, si étroitement appliqué sur les idées, d’une clarté extraordinaire dans la plus vigoureuse subtilité, dédaigneux de la musique, dédaigneux de la couleur, et vivant (mais avec intensité) du seul mouvement de la pensée.

Faguet est le critique le plus austèrement « objectif » que je sache (et c’est cela peut-être qui rend austère aussi la définition que je tente de son talent). Nul ne tient sa personne plus strictement absente de ses ouvrages. Nul n’est plus exempt de parti pris, de passion, d’intolérance, de snobisme, de cabotinage, ni moins possédé (dans ses grandes études) par le désir de plaire.

Mais, comme il arrive, l’homme en lui se laisse deviner par tout ce que l’écrivain se refuse. Liberté fière, ignorance de toute intrigue, nulle vanité, simplicité de mœurs, humeur un peu farouche, bienveillance de pessimiste pour les personnes… je ne dis point que ces vertus ou ces dispositions sont impliquées par son scrupuleux objectivisme critique ; mais, quand on connaît qu’il les a en effet, le souvenir de ses livres fait qu’on n’en est point étonné, et que l’on s’y attendait.

Je n’oserais dire qu’il ait toujours entièrement senti, à mon gré, les poètes, les romanciers, les dramatistes. Mais, comme critique des « penseurs », il me paraît le critique idéal. Il donne l’impression d’être égal, et quelquefois supérieur, à ceux qu’il définit. — Il ne lui manque qu’un peu de sensibilité, un peu de tendresse, un peu de paresse, un peu de sensualité : ce qui signifie simplement que sa complexion intellectuelle est des plus nettes, des plus accusées, et qu’il « remplit tout son type ».

Je vois en lui une des pensées par qui les choses sont le plus profondément comprises et le moins déformées ; une pensée calme, incroyablement lucide, d’une pénétration sereine ; bref, un des cerveaux supérieurs de ce temps. Et tant pis pour ceux qui ne s’en doutent pas !

PAUL DESCHANEL.

Son dernier discours est affiché, à l’heure qu’il est dans toutes les communes de France. Des paysans en épèlent, chaque dimanche, ce qu’ils peuvent et estiment que c’est « envoyé ». Ils n’ont pas fini de le lire. Au surplus, ce discours reste « actuel » tant que la Chambre est en vacances.

Ce discours, j’ai eu la bonne fortune de l’entendre. Et j’avais entendu auparavant une des trois parties de celui de M. Jaurès. Ce fut vraiment une belle joute. On ne parle pas toujours, au Palais-Bourbon, si mal que vous croyez. Et l’éloquence, quand elle s’y rencontre, y est, en général, moins pompeuse et moins enflée qu’elle ne fut dans les Parlements de la Restauration ou même du gouvernement de Juillet. Les discours de Manuel et du général Foy, relus, nous feraient un peu sourire. Nous avons quelques orateurs émouvants et plusieurs debaters. Ce sont moins les talents et les connaissances que les caractères qui manquent à cette Chambre méprisée.

J’ai trouvé nos représentants mieux élevés et de meilleure tenue qu’aux autres séances auxquelles j’avais assisté. M. Jaurès a été écouté avec beaucoup de politesse par les centres et par la droite. Et M. Paul Deschanel n’a été que peu interrompu par l’extrême gauche. Une fois seulement, un petit homme noir, de figure sèche et mauvaise, a jeté quelques cris brutaux. Quant à M. Jaurès, tantôt il ricanait, tantôt il haussait ses larges épaules, mais avec plus d’ostentation que d’hostilité réelle, et surtout comme quelqu’un qui se sait regardé. À un moment, les deux adversaires ont échangé des propos tout à fait obligeants. Ils paraissaient croire au talent et même à la bonne foi l’un de l’autre.

