Les Contes de nourrice de la Sicile
- Giuseppe Pitrè, Canti popolari siciliani, 2 vol. — Studi di poesia popalare, 1 vol. — Fiabe, Novelle, Racconti, 4 gros vol., 1875. — Novelline popolari siciliane. — Nuovo saggio di fiabe e novelle popolati. — Centuria di canti popolari siciliani, 1874.
La Fontaine disait autrefois : « Si Peau-d’Ane m’était conté, j’en aurais un plaisir extrême. » M. Max Müller dit aujourd’hui : « Les nouvelles ont pris une des premières places dans les études qui font connaître le passé du genre humain. » Ces deux phrases montrent bien la différence entre les poètes du bon siècle et les érudits du nôtre ; les premiers allaient chercher leur plaisir dans les contes de fées, les seconds y vont chercher des documens. Voltaire lui-même, qui avait tant de bon sens, regrettait les démons et les farfadets et s’écriait avec un soupir : « Oh ! le bon temps que celui de ces fables ! » Luther n’aurait pas donné pour un trésor les histoires merveilleuses qu’on lui avait racontées dans son enfance, et tous ces hommes, plus jeunes que nous et par conséquent plus sages, ne cherchaient dans les contes d’enfans que des contes d’enfans. En Italie, Straparole les recueillait dans ses Nuits facétieuses, et le Napolitain Basile, dans son Pentamerone, plus connu en Allemagne qu’à Naples même, avait tâché de noter non-seulement les narrations populaires, mais encore le dialecte de son pays. Avant d’être conquis par les Allemands, Basile fut pillé par Gozzi, Lippi, Wieland, peut-être même par notre Perrault ; mais ce dernier point n’est pas établi encore. Un évêque de Bisceglie, monseigneur Pompeo Sarnelli, ne dédaigna pas d’écrire en napolitain une Posillicheide dans laquelle il rapporta cinq nouvelles racontées après un souper, sur la colline de Pausilippe, par quatre petites paysannes et leur mère, avec beaucoup de vivacité et de naturel. Jusqu’alors et longtemps après, on ne recueillait ces historiettes que pour s’amuser ; mais vinrent les frères Grimm, qui prirent ces études au sérieux, et commencèrent dans leurs Märchen et dans leurs Sagen une véritable enquête sur la langue, l’esprit, la psychologie populaires ; ils firent école, et dans tous les pays du monde on voulut rechercher à leur exemple, écrire à leur manière, sous la dictée des gens du peuple, les traditions des rues et des champs. Ce furent les Allemands qui exploitèrent l’Italie, et la Sicile, qui nous occupe uniquement dans cette étude, fut explorée avec beaucoup de fruit par une femme de mérite, Mme Laure de Gonzenbach. Les Italiens, qui sous l’ancien régime ignoraient et dédaignaient leurs richesses, ne se sont guère mis à l’œuvre que ces dernières années, mais ils l’ont fait avec leur ardeur habituelle ; M. Vittorio Imbriani à Milan et à Florence, M. de Gubernatis à Santo-Stefano, M. Bernoni à Venise, Mme Coronedi Berti à Bologne, ont exhumé des trésors que les frères Grimm leur auraient enviés. La Sicile a mis dans ces recherches plus de zèle encore que les autres provinces ; il nous serait facile de signaler un grand nombre de jeunes écrivains qui ont commencé la moisson, mais nous ne voulons nommer aujourd’hui que le plus laborieux et le plus fécond de tous, M. le professeur Giuseppe Pitre, de Palerme. Il a déjà publié dix volumes sur la littérature populaire de son pays : recueils de chansons, de récits, de nouvelles, de contes de fées, et il nous promet encore des études sur les jeux d’enfans, les proverbes, les fêtes. M. Pitrè est à la fois un artiste et un érudit ; nous pouvons dans ses volumineuses collections butiner du miel pour tout le monde. Prenons-y d’abord ce qui aurait amusé Voltaire et La Fontaine, et réservons pour la fin ce qui pourrait intéresser les savans.
Ce qui donne un intérêt particulier aux recueils de M. Pitre, c’est qu’il n’y a rien mis de son propre fonds ; ce ne sont pas des traditions populaires arrangées en nouvelles par un artiste ingénieux pour amuser les oisifs. Ces naïvetés artificielles n’ont plus cours aujourd’hui ; ce n’est pas le dialecte affiné de Meli que recherchent les curieux, c’est la vraie langue du peuple. Pour la retrouver, M. Pitrè a voulu écrire sous la dictée des narrateurs illettrés qu’il rencontrait sur son chemin ; il a noté scrupuleusement les mots, les sons, les accens divers de toutes les provinces siciliennes ; mais c’est le peuple et non sa langue que nous voulons étudier dans ces contes, où les narrateurs eux-mêmes ne sont pas les personnages les moins intéressans. M. Pitrè nous présente d’abord ses fournisseurs de récits ; les plus riches, les plus brillans, sont des femmes.
Au premier rang se place une Palermitaine, Agatuzza Messia. Elle n’est point belle ni jeune : c’est une arrière-grand’mère qui dès son enfance avait appris de sa grand’mère quantité d’histoires que cette grand’mère tenait de son aïeule, qui les tenait elle-même d’un aïeul. C’est ainsi que cette poésie narrative remonte à un temps déjà vieux et a pu grossir ou s’altérer en route ; cependant la Messia (c’est sous ce nom qu’elle est connue) a une mémoire excellente, et si la forme change quand elle raconte, le fond ne change jamais. Elle habite le Borgo, quartier de Palerme, où elle se fit d’abord une réputation de cantatrice. On ne se lassait pas de l’écouter ; sa voix s’est cassée depuis, et elle ne chante plus, elle raconte, mais on l’écoute encore. Il y a un demi-siècle environ, elle fit un voyage à Messine, ce qui lui donna une grande autorité dans le Borgo ; les filles de ce quartier ne sortent guère de chez elles. Quand elles vont, pour quelque emplette, dans la rue Victor-Emmanuel, elles disent, comme si elles changeaient de pays : « Je vais à Palerme. » Cependant la Messia était allée jusqu’à Messine ; quand elle revint au Borgo, elle avait la tête pleine de récits et les yeux pleins d’images ; elle parlait de la citadelle, une forteresse que pas un homme ne pourrait prendre : les Turcs eux-mêmes n’y étaient point parvenus. Elle parlait du phare de Messine, qui était beau, mais dangereux pour les navigateurs ; elle parlait de Reggio en Calabre ; elle disait que de la palissade elle avait pensé toucher cette ville avec la main. « La Messia ne sait pas lire, mais elle sait beaucoup de choses qui sont connues d’elle seule, » et elle les dit avec une propriété de termes qui étonne les lettrés. Parle-t-elle d’un bâtiment qui court la mer, elle prend sans s’en douter, tout naturellement, le vocabulaire des marins ; elle sait les noms des mâts, des amarres, la rose des vents, court de bâbord à tribord, renfloue, agrène, carrége, amargue, mange le vent, tient le lof, comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie. Elle sait les mots techniques de tous les métiers : elle-même en a exercé plusieurs. Tailleuse dans sa jeunesse, elle devint, sa vue baissant, piqueuse de couvertures, et, malgré le rude travail auquel elle s’astreint pour vivre, elle trouve beaucoup de temps pour ses dévotions. Chaque jour, l’hiver ou l’été, qu’il pleuve où neige, elle sort à la brune et va prier. Sa piété satisfaite, elle raconte des histoires ; elle en sait des milliers et n’en a oublié aucune : elle les dit toutes avec la grâce, la verve, la chaleur et l’expression qu’elle avait à vingt ans. C’est une mimique étonnante, un continuel mouvement des yeux, des bras, des pieds, de la personne entière, un perpétuel changement d’attitudes, une incessante agitation du corps qui s’incline, se dresse, va et vient par toute la chambre, se couche presqu’à terre ou bondit comme pour s’envoler ; un roulement de la voix qui prend tous les tons, parcourt toutes les gammes, tour à tour douce et grave, d’une solennelle lenteur ou d’une volubilité haletante, émue, effrayée, vibrante, allègre comme un éclat de rire, habile surtout à prendre tous les accens, toutes les intonations des personnages que l’admirable conteuse met en jeu. Tout cela est perdu dans le recueil de M. Pitrè, mais la narration suffit pour intéresser les lecteurs les plus exigeans : elle est toujours claire et brève, amusante même dans ses répétitions, elle sait mener de front, sans confusion, deux ou trois récits qui ne se joignent qu’à la fin, et passe à chaque instant sans embarras d’un saut vif et léger, du récit au dialogue. Il est vrai que le patois sicilien donne beaucoup de grâce aux choses les plus simples et de saveur même aux choses les plus fades ; nous n’en regrettons pas moins que la Messia ait négligé d’apprendre à écrire : la Sicile aurait peut-être un romancier.
La Messia n’est pas seule à raconter des histoires. Une femme du même quartier, Rosa Brusca, qui va sur ses quarante-cinq ans, l’égale presque dans les sujets badins : elle tissait de la toile dans son jeune temps, mais elle ne peut guère aujourd’hui que tricoter des bas, car elle est aveugle. Assise dès l’aube sur le pas de sa porte, elle cause et badine avec les passans, leur jette des lazzis ou gronde son mari, qui perd au cabaret ce qu’il gagne au four. Son récit file droit, comme disent les Siciliens, sans hésitation ni digression : peut-être la cécité lui permet-elle une plus grande concentration d’idées. Quant à la gnura Sabedda (la dame Elisabeth), qui possède aussi un riche répertoire de contes siciliens, c’est une bonne servante à laquelle on attribue ce qu’il faut pour gagner le royaume des cieux : cette sainte simplicité donne à ses récits le charme et aussi l’autorité de la candeur. Elle doit avoir cinquante-cinq ans et répète ce que lui a narré son aïeule, qui mourut centenaire. « J’étais alors bien petite,… et elle, la bonne âme, me disait : — Souviens-toi de la mère-grand et de ses contes, et quand tu seras belle grande, tu les conteras aussi, toi. » M. Pitrè cite encore beaucoup de narrateurs des deux sexes qu’il trouve médiocres, ou du moins inférieurs ; les mieux doués sont ceux ou plutôt celles que nous venons de nommer. Les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes : elles ont plus de charme et d’imagination, sans doute aussi plus de temps, peut-être encore (en Sicile au moins) plus de langue.
