Les Contemporains/Troisième série/Henri Fouquier

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Société française d’imprimerie et de librairie (Troixième sériep. 277-293).


II

HENRY FOUQUIER


Un bouddhiste me dit :

— Cette série de chroniqueurs est sans intérêt. S’il est vrai que le dernier effort de la critique soit de définir les esprits, elle ne serait pas malavisée de laisser de côté les journalistes. Car on ne les peut définir qu’en bloc, étant tous semblables les uns aux autres et à peu près indiscernables (sauf quelques-uns que l’on caractériserait suffisamment en quelques lignes). Il y a à cela plusieurs raisons. D’abord la besogne du journalisme souffre merveilleusement une certaine médiocrité d’esprit. Elle la réclame presque et quelquefois elle la donne. Puis on sait où et comment se recrute, en grande partie, la rédaction des journaux. De bons jeunes gens, de plus de prétention que de littérature, qui auraient pu faire d’excellents notaires ou des commerçants habiles, s’imaginent (ô candeur !) que rien n’est plus beau, plus noble ni plus agréable que d’être imprimé et lu tous les jours. Ils veulent « entrer dans un journal » ; ils finissent par y entrer et ils y montent en grade à peu près comme dans un ministère. Là ils écrivent toute leur vie les choses quelconques qu’ils sont capables d’écrire. Qui en a lu un, a lu les autres. Le journalisme politique surtout est, dans son ensemble, admirable d’inutilité et parfois de niaiserie. Mais la chronique même — sauf les exceptions que tout le monde connaît — n’est guère plus reluisante. Vous avez une bonne douzaine de chroniqueurs, jeunes ou vieux, chez qui vous retrouverez le même échauffement artificiel, le même désir vulgaire d’étonner, la même outrance facile, le même claquement de cravache, au reste le même vide et souvent la même insuffisance de style et, par endroits, de syntaxe. Ceux mêmes qui sont nés avec quelque originalité d’esprit ont beaucoup de peine à la garder intacte. La nécessité de la besogne quotidienne, le peu de temps laissé à la réflexion, l’obligation de « faire sa copie » même quand on n’a rien à dire, absolument rien, tout cela fait glisser les meilleurs à une certaine banalité, soit à des lieux communs insupportables, soit à des paradoxes aussi insipides que des lieux communs. Il ne faut ni s’en étonner ni surtout en triompher. C’est là une des conséquences fatales de ce très étrange métier de journaliste. Ceux surtout qui écrivent tous les jours, si excellemment doués qu’ils soient, n’y échappent pas. L’originalité de la forme ou de la pensée a presque toujours besoin, pour s’achever, du recueillement d’un travail volontaire. Elle s’atténue et s’efface en se dispersant. Dans les cinquante ou soixante mille lignes qu’un journaliste écrit tous les ans, ce qui lui appartient en propre, ce qui le signale et le distingue se trouve perdu dans ce qui le confond et le mêle, dans tout ce qu’il a laissé s’écouler de lui sans y apporter d’attention et sans y attacher de prix. Sa personnalité se dilue dans cet écoulement perpétuel. Le meilleur journaliste est comme noyé dans la surabondance de sa prose : c’est dans ce flot qu’il faut repêcher ses membres épars.


I

Tout cela peut être vrai souvent. Il me suffit que ce ne le soit pas toujours. Je ne m’occupe partout que des exceptions. M. Fouquier en est une. Il a trouvé moyen d’être à la fois le plus abondant et le plus distingué des chroniqueurs. Celui-là est facile à « discerner », s’il reste malaisé à définir. Sa production, considérable et continue, si elle n’est pas toujours égale à elle-même, n’est du moins jamais banale. S’il se dérobe, c’est par l’excès même de sa souplesse, par la variété et la richesse de ses dons. Essayons de le saisir et de le ramasser, fût-ce en tâtonnant un peu et en m’y reprenant.