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C’était la première fois que j’entendais M. Jaurès. Autant que j’en puis juger sur une seule épreuve, M. Jaurès est un orateur-né, doublé d’un rhéteur habile, et qui a aisément une imagination de poète : ce qui fait bien des affaires. Nous avions eu la phrase de « la vieille chanson » : nous eûmes, ce jour-là, celle de « la cloche », et quelques autres, non moins belles. La voix est un peu sèche, mais d’un métal inaltérable et que nulle fatigue ne saurait fêler. La diction a d’harmonieux balancements. Elle est monotone et, même dans la discussion, elle est d’un prédicateur plus que d’un orateur politique. À cause de cela, et parce qu’il me semble avoir plus d’imagination et plus de sensibilité feinte ou vraie que de précision dans les idées ou de force dans le raisonnement, M. Jaurès ne serait peut-être pas mal nommé le Père Hyacinthe du socialisme.

Sa sincérité, quant au fond de ses doctrines, me paraît aussi incontestable que son manque de rigueur lorsqu’il s’agit de les exposer, et que les défaillances de sa probité intellectuelle lorsqu’il s’agit de les propager ou de les défendre. C’est que chez lui, et pareillement chez les meilleurs de ses compagnons, le socialisme est sans doute, avant tout, un état sentimental. Cela les rend dupes, j’imagine, d’une espèce d’illusion de la conscience. Comme ils sont toujours assurés de ce qu’il y a de généreux dans cet état sentimental et qu’ils s’en savent bon gré, volontiers ils se croient dispensés d’être précis dans le discours et scrupuleux dans l’action. Ils vont jusqu’à croire que la facile magnanimité de leur rêve les autorise à courir la chance des pires calamités publiques pour l’établissement aléatoire d’un régime social qu’ils sont même incapables de définir avec exactitude. Ils ont, dans la pratique, un peu de cette absence de scrupules qui est propre aux sectaires religieux.

Le socialisme, d’ailleurs, prête à l’éloquence. Et, comme il est encore dans la période de destruction (dont il est douteux qu’il sorte jamais), il a donc la partie belle, car c’est une ivresse de détruire, et c’est, en outre, une besogne où l’on excelle à peu de frais.

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Malgré les avantages qu’ils ont ainsi ou qu’ils prennent sur lui, M. Paul Deschanel, à force de talent, mais surtout à force de sérieux, d’amour de la vérité, de franchise, de loyauté et de courage, a fini par conquérir l’estime même de ses plus irréductibles adversaires. Il lui est arrivé, l’autre jour, de se faire applaudir par l’assemblée tout entière. Je sais bien que lorsque d’aventure tous nos députés applaudissent ensemble, on est à peu près sûr que les uns applaudissent contre les autres, ou pour détourner les autres d’applaudir. Un applaudissement peut donc être universel sans être unanime. Mais j’aime mieux croire à l’unanimité de celui-là, et que toute la Chambre remerciait M. Paul Deschanel d’avoir su exprimer avec éclat des idées vraiment populaires et nationales et, par delà, vraiment humaines.

Triomphe mérité. Depuis quelques années, une double évolution, très intéressante, s’est accomplie dans le talent de M. Paul Deschanel et dans sa pensée politique.

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Il avait contre lui, à l’origine, je ne sais quelle apparence de jeune parlementaire poussé en serre chaude, de député mondain, recherché des « salons », et dont les discours — déjà très substantiels pourtant — plaisaient comme de jolies conférences. Sa parole semblait presque trop « élégante », et sa diction apprêtée comme celle d’un clubman qui aurait reçu les leçons d’un sociétaire de la Comédie-Française. Mais, dès ce temps-là, j’avais confiance dans la netteté des traits de son visage ; dans sa mâchoire, qui est robuste ; dans le timbre si franc de son rire, et enfin, dans un certain regard, qui n’était pas d’un faible ou d’un efféminé.

