Les Contemporains/Septième série/Malaise moral

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Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 176-183).

MALAISE MORAL

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27 Avril 1897.


Nous croyons que notre gouvernement fait, en Orient, ce qu’il peut. La majorité de la Chambre a plusieurs fois approuvé sa conduite, et l’approuvera probablement encore, — quelle qu’elle soit. Nous sommes décidés à toutes les prudences pour éviter une guerre européenne, — que personne en Europe ne veut. Nous désirons conserver une alliance qui est encore populaire chez nous, — et qui finira sans doute par nous rapporter quelque chose. Nous sommes très dociles, très pratiques, très raisonnables.

Seulement, c’est incroyable comme nous éprouvons peu de satisfaction à être ainsi. Nous ne réclamons pas : mais, involontairement, quelque chose en nous se plaint. Nous voyons bien qu’il faut se résigner au rôle que nous jouons là-bas : mais nous ne pouvons nous dissimuler qu’il n’y a pas là de quoi être fiers. Si résolus que nous soyons à ne nous plus nourrir de « vaines fumées », le manque de cette pâture légère nous demeure sensible.

Bref, nous souffrons d’une contradiction trop forte entre ce que nous sentons, naturellement ou par tradition, et ce que nous faisons.

Et peut-être ce malaise s’aggrave-t-il d’un premier remords.

Soyons sincères, même contre nous. Les premières nouvelles des massacres d’Arménie ont paru laisser la France assez indifférente. Il faut dire pour l’excuse du public (et ce point est tout à fait digne de remarque) que ces nouvelles ne nous ont guère été données, d’abord, que par des publicistes de tempérament violent et enclins à l’exagération, et que la plupart des journaux qui passent pour « sérieux » et « modérés » ont commencé par garder sur ces affaires un silence tenace. On en a, depuis, cherché les raisons ; et, bien entendu, on en a supposé de vilaines. La vérité, c’est que, sans doute, le gouvernement n’a mis aucun empressement à nous renseigner ; mais c’est aussi que, rendus timides par une humiliation d’un quart de siècle, conscients de notre impuissance à défendre désormais, à travers le monde, les causes « humaines », nous ne tenions pas beaucoup à savoir, parce que nous étions incapables d’agir. Et cela est triste.

Enfin, nous avons connu, malgré nous, les trois cent mille égorgés d’Arménie. Nous avons été secoués par les récits de M. Victor Bérard et par les manifestes de M. Ernest Lavisse. Puis sont venus les massacres de Crète et l’agitation de la Grèce. L’Europe s’est émue. Le « concert européen » — formé seulement des grosses puissances intéressées, et qui ne comprend ni la Suisse, ni la Belgique, ni la Hollande, ni le Danemark, ni la Suède et la Norvège — s’est mis à poursuivre un accord presque impossible et toujours fuyant : faux tribunal d’Amphictyons, où manquent à la fois les petits peuples libres — et le Pape.

Et voici notre second remords.

Il était tout naturel que nous fussions de cœur avec les Grecs. Nos souvenirs, notre éducation classique, une communauté de sang, les principes les plus chers de la Révolution et toute notre tradition nationale nous y poussaient. L’intervention des Grecs, sans être désintéressée, ne laissait pas d’être généreuse. Il est clair que, si les Grecs n’avaient pas bougé, s’ils étaient restés « sages », tout se serait terminé une fois de plus par des « réformes » demandées à la Turquie, promises par elle, et non réalisées. Les Hellènes servaient donc la justice et l’humanité. Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, la France même du second Empire, toute la France d’avant 1870 leur eût crié : « Courage ! » et se fût portée à leur secours.

Nous ne pouvions le faire, c’est convenu. Mais il est des choses que nous pouvions dire. Nous pouvions tout au moins — avant de nous rabattre à l’« autonomie » crétoise avec vassalité et tribut payé à l’égorgeur — exprimer le désir qu’il fût permis à la Crète de disposer d’elle-même par un plébiscite.

Je connais là-dessus les propos des hommes « sensés » qui se trouvent être presque tous, je ne sais pourquoi, des hommes d’argent. « Laissez donc ! les Turcs sont des gens très honnêtes. Je vous assure que leur moralité est fort supérieure à celle des chrétiens. » Il n’en est pas moins fâcheux que ces honnêtes gens, mus par le plus respectable des sentiments religieux, deviennent, à certains moments, de si surprenants massacreurs. Et puis, j’ai beau me raisonner, ces chrétiens, si peu recommandables qu’ils soient, me sont cependant plus proches que les Turcs. J’ai pu constater l’impénétrabilité réciproque (sinon par le fer et les balles) des chrétiens et des musulmans. Il doit être horrible, pour un chrétien même médiocre, d’être gouverné par des hommes qui nous sont si profondément étrangers. Il est décidément regrettable que l’Europe du XVe siècle ait été trop distraite ou trop occupée pour barrer la route à des conquérants dont l’âme diffère à ce point de la nôtre.