C’est l’esprit le plus facile, le plus alerte, le plus adroit, le plus prêt sur toutes choses. Il est extrêmement intelligent (donnez, je vous prie, au mot toute sa force). Il sait tout ou du moins devine tout et semble s’être tout assimilé. Il n’ignore rien de ce que tous les esprits originaux de ce siècle ont pensé et senti ; il le repense avec une hardiesse légère, il le ressent avec une vivacité d’impression jamais émoussée. S’il n’est pas et s’il ne peut être, à cause des nécessités mêmes de sa profession, une de ces intelligences créatrices par lesquelles s’accroît, pour parler comme M. Renan, la conscience que l’univers prend de lui-même, il est du moins de ces grands curieux auxquels nul de ces progrès n’échappe. C’est un miroir sensible largement ouvert au monde et à la vie. Sur toute question historique, sociale, morale ou littéraire, il sait tout ce qu’un « honnête homme » peut savoir au moment précis où il écrit. Il ne retarde jamais. Il reproduit en courant, avec une rapidité aisée et comme s’il la connaissait de toute éternité, la plus récente façon de comprendre et de voir que les hommes aient inventée. Il porte au plus haut point ce don merveilleux de « réceptivité » que Proudhon attribue aux mieux douées d’entre les femmes. Et il a d’ailleurs, dans les moindres mouvements de sa sensibilité et de sa pensée, une grâce d’un charme si pénétrant que, si je ne puis l’appeler féminine, je ne saurai vraiment de quel autre nom la nommer.

Cet esprit, si délicatement impressionnable et si apte à tout comprendre et à tout retenir, est en outre singulièrement actif. Quand je songe que M. Fouquier fait au moins une chronique par jour, qu’aucune de ces chroniques n’est tout à fait insignifiante et vide et que beaucoup sont exquises, je demeure stupide. Il n’est guère ni d’esprit mieux meublé ni de plus grand travailleur. Et voici où ma surprise redouble. Je ne me sers ici que de ce que M. Fouquier nous livre de sa personne, volontairement ou non, dans ses écritures publiques. Sa prose a une odeur qu’il est agréable et qu’il n’est point indiscret de respirer. Je puis bien dire que les articles de M. Fouquier, par les préoccupations dont ils portent souvent la trace, par la profondeur et la subtilité de l’expérience dont ils témoignent, laissent entrevoir derrière cette vie de grand laborieux une autre vie non moins remplie, une vie de grand épicurien. Prenez le mot, de grâce, au sens le plus favorable. Épicure, tout le premier, fut un fort honnête homme. Pétrone est mort comme vous savez, et Saint-Évremond, Chapelle, la Fontaine et beaucoup d’autres chez nous ont été des esprits charmants. Mais en même temps (pardonnez-moi ces retours et ces retouches) on sent que ce voluptueux serait volontiers un homme d’action et qu’il suffirait (qui sait ?) aux emplois les plus considérables et les plus difficiles. L’action proprement dite, l’action directe sur les hommes, par la parole ou par le gouvernement, il l’aime et il l’a recherchée. Il a été directeur de la presse, il a été candidat (pourquoi pas ?) à diverses situations, et, s’il a échoué (ce qui arrive aux plus dignes), c’est ou parce qu’il a trop d’esprit, ou parce que ses autres occupations ne lui permettaient pas d’apporter assez de ténacité dans les brigues et les candidatures et peut-être aussi l’exposaient aux distractions et l’inclinaient aux nonchalances.

Vous commencez à apercevoir la richesse de cette nature. M. Fouquier est un méridional. Il a, de son pays, la gaieté, l’alacrité d’humeur, la facilité heureuse, l’optimisme — sans en avoir la suffisance ni la naïveté toujours prompte aux enthousiasmes. Et M. Fouquier est aussi un méridional de Marseille, un Phocéen, un Grec. La Grèce, il l’adore et il en parle souvent. Et vraiment les dieux lointains de son antique patrie lui ont donné la finesse, la grâce, le bien dire, la joie de vivre, l’équilibre des facultés intellectuelles. Il est bien fils de cette race qui a vécu si noblement, de la vie la plus naturelle et la plus cultivée à la fois, de cette race qui n’a point maudit la chair et qui n’a répudié aucun des présents du ciel. Pourtant je le vois comme un Grec un peu amolli, plus près d’Alcibiade que de Socrate, pour qui il a été maintes fois injuste (après d’autres), et plutôt encore comme un Grec d’arrière-saison, contemporain de Théocrite, jouissant de ses dieux sans y croire, mais sans les nier publiquement ; et moins comme un Athénien que comme un Grec des îles, plein de science et de douceur, traînant sa tunique dénouée dans les bosquets de lauriers-roses… Mais ce méridional est un méridional blond. Son front « s’est élargi » par le temps, comme celui de la Pallas de M. Renan, jusqu’à « comprendre plusieurs espèces de beauté » ; et ce Phocéen conçoit quand il le veut la mélancolie des Sarmates et des Saxons et les tristesses et raffinements d’art et de pensée des hommes du Nord.