J’avais raison. Le Deschanel politique a fini par tuer la légende du Deschanel mondain, ce qui n’était pas commode. J’ai remarqué que nul ne songeait plus, l’autre jour, à lui reprocher le soin légitime qu’il prend de son vêtement ou de ses cheveux, ni les « succès de salon » qu’il a pu rencontrer quand il était très jeune. — À mesure que sa pensée mûrissait, sa manière oratoire s’est simplifiée. Son dernier discours est admirable d’ordonnance serrée et lucide. Il a eu, à diverses reprises, de la cordialité dans le ton, et presque de la bonhomie. Sans doute, dans les passages proprement « éloquents », j’ai cru retrouver quelque reste d’artifice quand il y parlait au nom du sentiment ; et j’eusse aimé mieux (quoique le morceau ait été acclamé) qu’il évoquât les « chers paysans de France » autrement que par prosopopée. Mais dans les endroits, plus nombreux, où il parlait au nom de la raison, il a montré une puissance que ses amis même attendaient à peine de lui. À ne considérer (s’il se peut) que la forme, j’ai eu l’impression que sa parole, directe, énergique, vibrante — merveilleusement claire — luttait sans désavantage contre l’énorme flot, épandu en nappe, de l’éloquence de M. Jaurès.

M. Paul Deschanel est, dès maintenant, un de ceux qui sont le plus capables d’agir sur les autres hommes par le discours.

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Mais l’évolution de sa pensée politique est plus méritoire encore.

Il pouvait vivre et mourir « centre gauche », s’immobiliser dans une attitude de « sagesse » et de « modération » clairvoyante, ironique et totalement stérile. Or, le premier parmi les politiques de son éducation et de son monde, il a proclamé qu’il n’y a plus de centre gauche ; qu’il ne faut plus qu’il y en ait, non plus que de parti radical ; que cela ne répond plus à rien ; et que ce qu’il faut fonder, c’est un grand parti national, un large torysme, généreux, humain, hardi aux réformes, — en face du socialisme révolutionnaire.

En même temps, M. Paul Deschanel rompait avec les économistes classiques. Leur idéal est de réduire au minimum l’intervention de l’État, par égard pour la liberté des individus. Mais cela suppose peut-être un régime où l’État n’imposerait aux individus qu’un minimum de charges. Chez nous, à l’heure présente, avec les impôts monstrueux que nous avons et le service obligatoire, il n’est vraiment pas assez sûr que l’État rende aux particuliers l’équivalent de ce qu’il leur prend. Il leur doit donc du retour. Il en doit surtout aux classes populaires. L’État n’est point quelque chose d’aussi abstrait qu’on le dit. L’État, c’est la communauté. Tous doivent aide et protection à tous. Il faut seulement que cette protection ne soit point oppressive de la liberté individuelle, et serve même à la développer.

Le philosophe Izoulet a trouvé cette formule : « L’individu comme principe et comme fin ; l’État comme moyen. » Voilà peut-être l’idéal nouveau.

M. Paul Deschanel semble de cet avis. Il oppose très heureusement, à l’« association forcée » qu’est le socialisme, les associations libres. Il pense que l’État doit les favoriser, tout en les laissant libres en effet. J’ai peur que la forme et la mesure de l’intervention de l’État ne soient assez difficiles à fixer dans de telles conditions. Mais en cherchant bien…

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M. Paul Deschanel cherche, travaille, progresse, apprend, ose de plus en plus. Né d’un vieux sang républicain et très pur ; muni des meilleures « humanités » ; formé à la fois par la fréquentation du monde, par l’étude de l’histoire et de l’économie politique, et par de longs voyages en Amérique et en Allemagne (tout à fait l’éducation d’un homme politique d’outre-Manche, comme vous voyez) ; honnête homme avec raffinement ; très courageux, et du courage le plus allègre ; et, par surcroît, ayant eu l’esprit de n’être pas encore ministre, il m’apparaît, j’ai plaisir à le dire, comme une des grandes espérances de notre pays.

ALPHONSE DAUDET.

Ce que l’on va rendre à la terre cet après-midi, c’est l’enveloppe mortelle d’une âme charmante, servie par les sens les plus fins et qui sut exprimer par des mots les frissons qu’elle recevait des hommes et des choses ; âme infiniment impressionnable, tendre, frémissante, aimante. Et c’est pourquoi, parmi la banalité ou la hâte forcée des panégyriques que cette mort a suscités, il y a eu — chose rare en telle circonstance — de la tendresse, une émotion non jouée, des larmes ou, comme le disaient les Grecs, pères lointains d’Alphonse Daudet, « un désir de larmes ».