On ajoute : « Qui presse tant les Crétois d’être Grecs ? Ils y perdraient ; ils payeraient plus d’impôts. » Cela, c’est leur affaire ; ce serait à eux de juger si le contentement de faire librement partie d’une plus grande communauté fraternelle ne compenserait pas quelque accroissement d’obligations et de charges. — On dit enfin : « Cette solution serait grosse de dangers. Qui sait si telles provinces actuellement « autonomes et tributaires » ne réclameraient pas, et peut-être par l’insurrection, le même traitement que la Crète ? » Cela est fort douteux, car j’imagine que ces provinces-là sont heureuses : mais, en tout cas, qu’aurions-nous à y perdre ? Il y a ceci de bon dans notre abaissement, que nul désordre en Europe, nulle éventualité orientale ne peut nous nuire, si nous savons croiser les bras, épier et attendre.

Au reste, quand j’indique ce que la France aurait pu proposer, je n’ignore point que sa proposition n’avait aucune chance d’être accueillie. La vieille Europe traîne un passé trop chargé de crimes. Il n’est presque pas une grande puissance qui n’ait derrière soi son injustice et sa rapine, et des sujets qui ne l’ont pas choisie. L’Europe nous eût répondu par le plus énergique non possumus ; soit : mais, ce refus enregistré, la France se retrouvait, dans le concert européen, en une tout autre posture morale. Elle eût dit ce qu’elle devait et seule pouvait dire ; et cela eût « délivré son âme ».

Mais, pour que notre gouvernement parlât ainsi, il fallait qu’il y fût encouragé par quelque grand mouvement d’opinion publique. Or, d’opinion publique, il n’y en a plus. On accepte tout quand il s’agit de politique extérieure, par appréhension de « se faire des affaires » et par la lamentable désaccoutumance de se sentir fort. Vrais ou faux, les bruits qui, ramassés, créeraient des embarras à nos ministres, tombent d’eux-mêmes. Aucun journal n’a songé à demander s’il était vrai qu’un de ces derniers dimanches, au Théâtre de la République, on eût prié M. Mounet-Sully de ne pas réciter les strophes de l’Enfant grec ; ni pourquoi l’offrande, par les étudiants hellènes, d’une couronne à la tombe de Victor Hugo avait dû prendre des airs de cérémonie clandestine. Je dirais qu’il règne chez nous une sorte de petite « terreur turque », si tout ne s’expliquait assez par un très humble égoïsme national.

Le gouvernement français n’a pas proposé le plébiscite en Crète ; il n’a pas fait cette démonstration, inutile dans le présent, mais nullement dangereuse, conforme à notre mission dans le passé et à notre intérêt dans l’avenir, — parce qu’il a craint d’être plus magnanime que la nation. On ne saurait le lui reprocher bien sérieusement. Toutefois, il dépendait peut-être de lui que nous fussions nous-mêmes moins timorés. Il ne s’agissait que de prononcer publiquement certaines paroles. Ne pouvait-il, en ne nous cachant rien, se laisser contraindre par nous à les dire ? Les mots ne sont que des mots, et pourtant il y en a qui soulagent.

À l’heure qu’il est, il n’est pas impossible qu’un boulet français tue des chrétiens en train de combattre pour des idées qui sont françaises. De telles nécessités font frémir. A-t-on dit ce qu’il fallait pour les conjurer ? On n’ose pas insister là-dessus. On a peur d’être trop facilement généreux, et avec trop de risques pour le pays.

La défaite est une chose atroce pour une race aussi impressionnable que la nôtre. Elle amoindrit la confiance en soi, la « joie de vivre », même la vertu, dans une plus grande proportion qu’elle ne diminue les forces. Elle rend timide à l’excès. Et les effets en sont plus funestes encore quand le peuple vaincu a longtemps représenté dans le monde la justice. Tous les faibles et tous les opprimés ont été, en réalité, atteints par notre désastre. Et il nous a démoralisés nous-mêmes en mêlant trop d’humiliation, de tristesse et de défiance de l’avenir aux seuls sentiments où nous puissions encore nous sentir unanimes. La communion d’un peuple dans un sentiment orgueilleux et joyeux n’est pas, croyez-le bien, d’un petit secours aux vertus privées ; et cette communion nous manque. Nos défaillances et nos désordres intérieurs viennent peut-être, en grande partie, de notre diminution européenne. Voilà vingt-sept ans qu’il n’y a plus guère de plaisir à être Français. On n’y pense pas toujours, non ; mais, quand on y pense, comme je le fais aujourd’hui, c’est dur.


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