Son esprit étant comme une abeille qui butine la fleur des choses et tout ce que cet univers offre de meilleur, vous imaginez aisément sur quoi il s’arrête de préférence. Je n’offenserai point M. Fouquier et à coup sûr je ne surprendrai personne (car cela ressort assez de ce qu’il écrit) en disant qu’il est grand « ami des femmes », pour parler comme M. Dumas — avec plus d’abandon que de Ryons, quelque chose de moins pincé, de moindres rigueurs théoriques ; grand connaisseur toutefois aux choses de l’amour, grand docteur et casuiste subtil dans les questions féminines. Comme M. Rabusson, et à meilleur titre peut-être (car l’auteur de l’Amie a un fond d’amertume), M. Fouquier donne l’idée de quelque dilettante du XVIIIe siècle, d’un Crébillon fils ou d’un Laclos. Et cela ne l’empêche pas, je ne sais comment — par quelque chose de caressant et de félin, par la subtilité et la cruauté de quelques-unes de ses ironies, par la longueur toute féminine et la férocité de certaines de ses rancunes (même contre des femmes) — d’évoquer aussi des idées de stylet caché sous un manteau de pourpre traînante, de vie batailleuse autant que voluptueuse, et de faire songer (avec toutes les atténuations qu’il vous plaira : il en faut dans ces transpositions d’images) à quelque Italien de ce magnifique et terrible XVIe siècle.

Grec de la décadence, Florentin d’il y a trois siècles, roué du siècle dernier, Parisien d’aujourd’hui et Français de toujours, homme de plaisir et homme d’action…, voilà bien des affaires ! Jamais je ne pourrai ramener tout cela à quelque semblant d’unité.

Cependant, si l’on considère l’homme, que l’écrivain fait deviner, on voit que sa marque est la recherche constante de tous les plaisirs délicats. Je vous prie de ne vous point scandaliser. La recherche bien entendue du plaisir, ç’a été, pour beaucoup de philosophes anciens, la définition même de la vertu. — Si, d’autre part, vous considérez l’écrivain, vous trouverez que sa qualité la plus persistante est le bon sens. Par là il est bien de race latine ou de vieille race française. Il sait, à l’occasion, entrer dans toutes les folies et s’y intéresser ; mais il n’a pas le moindre grain de folie pour son compte. Cet homme qui n’a guère de foi ni de principes a d’excellentes habitudes d’esprit. Son bon sens peut quelquefois paraître hardi : le bon sens, quand on l’applique résolument à certaines questions, est le père des paradoxes ; mais, en réalité, il y a chez ce disciple d’Aristippe une rare fermeté de raison, même une défiance presque trop grande de ce qui n’est pas raisonnable. Cherchez bien, et vous finirez par découvrir chez M. Fouquier un mélange tout à fait imprévu. C’est, dans le monde de la littérature, un don Juan qui recouvre un bourgeois. Il y a chez lui du Renan et du Voltaire, du Borgia et, du Béranger, du roué et du garde national. Ils y sont à la fois, et c’est cette simultanéité qui est piquante.

S’ils y sont à la fois, c’est apparemment qu’ils s’accordent. Voyons comment. C’est que la raison est encore ce qui nous fait le mieux jouir des choses, le plus sûrement et le plus longtemps. Un parfait épicurien est nécessairement un homme de sens très rassis. Dans le domaine de la pensée, la modération même de la solution où l’on a voulu s’arrêter suppose qu’on a passé en revue toutes les autres et qu’on s’est imaginé les divers états d’esprit auxquels elles correspondent, ce qui est un grand plaisir. De même, l’état sentimental le plus agréable et le mieux garanti contre la souffrance est celui auquel on se prête sans se donner tout à fait. La passion éperdue devient aisément douloureuse ; les sens exaspérés ont aussi leurs maladies. Ce qui vaut mieux, c’est un rien de libertinage à la française et un peu de rêve. La raison, en présidant aux ébats du coeur et des sens, les garde de tout mal et leur permet de varier leurs aimables expériences. M. Fouquier est un homme qui aime la vie, et c’est justement à la mieux aimer, à tirer d’elle tout ce qu’elle contient, que lui sert sa tranquille raison. Et c’est pour cela qu’il n’est pas artiste au sens étroit du mot, mais moraliste et curieux. Un artiste ne jouit que des formes et ne considère les hommes et les choses que sous un angle particulier ; le curieux les saisit tour à tour sous tous leurs aspects. Seul celui-là jouit de tout, qui est curieux de tout ; et celui qui est curieux de tout est par là même un esprit tempéré et maître de soi.


