Les Contes de Pomigliano et la filiation des mythes populaires

La bibliothèque libre.
Les Contes de Pomigliano et la filiation des mythes populaires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 133-165).
LES
CONTES DE POMIGLIANO

I. XII Conti pomiglianesi, illustrati da Vittorio Imbriani. Naples 1877. Dettzen et Rocholl. — II. L Canzonette infantili pomiglianese, illustrato da V. Imbriani. Bologne 1877.

Pomigliano d’Arco est un grand village qui s’étend au pied du Vésuve, sur la route de Naples à Nole. Ses habitans en sont fort épris et chantent volontiers ce refrain : « Je n’aime pas l’air d’Acerra, je n’aime pas l’air des vergers, j’aime Pomigliano la belle ; où je suis né je veux mourir. » Giordano Bruno devait passer par cette bourgade quand il allait de Nole à Naples. Ce dominicain du XVIe siècle, qui, révolté des mœurs de son couvent, jeta le froc aux orties, entra dans le protestantisme et passa outre, imagina une philosophie plus avancée que son temps et mourut sous les coups de l’inquisition en disant à ses juges : « votre arrêt vous fait peur plus qu’à moi-même, » Giordano Bruno riait volontiers comme Luther. Il écrivit contre l’avarice et la pédanterie une comédie un peu grasse, le Candelajo, qui fut regardée autrefois comme un imbroglio de mauvais goût et qu’on admire aujourd’hui comme un chef-d’œuvre. Un des personnages de la pièce, nommé Barra, fait le récit suivant, que nous abrégeons :

« Moi donc, qui ne suis pas si fort en rhétorique, je venais avant-hier de Nola par Pomigliano, seul seulet, sans compagnie ; après avoir mangé, n’ayant pas trop envie de payer, je dis au maître de la taverne : — Messire hôte, je voudrais jouer. — A quel jeu, dit-il, voulons-nous jouer ? J’ai ici un jeu de tarot. — Je répondis : — À ce maudit jeu, je ne peux gagner, parce que j’ai une mémoire détestable. — Il dit : — J’ai des cartes ordinaires. — Je répondis : — Elles sont peut-être préparées, et vous en reconnaîtrez les marques ; en avez-vous qui n’aient pas encore servi ? — Il répondit que non. — Donc, pensons à un autre jeu. — J’ai un tric-trac (le tavole), sais-tu ? — Je n’y entends rien. — J’ai des échecs, sais-tu ? — Ce jeu me ferait renier le Christ. — Alors la moutarde lui monta au nez : — A quel diable de jeu veux-tu donc jouer, toi ? Propose. » (Ici Barra propose différens jeux que nous n’indiquons pas parce qu’ils nécessiteraient des commentaires très longs et très inconvenans. Le tavernier se fâche, et le voyageur goguenard, après la boule, le mail, la toupie, offre enfin une partie de course.) « Or sus, dis-je, jouons à courir. — En voilà d’une bonne, dit-il ! — et j’ajoutai : — (Je jure) par le sang de l’Immaculée que tu y joueras. — Veux-tu bien faire ? dit-il. Paie-moi, et si tu ne veux pas aller avec Dieu, va avec le prieur des diables. — Je dis : — (Je jure)… que tu joueras. — Et que je n’y jouerai pas, disait-il. — Et que tu joueras, dis-je. — Et que jamais, jamais je n’y jouerai ! — Et que tu y joueras à l’instant même ? — Et que je ne veux pas ! — Et que tu voudras ? — A la fin, je me mis à le payer avec mes talons habiles à courir. Et voilà que ce porc, qui tout à l’heure disait qu’il ne voulait pas jouer et jurait qu’il ne jouerait pas, se mit à jouer, et jouèrent aussi deux de ses marmitons, de sorte que, me courant après un bon moment, ils m’atteignirent enfin, (mais seulement) par leurs cris. Sur quoi je vous jure, par la plaie terrible de saint Roch, que ni moi ne les ai plus entendus, ni eux ne m’ont plus vu. »

Nous avons cité ce passage non-seulement parce que les Italiens le vantent pour la vivacité du dialogue, mais encore parce que c’est un des plus anciens contes de Pomigliano. C’est là peut-être que Giordano Bruno l’a trouvé ; il eût pu aussi le trouver ailleurs.

Parmi les habitans les plus distingués du village, on compte aujourd’hui M. Vittorio Imbriani, qui appartient à l’une des meilleures familles du pays. Son père, Paolo-Emilio Imbriani, avait épousé la sœur du baron Carlo Poerio : aussi fut-il exilé de Naples après les troubles de 1848 ; il alla s’établir à Turin, où il fit estimer sa ville natale. Il y put rentrer après la révolution de 1860 et devint sénateur du royaume d’Italie, professeur de droit constitutionnel, recteur de l’université ; enfin, en 1870, syndic de Naples. C’est lui qui, en dépit de toutes les oppositions, changea le nom de l’ancienne rue de Tolède, qui est aujourd’hui la Via Roma. Le sénateur avait un goût particulier pour le style lapidaire : à Genève, où il passa quelques jours il y a peu d’années, ce qu’il admira le plus, ce ne fut ni le lac, ni le Rhône, ni la cime du Mont-Blanc, ce fut l’inscription qui décore la façade de l’université ; il la transcrivit sur son calepin et déclara que le peuple de Genève était un grand peuple. Paolo-Emilio Imbriani est mort cette année en laissant une grande réputation de droiture et de fermeté. Il avait eu cinq fils qui représentaient tous les partis napolitains : l’un d’eux était clérical, un autre conservateur, les trois autres républicains de diverses nuances ; les plaisans prétendaient qu’à la table de famille, pour éviter des bourrasques, on devait placer des paravents entre chacun des convives ; nous savons au contraire que, malgré leurs dissentimens politiques, les cinq Imbriani vénéraient leur père et se chérissaient entre eux. Trois de ces fils sont morts jeunes ; le plus intéressant pour nous est Giorgio Imbriani, étudiant, journaliste, ultra républicain, jacobin, terroriste et surtout bon enfant. C’est lui qui en 1869, lors de l’anti-concile réuni à Naples contre celui du Vatican, salua le délégué mexicain de ce cri féroce : « Vive le pays qui a tué un empereur ! » Il n’en avait pas moins l’âme douce et candide. En 1871, il vint en France avec Garibaldi et se battit pour nous contre les Prussiens, qui le tuèrent. Son corps, ramené en Italie, a été déposé, avant celui de son père, dans le caveau de la famille à Pomigliano d’Arco.

M. Vittorio Imbriani est un érudit et un polémiste, très conservateur en politique et un peu téméraire en littérature : il ne craint pas de donner des coups ni d’en recevoir. Il a publié cette année même un petit livre, les Réputations usurpées[1], dans lequel il attaque vivement trois des poètes contemporains dont l’Italie s’honore ; après quoi, pour-consoler ses victimes, il s’en prend au Faust de Goethe et démontre que c’est un poème manqué. Heureusement pour lui, sa science est plus sage et plus sûre que sa critique ; il a professé avec succès, comme privat docent, à l’université de Naples, et l’on cite de lui des travaux estimés, notamment une étude sur le Pentamerone de Basile. Nous avons eu déjà l’occasion, ici même, de citer cet ancien recueil de contes populaires, qui fut connu peut-être de Perrault, et qui a encore beaucoup de lecteurs en Allemagne.

On le voit, M. Vittorio Imbriani appartient à cette famille de savans dont M. Pitre, le collecteur des œuvres poétiques et narratives du peuple sicilien, est le membre le plus laborieux et le plus modeste. Ces hommes d’étude parcourent les rues et les champs, écoutent les récits des nourrices et des paysannes, et les écrivent sous leur dictée en notant avec soin la prononciation de ces simples gens ; ils arrivent ainsi à faire de curieuses études sur les patois, sur les dialectes, sur les coutumes et les traditions, sur la mémoire et l’imagination populaires : Ils publient ensuite ces dictées naïves en y ajoutant des notes et des commentaires qui ont exigé de longues recherches et qui intéressent de plus en plus les studieux et les curieux. Les plus petites choses préoccupent aujourd’hui la critique la plus docte et la plus fine ; il ne faut donc pas s’étonner qu’un Imbriani consacre tant de zèle et de temps aux narrations des bonnes femmes. Il y trouve des leçons de philologie, de psychologie, qu’il nous transmet avec beaucoup d’enjouement et de sagacité. Ce qui le frappe avant tout, c’est à quel point les mêmes histoires se retrouvent dans toutes les provinces de l’Italie et dans tous les pays de l’Europe. Il semble que toutes les races indo-européennes aient puisé à la même source et rapporté leurs contes de l’extrême Orient. En creusant ce simple sujet, on arrive à d’étranges profondeurs ; on fouille sous la tige d’une fleur des champs et l’on trouve des racines cent fois séculaires. Voilà de quoi intriguer les critiques, ceux-là surtout qui aiment à chercher et à deviner. M. Imbriani a donc recueilli et publié les chansons et les contes de son village, aidé dans ce travail par une institutrice des écoles communales, Mlle Rosina Siciliano, qui s’est donné la peine de noter ponctuellement, avec une orthographe nouvelle, tout ce qu’elle entendait raconter aux vieilles femmes de l’endroit. En même temps, dans d’autres provinces, les Pouilles, la Sicile et surtout la principauté ultérieure, des lettrés écrivaient avec la même exactitude les variantes des mêmes contes, narrées par d’autres villageois qui n’avaient jamais quitté leur clocher. Ainsi s’est formé le recueil que nous annonçons. Nous n’avons plus qu’à choisir et à traduire.


I. — CHANSONS ET CONTES D’ENFANS.

Mlle Rosina Siciliano a pris d’abord au vol les chansons des nourrices et des enfans, celles qu’on murmure auprès des berceaux, celles qui accompagnent les rondes bruyantes et les jeux des fillettes et des garçons déjà grands. Ces jeux sont très divers, et l’on n’a pas dédaigné de nous les signaler, car il n’est rien d’indifférent en ce monde. Les enfans sautent à cloche-pied en avançant l’un vers l’autre ou se rangent en deux files pour se rapprocher ou s’éloigner alternativement, ou s’assoient à terre les jambes étendues et les relevant l’une après l’autre jusqu’à ce qu’ils soient tous sur leurs pieds. Ils se tiennent debout autour de la maman ou de la nourrice et posent leur index sur ses genoux, puis avancent successivement leurs autres doigts quand un refrain le leur ordonne ; une petite fille s’accroupit à terre et ses compagnes dansent en rond autour d’elle. D’autres s’amusent à un divertissement plus compliqué où sont mêlés la main chaude, le cache-cache, et le cheval fondu. Chacun de ces jeux est accompagné d’une chanson particulière, ordinairement très folle et qui montre la gaîté du pays. Il en est aussi de très pieuses. Voici une cantilène que les femmes répètent en faisant danser un bambin sur leurs genoux :


« Jésus-Christ voulait du pain : la Madone n’en avait pas. — va, dit-elle, dans le panier il y a des raisins secs. — Jésus-Christ n’en trouva point : la Madone s’agenouilla. — Agenouillons-nous, mon fils, et dis-moi ton catéchisme : apprenons ce qu’il nous dit, nous irons en paradis : c’est l’endroit des belles choses, qu’on y monte, on s’y repose. Dans l’enfer, le feu ardent ; qu’on y tombe, on s’en repent. »


En voici une autre du même ton :


« Jésus-Christ allait au ciel, après lui Barthélémy. Jésus-Christ se retournant : — Que fais-tu, Barthélémy ? — Je m’en viens derrière vous. — Ne viens plus derrière moi, redescends, entre à l’église ; tu verras là tous les saints, tu verras aussi Marie toute pleine de couronnes. Prenons des gerbes de fleurs pour en fleurir son mouchoir, prenons des gerbes d’étoiles, nous en fleurirons son voile. »


Traduisons encore un ou deux refrains chantés par les nourrices en berçant leur enfant :


« Viens, sommeil, je veux te payer deux demi-sous par heure : ça fera deux sous pour deux heures. En peu de temps, je te ferai seigneur. Sommeil, qui viens du haut du mont, mets-lui ta boule d’or au front, mets-la sans lui faire du mal. Le petit veut faire dodo, veut dormir sur un lit de menthe ; l’enfant dort, la mère est contente. Veut dormir sur un lit de rose ; l’enfant dort, la maman repose.