Mais c’est assez parler des narrateurs, il est temps d’en venir aux narrations. Ce qu’on y rencontre tout d’abord, c’est la fantaisie et le merveilleux ; nous avons là des contes et nullement des nouvelles. Le peuple, comme les enfans, n’aime pas la prose et ne s’intéresse guère aux réalités de chaque jour. La poésie qui le frappe n’est pas simple, discrète, enfermée dans un enclos, reléguée au foyer ; la littérature potagère et casanière de certains romanciers lui serait insupportable. Est-il vrai que Graziella se soit intéressée à l’histoire de Paul et de Virginie ? Le poète s’est peut-être mal souvenu. Ces filles de Naples préfèrent l’Arioste à toutes les études de mœurs et surtout à toutes les études de cœur : il leur faut des enchanteurs, des dragons, de grands coups d’épée et des voyages à la lune. Aussi est-il très peu question d’amour dans les contes siciliens, ou du moins la passion n’est jamais le sujet du récit ; on se contente de la signaler et l’on se garde bien de l’analyser ! l’essentiel est de montrer dans quelles aventures, dans quelles infortunes cette passion jettera le héros et l’héroïne. Quant à l’amour même, on l’abandonne aux poètes lyriques, aussi nombreux en Sicile que les conteurs. Ces rimeurs de carrefour, la plupart illettrés, et anonymes, composent des rispetti qu’ils ne sauraient écrire : ce sont en général des strophes de huit vers, mesurant onze syllabes et se terminant par des rimes croisées qui se répètent quatre fois. Même dans ces couplets, qui prennent en Sicile les noms de canzuna, stramboltu, sturnettu, selon les localités, l’amour est une affaire d’imagination plutôt que d’émotion ; le sentiment disparaît dans les hyperboles. Le poète, qui ne pourrait signer ses œuvres que d’une croix, ne sait où trouver des vocables assez éblouissans pour chanter les gloires de sa maîtresse. Il affirme qu’elle a été baptisée par le pape dans l’eau du Jourdain, que Palerme et Messine lui furent amies, que son nom alla jusqu’à Marseille, et qu’elle reçut les mages à son berceau. Aussitôt trois aigles allèrent annoncer la nouvelle à l’univers entier. Les tresses d’or de la jeune fille ont été filées par trois anges et lui tombent jusqu’aux pieds. Ses lèvres sont du corail, ses yeux des étoiles, ses sourcils des arcs de triomphe. Elle est blanche comme la soie d’Amalfi : la reine de France osa un jour la défier, mais fut vaincue. La jeune Sicilienne est digne de s’asseoir en vie dans le paradis avec les saints. Toutes les images pâlissent auprès d’elle ; pour l’égaler en valeur, il faudrait des arbres chargés de diamans, il faudrait des palais construits en topaze et en rubis, il faudrait la lune et plus que la lune, le soleil. Dans ses rispetti, le chansonnier sicilien voudrait être changé en rossignol pour se poser sur l’épaule de la jeune fille, nicher dans ses cheveux et lui fredonner aux oreilles les deux mots qui amollissent le cœur, ou en abeille pour lui poser du miel sur les lèvres, ou en poisson pour être acheté par elle et mangé. Il se pâme devant le grain de beauté qu’il aperçoit sur la joue de sa déesse ; il fait vœu de le porter en amulette, de le donner à bénir au pape afin que cent ans d’indulgence soient accordés à qui le touchera. Ses désespoirs sont aussi fous que ses ivresses, il ne parle que de meurtre et de suicide. « Mieux vaut mourir et descendre en enfer que d’être tourmenté par l’amour. »
Ce style figuré ne vaut certes pas la chanson du roi Henri ; il exprime cependant une passion plus sincère que celle d’Oronte. Le Sicilien est parfaitement capable, — non de se tuer ; dans ces heureux pays, les suicides sont rares, — mais de balafrer sa maîtresse et de poignarder son rival. Le sang lui monte vite à la tête, et le roi Ferdinand disait, non sans raison, que son royaume était en Afrique. Toutefois ce n’est point dans ces chansons, ce n’est pas non plus dans les contes, que les moralistes trouveront des renseignemens sur les amours des Siciliens. Les récits de la Messia et de ses compagnes ne se rapprochent de la réalité que lorsqu’ils tournent en anecdotes comiques ; le peuple n’entend que la féerie ou la pochade, et il veut rire quand il n’est pas ébloui.
Ces anecdotes n’ont rien de bien intéressant ; on les retrouve dans les traditions facétieuses de tous les pays. Les Siciliens, comme les Italiens des autres provinces, ont deux personnages bouffons qui les amusent fort ; le premier est une sorte de Jocrisse rappelant par beaucoup de traits le Vardiello de Naples, le Simonëtt piémontais et le Meneghin des Lombards. Il se nomme Giufà ; c’est du moins sous ce nom qu’il est célèbre à Palerme, mais les gens de Trapani l’appellent Giucca, et, chose étrange, les Toscans aussi, qui ont adopté le personnage. Les Albanais disent Giucha (avec un ch qui se prononce à l’allemande ou à la grecque), les Calabrais, Giuvali ; mais sous tous ces noms c’est toujours l’imbécile légendaire que nous connaissons tous, le valet maladroit, malavisé, qui perd ou casse tous les meubles de la maison, ne comprend jamais ce qu’on lui dit, obéit de travers, manque les commissions, abonde en bévues, en sottises et en pataquès : un fléau domestique. Il a cependant de la poésie et des idées ; on le surprend en conversation avec la lune, il lui vient des imaginations que n’ont guère les naïfs plus sensés de notre pays.
Un jour qu’il s’était fait habiller de neuf et coiffer d’un beau béret rouge, il se demanda non sans inquiétude comment il s’y prendrait pour payer les marchands. Pour se tirer d’affaire, il fit le mort et se coucha sur un lit, les mains en croix et les pointes des pieds en l’air. Les marchands vinrent le voir et dirent tour à tour en le voyant : « Pauvre Giufà ! tu me devais telle somme pour les bas, les culottes, etc., que j’avais fait la sottise de te vendre ; je te les bénis (je te remets ta dette). » On porta le prétendu mort dans une église où il devait passer la nuit, selon l’usage, dans un cercueil découvert. Entrèrent à la brune des voleurs qui venaient partager le butin de la journée ; on trouvera peut-être que les voleurs siciliens, qui sont des hommes fort dévots, choisissaient un singulier endroit pour cette opération. C’est que les églises d’Italie sont moins austères que les nôtres ; elles servent aux rendez-vous d’affaires ou d’amour ; on y entre pour se promener, faire sa sieste ou regarder les jolies femmes, pour s’abriter du soleil et de la pluie, ou tout simplement pour passer une heure comme dans un café bien décoré qui ne coûte rien. D’ailleurs on a le confesseur sous la main prêt à donner l’absolution, et la madone est toujours pleine de compassion pour le pauvre monde. Les voleurs vidèrent leur sac sur une table où roulèrent des monnaies d’or et d’argent qui couraient alors comme de l’eau. Cet alors est de Rosa Brusca, qui raconte l’histoire et qui n’aime pas le papier-monnaie. Le partage fait, restait une piastre que le chef de la bande ne savait à qui donner ; chacun la réclamait vivement, et la discussion eût pu finir à coups de couteau ; mais l’un des voleurs eut une idée lumineuse. « Il y a ici un mort, dit-il en montrant Giufà ; prenons-le pour cible, nous allons tous tirer sur lui, en le visant bien, avec nos escopettes, et celui d’entre nous qui lui mettra une balle dans la bouche aura l’écu. » La proposition plut aux voleurs, qui préparèrent leurs armes. Aussitôt Giufà, qui par bonheur avait bonne oreille, se dressa sur ses deux pieds dans sa bière et cria d’une voix tonnante : « Morts, ressuscitez tous ! » On peut se figurer la terreur des malandrins, qui s’enfuirent à toutes jambes en laissant sur la table les pièces d’or et d’argent. Et Giufà trouva là de quoi payer son beau béret rouge.
Une autre fois Giufà était au service d’un tavernier qui l’envoya laver des tripes dans la mer. Vint à passer un vaisseau, le garçon d’auberge fit des signes avec son mouchoir, et le vaisseau complaisant se détourna de son chemin pour aller voir à terre ce qu’on lui voulait. Le capitaine descendit, et Giufà lui demanda : « Ces tripes sont-elles bien lavées ? » On peut se figurer la rossée que reçut le pauvre garçon, qui, croyant avoir mal parlé, murmurait en pleurant : « Comment donc fallait-il dire ? » Le capitaine répondit : « Il fallait dire : Seigneur, faites-le courir ! » Le marin pensait à son vaisseau, il aurait voulu que le valet lui jetât un souhait favorable. Ces vœux adressés tout haut, en toute occasion, même à des inconnus, sont une règle de la politesse populaire dans les pays méridionaux ; il n’est pas de voyageur qui ne se soit entendu dire par les paysans de Naples qu’il a rencontrés sur son chemin : « Que la madone vous accompagne ! » Giufà retint le mot du capitaine, et, ses tripes ramassées, se remit en route en criant à tue-tête : « Seigneur, faites-le courir ! » À ce bruit s’enfuit de tous côtés le gibier que guettaient des chasseurs qui, retournant leurs fusils contre le crieur malavisé, le rouèrent de coups de crosse. « Comment donc fallait-il dire ? demanda-t-il en pleurant de plus belle.. — Il fallait dire : Seigneur, faites-les tuer ! » Giufà n’oublia pas le conseil et, s’étant remis en route, ses tripes à la main, rencontra deux hommes qui se disputaient. « Seigneur, faites-les tuer ! » s’écria-t-il. Les deux hommes, qui allaient se battre, peu satisfaits du souhait, tombèrent. sur Giufà qui, pleurant toujours plus fort, renouvela sa question. « Il fallait dire : Seigneur, faites-les séparer ! » répondirent les deux rustres. Giufà se le tint pour dit et passa devant une église juste au moment où en sortaient deux mariés avec les gens de la noce. « Seigneur, faites-les séparer, » cria-t-il. Nouvelle volée de coups de bâton ; le malheureux criait en se débattant : « Comment donc fallait-il dire ? — Seigneur, faites-les rire ! » répondirent les mariés furibonds. Giufà poussa ce dernier cri en passant devant un mort entouré de gens en larmes. Ce ne fut pas la dernière de ses mésaventures ; il était parti le matin pour aller laver ses tripes et ne rentra que le soir chez son maître, le tavernier, qui le mit dehors.