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Personne n’aima plus la vie que celui qui vient de mourir après avoir souffert vingt ans. Enfant et adolescent (il le contait lui-même volontiers), il était comme ivre d’être au monde, de voir la lumière, et de sentir. Transplanté de Nîmes à Lyon, la cité brumeuse lui fait prendre conscience de son Midi et met en lui, sans doute, de quoi être un jour quelque chose de plus qu’un félibre supérieur. Toutefois, venu à Paris, il continue de gaspiller ses jours et les présents des fées : mais une femme — sa femme — le recueille, l’apaise à la fois et le fortifie, et, en apportant à ce tzigane l’ordre et la paix du foyer, le fait capable de tâches sérieuses et de beaux livres. La maladie, enfin, le complète. Elle agrandit son cœur et sa pensée par l’effort de souffrir noblement, et par les méditations mêmes et les lectures de ses longues insomnies ; et d’autre part elle pousse à l’aigu son expressive fébrilité d’artiste. En sorte que je ne sais si l’on vit jamais chez aucun écrivain, plus surprenant accord de la sensibilité pittoresque et de la sensibilité morale.

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Romancier, Alphonse Daudet est très original et très grand. Le réaliste, c’est lui, et non M. Zola : l’auteur lui-même des Rougon-Macquart le confessait loyalement l’autre jour. Daudet est comme « hypnotisé » (c’était son mot) par la réalité. Il « traduit » ce qu’il a vu, et le transforme, mais seulement ce qu’il a vu. Ses livres, construits sur des impressions notées (les fameux « carnets »), participent encore quelquefois du décousu de ces impressions, en même temps qu’ils en conservent l’incomparable vivacité. — Ses personnages ne nous sont présentés que dans les moments où ils agissent ; et il n’est pas un de leurs sentiments qui ne soit accompagné d’un geste, d’un air de visage, commenté par une attitude, une silhouette. C’est à cause de cela qu’ils nous entrent si avant dans l’imagination et qu’ils nous restent dans la mémoire. — Les personnages des romans « psychologiques » redeviennent pour nous, la lecture finie, des ombres vaines. Mais, presque autant que le pesant Balzac, Daudet, de sa main légère, pétrit des êtres qui continuent de vivre, et « fait concurrence à l’état civil ».

Ce réaliste est cordial. Il aime ; il a pitié ; il ne dédaigne point. Il s’est préservé de ce pessimisme brutal et méprisant qui fut à la mode et qui s’appela, on ne sait pourquoi, le naturalisme. Alphonse Daudet a été, dans un coin de tous ses livres, le poète affectueux des petites gens et des humbles destinées.

Mais ce réaliste à mi-côte est aussi un grand historien des mœurs, et qui s’est trouvé aisément égal aux plus grands sujets. Une part notable de l’histoire du second Empire et de la troisième République est évoquée dans le Nabab et dans ce Numa Roumestan dont la personne et l’aventure sont si largement représentatives du monde et de la vie politique d’il y a quinze ans. Les Rois en exil, c’est presque toute la tragédie des rois d’aujourd’hui. L’Évangéliste est une des plus fortes études que je sache du fanatisme religieux ; et combien curieuse, cette rencontre de l’esprit protestant avec l’âme de ce catholique païen ! Et Sapho — avec les différences que vous sentez et qui sont toutes à l’avantage de Daudet — est simplement la Manon Lescaut de ce siècle : c’est notre version, à nous gens d’à présent, de l’éternelle aventure des captifs de la chair ; version parfaite et définitive, d’une signification si générale et d’une couleur si particulière ! Et Sapho est donc un chef-d’œuvre, et je crois que l’Évangéliste en est un autre. Et ces livres ont à la fois un sourire à fleur de phrase et, gonflé jusqu’à déborder souvent au travers, un profond réservoir de pitié et de tendresse humaine.