« Viens, sommeil si tu veux venir et ne te fais pas tant prier. La nuit je te prie et t’appelle, et tu ne viens jamais qu’au jour.

« Sommeil, sommeil, qui tardes et ne viens pas, viens à cheval et ne viens pas à pied ; viens à cheval sur un beau cheval blanc. L’enfant s’endort, et sa mère lui chante ; la mère chante pour le faire dormir. Paix et sommeil à mon petit enfant ! »


Telles sont les premières paroles qu’entendent les enfans de Pomigliano. Quand ils sont un peu plus grands, on leur conte des histoires, et l’on commence par de simples filastrocche, rengaines ou litanies bouffonnes qui amusent les bambins de tous les pays. Il en est quantité de pareilles dans la littérature enfantine de l’Allemagne. Voici la plus populaire de ces fariboles pomiglianaises ; nous tâcherons de l’abréger :

« Une mère avait un fils nommé Micco (diminutif de Dominique). Un jour elle l’envoya ramasser des herbes pendant qu’elle faisait cuire les macaronis. L’enfant tardant à venir, la mère mangea presque tout : il ne resta plus au fond du chaudron qu’un fil de pâte qu’elle saupoudra de fromage et qu’elle noya dans du bouillon ; mais Micco ne voulut pas de cette pitance. La mère dit alors : « Bâton, bats Micco, parce qu’il ne veut pas manger les macaronis. » Le bâton n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Feu, brûle le bâton, parce que le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis. » Le feu n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Eau, éteins le feu, parce que le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis. » Mais l’eau n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Bœuf, bois l’eau, parce que l’eau ne veut pas éteindre le feu, le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis. » Mais le bœuf n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Corde, attache le bœuf, parce que le bœuf ne veut pas boire l’eau, l’eau ne veut pas éteindre le feu, le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis. » Mais la corde n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Souris, ronge la corde, parce que la corde ne veut pas attacher le bœuf, le bœuf ne veut pas boire l’eau, l’eau ne veut pas éteindre le feu, le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis. » Mais la souris n’eut pas l’air d’entendre. La mère dit alors : « Chat, croque la souris, parce que la souris ne veut pas ronger la corde, la corde ne veut pas attacher le bœuf, le bœuf ne veut pas boire l’eau, l’eau ne veut pas éteindre le feu, le feu ne veut pas brûler le bâton, le bâton ne veut pas battre Micco, et Micco ne veut pas manger les macaronis, » Et comme ça le chat croqua la souris, la souris rongea la corde, la corde attacha le bœuf, le bœuf but l’eau, l’eau éteignit le feu, le feu brûla le bâton, le bâton battit Micco, et Micco mangea les macaronis. »

Un humaniste allemand du XVIe siècle, Bebel ou Bebelius, qui fut professeur à Tubingue et maître de Mélanchthon, ne dédaigna pas d’écrire en latin l’historiette que voici : Deux frères partirent un beau matin pour aller cueillir des poires sur un chêne ; l’un monta sur l’arbre et en secouait les branches, l’autre demeura au pied du chêne et devait ramasser les fruits qui tomberaient. Il ne tomba rien, car les chênes ne portent pas de poires. Cependant celui qui était en bas dit à l’autre : « C’est toi qui les manges toutes, et tu ne m’en laisses point. — Nullement, répondit celui qui secouait les branches : c’est moi qui ai toute la peine, et c’est toi qui croques tous les fruits. » De là une discussion qui tourna en dispute, et des coups de langue on en vint aux coups de poing. « Mais je n’ai jamais pu savoir, dit Bebelius, comment les deux frères se sont mis d’accord. » En nous racontant cette facétie, le savant allemand ne nous dit pas où il l’avait prise : elle lui était probablement venue d’un humaniste italien qui la tenait d’un simple paysan. Il est certain que la fable court encore les provinces de Naples et d’Avellino ; il y a des additions et des variantes. Au lieu de deux frères, ce sont deux bêtes amies, le coq et la souris, qui vont cueillir des poires dans un verger, le coq y met de la mauvaise foi : du haut de l’arbre il jette à sa compagne un fruit qui lui fend la tête. Elle court alors chez le médecin, qui, pour la guérir, lui demande des chiffons. Elle va chez le chiffonnier, qui réclame en paiement une queue de chien ; le chien, pour donner sa queue, veut du pain ; mais le boulanger a envie d’un lion que la souris va demander à la montagne, Et ainsi de suite : on comprend tout ce que la poésie et la volubilité méridionales peuvent broder sur ce canevas. La kyrielle de refrains recommence à chaque nouvelle démarche de la souris : « Montagne, donne-moi le lion, afin que je le porte au boulanger ; le boulanger me donnera du pain, que je porterai au chien ; le chien me donnera sa queue, que je porterai au chiffonnier ; le chiffonnier, des chiffons que je porterai au médecin, et le médecin guérira ma tête que le coq a fendue. » Enfin la souris va chez un galantuomo (un monsieur) et lui demande de l’argent : le galantuomo ne veut lui en donner que si elle entre à son service ; elle y consent, mais sa tête fendue s’enfle à tel point qu’elle en meurt.

Dans ce dernier trait perce la haine du paysan contre le monsieur, le galantuomo. Le conte de Bebel devient une satire sociale. Nous ne sommes pas bien sûr que la nourrice de qui nous le tenons n’ait pas un frère ou un amant dans la montagne. La principauté ultérieure, d’où nous vient cette fable, lo Haddro e le Sorece, est le pays d’Italie le plus fertile en brigands.

Les animaux jouent un grand rôle dans ces récits populaires ; non-seulement ils pensent et parlent comme des chrétiens (on appelle ainsi les hommes dans les provinces méridionales), mais encore ils vivent en parfaite harmonie avec l’être qui se croit seul doué de raison et qui se dit le roi du monde. Cet accord entre bêtes et gens, que les Allemands pensent avoir inventé ou retrouvé dans leurs traditions les plus anciennes, existait bien avant eux dans l’extrême Orient et s’est perpétué jusqu’à nos jours dans les contes de Pomigliano, d’Avellino et de la terre d’Otrante. Saint François d’Assise trouvait des sœurs et des frères dans toute la création ; il pleurait en voyant un agneau mangé par un porc, il attirait à lui des troupeaux de moutons qui aimaient à le suivre ; les oiseaux allongeaient le cou, étendaient les ailes pour l’écouter. Un jour qu’il allait prêcher dans Alviano, les hirondelles faisaient grand bruit sur les toits des maisons voisines. Il les laissa trisser un bon moment, puis il leur dit : « Hirondelles, mes sœurs, vous avez assez parlé, il est temps que moi aussi je parle. » Les hirondelles se turent jusqu’à l’Amen final. Une cigale chantait sur un figuier près de sa cellule et venait souvent se poser sur sa main. « Chante, lui disait-il, ma sœur cigale, et loue le Seigneur avec ta joyeuse chanson. » Et la cigale chantait bruyamment sur la main du saint homme jusqu’à ce qu’il lui permît de retourner sur le figuier. Cela dura huit jours, après quoi François dit à ses frères, les moines : « Congédions notre sœur cigale ; elle nous a joyeusement exhortés toute une semaine à la louange du Seigneur. »

Il reste quelque chose de cette harmonie paradisiaque dans les fables populaires des Italiens. On raconte à Pomigliano qu’il y avait une fois une petite vieille qui, balayant une petite église, y trouva un petit sou. « Qu’en ferai-je ? se dit-elle. Si j’achète des caroubes, il en faudra jeter les gousses ; si j’achète des carottes, il en faudra jeter les queues ; si j’achète des châtaignes, il en faudra jeter les écorces : achetons de la farine et faisons de la polente. » Ainsi fit-elle, puis elle mit la polente sur la table et retourna à l’église en laissant ouverte la fenêtre de la maison. Passa une chèvre, qui, alléchée par l’odeur, sauta par la fenêtre et entra dans la chambre. Quand petite vieille voulut rentrer, elle ne put ouvrir la porte, parce que la chèvre était derrière. Petite vieille dut rester dehors, et elle pleurait, pleurait ;… passa un âne qui lui dit : « Dame petite vieille, pourquoi pleures-tu ? — Parce que la chèvre est dans ma maison. — Ne pleure plus, je vais la faire sortir. » L’âne monta : « toc, toc. — Qui est là ? — Je suis l’âne. — Et moi je suis la chèvre ; j’ai trois cornes au front, pars vite ou je t’éventre. » L’âne se sauva, petite vieille restait dehors et pleurait, pleurait ;… passe ensuite un chien, puis un mouton : même dialogue avec la vieille et avec la chèvre. Arrive enfin la souris. « Dame petite vieille, que fais-tu là ? — Il y a la chèvre dans ma maison. — Quoi ! c’est tout ça ? Sois tranquille, je vais la faire sortir. — Voyez-vous ça ? l’âne ne l’a pas fait sortir, ni le chien, ni le mouton, et tu la ferais sortir, toi ? » Petite souris monta, heurta à la porte. « toc, toc. — Qui est là ? — Je suis la petite souris. — Et moi, je suis la chèvre, j’ai trois cornes au front, pars vite, ou je t’éventre. — Et moi, je suis commère la souris, le cou tordu, le cœur bilieux, pars vite, ou je te crève les yeux. » La chèvre se sauva tout de suite. Et comme la dame petite vieille entra dans la maison avec commère petite souris, ils se marièrent et demeurèrent ensemble tous les deux.

Notons qu’en italien et en patois la souris, sorcio, serece, est du genre masculin, ce qui rend le mariage plus vraisemblable. Ce conte plaît particulièrement aux bonnes gens de Pomigliano, c’est un des premiers que les nourrices racontent aux enfans. Il y a beaucoup d’additions et de corrections : voici en quelques mots la variante qui a le plus de succès : La petite vieille trouve un petit sou, mais au lieu de farine elle achète du blanc et du rouge, elle se farde, et se met au balcon. Passent divers animaux (autant qu’on en veut) qui la demandent en mariage, elle leur dit : « Faites-moi entendre la voix que vous avez. » L’âne brait, le mouton bêle, le chien aboie, le chat miaule, le taureau beugle, et ainsi de suite. La petite vieille répond à chacun d’eux : « vous me feriez peur la nuit. » vint la souris qui se mit à guiorer bien tendrement. La petite vieille épousa donc ce petit animal, et un jour qu’elle allait à la messe, elle le laissa près du pot-au-feu, en lui recommandant de n’y pas toucher. À son retour, plus de mari. Elle le chercha partout (ici les détails surabondent) et finit par le trouver dans le pot, brûlé vif. La douleur de la vieille est poignante. — Le même conte court dans toutes les provinces italiennes. Dans celle d’Avellino, ce n’est pas une petite vieille, c’est une chatte qui épouse la souris : singulier mariage. Dans la terre d’Otrante, la veuve du conte est une fourmi. Il en existe une version grecque où la fourmi désolée se lamente entourée de ses compagnes. « Et la fourmi resta veuve, dit le texte grec, parce que celui qui est rat doit être goulu ; si vous n’en croyez rien, allez dans la maison de la fourmi, et vous la verrez. »

Dans tous ces récits, le conteur imite le cri des animaux qui recherchent la vieille, ou la chatte, ou la fourmi, en mariage : ce sont là, des drôleries qui ont toujours diverti les enfans et aussi les vieillards. Les naïfs et les précieux ont souvent les mêmes goûts. M. Imbriani nous le prouve par quantité d’exemples. Il s’est donné la peine de chercher dans toutes les littératures ce genre d’imitation, et il n’a pas oublié les vers autrefois célèbres du seigneur Du Bartas, que Goethe regardait comme un de nos plus grands poètes :

La gentille alouette avec son tire lire…
Vire et désire dire adieu, Dieu, adieu, Dieu.