L’autre personnage comique est le valet malin, facétieux et retors, qui se moque de ses maîtres et de tout le monde, celui que notre Molière a fait venir de Naples et qu’il a baptisé Scapin. Les Siciliens le nomment Firrazzano, et lui prêtent toutes les niches, lazzis, bons ou mauvais tours que jouent à Turin Gianduja, Arlequin à Bergame, Crispin, Covielle, Mascarille et tant d’autres sur les théâtres de tous les pays. Ses méfaits rempliraient des volumes. Le fripon est mort impénitent, à ce qu’affirme la légende. Le confesseur qui était venu l’assister à ses derniers momens lui disait la phrase consacrée : — Firrazzano, mon fils, il y a mort et vie, et le Seigneur vient par grâce. Pense combien tu en as fait au Seigneur ! — Cela est vrai, répondit le moribond ; mais ce que le Seigneur me fait en ce moment, je ne l’oublierai jamais.
Les Italiens admirent beaucoup ce fripon de Firrazzano. Ne leur jetons pas trop la pierre ; dans cette île, où le peuple n’a jamais été souverain, ni même indépendant, il n’a jamais pu opposer à la prépotence des grands que la force des petits, la ruse. Aussi ses contes sont-ils pleins de stratagèmes et de fourberies ; les dupes doivent duper à leur tour pour devenir sympathiques. Un jour, raconte-t-on à Palerme, un étranger voyageait pour ses affaires ; il s’arrêta dans une auberge, et s’aperçut trop tard qu’on avait oublié de mettre sur sa note deux œufs cuits durs qu’il avait mangés. Retourner à l’auberge eût été une grande perte de temps ; le voyageur préféra faire des affaires avec le prix des œufs, et, à son retour le remettre à l’hôtelier avec les bénéfices. Il revint donc à Palerme dix ans après, et se présenta gâîment à l’homme en lui disant : — Me reconnaissez-vous ? — Non, monsieur.. — Il lui rappela sa visite et les œufs oubliés sur l’addition ; il lui dit que l’argent non payé avait prospéré dans ses mains, et lui offrit une somme énorme, 50 onces. Cette monnaie d’or de Sicile valait 13 francs 73 centimes : l’hôtelier devait être content, point du tout. — Cinquante onces ! s’écria-t-il, non, monsieur, il faut me donner le reste. — Et il lui exposa que de ces œufs il aurait eu des poulets, que les poulets seraient devenus des poules, que ces poules auraient produit toute une basse-cour, qu’avec la basse-cour il aurait acheté des moutons, et qu’il serait à présent propriétaire d’une bergerie. — Vous m’avez enlevé ce capital, et vous voulez me donner 50 onces ? Ma foi, non ! — Tel fut le raisonnement de l’hôtelier, et les Siciliens battent des mains à ce bon tour, ils pensent que le brave homme avait raison ; d’ailleurs n’était-il pas de Palerme ? Les juges devant qui l’affaire fut portée donnèrent aussi gain de cause à l’hôtelier. L’étranger perdit son procès au tribunal civil et à la cour d’appel ; il y avait une suprême tentative à faire. Un petit robin de rien, un simple clerc vint à lui et s’offrit pour le défendre. — Vous ? lui dit l’étranger. J’ai eu le dieu des avocats, et j’ai perdu ; quel appui pouvez-vous me prêter ? — Mais le clerc y mit tant d’insistance que l’étranger lui permit de tenter un dernier effort. A l’audience, au moment où les juges allaient prononcer un arrêt définitif, le clerc se jeta dans la salle tout effaré et les deux bras en l’air. — A l’aide ! à l’aide ! cria-t-il, les thons de l’Arenella prennent le chemin de Palerme et vont venir nous manger tous. — Que diable dites-vous ? demanda le juge. Comment est-il possible que des poissons de mer viennent ici ? — Et comment est-il possible, reprit le clerc, que deux œufs cuits durs fassent des poulets et qu’il en sorte des bergeries ? — Les juges se rendirent à cette bonne raison, et l’hôtelier perdit tout, même les 50 onces.
Les passions, les glorioles, les jalousies de clocher offrent encore aux Siciliens bien des sujets de railleries. Les petits endroits, même les grands, n’ont jamais beaucoup aimé leurs voisins, en Italie surtout, où le sentiment national, l’idée de la grande patrie commune n’a été longtemps qu’une utopie littéraire. « Trois châteaux, trois couteaux, voilà l’Italie, » disait Giusti, qui souffrit cruellement de ces divisions. Lors des commotions politiques, les bandes ennemies profitaient de l’occasion pour assouvir des rancunes qui remontaient peut-être au siècle des Capulets et des Montaigus. En temps de paix, les communes qui ne s’arment pas continuent la guerre à coups de langue, et, pour ne parler que de la Sicile, Salaparuta et Gibellina se moquent de Partanna, qui le leur rend bien ; Palerme, qui fut capitale, tourne en dérision tous les provinciaux, qui à leur tour font des gorges chaudes en parlant des Palermitains ; le Mont-Eryx trouve Trapani parfaitement ridicule, et Trapani s’en venge en racontant les victoires de ses habitans sur les maris de Mont-Eryx. En revanche, tous les Siciliens se mettent d’accord pour se gausser des Calabrais et surtout des Napolitains, qui furent leurs maîtres. Les contes populaires sont pleins d’anecdotes attestant l’incontestable supériorité des insulaires sur les hommes du continent. Tout Sicilien aime avant tout la Sicile, « l’île de feu, » qui fut le grenier de l’Italie et la patrie de Cérès. « Un jour, dit une chanson populaire, Dieu le père était content et se promenait dans le ciel avec les saints ; il voulut faire un présent au monde, il arracha un diamant de sa couronne et le plaça en face du levant. Les peuples l’appelèrent Sicile, mais c’est le diamant du Père éternel. »
Nous revenons à la fantaisie, tout chemin y mène dans les contes siciliens. Les plus nombreux sont des contes de fées qui se passent entre ciel et terre, non sans envahir la terre et le ciel ; mais dans le monde possible les conteurs cherchent les personnages les plus haut placés : il y avait une fois un roi et une reine. Au-dessous des souverains, on n’admet guère que des princes. Les illettrés sont naturellement monarchistes et ne reconnaissent d’autre supériorité que celle du rang. Ces petits princes naissent d’ordinaire assez nombreux ; le plus intéressant est toujours le plus jeune. C’est lui qui fait tous les exploits, c’est à lui qu’arrivent tous les malheurs. Il descend dans les souterrains, tue les dragons et les géans, délivre les princesses enchantées et reçoit de leurs mains un fruit d’or. Un aigle auquel il a fait du bien arrive à propos pour le prendre sur ses ailes et le ramener sur la terre. Le plus jeune veille la nuit sur le jardin de son père et en chasse les voleurs et les brigands, qu’il poursuit jusque dans les abîmes. Il s’élance aux plus hautes régions pour y trouver la plume de l’oiseau bleu, descend jusqu’au fond de la mer et en rapporte le cheveu d’or ; il enferme le magicien dans les fentes d’un rocher ; il triomphe à la fin de tous les obstacles, de toutes les infortunes ; il est rare que le premier trône du monde et la plus belle fille d’empereur ne lui soient pas réservés. C’est pareillement la plus jeune des sœurs qui est l’héroïne du conte. Elle est la victime de sa mère, de ses frères et surtout de ses sœurs ; on la relègue au foyer comme Cendrillon, on lui impose les travaux les plus durs, on l’humilie, on la maltraite sans miséricorde ; mais, douce et forte, elle supporte tout sans murmurer. Malheur à elle si elle a des belles-sœurs et une belle-mère ; celle-ci, plus hideuse que nature, est particulièrement raffinée dans sa férocité. « Belles-mères et brus, dit un proverbe sicilien, sont venues au monde en se battant, » et cette fois le proverbe exagère à peine. Tels sont les personnages nécessaires des contes : il y a aussi quelquefois des femmes coupables, beaucoup moins cependant que dans les fabliaux du moyen âge et des romans contemporains ; il y a encore des personnages secondaires appartenant à toutes les castes et à tous les métiers, mais ils ne jouent jamais que des rôles accessoires. Au-dessus des princes et des rois flottent les fées, bienfaisantes pour la plupart, bien qu’elles soient condamnées par l’église comme des esprits malins ; le peuple sicilien croit encore en elles et les voit passer sous diverses formes d’animaux ; elles lui apparaissent aussi comme des femmes superbement vêtues, qui sortent une fois par semaine en quête de bienfaits à distribuer… Dans les contes siciliens, la fée est une jeune fille charmante qui se grime parfois en sorcière, mais qui se montre le plus souvent dans toute la fraîcheur de sa beauté. Elle est toujours présente à la naissance d’un fils de roi, qu’elle comble aussitôt de ses dons en le berçant d’un refrain fatidique. Elle prend souvent la figure d’un ermite à longue barbe qui se trouve juste à point pour guérir un blessé, recueillir un fugitif et réparer ou prévenir un grand malheur… Puis elle rentre dans le souterrain, dans la source ou dans le tronc d’arbre où elle a élu domicile, heureuse de faire du bien, mais très capable aussi de faire du mal, car elle est capricieuse et surtout susceptible (ce sont des défauts que l’homme attribue à tous les êtres surnaturels) ; elle n’entend jamais raillerie. Elle est de plus très vulnérable dans son pouvoir magique, qui tient quelquefois à un voile, à une bague, à un ruban. Qu’elle perde ces talismans, elle redevient une simple mortelle ; il faut de plus qu’elle reste vierge, non qu’elle y soit forcée par un vœu, comme les vestales et les religieuses ; mais, si elle se marie, elle n’est plus qu’une femme comme les autres, sujette à vieillir et à mourir. C’est grand dommage, car les fées sont des êtres heureux : elles enchantent tout ce qu’elles touchent ; telle jeune fille qu’elles ont dotée fait tomber de ses cheveux, quand elle les peigne, d’un côté des diamans et des perles, de l’autre de l’orge et du froment. La poupée qu’elles ont bénie rend un prince fou d’amour ; les oiseaux parlent et révèlent des secrets qui font plaisir ; un petit couteau traçant des chiffres sur les arbres d’une forêt en fait couler autant de pièces d’argent qu’il y creuse d’entailles. Un os d’un fils de roi égorgé par ses frères et enterré dans un champ tombe dans les mains d’un berger qui en fait un chalumeau : il en sort aussitôt des lamentations qui dénoncent les fratricides. Les fées protègent particulièrement les bossus, qui, grâce à elles, sont les plus allègres des hommes. Elles protègent aussi les cadets de famille, et peuvent changer un jeune prince en anneau d’or afin que la princesse aimée le puisse passer à son doigt.