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Et l’écrivain, chez Daudet, est de la qualité la plus rare. La Bruyère, Saint-Simon, Michelet, sont de sa famille. Dans ses derniers ouvrages surtout, son style est celui d’un extraordinaire « sensitif ». Il a l’immédiat frémissement de la vie aussitôt exprimée que perçue. Pas une phrase de rythme oratoire ou de tour didactique. Jamais on ne fit un tel usage de toutes les « figures de grammaires » abréviatives : anacoluthe, ellipse, ablatif absolu. Des notations brèves, saccadées, comme autant de secousses électriques. Pas un poncif ; une continuelle invention verbale. L’impression, vers la fin, en était presque trop forte, et comme lancinante. C’était comme le trop-plein de sensations qui vous oppresse par les temps d’orage. On eût dit, en feuilletant cette prose, qu’il vous partait des étincelles sous les doigts… Et néanmoins, je ne sais comment, dans ses plus vives audaces, Daudet savait se garder, soit du « précieux », soit du charabia impressionniste ; il conservait un instinct de la tradition latine, un respect spontané du génie de la langue.

Ai-je défini cet adorable écrivain ? Hélas ! non. C’est qu’il est très complexe dans sa transparence… On rencontre, en littérature, de beaux monstres, des phénomènes, assez faciles à décrire grâce à l’évidence de leur faculté maîtresse et de leurs partis pris. Mais que dire de ce Latin harmonieux ? Il y a chez lui trop de choses : des nerfs, de l’ironie, du pessimisme même et de la férocité, mais aussi de la gaîté, du comique, de la tendresse, le goût de pleurer… Pour les bonnes gens, voyez-vous, (et pour les autres aussi), Daudet possède un don qui domine tout : le « charme » ; et c’est à ce mot simple et mystérieux qu’il faut toujours en venir quand on parle de lui.

Mais le charme, comment cela se définit-il ? Un classique a dit : « Si l’on examine les divers écrivains, on verra que ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps. » N’estimez-vous pas que cette réflexion s’applique très bien à Daudet, et qu’une des marques essentielles de son talent est cette aisance avec laquelle il passe et nous fait passer d’une impression à l’autre et ébranle presque dans le même instant toutes les cordes de la lyre intérieure ? Et son charme n’est-il pas, en effet, dans cette facilité et cette incroyable rapidité à sentir, et dans cette légèreté ailée ?…

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Bien sûr je n’ai pas encore tout dit, ni même tout indiqué. Je reviens à son âme, qui était gracieuse et noble, et qui alla toujours s’embellissant. — Il faut se souvenir ici que les pages les plus douloureuses peut-être et les plus imprégnées de l’amour de la terre natale qui aient été écrites sur l’« année terrible » sont d’Alphonse Daudet. — Il ne faut pas oublier non plus que cet homme dont la sensibilité et l’imagination furent si vives et l’observation si hardie, n’a pas laissé une seule page impure ; qu’en ce temps de littérature luxurieuse, et même lorsqu’il traitait les sujets les plus scabreux, une fière délicatesse retint sa plume, et que l’auteur de Sapho est peut-être le plus chaste de nos grands romanciers.

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Il me disait un jour : « Quand je songe à quel point j’ai eu jadis la folie et l’orgueil de vivre, je me dis qu’il est juste que je souffre. » Je me suis rappelé ce propos d’héroïque résignation en voyant, parmi les roses qui jonchaient son lit de mort, sa tête devenue ascétique et, sur sa poitrine, le crucifix…

LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
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On dira d’elle ce qu’on voudra : elle a ceci pour elle, qu’étant la plus révolutionnaire des républiques, elle est pourtant l’héritière d’un passé monarchique plus long et plus illustre que celui d’aucune des nations européennes. Fille du peuple, bonne fille quand elle veut, pas imposante, Marianne a de plus vieux meubles, de plus vieux châteaux et de plus vieux parchemins que tous les rois et tous les empereurs du monde. Et ainsi, elle a su faire le plus bel accueil au dernier des autocrates, rien qu’en faisant saluer les trois siècles de la très jeune Russie par quatorze cents ans d’histoire de France.

(Car je ne pense pas qu’on fasse plus de tort à la Russie en la datant d’Ivan le Terrible, qu’à la France en la datant de Clovis.)