Jusqu’ici nous avons nagé dans la fantaisie ; les narrateurs populaires n’aiment pas à cheminer pédestrement dans la vie réelle, ils y passent quelquefois, mais ne s’y arrêtent point. Leurs histoires possibles ne sont jamais que des anecdotes, encore ne sont-elles guère vraisemblables ; celle de la muzzella par exemple nous montre un mari au désespoir parce que sa femme ne parle pas. Il va se plaindre à son compère, qui lui dit : « Il y a un moyen de la faire parler, achète-lui des souliers trop étroits. » Le mari suit le conseil, mais la muzzella reste muette. Le compère dit alors : « Achète-lui une robe trop courte. » Mais la robe trop courte ne réussit pas mieux que les souliers trop étroits. Le compère dit alors : « Cache-toi derrière la porte et pousse un grand cri pour l’effrayer, » Mais la muzzella garde obstinément le silence. « Il n’y a plus qu’un moyen, dit le compère, couche-toi sur ton lit et fais le mort, il faudra bien qu’elle te pleure, et tu l’entendras parler. » Ainsi fit l’homme, et la femme pleura en effet en criant de toute sa force : « O mon mari, mon mari ! Ô les souliers étroits, étroits ! ô la robe courte, courte ! ô la peur derrière la porte ! ô mon mari, mon mari, qu’ai-je à faire à présent ? » Seulement elle prononça ces mots en bégayant et en balbutiant, ce qui faisait une, lamentation grotesque. Malite mmio, malite ! a cappa tetta tetta, a vunnelluccia cotta, cotta, a paula allete a potta ! malite mmio, malite mmio, comm’ hagge’ a fà ? Le mari sauta aussitôt à bas du lit et dit à sa femme : « Ah ! c’est pour ça que tu ne voulais point parler ! tu es donc bègue ? que je t’y reprenne, et tu auras affaire à moi. » voilà comment il entendit parler sa femme.

Voici une autre anecdote, Natale, dont nous trouvons une variante dans le Moyen de parvenir. La chambrière d’une veuve, dit Beroalde, était jolie, mais un peu follette ; « sur quoi sa maîtresse lui disait toujours qu’elle n’avait point d’esprit. Or est-il qu’il y avait un jambon à la cheminée ; et cette fille, le voyant là si longtemps, s’en ennuyait. Elle demanda à madame si elle le mettrait cuire. Non, dit-elle, c’est pour les Pâques. Cette fille en fit le conte à quelques autres de ses compagnes, qui s’en gaussaient en son absence. Mais le clerc du notaire Bardé ne fut point si sot, qu’il n’y prît garde pour éprouver le sens de la fillette. Un jour que la bonne femme était allée à sa métairie, et qu’elle avait laissé Mauricette toute seule, il vint heurter et demanda madame. Mauricette dit qu’elle n’y était pas. — J’en suis bien marri, parce que je suis Pâques qui étais venu quérir le jambon qu’elle m’a promis. — Il entra, et la chambrière le laissa paisiblement prendre le jambon. » Arrêtons-nous ici, la fin de l’histoire est leste.

A Pomigliano, les choses se passent autrement : c’est un mari et une femme qui sont en scène. Le mari possède un cochon et le garde pour Noël. La femme se met à la fenêtre et interpelle tous les hommes qui passent en leur demandant) « Est-ce vous qui vous appelez Noël ? » Un curieux lui répond : « C’est moi, » et elle lui donne le cochon, qu’elle a préalablement décoré d’une longue chaîne d’or et de pendans d’oreilles en perles. Le même conte se fait à Bologne, seulement il y est question de Janvier, non de Pâques, ni de Noël. Dans les Pouilles, on raconte l’histoire d’un père qui a beaucoup d’enfans. Sa fille cadette est le souffre-douleur de la maison, laide et sotte. On lui donne les reliefs des repas et le rebut des habits. Un jour son père a pitié d’elle et lui dit : « voici dix ducats ; quand mai viendra, tu auras une robe neuve. » La pauvre fille ne se sent pas de joie et se met à chanter tous les matins à sa fenêtre : « J’aurai une robe neuve quand mai sera venu ! » Passe un marchand ambulant qui lui demande ce qu’elle chante. La niaise s’empresse de le dire, et le marchand d’entrer dans la maison : « Mai, c’est moi, s’écrie-t-il, et je t’apporte ta robe. » Il donne alors à la jeune fille une pièce d’étoffe grossière et emporte les dix ducats.

On voit que les contes de Pomigliano courent le monde ; il en est un entre autres qui a fait beaucoup de chemin. On rapporte que Frédéric II se rendait souvent pour les affaires de l’état chez son chancelier Pierre des Vignes. Un beau matin il ne le trouva pas ; mais, la chambre étant ouverte, il entra tout droit, et surprit au lit la femme de Pierre, qui était fort belle. Elle était endormie, et l’empereur ne la réveilla pas. Il se contenta de ramener la couverture sur les bras nus de la dame et se retira chastement, mais en laissant son gant sur le lit par malice ou par mégarde. Pierre, étant rentré, trouva le gant de l’empereur et en fut très marri, mais n’en dit rien ; seulement il n’adressa plus la parole à sa femme, qui, fort affligée de ce silence, alla s’en plaindre au souverain. Frédéric se rendit chez Pierre, qui voulut devant sa femme lui donner une petite leçon à mots couverts, et il improvisa un couplet que nous transcrivons parce que ce sont peut-être les plus anciens vers italiens que l’on connaisse et que Fauriel les a cités inexactement :

Una vigna no piantà.
Per travers é intrà
Chi la vigna m’ha goasta.
Han fait gran peccà
Di far ains clie tant mal.


La femme de Pierre lui répondit aussitôt :

Vigna sum, vigna sarai,
La mia vigna non fali mai.


Pierre répliqua sur-le-champ (et la paix fut faite) :

Se cossi é coma è narra,
Plu amo la vigna che fis mai[2].


Brantôme trouva ce petit trait de bonne prise : il le glissa dans ses Dames galantes, et substitua le marquis de Pescaive à l’empereur Frédéric, Cependant l’anecdote, est bien plus ancienne que Pierre des Vignes ; on la trouve dans plusieurs versions du livre de Sendabar, et précisément dans le Mischlé sendabar, dans le Syntipas grec et dans les Sept vizirs Turcs, sous ce titre : la Trace du lion. C’est peut-être de là qu’elle est venue directement à Pomigliano, en Sicile, à Venise, dans l’Italie entière. Toutefois le dialogue rimé de Pierre des Vignes se retrouve plus ou moins altéré dans les versions populaires du récit. Voici comment on le narre à Venise : Un roi a défendu à son majordome de se marier ; le majordome tombe amoureux d’une très belle femme et l’épouse en secret. Le roi l’apprend, et veut voir cette fort belle femme. A cet effet, il charge le mari d’un message, entre au gynécée, et, sans réveiller la belle endormie, la recouvre discrètement et laisse un gant sur le lit. Le majordome, en rentrant, trouve le gant du roi, et depuis ce moment boude sa femme. Le roi offre alors un banquet à tous ses gentilshommes et commande à ceux qui sont mariés de ne pas venir seuls. Le majordome a beau se défendre, il est forcé de s’exécuter. Au banquet, tous les conviés avaient un mot à dire, Vigna seule (la femme du majordome) se taisait. — Que ne parlez-vous ? lui demanda le maître. — Elle répondit :

Vigne étais et vigne suis.
Aimée étais et plus ne suis,
Et ne sais par quelle raison
La vigne a perdu sa saison.


A quoi le majordome riposta :

Vigne étais, vigne seras.
Aimée étais, plus ne seras.
Par la griffe du lion
La vigne a perdu sa saison.


Le roi comprit et répliqua aussitôt :

Dans la vigne suis entré,
A ses pampres j’ai touché ;
Mais, par le sceptre que j’ai,
De ses fruits n’ai pas mangé.


Là-dessus réconciliation générale.

Nous disions que le peuple n’est pas réaliste ; il serait plutôt moraliste : plusieurs de ses contes ont la prétention d’enseigner la vertu. Tel est celui que M. Imbriani a mis en tête de son livre.

« Il y avait un petit garçon nommé Joseph et surnommé la Vvérité, parce qu’il ne disait jamais de mensonge. Vint à passer le roi, qui, émerveillé du phénomène, voulut prendre l’enfant à son service et lui fit garder les vaches de la cour. Tous les matins, l’enfant se présentait au roi en lui disant : « Serviteur de sa majesté. — Bonjour, Joseph la Vérité, comment vont les vaches ? — Fraîches et grasses. — Comment vont les veaux ? — Frais et gros. — Comment va le taureau ? — Fort et beau. » Le roi était très content de Joseph et le louait sans cesse ; les courtisans jaloux voulurent que le vacher fût pris en flagrant délit de mensonge. A cet effet, ils lui envoyèrent la « femme, » et cette femme devait l’induire, « par ses paroles et ses manières, à tuer le taureau. » Joseph se laissa tenter et sacrifia la belle et forte bête, mais il se trouva après « fort embrouillé » sur ce qu’il aurait à dire au roi. Il fit une répétition pour préparer sa réponse, mit son manteau sur une chaise et supposa que ce fût le souverain. « Serviteur de sa majesté. — Bonjour, Joseph la Vérité, comment vont les vaches ? — Fraîches et grasses. — Comment les veaux ? — Frais et gros. — Comment le taureau ? — Fort et beau ;… non, dit-il en se reprenant, cela ne va pas bien. Je ferais un mensonge. Quand le roi me demandera : Comment va le taureau ? il faudra que je lui réponde : Le taureau est mort, et c’est moi qui l’ai tué. » Ainsi fit-il, et le roi le loua très fort de sa franchise. Joseph ne quitta pas la cour, où on le tint en haute estime, et les courtisans se rongèrent les doigts. »

Telle est la biographie de Joseph la Vérité, comme on la raconte à Pomigliano. Si l’on veut comparer les récits du peuple avec ceux des écrivains de profession, qu’on cherche dans Straparola la cinquième fable de la troisième nuit, on y verra comment Yseult, femme de Lucaferro di Albano de Bergame, croyant avec astuce dauber Travaglino, vacher d’Émilien son frère, pour le faire paraître menteur, perdit le patrimoine de son mari et rentra chez elle avec la tête d’un taureau aux cornes d’or, toute honteuse. On y notera ces cornes d’or qui se trouvent également dans d’autres versions populaires du récit, et qui en accusent l’origine aryenne. On notera encore que les contes du peuple se recommandent presque toujours par leur chasteté ; le narrateur de Pomigliano n’insiste pas sur les paroles et les manières de l’inconnue qui fit tuer le taureau, elle est désignée par un simple mot qui dit tout : « la femme. » Straparola au contraire s’arrête avec une complaisance pleine d’agacerie sur la séduction d’Yseult. Une Allemande qui a recueilli avec beaucoup de soin des nouvelles siciliennes, Mme Laure Gonzenbach, nous donne une autre version très circonstanciée où la pointe grivoise ne fait pas défaut. Mais nous n’avons pas les libertés des Allemandes.