Parmi les esprits malfaisans, les plus féroces sont les dragons femelles, affamés de chair humaine. Quant aux démons, ce ne sont pas positivement des divinités infernales ; ce sont des êtres indéfinis dans le monde de la magie ou de la sorcellerie : ils dépendent d’un magicien qui les évoque à son gré. Les Siciliens n’aiment pas à nommer le diable ; ils le désignent sous les sobriquets de maître Paul, de cousin Martin ou Martinet. Tel est le personnel des féeries ; les aventures qui s’y passent n’ont guère varié depuis le moyen âge jusqu’à nos jours : descentes dans des souterrains dont l’entrée est masquée par un chou, par un champignon monstre ou par des broussailles, voyages très longs, ordinairement à pied, où l’on use, en marchant toujours, jusqu’à sept paires de souliers en fer, batailles nocturnes (toutes les actions importantes se font de nuit) contre des êtres fabuleux et des animaux fantastiques, jardins enchantés comme l’île d’Alcine, maisons habitées par des cannibales, grandes villes silencieuses dont les habitans remuent sans respirer, enfin tout ce que l’Arioste, Boiardo, les romanciers de la Table-Ronde, ont trouvé dans leur tête ou dans les traditions de l’extrême Orient ; puis, au milieu de tout cela, quantité de légendes chrétiennes. Le Juif-Errant par exemple apparaît sous le nom de Buttadeo (rejette Dieu) non-seulement dans les anciens contes, mais encore dans les récits tout frais que se font entre eux les Siciliens. « C’était en hiver, disait récemment une fille de Salsaferuta ; mon père était dans une boutique en train de se chauffer ; entre un homme qui n’était pas habillé comme les gens du pays : son bonnet et ses chausses étaient rayés de bandes jaunes, rouges et noires. Mon père en eut peur : qu’est-ce donc que cet homme ? — Ne crains rien, répondit l’étranger ; je me nomme Buttadeo. » Le bonhomme, se souvenant de ce nom, invita le nouveau-venu à s’asseoir et lui demanda le récit de ses aventures. ; mais Buttadeo ne put prendre place au foyer parce qu’il était condamné par Dieu à marcher toujours, et tout en parlant il parcourait la chambre dans tous les sens, avançant et reculant avec une agitation incessante. En partant, il voulut laisser à l’homme un souvenir, et lui indiqua « une dévotion, » la formule de « cinq credo à la main céleste et d’un sixième à la main gauche de Jésus. » Il existe, dans les contes siciliens, un autre Juif également condamné à marcher toujours, mais dans un souterrain, c’est Malchus qui donna un soufflet à Notre-Seigneur avec une main gantée de fer. Jésus n’en fut point offensé et ne poussa aucune plainte ; mais depuis lors le sacrilège tourne continuellement autour d’une colonne qui s’élève au milieu d’une chambre ronde : il ne mange ni ne dort, ne connaît aucun des besoins de la vie, et tourne, tourne, se mordant les doigts, frappant la colonne de la main qui a souffleté le Christ et heurtant du front la paroi opposée. Malchus, plus malheureux que Buttadea, ne voit personne, vit de soupirs et de remords, n’a aucun rapport avec les vivans ; pour aller jusqu’à lui, il faut ouvrir sept portes de fer, se laisser glisser dans sept galeries et traverser sept longs corridors. Les Siciliens, comme les Napolitains, l’appellent Marco.
Il y a encore un Juif, dans ces légendes. : c’est Judas, qui, après s’être pendu à un tamarix, ne fut pas précipité dans les flammes ni dans les glaces éternelles, mais fut condamné à flotter éternellement dans les airs, toujours à la même hauteur, et chaque fois qu’il passe sur un tamarix, il y voit son corps pendu, déchiqueté par les chiens et les oiseaux de proie. Un autre personnage bien connu, enfermé dans un caveau de Rome, assis devant une table, lit avec une assiduité fatale, de l’aube au soir et du soir à l’aube, sans en pouvoir jamais détacher les yeux, une grande feuille de papier déroulée devant lui. Cette feuille contient un arrêt de mort qu’il a porté. Un jour, un jeune homme descendit dans ce caveau, il en sortit vieillard, effaré, méconnaissable, ne proféra plus un seul mot de sa vie, et ne voulut voir que le pape, auquel il montra son épaule nue, où l’éternel lecteur avait écrit en lettres de sang : « Je suis Pilate. »
Veut-on maintenant passer des Juifs aux premiers chrétiens ? L’imagination populaire, on va le voir, prend avec eux ses coudées franches. Le maître, content les Siciliens, cheminait un jour avec ses apôtres ; la nuit le prit en pleine campagne. — « Pierre, comment ferons-nous ce soir ? — Ce n’est rien, dit Pierre, je vois là-bas une hutte et je sais une bergerie ; venez avec moi. » Vite, vite, l’un derrière l’autre, ils sont arrivés à la bergerie. « Grâce de Dieu et vive Marie ! pouvez-vous nous donner asile pour cette nuit ? Nous sommes de pauvres pèlerins fatigués et morts de faim. — Grâce de Dieu et vive Marie ! » répondirent le maître berger et la bergère, et, sans faire un pas vers eux, ils leur montrèrent la hutte où ils les envoyèrent coucher. Ils étaient en train de pétrir la pâte, mais donner à manger à treize en risquant de rester, eux, la panse vide, ils n’y tenaient pas du tout. Le pauvre maître et ses apôtres allèrent se coucher sans dire un mot. Survint une bande de voleurs, qui entra en poussant des jurons. Ils tombèrent à tour de bras sur la bergère et sur le maître berger. Ceux-ci, en criant miséricorde, ont pris la fuite illico (illichi-illichi). Les voleurs nettoyèrent la bergerie en un clin d’œil, après quoi ils allèrent à la hutte. « Tous debout ! Qui est là ? — Nous sommes, dit saint Pierre, treize pauvres pèlerins fatigués et affamés, car ceux de la bergerie nous ont traités comme des chiens, sans même nous dire : Il y a ici une chaise. — Si c’est comme cela, venez, la pâte est encore intacte : rassasiez-vous à la barbe de ces mauvaises gens, car nous allons suivre notre chemin. » Les malheureux, qui avaient une faim de loup (allupa tizzi), ne se le firent pas dire deux fois et se mirent à table. « Bénis soient les voleurs ! dit saint Pierre, car ils pensent aux pauvres affamés plus que les riches. — Bénis soient les voleurs ! dirent les apôtres, et ils se remplirent gaîment la panse. — Saint Pierre a raison, dit le maître ; bénis soient les voleurs ! »
Nous empruntons ce dernier trait à une autre version de la légende, bien plus riche en détails, que nous avons omis pour abréger ; on y voit saint Pierre se retournant la nuit sur la paille sans pouvoir dormir, guignant par la fente de la cloison le berger et la bergère, qui mangeaient de la recuite et du pain. Arrivent les voleurs avec leurs escopettes ; le berger se met à la fenêtre et les prie d’entrer : toute ma maison est à vous. « Ah ! dit saint Pierre à part, qu’il vaut donc mieux être voleur qu’apôtre ! » Ce chapitre inédit des évangiles apocryphes court toute la Sicile, et les mères l’apprennent à leurs enfans. Les brigands eux-mêmes le savent par cœur ; ce sont eux qui le racontèrent un soir à un brave homme qu’ils avaient enlevé et qui l’écrivit pour nous sous leur dictée. « Nous sommes bénis de Dieu, répétaient ces malandrins, qui n’ont jamais cessé d’être dévots : c’est dit dans l’évangile de la messe. » Et ils ajoutaient : « C’est par nous que vivent les juges, les avocats, les domestiques, les sbires ; si les voleurs venaient à manquer, tout le monde mourrait de faim. » Telles étaient les idées maintenues dans l’île, chez tout le peuple, sous le pieux régime du droit divin : faut-il s’étonner du brigandage, de la camorra, de la maffia et autres héritages de ces bienheureux règnes ? Les bandits en Sicile comme à Naples ont toute une littérature qui vante leurs hauts faits. Les femmes adorent ces Roland des rues et des bois qui ont de si poétiques aventures et bravent la mort de tant de façons ; les enfans voudraient bien être à leur place. Les prisons ont des chansons et des épopées qui excitent l’enthousiasme et malheureusement aussi l’émulation des honnêtes gens. Il faut lire l’histoire des bandits Gioacchino Leto, Filippo Ardito, Cianciabella, Orofino, Chiappara, Giordano, leurs misères dans ce monde et dans l’autre, comment saint Pierre, qui se conduisit fort mal en cette circonstance, repoussa dans l’enfer un de ces héros qui tentait de lui échapper, comment Cianciabella demeure béni dans la mémoire des-hommes, car c’est « un bandit qui ne fit jamais de tort à qui que ce fût ; » tous d’ailleurs sont innocens et purs comme la sainte Vierge.
Le brigand est intéressant dans ce pays étrange ; bien plus, l’échafaud est sacré ; on le regarde comme un autel où se font des sacrifices humains, et les victimes deviennent des divinités bienfaisantes. Il existe à Palerme, depuis deux siècles, une église consacrée « aux âmes des décollés. » A Paceco, commune de la province de Trapani, l’on voue une sorte de culte à la mémoire d’un paysan, nommé Francesco Frusteri, qui avait tué sa propre mère ; les gens de la ville et de tout le pays se rendent à pied en pèlerinage, en procession même, dans ce petit endroit, en portant des images où l’on voit le saint homme montant sur l’échafaud. Depuis sa mort, ce Frusteri a fait quantité de miracles, et une paroi de l’église où il est enterré porte cette inscription : « Francesco Frusteri est mort, résigné et contrit en subissant le dernier supplice, de manière à inspirer l’admiration publique, le 15 novembre 1817. » Dans l’église de Palerme, qu’on appelle aujourd’hui madonna del Fiume, parce qu’elle s’élève au bord d’un fleuve, se trouvent quantité de petits tableaux représentant des Siciliens, et même des garibaldiens sauvés sur terre et sur mer par les âmes des décollés qu’ils avaient invoqués à temps à l’heure du péril. C’est surtout contre les voleurs de grands chemins que leur secours est efficace. M. Pitrè nous apprend qu’un dévot ayant sur lui beaucoup d’argent fut assailli un jour par une bande de malandrins ; le voyageur invoqua aussitôt les décollés, qui sortirent de leurs tombeaux, mais ils n’avaient point d’armes, tandis que les brigands étaient chargés d’escopettes, de pistolets et de longs couteaux. Que firent alors les âmes protectrices ? Chacune d’elles prit dans sa bière son propre squelette, et elles chassèrent ainsi les malfaiteurs à grands coups d’ossemens. Le fait est récent et authentique ; vous le trouvez peint sur les murs de l’église, où aucun récit douteux ne saurait être admis.