II

M. Fouquier est surtout curieux de la femme. La femme est, en effet, ce qui tient, pour l’homme, la plus grande place en ce monde. Les chroniques de M. Fouquier sur les femmes, sur le mariage, sur l’amour, sont peut-être la partie la plus originale de son œuvre. Il est impossible d’apporter à l’étude de ces questions plus de raison, de délicatesse et d’esprit, ni une expérience plus consommée et un plus grand amour de son sujet. M. Fouquier aime l’amour. Cela n’est plus si commun à l’heure qu’il est ! Car, songez-y, l’amour s’en va. Ce qui en reste s’est étrangement gâté : s’il n’est brutal et plat, il est maladif et pervers. Nestor et Colombine (M. Henry Fouquier écrit au Gil Blas sous ces deux noms) ont à la fois, sur l’amour, les idées des premiers hommes et celles des délicieux Français du XVIIIe siècle. Et voyez comme ces pseudonymes sont bien choisis : l’un, représentant le naturalisme grec ; l’autre, la tendresse coquette des marquises que Watteau embarque pour Cythère.

Plus je deviens vieux, dit le Nestor du Gil Blas, plus je pardonne à l’amour. Amour coup de foudre, amour-passion, amour-caprice, amour-galanterie, tous les amours que ce grand fendeur de cheveux en quatre qui est Stendhal a décrits et classés, je comprends tout, j’excuse tout ; parfois même j’envie…

Mais ce qu’il préfère, je crois, c’est une espèce d’amour en même temps idyllique et mondain, franchement sensuel, mais relevé d’un peu d’illusion, de rêve, d’ « idéal » (ce mot revient souvent sous sa plume), l’Oaristys de Théocrite dans un salon de nos jours. Une pervenche intacte fleurit au cœur éternellement jeune de ce Parisien cuirassé d’expérience, durci au feu de la vie de Paris. Il a écrit de très belles pages sur don Juan, et très significatives. Il me semble que nous mettons ordinairement un peu de nous dans l’idée que nous nous faisons de don Juan : celui de M. Fouquier est avant tout naïf, et il est toujours sincère. Il n’a ni cruauté ni vanité ; il n’a même pas de curiosités malsaines. Il est à cent lieues du sadisme, qui serait, dans cette théorie, tout le contraire du don-juanisme, C’est proprement le don Juan de Namouna, tiré au clair.

… Vous parlez de vanité ! Pour vous, don Juan touche au fat, et, dans son amour des femmes, entre la préoccupation des hommes. Mais c’est là le contraire de l’entraînement d’un « tempérament », et la vanité, chose toute cérébrale, n’a rien à voir avec l’émotion primesautière de don Juan, quand son regard se croise avec celui d’une femme, qu’il voit désormais seule là où il s’est rencontré avec elle… Ne faisons pas à l’amoureux l’injure de mettre de la vanité dans ce besoin de plaire, de connaître et de posséder, que nous flairons en lui à première vue, odor d’amore. Ne lui refusons pas non plus les douces sensations qui viennent du cœur et qui excusent et consolent les abandons des femmes. Le trait caractéristique de don Juan, c’est l’émotion auprès de celles-ci, émotion profonde, naïve, sincère, égale et peut-être supérieure en intensité à l’émotion réglée des hommes qui mêlent l’idée du devoir aux choses de l’amour, encourant par là le juste anathème du poète ! N’est-ce pas le cœur qui parle chez lui, quand il trouve Elvire touchante dans les larmes ? Mais que serait-il sans les palpitations délicieuses de son cœur, sinon un fou érotique, à livrer aux médecins ? Le don Juan honni est peut-être le seul homme qui n’aime jamais sans amour, et, s’il ne se fait pas à lui-même le mensonge de la durée, c’est qu’il ne veut pas être hypocrite, ayant cette religion suprême de ne pas mentir au pied de l’autel qu’il embrasse. Comment l’aimerait-on sans cela ? Le matérialiste brutal ferait horreur aux femmes ; et c’est à l’idéaliste qu’elles pardonnent leurs douleurs… Nous sentons que, quand il n’aime plus, c’est qu’il aime trop l’amour, dont la femme délaissée n’a pas su lui dire le dernier secret. Il court après l’idéal, et il le répand autour de lui et le laisse derrière ses pas. Il est le poursuivant de l’absolu, qui en fait naître au moins l’idée et le désir à toutes celles qu’il aime…