La fable de Joseph la Vérité prouve qu’il est profitable de ne point mentir ; celle de l’Oiseau griffon démontre qu’il est dangereux de tuer son semblable. — Un roi souffrait du mal d’yeux (les Napolitains appellent ainsi toute espèce d’ophthalmie et plus particulièrement la cataracte). Les médecins d’alors n’y entendant rien, le roi fit venir un charlatan. » Il n’y a qu’un remède, c’est la plume de l’oiseau griffon qui habite le désert. On dissout dans l’eau cette plume réduite en poudre et l’on obtient ainsi un collyre infaillible. » Le roi manda ses trois fils et promit le trône et la couronne à celui qui lui apporterait la plume de l’oiseau griffon. Les trois fils se mirent en route ; le plus jeune rencontra un vieillard qui lui dit : « Va dans le désert et jette sur le sable un grain de maïs ; l’oiseau griffon descendra pour le manger ; tu n’auras alors qu’à te baisser et tu lui enlèveras une de ses plumes. » Ainsi fit le jeune prince, qui s’en revint avec la plume merveilleuse cachée dans l’un de ses souliers. Mais il trouva sur la route ses deux frères qui s’en retournaient chez eux les mains vides : le Benjamin de la famille fut saisi par ses aînés, qui, l’ayant fouillé et dépouillé, le tuèrent et l’enterrèrent au pied d’un arbre. Pois ils rapportèrent la plume au vieux roi, qui guérit aussitôt et tint sa promesse. Il était inquiet cependant, parce que son fils cadet ne revenait pas ; les deux aînés lui dirent qu’ils ne l’avaient point vu depuis leur départ. Un jour un berger qui paissait ses moutons près du poirier sous lequel était enterré le mort vit avec étonnement les chiens du troupeau gratter la terre et en retirer un os. « Le joli sifflet ! » dit le berger, qui mit l’os à sa bouche et voulut jouer un air ; mais il entendit une voix qui sortait de l’os et qui disait : « Berger qui me tiens à la bouche, tiens-moi bien et point ne me lâche ; pour une plume d’oiseau griffon, mon frère m’occit par trahison, » Le berger fut stupéfait, et comme il savait l’histoire de la plume merveilleuse, il s’en alla souffler dans l’os devant le palais royal. Les gens du palais, se doutant de quelque chose, allèrent l’annoncer au vieux souverain, qui fit monter le berger et voulut siffler lui-même, et l’os chanta : « Père qui me tiens à la bouche, tiens-moi bien et point ne me lâche ; pour une plume d’oiseau griffon, mes frères m’occirent par trahison. Punis le premier, pardonne au second. » Le vieux roi ne tint pas compte de cette prière clémente : il saisit les deux fratricides, les fit brûler dans un tonneau de poix et jeter à la mer ; il garda le berger pour son fils, et lui donna le trône et la couronne. »

Ainsi finit le conte recueilli à Pomigliano. A Bagnoli Irpino, on le clôt par cette sentence : Qui tue aujourd’hui sera tué demain.


II. — LES CORNES. — VIOLA.

Nous rentrons dans les féeries et nous ne voulons plus désormais en sortir. Jusqu’ici nous nous sommes contenté de résumer les récits et d’en donner la substance ; mais ce n’est pas la partie la plus intéressante de notre sujet. Il faut savoir aussi comment le peuple raconte. Nous allons donc traduire, à peu près mot à mot, les trois histoires les plus détaillées du recueil, en tâchant d’être aussi naïf, aussi incorrect que possible. Par malheur, nous ne pouvons reproduire les grâces et les libertés du patois. — voici d’abord l’histoire des cornes :

« Il y avait une fois un homme, et, parce qu’il n’avait rien à faire sur le pavé, il partit et s’en fut à la campagne. Il jeta un coup d’œil sur un arbre et vit un nid d’oiseau. Il monta sur l’arbre et prit la mère avec deux œufs. Sur ces œufs était une inscription qui disait : « Celui qui mangera le cœur de cet oiseau sera pape, et celui qui en mangera le foie aura une bourse et cinquante ducats tous les matins. » Cet homme ne vit rien de tout ça. Il alla au logis et dit à sa femme : « Cet oiseau qu’en ferons-nous ? Nos enfans meurent de faim, je vais le porter au compère, nous ferons un peu de polente pour les petits. » Il alla chez le compère et dit : « Compère, je vous apporte ces deux œufs et cet oiseau pour amuser vos enfans. » Le compère lui dit qu’il n’en voulait pas ; mais, comme l’autre insistait pour qu’il les gardât, à la fin (le compère) voulut que l’homme emportât l’oiseau. L’homme en fureur le prit et se sauva, et il oublia les deux œufs sur la table du compère. Il s’en alla chez lui et mangea l’oiseau. Le compère va voir sur la table, trouve les deux œufs et lit l’inscription et dit : « O malheur, qu’ai-je fait ! J’ai laissé mon petit compère emporter l’oiseau, et sur ces œufs est écrit tout ça ! » Il court chez l’autre et lui dit que ses enfans s’étaient mis à pleurer parce qu’ils voulaient l’oiseau. Alors voilà que l’homme lui répondit qu’il était arrivé trop tard, et qu’il (l’oiseau) était mangé. Le compère alla chez lui et se concerta avec sa femme et dit : « Femme, qu’avons-nous à faire ? » La femme répondit qu’il devait prendre les créatures (les enfans du pauvre homme), disant qu’il voulait les élever. Ainsi fit le compère. Il alla chez l’homme et lui dit : « Petit compère, je veux tes deux petits parce que tu ne peux pas les nourrir. Je vais, moi, les élever. » Et il les emmena chez lui et les conduisit à l’école (ceci doit être une addition récente, jamais les paysans n’envoyaient leurs enfans à l’école sous les Bourbons). La femme du compère faisait chaque matin le lit des petits et trouvait une bourse et cinquante ducats, et traitait ces deux garçons avec beaucoup de bonne grâce.

« Après six ou sept ans, le compère avait gagné une quantité d’argent, et ces petits s’étaient faits grands. Un matin, les deux garçons se mirent à jouer dans leurs lits, et en jouant ils firent tomber la bourse avec cinquante ducats. Les garçons s’en aperçurent et dirent : « Nous ne sommes plus bien ici, le compère a mis ici la bourse pour voir si nous prenons l’argent. » Et dans la journée ils dirent au compère qu’ils voulaient s’en aller. Lui ne voulait pas les lâcher ; mais après beaucoup de paroles le compère leur donna à chacun deux cents ducats et les laissa aller. Ils s’en allèrent et, marchant toujours, ils se trouvèrent le soir dans un bois, et comme ils n’avaient rien où se coucher, ils se mirent sur un chêne. Quand ce fut le matin et qu’ils se levèrent tomba la bourse aux cinquante ducats. Les frères dirent : « Ah ! c’est pour ça que le compère voulait nous garder chez lui, c’est cette vertu que nous avons. » Ils se mirent en chemin et ils marchaient. Et quand ils arrivèrent à un carrefour, l’un d’eux resta en arrière un moment et se mit à faire un service (on devine ce que cela veut dire). Les deux frères ne se retrouvèrent plus. Celui qui avait l’avantage de gagner chaque matin une bourse avec cinquante ducats se trouva dans une ville et celui qui devait être pape se trouva dans une autre ; mais ce dernier était à la rue, parce qu’il n’avait rien à manger ; pour vivre, il se mit à faire le sacristain dans une église. Vint le temps où dans cette ville on eut à faire un pape. On jetait en l’air une colombe pour voir sur la tête de qui elle s’arrêterait. Elle tomba sur la tête du sacristain, et ce fut lui qui fut pape. (Voilà un nouveau genre de conclave qui se retrouve dans plus d’un conte populaire en Italie et ailleurs. Pareillement, quand les rois sont embarrassés pour trouver un gendre, ils laissent tomber du haut d’une tour un mouchoir sur la foule. Celui sur qui tombe le mouchoir épouse la fille du roi.)

Laissons maintenant le pape et prenons l’autre frère qui avait l’avantage de la bourse. Celui-ci alla dans une ville où on faisait le théâtre (où il y avait un théâtre) et où l’on payait cinquante ducats tous les soirs (soit deux cent douze francs cinquante centimes ; c’était un peu cher pour un fauteuil d’orchestre, mais l’imagination populaire ne lésine jamais). La femme qui faisait le théâtre (la prima donna) en était fort occupée et se disait à elle-même : « Que doit être ce seigneur-là qui vient chaque soir ici ? » Elle avait avec elle une vieille duègne (ruffiana) et elle lui dit de demander à ce seigneur qui il était. La vieille alla auprès du jeune homme et lui dit : « Quelle fortune avez-vous pour venir chaque jour au théâtre ? » Il répondit et il dit : « J’ai chaque matin une bourse de cinquante ducats. » Alors voilà que la femme de théâtre dit à la duègne de demander au jeune homme s’il veut l’épouser. La duègne le dit et le jeune homme répondit : « C’est aussi mon plaisir. » Et cette femme, le soir d’après, le spectacle étant fini, le voulut chez elle, et puis, petit à petit, avec son papotage, lui tira de la bouche comment il avait cette bourse tous les matins. Lui, comme un ignorant (un naïf), lui fit connaître qu’il avait mangé le foie d’un oiseau. La femme, ayant appris ça, voulut l’avoir à dîner chez elle, et elle lui fit manger une chose qui lui fit rendre tout ce qu’il avait sur l’estomac et de plus le foie de l’oiseau, et elle le mangea elle-même. Après quoi, elle chassa de sa maison le pauvre diable, et elle eut chaque matin la bourse de cinquante ducats. Le pauvre homme resta au milieu de la rue et n’avait absolument pas de quoi manger. Il s’en alla dans un bois et il mangea de l’herbe comme les animaux. Il se mit à regarder en l’air et il vit un figuier chargé de fruits mûrs hors de saison (contra tiempo). Il en mangea une et une corne lui poussa sur la tête. Il en mangea une seconde et une seconde corne lui poussa. Il se retourna et s’aperçut que les cornes cognaient les branches et il dit : « Me voilà bien arrangé pour les fêtes. Il ne me manquait plus que des cornes sur la tête, et elles me sont venues. » Il y avait dans le bois une fontaine. L’homme alla y boire un coup et il redevint chrétien comme avant, et il dit : « Pourtant j’ai trouvé un remède. » Après il lui vint à la tête de manger un peu de salade et il devint un âne. Il but un second coup d’eau et il redevint chrétien comme devant, et il dit : « J’ai maintenant trouvé deux remèdes. » Il acheta un panier, il le remplit de figues, le mit sur sa tête et se promena devant le palais ou était la femme de théâtre en criant : « Figues de paradis, hors de saison ! » La duègne se mit à la fenêtre et fit acheter les figues à sa maîtresse. Et cet homme les fit payer une piastre le rotolo (le kilogramme ; dans leur saison, les figues coûtaient un sou la livre et même un demi-sou). On mit les figues hors de la fenêtre. Et voilà que le domestique en mangea deux en cachette, et deux cornes lui sortirent du front. Il se cacha pour que sa maîtresse ne le vît plus. La servante aussi en mangea, et il lui sortit aussi des cornes, et elle aussi s’alla cacher.

« La dame, à midi, appela ses gens, mais aucun d’eux ne répondit. Elle mangea toutes les figues, et il lui poussa sur la tête une multitude de cornes. Quand elle s’en aperçut, elle se mit à faire du vacarme. Accoururent alors le domestique et la servante, et tous les trois se virent avec des cornes sur la tête. Ils s’enfermèrent dans le palais et ne sortirent plus. Ils firent venir beaucoup de médecins, mais aucun d’eux ne sut les guérir. Cet homme (celui qui avait vendu les figues) remplit une fiole d’eau, et puis il fit dire par le pays qu’il était venu un médecin étranger qui guérissait les cornes. Cette dame, le plus tôt qu’elle put, le fit appeler et lui dit : « Seigneur médecin, vous devez, si vous pouvez, me faire la faveur de m’ôter ces cornes, car je ne peux plus aller au théâtre. — Oui, répondit le médecin, je veux vous guérir, mais je veux d’abord traiter l’affaire de l’argent. — Oui, monsieur, suffit que vous me guérissiez, ce que vous voulez, je vous le donne. — vous devez me donner cinq mille ducats. » Cette dame les lui donna, et il prit cette grosse somme. Après cela sort la vieille duègne, et elle lui dit : « Monsieur, par charité, moi aussi j’ai des cornes et je veux être guérie. — Toi, répondit le médecin, tu dois me donner quatre cents ducats. « Ainsi fut fait. Sortit ensuite le domestique, disant que lui aussi voulait être guéri, et, les conditions faites, il eut à donner deux cents ducats, et il s’en trouva bien. Et après le médecin s’en alla.