Ceux qui croient aux décollés (et tous les gens du peuple ou presque tous y croient à Palerme) se rendent pieds nus à l’église en chantant des litanies spéciales, et une oraison de circonstance qui doit être prononcée devant l’autel de saint Jean-Baptiste : ce précurseur du Messie, ayant été décollé lui-même, est le patron des décollés. D’autres invoquent ces âmes à domicile, les mères pour leurs familles, les filles pour leurs amans, et elles se figurent que les suppliciés leur répondent. Elles écoutent « l’écho des âmes, » c’est-à-dire les bruits du dehors : il y a des bruits qui portent bonheur, il y en a aussi de néfastes. Le chant d’un coq, l’aboiement d’un chien, un coup de sifflet bien franc, un son de guitare, un tintement de cloche ou de sonnette, une chanson heureuse et surtout une chanson amoureuse, une porte heurtée, un volet fermé rapidement, une voiture roulant grand train : autant d’excellens augures ; mais gare les plaintes, les disputes, l’âne qui brait, le chat qui miaule : ce dernier est surtout fatal quand on a des parens en voyage. Le pire des augures est le bruit de l’eau qu’on répand sur le chemin, ou qui s’égoutte comme des larmes. Les dévotes écoutent encore de leurs fenêtres les conversations des gens qui passent : si ce qu’ils disent est affirmatif et bienveillant, comme : « cela est vrai, tu dis bien, tu me plais, etc., » elles ne doutent pas que les âmes des décollés ne leur soient favorables. En revanche, des négations, des objections, des gros mots échangés par les passans plongent les pauvres femmes dans de longues tristesses.
Mais nous n’avons pas encore tout dit sur saint Pierre. Dans les contes siciliens, cet apôtre est chargé d’un rôle comique et presque bouffon que ne lui attribuerait certes pas la dévotion plus austère du nord ;… il joue des tours aux autres, et on lui en joue souvent ; sa figure manque de gravité : c’est le gracioso de la tragédie évangélîque. Il se laisse tromper par les cantiniers qui lui versent de mauvais vin en lui faisant d’abord manger du fenouil, et il est raillé même par Jésus, qui l’aime pourtant, le sachant dévoué et bon homme. Un jour le Seigneur, cheminant avec ses apôtres, leur avait dit : « Que chacun de vous se charge d’une pierre… » Ainsi fut fait, mais saint Pierre ne prît qu’un petit caillou et s’en allait légèrement, tandis que les autres pliaient sous la charge. Ils entrèrent dans un village où il n’y avait plus de pain à vendre ; ils durent aller plus loin et s’assirent pour se reposer ; le maître alors leur donna la bénédiction et changea en pains les pierres qu’ils avaient portées. Saint Pierre n’eut donc pour sa part qu’une bouchée et se sentit défaillir. « Maître, dit-il, comment donc mangerai-je ? — Eh ! mon frère, dit le maître, pourquoi n’as-tu pris qu’un petit caillou ? Les autres ont eu beaucoup de pains parce qu’ils avaient porté beaucoup de pierres. » On se remit en marche, et le maître renouvela l’épreuve, mais cette fois saint Pierre, le fripon, prit un quartier de roche. « Moquons-nous un peu de celui-là, dit le Seigneur aux autres. » Ils arrivèrent dans un village où tous jetèrent bas leurs charges parce qu’ils y trouvèrent du pain, et saint Pierre resta tout courbé parce qu’il avait charrié un bloc énorme sans aucune espèce de plaisir. En cheminant toujours, ils rencontrèrent quelqu’un qui dit au maître : « Seigneur, j’ai mon père malade de vieillesse, faites qu’il se porte bien. — Est-ce que je suis médecin ? dit le maître. Savez-vous ce que vous avez à faire ? Mettez-le au four, et votre père redeviendra petit garçon. » Ainsi fut fait, et l’on se remit en route. Saint Pierre marchait devant et vit arriver un homme qui venait à la rencontre du Seigneur. « Que cherches-tu ? demanda l’apôtre. — Je cherche le maître, parce que j’ai ma mère déjà bien vieille et bien malade ; le maître seul peut la guérir. — Eh bien ! ne suis-je pas là ? C’est moi qui suis Pierre. Sais-tu ce que tu as à faire ? Chauffe le four et mets-la dedans, elle guérira. » Le pauvre homme le crut sur parole, sachant combien saint Pierre était aimé du Seigneur. Il alla droit chez lui, chauffa le four, y mit sa mère, et la pauvre vieille devint un morceau de charbon. le fils désolé poussa un juron terrible en traitant l’apôtre de teigneux, puis il alla se plaindre au maître… « Ah ! Pierre, qu’as-tu fait ? » dit-celui-ci. L’apôtre cherchait, à se justifier, mais le fils hurlait en demandant sa mère. Que pouvait faire le Seigneur ? Il alla dans la maison de la pauvre vieille, et « il ôta de dessus saint Pierre ce grand clou. »
L’apôtre eut une mère encore plus maltraitée que lui dans les légendes populaires de l’Italie. Le conte que la Messia fait sur elle est des moins édifians ; elle nous montre dans cette mère de saint Pierre une femme avare, avide, qui ne donnait jamais un sou aux pauvres gens. Un jour pourtant que cette mégère épluchait un poireau, elle en offrit une feuille à un mendiant qui lui demandait la charité ; ce fut l’unique bonne action de sa vie. Le Seigneur l’appela dans l’autre monde et l’envoya en enfer. Saint Pierre, qui était le chef du paradis, se tenait un jour devant la porte, quand il entendit une voix : « Ah ! Pierre, mon fils, vois donc comme je rôtis. Va donc chez le maître et le prie qu’il me fasse sortir de ces misères. » Saint Pierre va chez le Seigneur et lui dit : « Maître, j’ai ma mère qui est dans l’enfer et demande la grâce d’en sortir. — Ta mère ? Bah ! Elle ne fit jamais un ongle de bien ; son seul plat de renfort est une feuille de poireau qu’elle a donnée à un pauvre. Tiens pourtant ! Voilà une feuille de poireau ; dis-lui qu’elle la saisisse par un bout ; tire-la par l’autre au paradis. » Un ange descendit avec la feuille. « Tenez-la bien ! » Elle la prit et la tint ferme ; mais toutes les pauvres âmes damnées qui étaient auprès d’elles s’accrochèrent à sa robe, et l’ange tirait au ciel toute une queue de damnés. Que fit alors la duègne ? Elle se mit à donner des coups de pied et à secouer sa robe pour les faire tomber. Ce mouvement déchira la feuille, et la méchante femme retourna dans l’enfer plus bas qu’avant. Ici finit le conte de la Messia, et voilà pourquoi dans toute la Sicile, en Vénétie, en Toscane, dans le Frioul, quand on veut désigner une créature rapace, égoïste et sans cœur, on dit : C’est une mère de saint Pierre.
Veut-on, avant de quitter les sujets religieux, une variante sicilienne d’une légende qui a cours dans tous les pays, notamment en France, où elle a été republiée de nos jours : l’histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère ? Le héros du conte a nom Prête Ulivo en Toscane, Accaciuni à Palerme, et frère Giugannuni à Casteltermini. Ce dernier (car il faut choisir) était un moine d’un riche couvent qui existait déjà du temps que le Seigneur cheminait avec les apôtres, et que, voyageant, comme on sait, en Sicile, il alla visiter le couvent de Casteltermini. Tous les chevaliers et les moines se pressèrent autour de Jésus pour lui demander la « grâce de l’âme, » mais frère Giugannuni ou Gros-Jean ne demandait rien. « Pourquoi, lui dit saint Pierre, ne fais-tu pas comme les autres ? — Je ne veux rien demander, répondit le frère. — Rien ? reprit saint Pierre, quand tu viendras en paradis, tu auras affaire à moi. » Le maître s’en alla ; quand il fut déjà loin, il s’entendit appeler : « Maître ! maître ! » C’était Gros-Jean, qui ajouta : « Attendez, je demande une grâce de vous : c’est de pouvoir enfermer qui je veux dans ma besace. — Que cela te soit accordé, » dit le Seigneur. Frère Gros-Jean était vieux ; survint la Mort, qui lui dit : « Tu n’as plus que trois heures à vivre. — Quand tu voudras de moi, répondit Gros-Jean, viens m’avertir une demi-heure d’avance. » Revint la Mort, qui lui dit : « Me voilà, tu es un homme fini. » Le moine alors s’écria solennellement : « Au nom de frère Gros-Jean, que la Mort, entre dans ma besace ! » Puis il alla chez la boulangère : « Commère, voici mon sac ; pendez-le à la cheminée jusqu’à mon retour. » Pendant quarante ans, il ne mourut plus personne. Les quarante ans passés, Gros-Jean alla chercher sa besace pour libérer la Mort et mourir, car il était plus que vieux et ne se tenait plus sur ses pieds. La Mort sortit et prit Gros-Jean d’abord, puis tous ceux qui depuis quarante ans auraient dû mourir. Le moine alla frapper à la porte du paradis, mais saint Pierre lui cria : « Il n’y a pas de place ici pour toi. — Où dois-je donc aller ? — Dans le purgatoire. » Gros-Jean va frapper à la porte du purgatoire ; mais là aussi on lui crie : « Il n’y a pas de place ici pour toi. — Où dois-je donc aller ? — Dans l’enfer. » Gros-Jean va jusqu’à la porte de l’enfer ; Lucifer gronde : « Qui va là ? — Frère Gros-Jean. » Lucifer, à ce nom, hèle tous ses diables. « Toi, dit-il à l’un, prends ton bâton ; toi, prends le marteau ; toi, les tenailles. — Que voulez-vous faire de ces instrumens ? demanda le moine. — Nous voulons te tuer. — Au nom de frère Gros-Jean, tous les diables dans ma besace ! » Ainsi cria le mort, et prenant son sac sur ses épaules, il le porta chez un forgeron qui avait huit ouvriers ; avec le maître, ils étaient neuf. « Maître forgeron, combien demandez-vous pour donner pendant huit jours et huit nuits des coups de marteau sur cette besace ? » Ils fixèrent le prix de quarante onces ; ils martelèrent nuit et jour, et la besace ne s’aplatissait pas ; le moine était toujours présent. Le dernier jour, le forgeron s’écria : « Il y a ici des diables. — Il y en a, répondit Gros-Jean, martelez fort ! » L’opération faite, il reprit sa besace et l’alla vider dans une plaine : les diables étaient tous boiteux, estropiés, et il fallut de la violence pour les faire rentrer dans l’enfer. Et le moine alla heurter de plus belle à la porte du paradis : « Qui est là ? — Frère Gros-Jean. — Il n’y a pas de place pour toi. — Mon petit Pierre, laisse-moi entrer, sans quoi je t’appelle teigneux. — Puisque tu m’as dit teigneux, répond saint Pierre, tu n’entreras plus. — Ah ! c’est comme cela ? s’écrie Gros-Jean. Tu auras ma réponse. » Il se tient hors de la porte, et à toutes les âmes qui arrivent, il dit de sa forte voix : « Au nom de frère Jean, toutes ces âmes dans ma besace ! » Et il n’entra plus personne au paradis. Saint Pierre dit au Seigneur : « Pourquoi ne vient-il plus personne ? — C’est que Gros-Jean est dehors, qui prend toutes les âmes dans son sac. — Et maintenant qu’allons-nous faire ? — Vois si tu peux attraper sa besace, et tâche de l’apporter ici ! » Frère Gros-Jean entendait du dehors ce qu’ils disaient ; que fit-il alors ? Il cria (mais pas bien fort) : « Moi-même dans ma besace ! » Et il s’y fourra sur-le-champ. Saint Pierre ouvrit la porte et regarda dehors : plus de moine ! Vite il enlève le sac et l’introduit dans le paradis, puis il l’ouvre vivement ; c’est Gros-Jean qu’il y trouve. Il veut alors le prendre au collet et le jeter à la porte ; mais le Seigneur l’arrête par un proverbe du patois sicilien :
- Dans la maison de Jésus,
- Quand on entre, on n’en sort plus.