J’avoue que, pour ma part, je conçois don Juan un peu autrement. Il me paraît que don Juan… (mais oubliez ce que je disais tout à l’heure et croyez que je ne mets rien là de mon propre rêve), il me paraît que don Juan, à le considérer dans Tirso de Molina et dans Molière, sinon dans Byron et dans Mozart, est surtout un grand artiste et un grand orgueilleux. La déclaration superbe que lui prête Molière, et où il se compare à Alexandre et à César, est assez explicite. En somme, il y a trois vies dignes d’être vécues (en dehors de celle du parfait bouddhiste, qui ne demande rien) : la vie de l’homme qui domine les autres hommes par la sainteté ou par le génie politique et militaire (François d’Assise ou Napoléon) ; la vie du grand poète qui donne, de la réalité, des représentations plus belles que la réalité même et aussi intéressantes (Shakespeare ou Balzac), et la vie de l’homme qui dompte et asservit toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin (Richelieu ou don Juan). Cette dernière destinée n’est pas la moins glorieuse ni la moins enviable. Un amour de femme est au fond de presque toutes les vies humaines : à certains moments le conquérant même ou le grand poète donnerait tout son génie pour l’amour d’une femme. À ces moments-là celui qui les a toutes ferait envie même à Molière, même à César. Croyez que don Juan le sait, et qu’il en jouit profondément, et que sa royauté lui paraît pour le moins égale à celle des poètes et des capitaines. Ce qu’il veut, lui, c’est jeter des femmes, le plus de femmes possible, toutes les femmes à ses pieds. Et il les compte, et Leporello en tient la liste. Et en même temps qu’il compte ses victimes, il les regarde, il les étudie, il les compare. Il se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes, les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et les plus séduisants. Il jouit du tumulte et de l’incohérence des pensées, des désespoirs qui se livrent des indignations qui consentent et abdiquent, et des corps vibrants, des cheveux dénoués, des larmes qui voilent et attendrissent la splendeur des beaux yeux. Il se sent le complice élu de la Nature éternelle. Les aime-t-il, ces femmes ? Il le croit, il le voudrait. Il sent en lui quelque chose de supérieur à lui-même, de tout-puissant et de mystérieux ; et son cœur se gonfle d’orgueil à songer qu’il est, quoi qu’il fasse et sans qu’il sache lui-même pourquoi, le rêve réalisé de tant de pauvres et folles et charmantes créatures. Ce qu’il doit porter en lui, c’est une immense fierté, une curiosité infinie, une infinie pitié, peut-être aussi une terreur de son propre pouvoir, et une obscure désespérance, de ne pouvoir aimer une femme, une seule, à jamais…

Je reviens à M. Fouquier. Ce qu’il a de l’éternel don Juan, c’est tout au moins le mépris des conventions sociales et de la morale mondaine :

… Car voilà où j’en veux venir, à cette simple constatation : il n’y a pas de morale sociale, il y a seulement une franc-maçonnerie mondaine, franc-maçonnerie absurde, aux rites cruels et sanglants, contre qui protestent notre cœur et notre raison. Chercher la loi du monde est même une folie : il n’y a qu’à la subir. Cette franc-maçonnerie établit qu’une jeune fille qui donne son cœur pour un bouquet de roses est perdue, tandis qu’une femme mariée qui le donne par caprice — ou pour un bracelet, comme les lionnes pauvres dont le monde honnête est plein, — n’est pas compromise, pourvu qu’elle y mette un peu d’hypocrisie, etc.

Partout où il voit l’amour, même un petit semblant d’amour, M. Fouquier s’attendrit, il a des tolérances infinies. Je n’ai pas à vous dire son indulgence pour les fautes des femmes, à condition qu’il y ait de l’amour dans leur fait, et un peu de « rêve ». Les Ninons même et les Marions sont assez de ses amies, pourvu qu’elles aient quelque bonté et quelque grâce et que leur vénalité ne leur interdise pas tout choix. Il a très finement analysé, et avec grande pitié, l’espèce de sentiment qui pousse les Manons du plus bas étage à avoir des Desgrieux. Il a montré, presque avec émotion et en condamnant sur ce point les railleries vulgaires, ce qu’il y a de touchant dans l’amour, des femmes qui ont un peu dépassé l’âge de l’amour, des amantes mûries et meurtries, qui s’attachent à leur dernière passion avec fureur et avec mélancolie, parce qu’après il n’y aura plus rien, et qui, pour se faire pardonner, pour s’absoudre elles-mêmes et sans se douter du sacrilège, mêlent à leur suprême amour de femme un sentiment d’équivoque maternité.