C’est Napoléon Ier, invisible et présent sous le porche de l’Arc de Triomphe, qui reçut le czar à l’entrée de la bonne ville. À l’hôtel de la Monnaie, les jetons de la reine Marie-Antoinette l’amusèrent un moment. La Révolution l’accueillit au Panthéon ; Saint Louis et le moyen âge à Notre-Dame et à la Sainte-Chapelle ; Louis XIV et Napoléon aux Invalides ; Molière chez lui ; Richelieu, Corneille et Racine à l’Académie. Là, puis sur la rive historique de la Seine « aux peupliers d’or », et le lendemain, chez le Roi Soleil, sa bienvenue lui fut souhaitée en des vers magnifiques ou gracieux, dont le tour propre et toute la composition secrète témoignaient de l’antiquité d’une langue lentement formée et à la fois épurée et enrichie par toutes les savantes lèvres qui l’ont parlée depuis le Serment de Strasbourg. Au nouvel Hôtel de Ville, pieusement reconstruit selon la figure de l’ancien, quarante générations de prévôts des marchands firent leur compliment au monarque absolu par la bouche d’un socialiste. Et là encore, la façon dont nos plus décidés révolutionnaires reçurent le despote ami impliquait une gentillesse et une finesse d’esprit héritées de beaucoup de siècles et retrouvées fort à propos. Louis XIV, enfin, lui fit les honneurs de Versailles. Bref, la République, pour se tirer galamment d’affaire, n’eut qu’à dire à son hôte : « Sire, je vous présente mes aïeux ; et, ce que vous pouvez voir en moi-même d’agréable et d’élégant, c’est à eux que je le dois. »

Il me semble donc que, pendant ces heures uniques, nul, même parmi le peuple ombrageux des faubourgs, ne put haïr complètement ce passé de la France, qui venait si gracieusement à notre aide. Le plus ignorant sentit peut-être que l’ancien régime n’est pas tout entier dans la Saint-Barthélemy ou dans les Dragonnades, pas plus que la Révolution n’est tout entière dans la Terreur. On n’était pas fâché de montrer à cet empereur, de bonne famille sans doute, qu’on n’était pas non plus sans papiers et qu’on avait même des ancêtres assez reluisants.

Et je voudrais que, de ce contentement si naturel et si légitime, il restât à la République un sourire, une douceur, le désir de juger toujours dans un esprit équitable ce passé qui, en cette occasion, lui fut si avantageux ; qu’elle acquît par là l’utile notion de la lenteur nécessaire des transformations politiques et sociales, et qu’alors, sans rien perdre de sa générosité et sans rien répudier de ses rêves, elle se défiât un peu plus de ses ignorances, de ses impatiences, de ses intolérances, et se gardât aussi de quelques-uns de ses conducteurs.

Ce ne serait pas le moindre bienfait de la visite du Czar que d’avoir réconcilié Marianne avec l’histoire de France.


(1897)


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BERNADETTE DE LOURDES.

C’est un poème délicieux, un chapitre ajouté à la Légende dorée par un artiste à la fois ingénu et subtil.

M. Émile Pouvillon, cet amoureux de la terre, qui nous apporte quinze jours à peine, chaque année, ses yeux bleus de faune et d’enfant dans une bonne figure cuite d’officier et qui, le reste du temps, rêve là-bas dans son Quercy, était tout disposé à comprendre la petite pastoure visionnaire. Il a reconnu, en Bernadette Soubirous, une Césette plus sainte, mais non plus compliquée ou plus savante. Il a su entrer si aisément dans cette âme limpide et, d’autre part, il a si harmonieusement enveloppé le drame surnaturel du décor naturel qui lui convenait, que le miracle paraît presque tout simple et charme plus qu’il n’étonne.

La vision de Bernadette est préparée par ses solitudes de bergère dans un paysage où les objets prennent volontiers des airs d’apparitions. Il n’est pas probable que la Vierge se montre jamais beaucoup en Beauce, ou même en Sologne. Mais les montagnes, c’est la terre qui touche au ciel et qui s’y mêle déjà. Surtout au crépuscule : «… Le jour meurt…, les limites des choses se dissolvent. Il n’y a plus de certain que les sommets, comme des escaliers pour le rêve. Bernadette regarde. Ce qu’elle aime habite par là : le Bon Dieu, la Sainte Vierge. Oh ! se hausser sur la pointe des pieds, voir un peu ! »