C’est là un fabliau qui se retrouve dans toutes les littératures ; mais on aurait tort d’y voir la moindre impiété. Le Sicilien, au moins jusqu’en 1860, était fort dévot, sinon parfaitement orthodoxe ; sa religion était un polythéisme passionné qui, tout en conservant beaucoup de traditions Palermes, ne s’insurgeait aucunement contre la discipline de l’église et l’unité du catholicisme romain. Le ciel du peuple est une sorte d’Olympe peuplé de dieux et de demi-dieux et dominé par l’éternel féminin, la vierge Marie. L’Ave Maria est la prière de chaque jour et de chaque instant, bien plus commune que le Pater noster ; au-dessous de la Vierge-Mère s’étagent quantité de divinités subalternes entre lesquelles la dévotion n’a que l’embarras du choix. — Tout cela, dira-t-on, ne ressemble point à la religion de la France. Assurément, mais ce qui fait les âmes pieuses, ce n’est pas l’orthodoxie des dogmes, c’est uniquement la sincérité de la foi. Or, en Sicile, la foi est très sincère, elle croit tout ce qu’on lui dit, et ne raisonne pas ; elle s’agenouille avec une ferveur et une fièvre qui peut aller jusqu’au délire et ne veut point être rassurée contre cette peur du diable qu’on prend encore presque partout pour la crainte de Dieu. C’est précisément la solidité de cette conviction qui permet aux Siciliens de traiter gaîment les choses sacrées. L’homme en effet ne rit que de ce qui l’intéresse, et il faut que la religion nous tienne bien au cœur pour que nous y trouvions une source de gaîté. C’est dans les pays de croyans qu’on débite le plus de drôleries sur les prêtres. Allez, par exemple, dans le canton de Vaud ; hantez les maisons les plus franchement chrétiennes, vous y apprendrez au dessert que le Nouveau-Testament est un des mots qui désignent le tire-bouchon. Demandez pourquoi ; l’on vous répondra qu’un jour une réunion de pasteurs discutaient sur un passage de l’Évangile, et que, pour se mettre d’accord, ils voulurent consulter le texte même, mais aucun d’eux n’avait sur lui son Nouveau-Testament. Vint l’heure du dîner, et il s’agit de déboucher une bouteille. « Qui de vous, messieurs, a un tire-bouchon ? » Ils étaient une vingtaine ; vingt tire-bouchons sortirent aussitôt des poches pastorales. Cette première anecdote lâchée, on vous en dira vingt autres pareilles ; cependant tous les convives sont orthodoxes et ont fait la prière avant de rompre le pain. Là où la religion est triste, on peut toujours la soupçonner, sinon d’hypocrisie (il faut éviter les mots durs), au moins d’une certaine affectation qui a pu tourner en mauvaise habitude.
Voyons maintenant si ces contes peuvent fournir à la science quelques documens nouveaux. Ce qui frappe tout d’abord, c’est à quel point ils ressemblent à ceux des autres provinces italiennes. Il fut un temps (c’était hier) où l’Italie, morcelée en petits états, ne permettait pas à ses enfans du midi de connaîtra ceux du nord. Ces états mêmes se partageaient en compartimens distincts séparés par des clôtures qu’il n’était pas facile de franchir : les Abruzzais par exemple, les Campaniens, les Apuliens, les Lucains, les Calabrais, les Siciliens coexistaient bien sous le sceptre plus ou moins dur du même prince, mais n’avaient pas même un nom commun pour les désigner tous : on avait bien trouvé une combinaison géographique et politique appelée les Deux-Siciles, mais on n’avait jamais pu constituer un peuple appelé les Deux-Siciliens. Eh bien ! malgré cette dispersion et cet isolement, les Italiens communiquaient entre eux par la poésie, échangeaient des strophes, des idées, des images, et ceci même entre illettrés, par d’insaisissables transmissions que la police ne pouvait réprimer ni prévenir. Un rispetto sicilien dit qu’un garçon alla se confesser au pape d’aimer une femme éperdument. « Si c’est comme cela, répond le pape, sois pardonné ; par pénitence, aime-la encore davantage. » La même idée se retrouve dans des chansons populaires de Toscane, du Piémont, de Ligurie, de Vérone et de Milan, seulement il y a des variantes ; dans la chanson génoise, le pape prononce, sans trop de rigueur, cet arrêt, « que ce n’est pas péché d’aimer, pourvu que la fille soit belle. » A Milan, c’est au curé qu’on s’adresse : « Si c’est péché, répond-il, que ce soit péché (peccato sia) ; ma mère l’a fait aussi. » Voilà, qui nous ramène à la pointe gauloise :
- Eh ! mes petits-enfans, pourquoi,
- Si j’ai fait comme ma grand’mère,
- Ne feriez-vous pas comme moi ?
Béranger connaissait-il le couplet milanais lorsqu’il écrivit ces trois vers, ou n’est-ce pas plutôt qu’il y a dans l’air certaines idées qui viennent à tout le monde ? Ces rencontres si fréquentes entre les poètes populaires dans les contes patois de la péninsule ont donné naissance à une thèse ingénieuse de M. Vittorio Imbriani. Ce jeune écrivain, qui porte dignement un nom très respectable, a fait un cours à l’université de Naples sur « l’organisme poétique de la poésie populaire italienne, » où il a tâché de prouver que les Italiens, comme tous les autres peuples, eurent une épopée commune, primitive et populaire, dont la partie narrative s’est en quelque sorte disjointe et a disparu. Il n’en est resté que des fragmens lyriques qui, arrondis par le temps, ciselés par le peuple, ont fini par former de petits morceaux à part qu’on retrouve un peu partout. M. Imbriani ne s’est pas contenté de lancer cette conjecture dans le public ; il a cherché quelle pouvait être cette épopée primitive dont les brisures seraient devenues, selon lui, les chansons du peuple, et il pense l’avoir trouvée dans une légende sicilienne, « les amours de la fille du seigneur de Carini avec le baron d’Asturi, » amours tragiques s’il en fut, car le père tua sa fille. M, Pitrè nous donne dans l’introduction de son recueil de chants siciliens un fragment de poème sur cet horrible sujet. Traduisons ce fragment mot à mot ; on y verra les franchises, les audaces, la syntaxe déréglée, les changemens continuels de temps dans les verbes, les grandes ellipses et les enjambées de géant que se permet, en prose comme en vers, la muse plébéienne et rustique. Ces deux couplets nous apprennent comment le prince de Carini surprit les amours de sa fille coupable :
« Le prince de la chasse était revenu. — « Je suis fatigué, je veux me reposer. » — Quand à la porte s’est présenté à lui — un moine, et il veut lui parler. — Toute la nuit ensemble ils sont restés. — Leur confession bien longue ils auront à faire.
« Jésus Marie ! quel air troublé ! — C’est le signal de la tempête. — Le moine descendait et riait, — et le prince en haut faisait rage. — La lune s’enveloppait de nuages, — la chouette en pleurant voletait. »
C’est bien là le ton de l’épopée populaire ; mais M. Imbriani aura de la peine à prouver que celle-ci soit primitive et que les Italiens de toutes les provinces l’aient connue dans le bon vieux temps. Notons d’abord que l’assassinat de la jeune fille est un fait historique qui s’est passé, dit-on, le 4 décembre 1563 : en cette année-là, le peuple connaissait déjà l’Arioste. M. Imbriani pense, il est vrai, que le poème doit être inspiré par un événement beaucoup plus ancien et qui peut remonter au XIIIe siècle : cette conjecture a été repoussée dans une discussion où nous ne voulons pas entrer. A notre humble avis, la grande épopée commune est encore à trouver, et il ne suffit pas, pour qu’elle existe, du plaisir qu’elle ferait à certains théoriciens. Les poètes viennent quand ils veulent ou quand ils peuvent, non quand les critiques ont besoin d’eux. D’ailleurs est-il besoin d’une source commune pour expliquer les ressemblances entre les contes ou les chansons de tous les pays ? M. de Puymaigre, qui a recueilli tant de chants populaires dans le pays messin, a déjà remarqué la facilité de locomotion qui caractérise la poésie campagnarde et plébéienne. « Alerte et court vêtue, comme Perrette, elle fait un chemin énorme malgré tous les obstacles ; montagnes, fleuves, rivières, et, chose incroyable, changemens de langue, rien ne l’arrête. Elle passe les Alpes aussi facilement que les Pyrénées ; elle va du Piémont à la Normandie, de la Bretagne à Venise, de la Picardie à la Provence. » Et ces noms de pays ne sont pas pris au hasard ; les gondoliers chantent bien réellement dans leur dialecte futé des chants bretons.
Il est certain toutefois que bien des contes siciliens sont de très vieux souvenirs qui n’ont jamais quitté le pays : n’oublions pas que l’île, autrefois grecque, a beaucoup gardé de la jeunesse héroïque où elle fut chantée par Homère. Un jour, au Mont-Eryx, on conduisit à M. Pitrè une petite fille de huit ans, appelée Maria Curatolo, qui racontait déjà des histoires : « Veux-tu m’en dire une ? » — Et la petite fit le récit suivant, que nous traduisons mot à mot :
« Je vais conter à présent un conte qui fait peur ou peu s’en faut, c’est le conte du moinillon.