« Une autre fois il remplit le panier de cette herbe qui l’avait fait devenir baudet. Et il l’alla vendre sous la porte cochère de cette dame. Celle-ci s’empressa d’acheter. Le vendeur voulut qu’elle en mangeât un peu devant lui, et comme ça elle devint bourrique. Il lui mit le licou et, en la tirant, il l’emmena. En ce temps-là on faisait un temple au sommet d’une montagne, et on y montait des prêtres sur des ânes. Cet homme y alla aussi et voulait toujours faire deux ou trois courses de plus que les autres pour maltraiter l’ânesse qu’il menait. Les autres compagnons qui travaillaient là mirent le nez dans cette affaire et allèrent le dénoncer au pape. Le pape fit venir le jeune homme et lui demanda pourquoi il maltraitait la pauvre bête. Lui, dit d’abord qu’il le faisait pour gagner plus d’argent, mais voyant après que le pape ne voulait pas le croire, il lui raconta toute l’histoire et tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était né. Le pape alors lui fit savoir comme quoi il était son frère et lui ordonna de donner à la femme de théâtre cette certaine eau qui l’aurait fait redevenir femme. Ainsi fut fait. Les deux frères restèrent ensemble heureux et contens, et ils laissèrent aller cette dame de théâtre à cause de cette bourse qui lui avait causé tant de tribulations. »

Cette histoire des cornes se reproduit de mille façons dans toutes les provinces et dans tous les dialectes de la péninsule. Nous en possédons une version milanaise qui ne manque pas d’intérêt. Il s’agit ordinairement d’un jeune homme ou d’un fils de roi trompé par une belle princesse qui lui gagne aux cartes ou autrement les talismans qu’il porte sur lui. À la fin, c’est l’homme qui à son tour joue la femme ou se fait aimer d’elle. Dans d’autres contes, il n’y a pas de femme ; la plus belle moitié du genre humain est remplacée par un fourbe quelconque, un aubergiste par exemple, car de tout temps et en tous pays l’aubergiste a passé pour un coquin. Voici une petite légende recueillie à Santo-Stefano par M. de Gubernatis. — Un père avait trois fils. L’aîné va chercher fortune et trouve en chemin un vieillard : c’est Jésus en personne qui lui tient compagnie. Mais, voyant qu’il ne lui arrive rien d’heureux, le jeune homme perd courage et veut retourner au logis. Alors Jésus lui fait cadeau d’une table à trois pieds à qui il suffit de dire : « Couvre-toi, » et elle se couvre de toutes les grâces de Dieu. Le jeune homme arrive dans une auberge et il est si heureux qu’il ne peut garder son secret. Mal lui en advient, car l’hôtelier, qui est un voleur, dérobe la table pendant la nuit et en met une autre à la place. L’aîné des frères se remet en route et, rentrant au logis, annonce un miracle, mais le miracle rate, et l’on se moque du hâbleur. Le second des frères part à son tour, et lui aussi rencontre le vieux Jésus. Ils font route ensemble. Ne trouvant pas cependant à faire fortune avec Jésus, le jeune homme veut s’en retourner, et Jésus lui donne une brebis qui sécrète des louis d’or. Il descend à la même auberge, où il cause trop. On substitue pendant la nuit une brebis à la sienne, et, quand il est rentré au bercail, ses frères lui rient au nez. Vient le tour du troisième, qui rencontre également Jésus, et le quitte un beau jour parce qu’on ne gagne pas assez d’argent avec un pareil compagnon de route. Jésus lui donne un bâton à qui l’on n’a qu’à dire : « tape ! » et la trique assène de grands coups à tort et à travers jusqu’à ce qu’on lui ait dit : « Assez ! » En chemin, le cadet des frères veut essayer le gourdin sur trois riches seigneurs, et l’épreuve réussit à merveille. Les seigneurs lui donnent tout ce qu’ils ont sur eux afin qu’il arrête la bastonnade. Il arrive à l’auberge et dit au bâton : « tape ! » Le bâton tombe à coups redoublés sur les gens de l’auberge, et il ne se serait jamais arrêté si l’hôtelier n’eût pas restitué la table et la brebis qu’il avait volées. Le jeune homme retourne au logis chargé de biens et parfaitement heureux.

Les contes de nourrice en Italie sont appelés les contes d’ogres, parce que l’ogre (orco, uorco, uerco, etc.) y joue un rôle important. M. Imbriani nous apprend que cet orco vient tout droit de l’orcus antique. On sait que ce mot désignait l’enfer, ou le roi des enfers, ou la mort, ou les fils d’Éris qui châtient les injustes et les parjures. Pareillement l’ogre des contes de nourrice est un justicier fantastique enlevant les enfans qui ne sont pas sages pour les croquer à belles dents. On a cru longtemps que ce nom venait de Hongres ou Hongrois, à cause des férocités attribuées à ces barbares ; mais cette étymologie n’a pas de consistance, et M. Littré ne l’adopte point. L’orco remplit les contes de fées ; c’est un animal à figure humaine, quelquefois bon, mais toujours laid ; on le retrouve dans les poèmes chevaleresques. Il en est un bien féroce qui remplit le chant XI du Roland furieux : c’est un monstre marin de la pire espèce. On sait comment Roland parvint à s’en rendre maître par une pêche plus miraculeuse que toutes celles des Évangiles. Seulement les traducteurs n’ont pas osé conserver le nom d’ogre à cet animal carnassier qui déjeunait chaque matin d’une jolie femme ; aucun lecteur ne l’eût pris au sérieux sous ce nom-là. Aussi a-t-on traduit orco par orque. L’orque est un mammifère marin, la phocène orque ou vulgairement l’épaulard. Au XVIe siècle, grâce à l’Arioste, alors très connu en France, cet habitant de la mer devint fantastique et terrible, d’où ces deux vers de Du Belley :


Je vis sortir des abysmes
Une orque pour m’abysmer.


Mais revenons à nos contes d’ogres ; le premier est celui de Viola. Nous traduisons littéralement la version recueillie à Pomigliano :

« Il y avait une fois trois filles, et la plus jeune se nommait Viola. Toutes les trois travaillaient, mais la première filait, la seconde tissait et la troisième cousait. Le fils du roi en devint amoureux (de la troisième), et toutes les fois qu’il passait, il disait : « Qu’elle est belle, celle qui file, qu’elle est plus belle, celle qui tisse, mais qu’elle est plus belle encore, celle qui coud. Elle me coud le cœur. Vive Viola ! vive Viola ! » Les sœurs en avaient de l’envie et, par dépit, elles la mirent à filer. Passa le fils du roi, et il dit : « Qu’elle est belle, celle qui tisse, qu’elle est plus belle, celle qui coud, mais qu’elle est plus belle encore, celle qui file ! Elle m’a filé le cœur ! vive Viola ! vive Viola ! » Les sœurs la mirent à tisser, mais le fils du roi n’en dit pas moins son refrain, et il revenait toujours à Viola. « Qu’elle est belle, celle qui coud, qu’elle est plus belle, celle qui file, mais qu’elle est plus belle encore, celle qui tisse ! Elle m’a tissé le cœur ! vive Viola ! vive Viola ! » Un jour, Viola étant à coudre sur le balcon, son dé tomba dans le jardin de l’ogre. Alors voilà qu’elle va le dire à ses sœurs. Ses sœurs, qui ne pouvaient la voir (la souffrir), lui répondirent de ne pas s’en fâcher parce qu’elles l’attacheraient à une corde et la descendraient dans le jardin, et qu’après elles la feraient remonter. Viola les crut, mais ses sœurs ne firent pas comme ça. Quand elles l’eurent fait descendre, elles cassèrent la corde et s’en allèrent. La pauvre Viola, se trouvant là, ne savait pas elle-même ce qu’elle avait à faire. Elle pensa qu’elle ferait bien en se mettant sous la chaise de l’ogre. Un moment après, l’ogre s’assit, et, pendant qu’il était assis, il fit un bruit. Alors voilà que Viola sort de là-dessous et dit : « Papa, Dieu vous bénisse ! » L’ogre se retourna et dit : « Oh ! malheur ! avec un bruit, j’ai fait une fille ! » Il la mena en haut et la garda auprès de lui. Un jour Viola était en train de se laver la figure : parut le perroquet du roi, parce que le roi logeait en face de l’ogre. Le perroquet dit à Viola : « Fi, fi ! la fille de l’ogre se lave la figure ! » Elle rentra tout en colère. L’ogre lui demanda la raison du pourquoi elle était ainsi. Elle le dit, et l’ogre lui souffla qu’une autre fois que le perroquet dirait ça elle aurait à répondre :

Tais-toi, je veux, beau perroquet,
De tes plumes faire un bouquet,
De tes jambes faire un bâton.
Serai femme de ton patron.


« Le matin après, Viola va se laver la figure ; le perroquet lui dit encore comme ça : « Fi, fi ! la fille de l’ogre se lave la figure. » Elle répondit alors comme l’ogre lui avait dit : « Tais toi ! » etc., et alors voilà que le perroquet eut tant de colère qu’il mourut. Le roi le trouvant mort en acheta un autre, mais cet autre aussi, quand Viola s’alla laver la figure, lui dit : « Fi, fi ! la fille de l’ogre se lave la figure. » Cette pauvre fille l’eut à peine entendu qu’elle lui répondit les mêmes paroles qu’elle avait dites au premier. Et du coup mourut aussi le second. Alors le serviteur du roi, quand il vit que son maître avait acheté un troisième perroquet, voulut faire le guet pour voir qui c’était qui le ferait mourir. Et quand ce fut le matin d’après, le serviteur entendit que le perroquet disait : « Fi, fi ! la fille de l’ogre se lave la figure, » et que Viola répondait : « Tais-toi ! je veux, beau perroquet, » etc., et voyant que le perroquet mourait, dare, dare, il l’alla dire au fils du roi. Le fils du roi lui envoya dire (à Viola) que véritablement il voulait l’épouser et qu’elle devait demander à l’ogre ce qu’elle avait à faire pour se marier. Viola fit la question. L’ogre d’abord ne voulut pas le lui dire ; mais, après avoir vu toutes les promesses que lui fit sa fille, il répondit : « Tu veux le savoir ? Eh bien ! pour te marier, toi, je dois mourir, moi. » Viola le dit au fils du roi, et celui-ci lui répondit qu’elle devait lui demander (à l’ogre) ce qu’il fallait pour le tuer. Elle le lui demanda ric-à-ric, mais l’ogre lui dit d’abord : « Tu veux le savoir pour me tuer, donc ce n’est plus vrai que tu m’aimes ; tu veux me faire mourir, et pourquoi ça ? » Mais après, voyant que Viola lui promettait qu’elle l’aimerait, qu’elle voulait le savoir pour une chose, il dit : « Pour me tuer, il faut aller à tel endroit, il y a là un porc-épic. Quand il a les yeux ouverts, il dort, et, quand il a les yeux fermés, il est éveillé. Pendant qu’il dort, on le tue, on prend les œufs qu’il a dans le corps, on les bat contre mon front et je meurs. » La femme le dit tout de suite au fils du roi, et celui-ci, dare, dare, envoie un serviteur, fait tuer le porc-épic, se fait apporter les œufs, les fait battre sur le front de l’ogre pendant qu’il dormait, et épousa la fille. »

L’histoire de Viola, dont les élémens ont été pris çà et là dans quatre ou cinq contes de fées, nous montre bien comment se font ces compositions collectives où collaborent tant de siècles et tant de pays divers. On y trouve notamment un de ces œufs enchantés aussi nécessaires à ces récits enfantins que les songes aux tragédies classiques. Tous les étrangers ont vu à Naples une roche fortifiée qui s’avance dans la mer pour défendre la ville ou pour l’effrayer ; sait-on pourquoi cette roche est appelée le Fort-de-l’Œuf ? C’est que le poète Virgile, ayant prédit dans ses Églogues la venue du Christ, passa au moyen âge pour un grand prophète et un grand sorcier : ce fut lui qui fit surgir le fort avec sa baguette magique et il y cacha, dans une cellule souterraine, une cage contenant un œuf ; de cet œuf dépend le sort de Naples. Tant que la coquille n’en sera pas brisée, la ville peut se passer de torpilles ; elle n’aura jamais à craindre d’agression du côté de la mer.