La petite sainte ne subit que des tentations humbles comme elle : une brebis rétive qui l’induit presque en colère, des fraises sauvages qui sont tout près d’éveiller sa gourmandise, les rubans et le dé du colporteur qui la mènent à deux doigts du péché de coquetterie. Et elle conçoit aussi un paradis à sa portée. Ce n’est qu’un paysage de la terre, allégé, angélisé, un paysage avec des fleurs, des arbres, des clochers et des noms de paroisses, et des angélus, et des cérémonies, et des processions ; et les saints et les élus continuent d’y faire ce qu’ils ont fait ici-bas, — comme les ombres des morts dans l’île des Cimmériens, avec plus de joie seulement. Car imaginer, c’est, inexorablement, se souvenir : et de quoi Bernadette se souviendrait-elle ?

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Le bon hagiographe Pouvillon a pieusement extrait de cette histoire miraculeuse tout ce qu’elle comportait de poésie, d’humanité et d’évangélisme.

Poésie méridionale, lumineuse et précise. Ciel, terre, animaux et plantes, tout a une âme, comme jadis pour le bon saint François. Et tout vit, dans ce drame mystique, d’une vie concrète. Tout y est matérialisé. Pas une pensée qui n’ait son « signe » terrestre, très arrêté de contours. Rien de vague ni de nuageux dans les impressions de Bernadette. Les « voyants », du moins ceux du Midi, sont des gens qui « voient » mieux et plus nettement que nous, même les images de ce bas monde. La création est un système de symboles, mais les symboles sont clairs et consistants au pays du soleil.

À un seul moment, le poète estompe les objets. C’est pour nous peindre une après-dînée, à Biarritz, dans la villa impériale. Son art est tel que ce « tableau de cour » ne détonne point dans cette naïve histoire d’un miracle rustique. Il nous suggère impunément l’idée de crinoline : « Les convives se dispersent sur la terrasse dans le parc. Les mauves délicats, les bleus pâles des robes flottent légers comme des fleurs dans l’herbe. Les jupes s’étalent très larges, noient les fauteuils en bambou ; des fichus, des écharpent moussent sur les épaules, sur les gorges dont la blancheur ça et là s’épanouit… »

Le drame humain éclate surtout dans un épisode. C’est quand Bernadette, retirée en un couvent de Nevers avant l’érection de la basilique de Lourdes, avant la splendeur des pèlerinages nationaux, vit humble et cachée et comme absente de sa gloire, durant que toute la catholicité exalte son nom. En se figurant les magnificences sorties d’elle, et qu’elle ne verra jamais, la candide religieuse a un mouvement d’orgueil, vite réprimé et pleuré. Mais cela nous a valu des pages d’une couleur vibrante et d’une émotion profonde.

Du petit jardin de son cloître, sœur Marie-Bernard retourne en esprit dans Lourdes transformée. Elle assiste à l’une des grandes journées : supplications de toute une multitude, prières presque furieuses, sommation de la souffrance humaine à la pitié divine, arrachement du miracle trop avare : «… Au signal des prêtres, les pèlerins s’agenouillent, se prosternent, et par moments ils demeurent immobiles, les bras en croix, comme un peuple de suppliciés… L’ostensoir passe et un frisson agite les malades. Les fronts se mouillent, les paupières battent. Un éclopé, pas loin de soeur Marie-Bernard, travaille à remuer sa jambe inerte ; un hydrocéphale balance sa tête avec un gloussement qui doit être une prière. Et, seuls vivants dans un pauvre paquet d’os et de muscles ankylosés, noués en boule dans une corbeille, les yeux d’une rachitique roulent, désorbités, effrayants du désir de vivre, de la volonté de guérir… » Mais il faut tout lire.

Enfin, le poème d’Émile Pouvillon est tout pénétré d’évangélisme, de partialité pour les petits, de défiance à l’égard de la société bourgeoise et des « autorités constituées », de doutes sur le bienfait de la civilisation industrielle, et de cette idée que le chef-d’œuvre de l’homme, ce qu’il y a de plus beau et de meilleur au monde, c’est la foi et la bonté parfaite dans une âme simple.