« On conte et on raconte qu’il y avait une fois deux moines. Ces deux moines allaient chaque année à la quête : l’un était plus grand et l’autre était plus petit. Chaque année, ils allaient à la quête, car c’étaient de pauvres gens. Une fois ils perdirent leur chemin, prenant un sentier mauvais, mauvais. Le petit dit au grand : — Ce n’est pas notre chemin, celui-ci. — Cela ne fait rien, marchons toujours.
« En cheminant, ils virent une grotte bien grande, et il y avait dedans un animal qui faisait du feu, mais eux ne croyaient pas que ce fût un animal. Il dit (le grand) : — Nous allons maintenant nous reposer ici. — Ils entrèrent, et il y avait cet animal qui tuait des moutons (parce qu’il avait des moutons) et les faisait cuire. Comme ceux-ci entrèrent, cet animal était en train de tuer une vingtaine de moutons et les cuisait. — Mangez ! — Nous ne voulons pas manger, nous n’avons pas faim. — Mangez, vous ai-je dit. — Quand ils eurent fini de manger tous ces moutons, le diable se leva (car l’animal était diable) ; eux se couchèrent, et lui, l’animal, alla prendre une très grosse pierre, la mit devant la grotte, prit un fer très grand, pointu, pointu, le fit rougir au feu et l’enfila dans le cou du plus grand des moines, il le brûla, et voulut le manger en compagnie du petit. — Je ne veux pas manger, je n’ai plus faim, dit le petit. — Lève-toi, sans quoi je te tue.
« Le pauvret, transi de peur, se leva, se mit à table ; il prenait, le pauvret, un petit morceau, et faisait semblant de le manger et le jetait à terre. — Marie ! je n’ai plus faim, bien vrai.
« A la nuit, le bon chrétien (lu banientu) prend le fer, le réchauffe et le lui plante (à l’animal) dans les yeux, et les yeux lui jaillirent dehors. — Ah ! que tu me tues ! — Le bon chrétien se blottit de peur dans la laine des moutons ; l’animal à tâtons va ôter la pierre de la grotte et en sort tous les moutons un à un. Vint le mouton où était le bon chrétien, et le bon chrétien n’y était plus (dans la grotte). Il s’en alla à Trapani, en mer. Il y avait à Trapani toutes les barques et les marins. Il dit : — Faites-moi mettre là dedans, et je vous en tiendrai compte. — Il se mit dans une barque, l’animal alla pour le repêcher, et les marins firent courir la barque (à toutes rames). Tandis qu’il court (le moinillon), il prend une pierre dans sa poitrine, et lui (l’animal), qui était aveugle, tomba et se cassa la tête. Le moinillon s’en fut, et l’animal resta là.
« Et l’histoire est finie. »
Qu’aurait dit Guillaume Grimm, qui a écrit la légende de Polyphème, en entendant l’histoire du cyclope racontée ainsi, dans l’île où elle s’est passée, après tant et tant de siècles, par une petite fille de huit ans !
Voici encore un souvenir des temps antiques : ici nous sommes forcés d’abréger le récit, un peu chargé de détails, mais nous en conservons l’allure et le mouvement. Le conte est intitulé le roi Cristal.
« Il y avait une fois un père et trois filles qui n’avaient rien à manger. La grande fille dit à son père : — Allez chercher ma fortune. Allez chez une dame (et elle la lui nomma) et demandez-lui un quarteron de vin : nous verrons alors si j’aurai du bonheur. — Ainsi fit le père, et la dame, à la première demande, lui donna le vin à la condition qu’il lui apporterait de la verdure (des légumes). Ainsi fut fait. Puis la fille moyenne dit à son père : — Vous avez pensé à ma sœur aînée, pensez aussi à moi et demandez-lui une galette en mon nom. — Ainsi fit le père et il paya aussi la galette en verdure. La plus petite à son tour : — Pensez à moi maintenant ; allez demander en mon nom un peu de monnaie pour mes dépenses. — Le père alla chez une autre dame et obtint aussi l’argent en promettant de la verdure ; il s’en revint tout joyeux en disant qu’il avait trouvé la fortune de ses trois enfans. Le lendemain, comme il allait dans la campagne pour chercher de la verdure, vint à tomber une grosse pluie, et de verdure il n’en trouva point ; il ne trouva qu’un chou et se mit à le couper, mais n’en put venir à bout, le tronc étant fort, et puis la pluie l’assassinait. Il rentra donc chez lui et ses filles lui dirent : — Père, qu’avez-vous fait ? Vous n’avez pas apporté de légumes ? — Le père raconta sa malechance, et les sœurs aînées s’en prirent à la petite parce qu’elle n’avait pas de bonheur et que leur père avait pensé se noyer à cause d’elle ; mais le père leur dit : — Je ne veux pas qu’on touche ma fille, vous n’avez pas de bastonnade à lui donner. Quand la pluie aura cessé, j’irai cueillir de la verdure, et je la porterai à cette dame qui l’attend.
« Baste ! la pluie cessa, le père retourna vite à son chou et se remit à le couper. Vint à passer un chevalier, qui lui dit : — Que fais-tu là ? — Qu’ai-je à faire ? répondit le pauvre homme, j’ai mes filles à jeun et je coupe ce chou parce que je n’ai trouvé que cela. — Combien en as-tu, de filles ? — J’en ai trois, mais elles ne peuvent se voir, les aînées font de grands mépris à la plus petite, et elles l’ont battue hier parce que je m’étais mouillé pour elle. — Cette plus petite qu’elles ne peuvent voir, je la prendrai avec moi, dit le chevalier, et en attendant voici un peu d’argent : ce sont les arrhes que je te donne. — Le père s’en revint et fut assailli par une nouvelle averse ; il rentra tout trempé avec le chou et l’argent. Les sœurs aînées battirent encore la cadette. »
Ici, nouvelle scène de famille, exhibition du chou qui met les grandes sœurs en colère, puis de l’argent qui les apaise ; elles courent acheter des vivres et l’on soupe gaîment. Après souper, le père révèle à ses filles la rencontre qu’il a faite.
« — J’ai trouvé la fortune de marier la plus petite avec un chevalier riche qui lui donnera des domestiques. — En entendant ceci, les grandes sœurs se mirent à pleurer, mais d’envie, bien qu’elles dissent que ce fût par amour. Baste ! le père dit à la cadette de ses filles qu’elle avait trouvé la fortune, pourvu qu’elle voulût aller avec lui près d’un cavalier qui l’attendait. Elle dit que oui, et, contente d’être délivrée de ses sœurs, elle prit congé d’elles et s’en alla. Le père la remit au chevalier, qui donna au père un sac d’écus, et lui permit de l’aller voir seul quand il voudrait en lui ordonnant de ne jamais amener avec lui ses grandes filles. Les domestiques firent monter la cadette dans la maison et lui consignèrent sa chambre, à la condition pourtant qu’elle n’en sortirait jamais, et jamais n’ouvrirait la porte de la chambre qui était en face. — Va bien, répondit-elle, je ne l’ouvrirai pas. — Le soir, comme elle était couchée et qu’elle s’endormait seule et dans l’obscurité, son mari vint se mettre près d’elle. Le mari avait un système de ne jamais laisser voir son visage ; il n’allait donc près d’elle que la nuit, quand il faisait noir. Elle le comprit et ne s’en inquiéta pas. Le mari se mit aussi à dormir. Le lendemain, le père alla voir sa fille et lui demanda : — Comment te trouves-tu ? es-tu bien ? — Oh ! répondit-elle, je suis comme une petite reine : moi riche, moi joyeuse, moi servie par tant de domestiques, moi bien traitée de tous ; il n’y en a pas de plus heureuse au monde. — Bien ! bien ! fit le père. » — Et le bonhomme va rapporter la nouvelle aux sœurs aînées, qui voudraient bien aller voir aussi tout ce bonheur ; mais c’est impossible, l’injonction est formelle : le chevalier a permis les visites du père, mais du père seul. Si on le priait bien de laisser revenir leur sœur une fois, une seule fois dans leur maison, les aînées seraient bien heureuses ! Le chevalier y consent, mais une seule fois. Et voilà la cadette reçue par ses sœurs avec toute sorte de cérémonies, et les questions de pleuvoir, comme on peut le penser. Comment est le visage du mari ? C’est la question capitale. La mariée fut bien forcée d’avouer qu’elle ne l’avait point vu. La plus grande sœur lui dit alors :
« — Écoute ce que tu as à faire ; prends cette chandelle de cire que je t’apporte, et puis, quand il sera couché et qu’il dormira, tu l’allumeras et tu regarderas bien le visage de ton mari, et après tu sauras nous dire comment il est. — Cette proposition de la sœur n’était pas faite de bonne foi, c’était l’effet de l’envie… La cadette comprit bien que c’était pour lui faire perdre la fortune, mais toutes les deux firent tant et si bien que la plus jeune fut persuadée et promit de faire ce qu’elles disaient. La jeune sœur est ramenée chez son mari, rentre dans sa chambre, se couche le soir, attend qu’il vienne, et, quand il est venu, demeure éveillée, attendant qu’il dorme, et, quand il dort, allume la chandelle de cire et se met à le regarder. Et plus elle le regarde, plus elle l’admire. — Oh ! comme il est beau ! que j’ai donc un beau jeune homme ! — Pendant qu’elle faisait toutes ces réflexions, voici une goutte de cire chaude qui tomba dans le nez du chevalier, et lui, se sentant brûler, se réveilla en disant : — Trahison ! trahison ! — Il se leva, et aussitôt il renvoya sa femme. »
Dirons-nous la fin de ce conte, comment l’épouse, qui était grosse, se mit en chemin, trouva deux ermites, l’un plus vieux que l’autre, se chaussa de souliers de fer, et en marchant longtemps, longtemps, finit par arriver au palais du roi Cristal, celui à qui les fées avaient enlevé son enfant ? C’est là une seconde histoire assez mal accrochée à la première. Ce qui nous intéresse dans tout ceci, c’est le mariage mystérieux de la pauvre fille, c’est la curiosité qui la perd, c’est le sujet qui a tenté tant de poètes : aujourd’hui M. de Laprade, avant lui Corneille et Molière, La Fontaine, longtemps avant eux Apulée, c’est le vieux mythe d’Amour et Psyché. Et n’est-il pas singulier qu’Apulée ait commencé son récit comme un conte de fées : Erant in quadam cîvitate rex et régina ; il y avait dans une certaine ville un roi et une reine ?