Cependant, il faut l’avouer, l’histoire de Viola n’est pas bien racontée : le narrateur ou la narratrice de Pomigliano manque un peu de talent ; son vocabulaire est pauvre, et sa narration est maigre ; il répète trop souvent les mêmes mots et raconte les choses crûment, sèchement, sans y mettre du sien et sans ménager ses effets ; on peut l’accuser de négligence et de paresse. Aussi ne lui demanderons-nous pas le dernier conte que nous voulons offrir à nos lecteurs, celui de Petrusenella ou Prezzemolina (Persillette). Les gens de Pomigliano ne la savent pas bien » ils en ont oublié la moitié et ne nous en donnent qu’une réduction assez courte et froide. C’est en Toscane, aux environs de Pistole, que cette belle histoire s’épanouit dans sa fleur. La Toscane, on le sait, est la seule province d’Italie où le dialecte soit du pur italien, et le peuple, surtout celui des champs, le parle si bien qu’il peut l’enseigner aux gens de lettres. Quand Manzoni, Azeglio, Ranieri, ont voulu se corriger du provincialisme lombard ou napolitain, ils sont allés retremper leur langue à la source vive et demander, non pas aux académiciens de la Crusca, mais aux plébéiens de Florence les termes et les tours que Dante avait appris de leurs aïeux. Le dialecte de Pistole n’est pas aussi pur que celui du Marché-Vieux ; mais la fille du peuple, Luisa Ginanni, qui a dicté pour nous la version Toscane de Persillette, laisse bien loin derrière elle toutes ses émules du midi. Qu’on en juge.


III. — PERSILLETTE.

« Il y avait une fois une petite paysanne ayant un peu de terre, et à grand’peine elle y trouvait sa subsistance. Elle avait un garçon qui faisait ses affaires. On le sait, les femmes, quand elles sont seules à côté d’un homme, finissent toutes de la même façon. Cette paysanne plut au garçon, et lui à elle, si bien qu’ils ne purent demeurer longtemps à pâtir : conclusion, les noces. Et aussitôt la femme devint grosse. Mais elle ne se sentait jamais bien parce qu’elle ne trouvait rien de bon à manger, et il n’y avait pas moyen de lui faire entrer dans la bouche autre chose que du persil. Passe encore, s’il y avait toujours eu du persil dans le jardin, mais il n’y en avait plus depuis bien du temps. Aussi la femme demeura sans rien mettre dans sa bouche pendant trois longs jours. C’était un désespoir dans la maison. Voilà qu’arrive un colporteur, de ceux qui vont çà et là par la campagne, un peu au hasard, pour vendre des bagatelles, des épingles, du coton aux fermières. En voyant ces deux êtres à demi hébétés : « Oh ! qu’avez-vous ? dit le colporteur, vous avez l’air de fantômes ! — Eh non ! dit l’homme, ma femme, pauvresse, est grosse et ne peut manger que du persil ; mais tout celui du jardin est épuisé, et l’on n’en trouve plus par ici, si bien que depuis trois jours elle reste avec les dents sèches. » Le colporteur dit : « Je vous enseignerai, moi, où de persil, on en trouve à foison. A cinq ou six milles d’ici un seigneur a un jardin, clos de tous côtés, avec tous les biens de Dieu dedans et avec trois plates-bandes de persil épais et dru que c’est vraiment une merveille. Courez là au petit jour, vous aurez à manger à bouche que veux-tu. » Le garçon n’entendit pas en sourd, et le matin, quand le soleil n’était pas même levé, ayant pris avec lui un sac et une faucille, il alla chercher le jardin, et marche ! marche ! il y arrive. Mais il lui fallut de grands efforts pour grimper sur le mur haut et raide. En somme il réussit à y entrer. Il n’y avait pas âme vivante, et lui, vite, vite, coupa une demi-plate-bande de persil. Il en remplit le sac et, en route ! à la course pour le porter à sa femme, qui, toute contente, en eut de quoi se rassasier pour huit jours. Figurez-vous ! Maintenant il faut savoir que ce jardin, l’ogre l’avait en propriété, et, quand il sortit du lit et vit le pillage du persil, il lui prit une grande passion (colère), et il se mit à tempêter, criant à sa femme : « Descends, Cathò, descends ! viens voir qu’on m’a volé mon persil. Infâmes voleurs, me l’eussent- ils au moins demandé, s’ils en avaient besoin ! Mais me le voler est un trait de coquins. Si je vous y prends ! si je vous y prends ! vous reviendrez bien une fois ! » Alors, dans l’idée qu’on reviendrait, il dressa là, à l’écart, une hutte couverte de branches vertes, et il se mit à y faire sentinelle devant son persil. Au bout de huit jours, le persil était complètement avalé, si bien que le garçon, avec son sac et sa faucille, revint en cachette au jardin de l’ogre pour en faire une seconde provision. Mais à peine commençait-il à couper, voilà que l’ogre saute dehors et l’empoigne à la gorge. « Je t’y prends, malandrin, cria-t-il avec une grosse voix à faire peur à une troupe de madones, et maintenant tu n’échapperas pas, et tu auras à me le payer avec ta peau ! » Cela dit, il le traîne dans sa maison, et il rabattit contre terre pour le finir. Et il criait : « Allons, arrive, Cathò, il faut te manger sur-le-champ ! » Le gars, à ce fracas, se crut mort. Mais après il reprit un peu d’âme, et il se leva sur ses genoux et il se mit à raconter son histoire à l’ocre, et il sut la raconter si bien et avec tant de larmes que l’ogre se sentit attendrir et dit : « Je te pardonne, allons, mais à une condition ! — Dites seulement, répondit le gars rassuré, je vous accorde tout, pourvu que vous me laissiez retourner chez ma pauvre femme. — L’ogre dit : — Voici ma condition : Prends dans mon jardin autant de persil qu’il t’en faut pour entretenir ta femme. Elle mangera ainsi du persil tout frais et accouchera d’une belle créature toute fraîche ; mais, quand elle sera accouchée, cette créature j’en veux la moitié pour moi, car elle devra servir pour mon déjeuner. — Tope, que votre plaisir soit fait, » répondit sans y penser le paysan. Et puis, ayant rempli de persil son sac, plus mort que vif, se tenant à peine sur ses jambes, il retourna dans sa maison.

« La femme, en le voyant ainsi tout défait, eut à bon droit des soupçons et voulut savoir ce qui était arrivé à son mari. Il lui raconta toutes les disgrâces qui lui étaient tombées dessus. La femme s’écrie : « Ah ! malheureux, qu’as-tu promis ? Donc, la créature il faudra l’écarteler en deux morceaux ? — J’aurais voulu voir, si tu avais été là et qu’il t’eût voulu jeter dans une chaudière pour te manger après bouillie, ce que tu aurais fait ? Quand nous sommes loin du danger, il est aisé de faire les braves. Mais là, sous le fer, même les braves se mettent à l’abri. Allons, ne pensons pas tant au mal, quand on a du temps devant soi, et que la fortune peut changer. » La femme, à ces mots, se calma, et puis il n’y avait pas de remède. Et alors ils prirent la résolution d’aller de l’avant sans se décourager, si bien que tous les jours le gars allait chez l’ogre pour prendre du persil tout frais, et sa femme engraissait ainsi, à vue d’œil, alerte et fortifiée. « Le temps est galant homme, » disaient-ils. Vint le jour des couches, et la femme mit au monde une fille à cheveux blonds qui était vraiment une grande beauté à voir avec ses petits yeux ouverts et pétillans. Voilà qu’on frappe à la porte. « Qui est là ? — Ouvrez, je suis l’ogre. Est-ce que vous avez oublié notre pacte ? » Figurez-vous l’abattement de ces deux parens désespérés. Mais l’ogre sort une hachette aiguisée, puis il prend la petite par un pied, donne l’autre à sa femme et puis lève le bras avec le fer pour fendre en deux la créature. À cette vue, la mère ne put se tenir : elle saute à bas du lit et se jette à genoux, et se met à hurler et à pleurer comme une âme damnée : « Ne me la partagez pas ! ne me la partagez pas ! Prenez-la plutôt tout entière : au moins ne la verrai-je pas abîmée ainsi ! » L’ogre dit : « Je l’accepte ; je la prendrai toute pour moi, mais pas tout de suite. Je vous la laisse à garder, bien plus, je vous paierai tous les frais pour votre peine. Puis, quand la bambine sera grande, je l’emmènerai avec moi et j’en veux faire une pitance friande. Donc adieu, c’est une affaire entendue, à nous revoir ! » L’ogre et sa femme retournèrent chez eux et tinrent parole, parce que tous les mois ils envoyèrent aux parens de la petite une belle somme d’argent, et des effets d’habillement, et de bonnes choses de choix pour manger. Mais, quand la fillette eut cinq ans, l’ogre vint la prendre, et tout fut inutile ; il la voulut avec lui de toute façon. Et quand il l’eut emmenée dans sa maison, il l’enferma pour l’engraisser dans une chambre au haut d’une tour où il n’y avait pas d’escalier pour y monter. Et puis il dit à la Cathò : « Garde-la bien, que rien ne lui manque. Aie bien soin que personne ne la voie et qu’elle ne s’échappe point quand je serai dehors pour mes affaires. » Et pour pouvoir l’appeler, il lui donna le nom de Persillette.

« Donc la Persillette enfermée là-haut dans cette chambre croissait toujours plus belle, et, comme celle qui la gardait était la Cathò, elle l’appelait maman. Et quand la Cathò voulait monter à la tour pour lui tenir compagnie, elle appelait d’en bas : « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère ! » Et Persillette laissait pendre ses tresses de la fenêtre et la tirait dans la chambre. Un jour la Cathò lui dit : « Peigne-moi, Persillette. » Aussitôt Persillette prit un peigne et se mit à peigner la Cathò. La Cathò disait pendant ce temps : « Qu’y trouves-tu, Persillette ? — Bah ! que voulez-vous ? J’y trouve bien des poux. — Bien ! Persillette, sais-tu ce que tu as à faire ? dit la Cathò, prends-les, ces poux, et mets-les dans le creux d’un roseau. Ils pourront te servir quelque jour, parce qu’en soufflant dans le tuyau, on les disperse au dehors, et un grand buisson pousse où ils tombent. » Et la Persillette fit comme voulait sa maman. Une autre fois, la Cathò hurla du rez-de-chaussée de la tour : « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère. — Et quand elle l’eut tirée en haut, la Cathò dit : — Si j’avais besoin de rester quelque temps hors d’ici, est-ce que tu saurais te faire à manger ? — Moi, non, répondit Persillette ; et puis où sont les choses à manger et le bois pour les cuire ? — La Cathò dit : — Il y a remède à tout. Prends ici, je te donne cette baguette enchantée et demande ce qui te fera plaisir, tu seras contentée à l’instant même. » Après, elle lui dit adieu et sortit de la maison pour rester quelque temps dehors à faire ses affaires.