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Bref, M. Pouvillon aime sa petite bergère ; il aime ses visions ; il aime Notre-Dame de Lourdes. Croit-il en elle ?

Non ; car, le soir même de l’apparition de la Vierge, par une imagination digne de Victor Hugo, il entend converser entre eux les pics pyrénéens. Chaque mont rappelle qu’il eut, lui aussi, sa chapelle miraculeuse et son pèlerinage. Et le Gar, alors, dit au Béout : « Ne t’enorgueillis pas trop… La Vierge t’a visité, prétends-tu ? Telle est ta gloire ? Que serait-elle donc si, comme moi, tu avais été dieu ! Ce fut ainsi pourtant… Seul maintenant, sans honneurs, je survis à ma divinité. Prends garde, ami : la pensée des hommes est changeante. » Et d’autres voix de montagnes s’élèvent : « Nous aussi, nous avons été des dieux. Les anciens hommes avaient voué des autels au dieu Béiséris, au dieu Illumne… » Et M. Pouvillon sait aussi que les miracles sont injustes, puisqu’ils ne guérissent pas tous les malades qui ne sont pas des méchants ; il sait qu’au surplus ni la phtisie ni le cancer n’ont jamais senti la vertu de l’eau miraculeuse ; et il sait encore d’autres choses.

Il ne croit, pas, et cependant !… Du moins, il aime ardemment ce qu’il ne croit pas tout à fait, et qu’il voudrait croire. Il est comme sont aujourd’hui beaucoup d’entre nous : il a la piété sans la foi. Il songe :

— Que l’image de Notre-Dame de Lourdes ait été uniquement créée par le désir de Bernadette, qu’importe ? Elle a consolé et guéri de pauvres âmes et des corps souffrants ; elle a fait connaître à de bonnes personnes des minutes ineffables, de ces minutes où l’on vaut davantage, où l’on vit hors de soi, où l’on communie dans un même sentiment avec des milliers d’autres êtres. Et c’est là un bénéfice assez clair. Et puis, que savons-nous ? Ce qu’on appelle miracle n’est sans doute qu’une dérogation aux lois naturelles que nous connaissons, par conformité à d’autres lois que nous ne connaissons pas. Il est vrai qu’alors ce ne serait plus proprement le miracle… Ou bien n’y a-t-il point des phénomènes qui, tout en restant « naturels », — tels que l’hallucination de Jeanne d’Arc ou de Bernadette, — ne s’expliquent pourtant que par quelque chose d’inexplicable, par une force divine cachée dans une âme ?…

Et ne dites point : « À peine un malade sur mille a été guéri ; et pourquoi celui-là ? » Qu’importe, si l’âme croyante reconnaît à son Dieu, et à Celle qui lui porte nos prières, le droit de paraître agir arbitrairement ? On pardonne tout, pour ainsi parler, au Dieu qu’on aime ; on lui pardonne même les choix dont on est exclu ; on le déclare juste et bon, quoi qu’il fasse. C’est le croyant qui crée, par son amour, la justice de son Dieu. On l’aimerait moins s’il était parfaitement et évidemment équitable, car on aurait moins à lui sacrifier. Bernadette le savait bien, elle qui, ayant procuré tant de guérisons, ne fut point guérie, et mourut, à trente ans, d’une nécrose, et fut heureuse d’en mourir…

Et voilà des sentiments qui font furieusement honneur aux hommes.

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Ce livre est infiniment doux. Il nous fait sentir ce que le rêve du surnaturel ajoute d’adorable aux âmes naturellement bonnes. Il contient l’âme vraie de Bernadette, et il interprète Lourdes avec une bienveillance qui écarte les grossièretés fâcheuses du spectacle extérieur.

Que va être le roman de M. Zola ?

Ah ! que je crains l’étude médicale du cas de Bernadette Soubirous, et la description du Lourdes commercial, des hôtels et des boutiques, et les plaies, et le grouillement des stropiats autour de la grotte, et les odeurs des trains de pèlerins, et les pelures de saucisson !…

Mais, après tout, cela aussi pourra être beau ; et, enfin, nous verrons bien.