Cela, c’est la part de l’analyste voluptueux. Mais ce philosophe si indulgent et si raffiné est, comme j’ai dit, un esprit très sain. Personne ne s’est élevé avec plus de force contre certaines aberrations de l’amour. Je ne répondrais pas qu’en flétrissant ces perversions il défende à son imagination de s’y attarder quelque peu, ni qu’il n’éprouve point une sorte de plaisir obscur à prolonger, sur ces objets, sa colère ou sa raillerie (nous sommes faibles) ; mais il a trop souvent commenté le Naturam sequere, et cette antique devise est trop évidemment la sienne, pour qu’on puisse douter de la sincérité de ses vertueuses indignations. Sa santé d’esprit se reconnaît encore dans tout ce qu’il a écrit sur l’éducation et le rôle des femmes et les questions qui s’y rattachent. Il pense que l’intérêt même et les nécessités de leur profession imposent aux actrices une vie à part, sur la marge de la société régulière. Il aime que tout soit à sa place. Il raille ces maris qui délaissent leurs femmes pour devenir de vrais maris auprès des courtisanes. Il ne croit pas à la conversion de Marion Delorme ni ne la souhaite, et il traite Didier comme un nigaud qu’il est. Sur le divorce et sur les questions qui s’y rattachent, il a des vues d’excellent moraliste et d’homme d’État. Et son bon sens, nourri d’une sérieuse connaissance des hommes, a souvent des hardiesses comme celle-ci, que je recueille sans l’avoir cherchée : « L’idéal trop élevé du mariage est une source de désordres sociaux… »

Volontiers il résoudrait tous les problèmes par l’amour de la femme. C’est une obsession charmante. Si ce néo-Grec, que son culte de la nature n’empêche point de montrer dans les choses religieuses les tolérances tendres et amusées d’un Renan, nous parle d’aventure de l’Assomption ou de la Semaine sainte, il y reconnaîtra les fêtes symboliques de l’éternel amour ; il célébrera l’assomption de la femme, Ève ou Vénus anadyomène, et pleurera avec les belles Syriennes sur le cadavre d’Adonis. Il est vraiment chez nous le dernier prêtre de l’amour. La cité qu’il rêve serait la république des grâces et des jeux ; le courage même y serait un fruit de l’amour ; les femmes y inspireraient l’héroïsme dans la guerre, et elles y conseilleraient les arts de la paix. Sous leur bienfaisante influence, les hommes mettraient un peu de sentiment, d’imagination, de douceur et de pitié dans l’organisation de la société et dans le gouvernement des affaires publiques. Si les hommes savaient encore aimer les femmes, si les femmes connaissaient leur rôle et s’y tenaient pour le remplir tout entier, on aurait une cité idéale, fondée sur la plus délicate interprétation des bonnes lois de nature. Je sais que j’idyllise un peu la conception de M. Fouquier : qu’il me pardonne cette fantaisie. Sérieusement on retrouverait chez lui, tout au fond, un peu des idées de Saint-Simon et d’Enfantin sur le rôle de la femme, moins le mysticisme et le galimatias. Et justement ces idées étaient en germe dans ce XVIIIe siècle que M. Fouquier aime tant, et dont il est.

Je n’ai voulu vous remettre sous les yeux que le côté le plus intéressant de cette mobile et vivante figure de journaliste. Je laisse le critique littéraire (très classique, ainsi qu’il sied à un Marseillais), l’observateur des mœurs contemporaines, le politique militant, le peintre de portraits (voyez ceux de Gambetta, de Rouher, de Lepère, de M. Renan, du duc de Broglie, d’autres encore ; ils sont d’une vivacité et d’une justesse de touche incomparables). Et je ne vous parlerai pas non plus de son style, souple, ondoyant, nuancé, dont la facilité abondante est pourtant pleine de mots et de traits qui sifflent, tout chaud de la hâte de l’improvisation quotidienne, avec un fond de langue excellente, mais avec des négligences çà et là, des plis de manteau qui traîne, comme celui de quelque jeune Grec, auditeur de Platon. Et c’est bien, en dernière analyse, dans ce mélange de nonchalance voluptueuse et de bon sens raffiné, de raison armée et de sensuel abandon, que réside le charme original de cet Alcibiade de la chronique parisienne.