« Un matin, tout à coup, Persillette entendit qu’on l’appelait du bas de la tour : « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère. » Elle pensait que c’était la Cathò, mais quand elle eut tiré en haut avec ses tresses, elle s’aperçut que c’était un beau jeune homme, un fils du roi. Gare l’amorce à côté du feu ! Ils s’énamourèrent au moment même et restèrent ensemble la nuit aussi. Le lendemain voici la Cathò : « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère. » Figurez-vous quelle confusion pour ces deux pauvres amoureux ! Comment faire ? comment faire ? Parce que, si Cathò les trouvait ensemble, qui sait comment la chose aurait tourné pour eux ? « Pas de crainte, j’ai le remède, dit Persillette. » Et ayant pris dans un coin la baguette, elle changea en fagot le fils du roi. Après elle descendit les tresses et fit monter sa mère. A peine la Cathò fut-elle entrée dans la chambre qu’elle voit tout de suite le fagot. « Oh ! ce qui est là, à quoi cela sert-il ? — Ho ! à quoi cela sert-il ? — A cuire de quoi dîner, répondit Persillette. Est-ce que vous ne vous rappelez pas que vous m’avez donné la baguette pour subvenir à mes besoins quand vous n’y êtes pas ? — La Cathò dit : — Oui, oui, tu as raison. Bravo, ma fillette. Donc fais les choses comme il faut, parce que je m’en retourne. Et je dois rester plusieurs jours dehors. Adieu, adieu. » Et elle s’en va pour rester quelque temps dehors faire ses affaires. Après trois ou quatre matinées, voilà que revient Cathò. « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère. » Mais Persillette, avant de la tirer en haut, changea le fils du roi en petit cochon. La Cathò dit : « Oh ! le joli petit cochon ! Qui te l’a donné, cet animal ? — Votre baguette, répondit Persillette : est-ce que vous ne vous rappelez pas vos enseignemens ? Je l’ai pour me tenir compagnie, afin de ne pas rester toute seule quand vous n’y êtes pas. » La Cathò dit ; « Bravo, ma fillette ! Conduis-toi toujours bien, sais-tu ? Mais il faut que je te quitte, parce que j’ai encore à faire dehors. Adieu, adieu ! » Et elle sort pour ses affaires. Quand la Cathò fut sortie, Persillette fit redevenir homme le petit cochon. Et ils décidèrent entre eux de se sauver ensemble. Mais Persillette avait peur que les meubles de sa chambre ne se missent à l’espionner, parce qu’ils étaient tous enchantés. Elle se mit donc en tête de les rendre bons pour elle. Elle dit aussitôt à la baguette : « Je veux une belle chaudière pleine de macaronis. » Et quand les macaronis apparurent dans la chambre, Persillette en donna une cuillerée à chaque meuble : une au lit, une aux chaises, une au miroir, en somme à tous ; mais elle oublia la caisse aux balayures. Ensuite, ayant pris les objets les meilleurs, Persillette et le jeune homme se laissèrent glisser de la fenêtre, et en route ! à toutes jambes, à travers champs.

« Laissons-les courir de cette façon, et revenons à la Cathò. Elle rentrait avec l’ogre son mari, et quand elle fut à la maison, elle hurle comme d’habitude : « Persillette ! Persillette ! jette en bas tes tresses et tire en haut ta mère. — Le lit répond : — Je ne puis, je suis au lit. — La Cathò dit : — Dépêche-toi, ne me fais pas attendre. — La chaise répond : — Je ne puis, je suis sur la chaise. — La Cathò reprend : — Oh ! qu’as-tu ce matin que tu es si paresseuse ! Dépêche-toi, allons ! — Le miroir répond : — Je me regarde au miroir. — En somme, tous les meubles, les uns après les autres, les outils et les serrures de la chambre trouvaient des biais pour ne pas dénoncer Persillette, qui s’était sauvée avec son jeune gars. Seulement la caisse aux balayures se mit à brailler : — Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! Persillette n’y est plus, elle est par les champs avec son bon ami qui l’emmène. » À ce discours, la Cathò et l’ogre, figurez-vous dans quel état ils demeurèrent. La Cathò dit : « Cours, mon homme, cours ! Avec tes grandes jambes, tu la rejoindras en deux sauts. Oh ! coquins ! Ils me l’ont faite (ils m’ont jouée). » Et pendant que l’ogre poursuivait ces deux malheureux, la caisse aux balayures goguenardait : « Pauvre maîtresse ! vous l’avez vu, le fagot ? vous l’avez vu, le petit cochon ? C’était lui, son bon ami ! Et vous ne vous en êtes pas doutée. Tous ont eu des macaronis pour vous dire des mensonges, à moi rien, et les mensonges, je ne vous les dis pas. » Et la Cathò, en entendant raconter comment s’en était allée Persillette, ne pouvait se calmer, ne pouvait pas. Cependant l’ogre, à force de courir, était arrivé à les voir de loin, Persillette et son jeune homme, et s’évertuait à les rejoindre et à les rattraper. Persillette dit : « Giannino, je sens un froid dans le dos. — Mets ton châle, — dit-il. Persillette répond : — C’est pour sûr mon père ; s’il nous prend, pauvres nous… Mais attends, je vais l’arranger. » Et en parlant ainsi, elle tire de son giron le roseau avec les poux et souffle dedans contre l’ogre, si bien que pousse un buisson démesurément haut et large qui paraissait une forêt d’épines. Et quand l’ogre y fut arrivé, il ne vit plus rien, et il ne put passer à travers, et il dut rebrousser chemin. La Cathò lui dit : « Eh bien donc ? — L’ogre dit : — Quand j’étais sur le point de les attraper tous les deux, ils me sont disparus, parce que j’ai trouvé un buisson d’épines qui fermait toute la route, et il n’y avait point de trou pour passer outre. La Cathò s’écrie : « Oh ! moi, malheureuse ! C’est moi qui lui ai appris ces maléfices. Ce sont mes poux du roseau. Cours, cours, mon homme ! tu es toujours à temps pour les rejoindre. »

« Et l’ogre partit. Et après un bon moment, voilà qu’il revit Persillette avec son bon ami qui marchaient. Persillette dit : « Giannino, je sens un froid dans le dos. — Couvre-toi mieux, dit-il. — C’est que c’est mon père, c’est l’ogre qui est derrière nous. Mais j’ai encore un remède. » Et avec la baguette enchantée elle se changea en église, et son jeune homme était le prêtre qui se préparait dans la sacristie pour dire la messe. Elle fit ensuite apparaître un petit garçon qui gardait les moutons sur le pré, devant l’église. Voici que l’ogre arrive, et il demande aussitôt à ce gardeur de moutons : « Dis donc, valet, as-tu vu deux (jeunes gens) qui étaient ensemble, un jeune homme avec une fille ? — Et le gardeur de montons : — Galant homme, on va dire la messe, et je n’ai pas de temps à perdre. Si vous voulez l’entendre aussi, vous, venez à l’église. — L’ogre dit : — Je te demande si tu as vu passer par ici deux (jeunes gens) ensemble, un garçon et une fille bras dessus, bras dessous ? — Le gardeur de moutons dit : — Avez-vous entendu ? on a sonné la messe. Voici le prêtre qui monte à l’autel. Si vous voulez aussi venir à l’église, dépêchez-vous. J’y vais, moi, adieu. »

« Pour abréger, l’ogre ne put savoir la moindre chose et pensa qu’il valait mieux s’en retourner chez lui. Allez, il n’avait pas de malice ! Quand la Cathò voit son mari sans personne et qu’il lui raconte l’histoire de l’église, du prêtre et du garçon qui gardait les moutons dans le pré, elle s’écria toute rageuse : « Oh ! mameluk d’homme ! tu ne t’es pas aperçu que l’église était Persillette et que le prêtre était son jeune gars. Elle a fait cette transfiguration avec ma baguette enchantée dont je lui fis cadeau comme une brute que j’étais. Cours, mon homme ! rejoins-les et ne te laisse plus battre par des tromperies. À ces mots de la femme, l’ogre se mit à courir de nouveau après Persillette.

« Ayant fait beaucoup de milles, il la vit marcher sur la route, toujours avec son bon ami. Persillette dit : « Giannino, je me sens froid dans le dos. Pour sûr, c’est l’ogre, comme d’habitude, et pauvres. nous, s’il nous prend aux cheveux. Vite, vite, cachons-nous ! » Et au moment même, avec sa baguette enchantée, elle fit apparaître un lac, et tous les deux plongèrent. Si bien que Persillette devint une vandoise (lasca) et Giannino, fils du roi, un beau brochet. Et ils nageaient dans l’eau à n’en plus pouvoir. En deux sauts, l’ogre arriva au bord du lac et dit : « Cette fois, vous ne m’échapperez pas, je vous ai reconnus ! » Et pour mieux les attraper avec ses grosses mains, il se jeta tout droit dans le lac. Mais ce fut inutile ; il prenait le brochet, et le brochet lui glissait entre les doigts, il prenait la vandoise, et elle filait de même. On sait, les poissons de leur nature sont tout gluans et ne restent pas dans la main. Si bien que l’ogre sortit de l’eau fort mal en point, et puis il dit à ces poissons : « Je vous maudis ! Et toi, que j’avais élevée comme une fille, je te maudis la première. Sois maudite de moi, et lui, ton damoiseau,

A l’auberge il te laissera
Et plus à toi ne pensera
Quand sa mère l’embrassera.


Il s’en fut ensuite sans se retourner ni à droite ni à gauche.

« Quand Persillette et le fils du roi furent rentrés dans leur premier état et qu’ils étaient à peine à cinq milles de la ville royale, le jeune homme dit : « Écoute, Persillette, je ne peux te conduire comme nous sommes au palais de mon père. Il faut que je fasse savoir à la cour que j’ai trouvé une épouse, et que je vienne te chercher ensuite avec la voiture et les gardes, comme il sied à une princesse, et que tu sois habillée en dame. Je te laisserai donc ici à l’auberge et dans trois jours au plus je serai de retour, comme je te l’ai dit. — Persillette dit : — Faites votre paix, car moi je m’en tiens à ce que vous commandez ; mais rappelez-vous que votre mère ne vous baise pas, parce que l’ogre, vous le savez, nous a donné ce vilain avertissement et nous a maudits. — Bah ! bah ! n’aie crainte, Persillette, lui répondit Giannino, je ne me laisserai pas baiser par ma mère. » Et après l’avoir recommandée à l’hôtelier, le fils du roi partit pour la cité. A la cour, quand Giannino entra au palais, ce fut un tel vacarme et une telle fête que les gens accoururent pour voir ce qui était arrivé. « Bienvenu ! Bienvenu ! Il y avait tant de mois qu’on ne savait où vous étiez ; si vous étiez mort ou vif. On était en peine, savez-vous ? Même votre papa et votre maman. »

« Ces propos étaient tenus à Giannino pendant qu’il montait l’escalier du palais. Sur le palier vinrent à sa rencontre le roi et la reine, les larmes aux yeux. Mais il n’y eut pas moyen qu’il se laissât baiser par sa mère. Et elle était à demi désespérée et ne pouvait prendre son parti que son fils eût si peu de cœur. Lui cependant lui dit pour l’adoucir qu’il avait une raison et qu’elle lui pardonnât, parce que plus tard, quand il serait temps, il se laisserait embrasser tant qu’elle voudrait. En somme, les complimens finis, ils se mirent à souper, et, pendant qu’ils mangeaient, Giannino raconta sa vie, et qu’il avait trouvé une belle épouse, et qu’il irait la chercher à l’auberge avec toute la cour, et avec la voiture et les chevaux du roi. Et ensuite, quand ce fut tard, car ils restèrent longtemps à table, les serviteurs les accompagnèrent chacun dans sa chambre pour dormir. A peine le soleil fut-il levé, la reine, qui n’avait pu fermer l’œil de toute la nuit par le chagrin qu’elle avait de ce que son fils n’eût pas voulu se laisser embrasser par elle, alla en pantoufles dans la chambre de Giannino, qui dormait encore comme une taupe, et, sans même l’éveiller, elle lui sauta au cou et le baisa autant qu’elle voulut. À cette embrassade, Giannino se réveilla, vit sa mère, lui rendit ses baisers et, en attendant, il oublia bel et bien son épouse Persillette. Et ainsi passèrent trois jours, passèrent trois mois sans qu’il pensât jamais à sa promesse et à cette pauvre abandonnée qui l’attendait toujours à l’auberge. Cependant la reine songea à lui donner une femme, et on trouva pour lui une fille de roi, et l’on avait déjà commencé à faire les préparatifs des fêtes pour les noces. Et les bans furent publiés dans tous les pays du royaume. « Revenons maintenant à Persillette, restée ainsi toute seule dans une auberge et qui se consumait de chagrin. « (Pauvre petite, se disait-elle, pour sûr, Giannino s’est laissé baiser par sa maman ; aussi m’a-t-il oubliée. Hélas ! qu’ai-je à faire ? » Figurez-vous si elle pleura, la malheureuse, quand elle entendit publier le mariage du fils du roi. Cependant il lui vint à l’esprit d’éprouver sa baguette enchantée et elle fit apparaître deux beaux pigeons, un mâle et une femelle, qui tous les deux parlaient comme des chrétiens. Elle les envoya discourir sur la fenêtre de la chambre de son jeune homme pendant qu’il serait au lit. Donc les pigeons s’étaient mis là, sur la saillie de la fenêtre, et le mâle faisait semblant de ne pas faire attention à sa compagne, et celle-ci lui disait : « Ne te souvient-il pas quand tu volais là-haut dans cette tour où j’étais enfermée ? Et je te mis dans mon nid. — Et le mâle ; — Oui, oui, maintenant il m’en souvient. — Et la femelle de nouveau. — Et ces jours où je te changeai en fagot, ensuite en petit cochon pour que maman ne pût te reconnaître, et quand on fit des macaronis et qu’on les donna à tous les meubles, excepté à la caisse des balayures, et qu’ensuite on se sauva ensemble., ne t’en souvient-il plus ? — Et le mâle : — C’est vrai, c’est vrai. Maintenant il m’en souvient. — Et la femelle de continuer : — As-tu donc oublié quand on était nous deux sur la route et que l’ogre nous courut après par trois fois, et moi d’abord je fis apparaître un buisson d’épines et puis on se changea nous deux en une église avec toi dedans, qui disais la messe, et le petit gardien de chèvres dans le pré ; et puis on devint deux beaux poissons au milieu d’un lac et que l’ogre nous maudit ? — Le mâle dit : — Oui-da, toutes ces choses me reviennent à la mémoire. — Et la femelle : — Et que l’orgre me dit :

A l’auberge il te laissera
Et plus à toi ne pensera
Quand sa mère l’embrassera.


Et que toi effectivement tu m’as laissée à cette auberge, avec la promesse que tu reviendrais me prendre au bout de trois jours au plus. Ne t’en souvient-il plus, mon époux ? C’est donc que ta mère t’a baisé ? »

« En entendant ces propos des deux pigeons, le pauvre prince devint songeur et se mit à repenser à sa vie passée, et finit par se souvenir de toutes choses et de Persillette, qui l’attendait à l’auberge depuis si longtemps, si bien qu’il saute à bas du lit comme un diable, tire toutes les sonnettes et se met à hurler pour faire venir tous les domestiques avec son papa et sa maman. Au tapage qu’il faisait, on accourut pour voir ce qui était arrivé, et Giannino se mit à raconter les propos qu’il avait entendus des pigeons sur la fenêtre, et que c’étaient eux qui lui avaient rendu le souvenir de sa femme Persillette, abandonnée à l’auberge à cause des baisers de la reine et des malédictions de l’ogre. « Vite, dit-il, qu’on aille avec les voitures chercher ma Persillette. » Sans retard l’on attela les chevaux, et toute la cour alla chercher Persillette. Ils la portèrent en triomphe au palais, où l’on fit les noces avec de grandes fêtes, des carrousels et des dîners. On invita toutes les personnes du royaume. Ainsi finirent les peines de Persillette, et elle resta avec son époux, joyeuse et contente, aussi longtemps, qu’elle vécut. »

Il y a une autre version de ce conte écrite par Celio Malespini, auteur assez prolixe, beau diseur et s’attardant aux sentences.

Un roi d’Égypte a si longtemps offensé la Providence qu’il devient lépreux. Il convoque tous les médecins de son royaume et leur ordonne de le guérir. S’ils n’y réussissent pas au bout de trois jours, ils seront tous étranglés. Les malheureux sont mis sous clé et attendent le supplice ; mais l’un d’eux, le plus vieux, le plus obscur, s’avise d’un remède infaillible. Il faut trouver un jeune homme de sang royal et lui couper les veines : le roi se baignera dans le sang du prince et guérira. C’est cruel, mais la raison d’état ! Il s’agit de sauver le trône. Des pirates sont envoyés sur la mer. L’un d’eux va droit en Italie et enlève le jeune Terminion, fils du roi de Sicile. Le lépreux ne se sent pas de joie et demande que Terminion soit saigné sur-le-champ. « Non, dit le médecin, ce jeune homme a eu trop d’émotions, son sang échauffé ne vous ferait que du mal. Attendez au printemps, d’ici là traitez-le bien, rendez-le frais et gaillard et promettez lui Pirinie, votre fille. » Le roi y consent, Pirinie et Terminion sont mis en présence et deviennent amoureux l’un de l’autre. La princesse est informée du sort qui est réservé au prince ; elle se tait cependant jusqu’à la dernière heure. Alors seulement elle l’instruit du péril et le sauve. À l’aide d’un talisman qui les rend invisibles, les fiancés, à tire d’aile, descendent le Nil. À l’aide d’un autre talisman, Pirinie, qui est magicienne, a endormi la reine sa mère. La reine, également magicienne, se réveille et court à la poursuite des fugitifs. Au moment de les atteindre, elle a ses deux mains coupées par le glaive étincelant de Terminion ; elle lance alors contre les fiancés la malédiction de l’ogre : Pirinie sera délaissée et oubliée si Terminion reçoit le baiser d’une autre femme. À partir de ce moment, la nouvelle suit le conte. Le prince arrive en Sicile et laisse sa fiancée dans une auberge pour se rendre à la cour et revenir la chercher avec une pompeuse escorte de dames et de chevaliers. Mais pendant son sommeil il est embrassé par sa mère, et il oublie aussitôt l’Égyptienne ; il est sur le point d’épouser la première princesse qui est offerte à son choix. Le dénoûment de la nouvelle est plus compliqué que celui du conte ; nous n’y trouvons pas le duo poétique entre les deux pigeons. Pirinie se rend à la cour, où elle traite assez mal trois chevaliers un peu entreprenans. Elle comparaît devant le roi qui doit la juger et, sans nommer personne, elle lui raconte son histoire. Puis elle jette en l’air son anneau en annonçant qu’il retombera au doigt de l’époux qui l’a délaissée. L’anneau retombe naturellement au doigt de Terminion, qui reprend aussitôt la mémoire, et les deux époux, rendus l’un à l’autre, finissent par aller en Égypte, « où ils vécurent de longues années royalement et allègrement. »

Telle est la nouvelle littéraire. Mais comme le conte est plus intéressant, comme le récit court plus vite, avec toute l’aisance et avec toute la liberté de ses mouvemens, quand il ne vise pas au beau style oratoire ! Nous ne pouvons rendre en français avec nos naïvetés cherchées et nos incorrections voulues la saveur et le parfum du dialecte toscan, dont la grâce familière efface toutes les élégances de l’art. Tout au plus avons-nous pu garder la simple et franche allure de l’original. Luisa Ginanni, la plébéienne des environs de Pistole, qui a dicté ce récit, nous paraît avoir atteint l’idéal du genre : elle dit tout, vite et bien, sans bavardage et sans sécheresse, et que de choses dans ce récit ! que de réminiscences venant de partout et attestant encore une fois les origines communes de tant de nations qui se croient aujourd’hui divisées par des haines de race ! Il y a le jugement de Salomon, la baguette de Circé ! il y a le poétique tableau de la jeune fille laissant tomber du haut de sa fenêtre les longues tresses de ses cheveux pour faire à celui qu’elle aime une échelle de soie et d’or. Les contes du moyen âge et de l’Orient ramènent volontiers cette scène merveilleuse et touchante. On la retrouve dans des chansons grecques et dans les fiabe de tous les pays italiens. Pareillement la malédiction de l’ogre, accompagnée d’une cantilène qui donne le frisson, est un ressouvenir des nénies antiques, et ces nénies ont elles-mêmes passé le Gange avec les Aryens.

« Au temps où tous les hommes étaient bons, riches et heureux, vivait un grand roi âgé de neuf mille ans. De sa première femme il avait eu un fils très beau et très brave à qui il devait laisser son royaume. Mais ayant épousé plus tard une seconde femme, en un jour d’amour il lui avait promis de lui accorder un don quel qu’il fût, et elle exigea que le fils aîné fût envoyé en exil, pour donner la couronne à son propre fils à elle. Chassé par la cruelle marâtre, le prince se retira dans la forêt avec la princesse sa femme. Mais un jour qu’à la poursuite d’un cerf il s’était éloigné de sa cabane, le monstre aux dix têtes enleva la princesse. Le prince, ne la trouvant plus à son retour, se désespéra grandement et se mit à sa recherche. Après bien des pas, il rencontra le roi des singes qui se plaignit à lui, — car en ce temps-là les bêtes parlaient, — d’être poursuivi par un monstre. Pour l’obliger, le prince affronta le monstre et le tua. En ce temps-là aussi les bêtes étaient reconnaissantes : le roi des singes, ayant donc appris que le monstre aux dix têtes avait enlevé la princesse, envoya tous ses sujets chercher ce qu’elle était devenue. Les singes s’égarèrent en chemin et ils eurent faim, mais une bonne fée leur donna à manger et les remit en route. Ils cherchent encore et encore ; à la fin ils rencontrent le vautour qui leur apprend que le monstre aux dix têtes a emporté la princesse de l’autre côté de la mer. Mais comment passer l’Océan ? Les singes ont recours au roi des ours ; il est trop vieux et leur conseille de s’adresser au fils du vent. Celui-ci passe la mer au vol, voit la princesse et en rapporte des nouvelles. Alors le prince, au moyen d’un pont merveilleux, passe la mer à son tour ; il rencontre enfin le monstre aux dix têtes, le tue, et ramène sa malheureuse épouse. »

Qu’est-ce que cela ? C’est le plan d’un conte de fées. Et qu’est-ce que ce conte de fées ? Ce n’est autre chose que le Râmâyana transposé ad usum vulgi. En arrangeant cette ingénieuse réduction, M. de Gubernatis a voulu fournir une preuve de plus à l’école savante et sagace qui soutient l’identité d’origine entre le mythe et le conte populaire. Selon le savant indianiste, il n’est nullement vrai que les anciens systèmes de mythologie aient cessé d’exister : ils n’ont fait que se répandre et se transformer. Le nomen est changé, le numen reste. Leur éclat s’est affaibli parce qu’ils ont perdu leur rapport et leur signification célestes, mais leur vitalité est très grande. On peut en quelque sorte dire des dieux ce qu’on a dit des reliques des saints de l’église romaine ; plus ils ont été dispersés, plus ils se sont multipliés. C’est ainsi que la plus ancienne des littératures, celle de l’extrême Orient, n’est qu’une mythologie très savante, un fourmillement d’astres lointains qui brillèrent avant les siècles connus dans la profondeur de la nuit. Les étoiles sont tombées et se sont éparpillées en étincelles, en poussière d’or qui luit encore aujourd’hui dans l’imagination de tous les peuples. Les contes de nourrice viennent de là et se sont maintenus jusqu’à présent chez les naïfs et les illettrés des pays incultes. On fait bien de les recueillir avant qu’ils s’évaporent tout à fait à cette lumière égale et triste qui s’appelle le bon sens ou la raison.


MARC MONNIER.

  1. Fame usurpate, quattro studii di Vittorio Imbriani, Napoli, 1877. Riccardo Marghieri di Guisoppe. La première édition de ce volume a été épuisée en deux mois ; la seconde va paraître.
  2. C’est presque de l’ancien français. Pierre des Vignes dit, en équivoquant sur son nom : « Une vigne ai plantée, à travers est entré qui la vigne m’a gâtée ; ils ont fait grand péché, de faire ains que tant mal. » La femme répond : « Vigne suis, vigne serai, ma vigne ne faillit jamais, » Pierre consolé s’écrie : « Si est ainsi comme est narré, plus aime la vigne que fis Jamais. »