Mais voici une histoire qui nous a paru plus étonnante encore ; c’est la légende de la Belle de Liccari. « On conte et on raconte qu’aux vieux temps il y avait à Carini une jeune fille bien plus belle que le soleil, faite de sang et de lait, et on l’appelait la Belle de Liccari. Qu’est-ce qu’elle fit ? Il vint un jour ici, en Sicile, un empereur du Levant, avec une grande quantité d’armées, et il fit la guerre au royaume. Il fut vainqueur et mit tout à sac et à feu sans pitié : les vieux et les hommes furent décapités ; les femmes et les enfans tous captifs. Dans le tas était la Belle de Liccari. — Oh ! puissance de Dieu ! s’écria-t-on, comment donc est-elle si belle ? Tout de suite qu’on la mène à l’empereur ! — L’empereur, sitôt qu’il la vit, devint stupide. — Elle esclave ! dit-il. Rien de cela ; il faut qu’elle soit ma femme. — Il la fit délier (elle était attachée parce qu’elle était prisonnière), et il la prit et l’emmena avec lui dans les parages du Levant, et il lui mit sur la tête la couronne d’impératrice. Dans le Levant, il y avait neuf empereurs plus petits (moins puissans), qui étaient soumis à celui qui avait pris la Belle de Liccari, et lui payaient tant par an comme tribut. Comme ils vont et voient cette extrême beauté, ils lui tombent aux pieds avec toutes leurs couronnes. — Majesté, dirent-ils, vous êtes si belle, que nous voulons être vos esclaves ; commandez, et nous et nos royaumes nous sommes tous sous votre domination. — Et tous les neuf lui présentèrent leurs couronnes. C’est ici qu’on voit combien est puissante la beauté sicilienne… La Belle de Liccari ne pouvait naître que chez nous, et la renommée de sa beauté a passé en proverbe :
- Riche, heureuse, elle vécut bien ;
- Nous, pauvres gens, nous n’avons rien.
Telle est cette histoire, écrite sous la dictée d’une jeune fille de Borgetto et traduite en français aussi littéralement que possible. Mais quelle était donc cette Belle de Liccari ? Selon toute probabilité, la belle d’Hyccara ou d’Hyccaraen, ancienne ville de Sicile, qui fut prise par les Athéniens commandés par Nicias environ 400 ans avant Jésus-Christ. Une petite fille de sept ans en fut emmenée captive et transportée à Corinthe, où elle rendit célèbre le nom de Laïs. Sa beauté vénale passa en effet en proverbe : on disait qu’il n’était pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe. Cette ville, toute Gère de l’avoir accueillie, lui érigea un magnifique monument, frappa des médailles à son honneur, et, on le voit, les filles du peuple, dans l’île où elle est née, après vingt-trois siècles, gardent encore la mémoire de la courtisane immortelle.
C’est ainsi que les bonnes femmes de Sicile rajeunissent les faits anciens ; en revanche, elles vieillissent certaines traditions du moyen âge et en surchargent la biographie des illustres païens dont le nom est resté populaire dans toute l’Italie du midi. De ces derniers, le plus brillant est Virgile. Pour le peuple de Naples et de Palerme, comme pour les contemporains de Dante, Virgile est plus qu’un poète, c’est un prophète et un enchanteur. Nous avons entendu nous-même, de la bouche d’un lazzarone, l’histoire merveilleuse de l’homme qui avait annoncé la venue de Jésus-Christ. C’est Virgile qui a bâti Naples, creusé la grotte du Pausilippe, et fait sortir le château de l’Œuf d’un œuf enchanté. A Rome, il bâtit une tour qu’il appela la Salvazione di Roma, et qu’il surmonta d’autant de statues qu’il y avait de provinces dans l’empire : quand une de ces provinces venait à se soulever, la statue qui la représentait sonnait une cloche, et la révolte était étouffée dans son germe par les cavaliers de l’empereur. Un jour, trois rois voulurent s’affranchir, et à cet effet envoyèrent à Rome quatre compères chargés d’enfouir de l’or en différens endroits ; ces compères se donnèrent pour des chercheurs de trésors et déterrèrent aisément ce qu’ils avaient enterré eux-mêmes ; ils dirent alors à l’empereur qu’en fouillant sous la tour de Virgile ils trouveraient une montagne d’or. L’empereur hésita longtemps à les laisser faire ; enfin sa cupidité fut la plus forte ; il donna son anneau aux compères afin qu’ils ne fussent pas gênés dans leur travail. La tour de Virgile croula, Rome avec elle. Vinrent les trois rois rebelles, et l’empire fut détruit.
Un jour Virgile fut mis en prison, bien qu’il vécût en bons termes avec Auguste. Il dessina un vaisseau sur la muraille de son cachot et invita les autres prisonniers à remuer régulièrement des bâtons qui se changèrent en rames ; le vaisseau dessiné sur le mur devint un navire véritable et, soulevant dans les airs l’enchanteur et ses compagnons de captivité, alla les déposer en Apulie. Là, le vaisseau disparut sur le sable du rivage, et les rames reprirent leur état de simples bâtons. Virgile s’en revint seul et s’arrêta près de Naples, dans une maison de pauvres gens qui n’avaient rien à manger ; il envoya ses esprits à la ville, et les esprits rapportèrent aussitôt des macaroni dans des plats fumant encore qu’ils étaient allés prendre sur la table de l’empereur. L’empereur s’écria : « Un seul homme a pu faire cela, c’est Virgile. » Le lendemain, en quittant son hôte, le poète magicien lui laissa une coupe d’excellent vin qui resterait toujours pleine, à la condition qu’on ne regardât jamais dedans. Puis le bon sorcier revint à Rome, où il devait déposer un livre enchanté annonçant douze cents ans d’avance la venue de Notre-Seigneur. Il envoya son disciple Merlin à l’endroit où était caché ce livre ; Merlin devait le rapporter sans l’ouvrir, mais le moyen de ne pas être curieux quand on a sous le bras un pareil trésor ? Ce disciple déroula donc le volume, et aussitôt les signes étranges tracés sur le parchemin se mirent à tourbillonner dans l’air et à danser en hurlant une ronde infernale. « Tu nous as évoqués, dirent-ils à Merlin (exactement comme l’Esprit de la terre au docteur Faust), que nous veux-tu ? — Que la route soit pavée de Naples à Rome. » Aussitôt la voie Appienne se couvrit de dalles qu’on peut voir encore à Pouzzoles, à Cume et au-delà.
Ce livre enchanté avait d’abord appartenu à un autre sorcier nommé Zabulon, qui l’avait caché dans le nez d’un géant d’airain sur la montagne aimantée. Virgile s’embarqua pour l’aller prendre, mais il eut à subir toute sorte d’épreuves et de malheurs ; les sirènes endormirent les navigateurs avec leurs chansons fatales, et des crocodiles et des griffons les traînèrent endormis à l’autre bout de la mer ; plus tard, la montagne aimantée attira les clous de la barque, dont les planches disjointes s’éparpillèrent de tous côtés. Puis il fallut vaincre le géant qui se dressa de toute sa hauteur en brandissant une massue formidable ; mais Virgile possédait un anneau enchanté dans lequel Aristote avait enfermé un méchant esprit marin sous la forme d’une mouche, et il put, grâce à cet anneau, s’emparer du livre sibyllin. C’est à Naples surtout, ville fondée par lui, comme on sait, que l’enchanteur fit des miracles. Il y créa une école, la Scuola di Virgilio, qu’on montre encore au pied du Pausilippe ; il y enseignait la nécromancie, science où il était de première force : il la tenait d’un démon qu’il avait tiré de la fente d’un rocher. Quand il eut appris de ce démon tout ce qu’il voulait savoir, il le remit dans la roche. Virgile creusa de plus des égouts, construisit les aqueducs de Naples, fit jaillir l’eau soufrée de Santa-Lucia, qui était d’abord de l’huile ; aussi l’église défendait-elle d’en boire le vendredi et le samedi. On lui doit enfin les bains de Pouzzoles, qui guérissaient de tout, comme l’attestaient des inscriptions, des peintures et des sculptures dont on voit encore des traces. C’est pourquoi les médecins de Salerne, ruinés par la concurrence, partirent une belle nuit sur une barque et allèrent détruire les thermes de Virgile et le temple de Sérapis, où cette hydrothérapie était une sorte de religion ; on voit encore les ruines des bains et du temple. Les allopathes de Salerne, après ce bel ouvrage, remontèrent sur leur barque pour s’en retourner chez eux, mais ils furent assaillis par une tempête et périrent tous.
On n’en finirait pas, si l’on voulait dire tout ce que Virgile fit à Naples : un étal de boucherie où la viande ne se corrompait jamais, un jardin à Pausilippe entouré de murs invisibles et infranchissables : les fruits et les fleurs y pullulaient en toute saison au milieu de plantes merveilleuses, d’herbes salutaires, dont la plus rare, celle de Lucius, rendait la vue aux moutons aveugles, — une trompette qui sonnait d’elle-même les jours de siroco et qu’on entendait au loin sur la mer, enfin quantité de grands travaux en bronze, car Virgile était artiste et savait fondre les métaux : un cheval colossal, un cavalier, un archer, une sangsue, une grosse mouche et une porte en fer. La tête du cheval existe encore, on peut la voir au musée de Naples ; le cavalier parcourait la nuit les rues de la ville et tuait les bandits et les voleurs. L’archer, debout à la place où l’on voit maintenant la statue de saint Janvier, sur le pont de la Madeleine, tournait son arc bandé contre le Vésuve pour tenir en respect la montagne de feu… Passa un jour un paysan calabrais qui s’arrêta devant l’archer et lui dit : « Tire donc et lâche ta flèche. » La flèche partit et alla piquer le cône de cendre, où elle ouvrit un cratère ; le sol trembla aussitôt, la lave jaillit, Naples fut sur le point de crouler et de brûler comme Herculanum. Sans l’intervention de saint Janvier, la grande ville serait maintenant enfouie sous la cendre. C’est depuis lors que le saint a remplacé l’archer sur le pont de la Madeleine : il tient le bras tendu vers le Vésuve, et Naples est maintenant à l’abri des tremblemens de terre et des éruptions. Quant à la sangsue et à la mouche de bronze, elles servaient à détruire les mouches et les sangsues véritables ; les vers et les serpens étaient relégués derrière la porte de fer. Virgile enchanta aussi sa propre image, qu’il enferma dans la fiole où se liquéfie maintenant, une fois par an, le sang de saint Janvier. Quand l’enchanteur fut mort, il se fit hacher menu et cuire pendant neuf jours à petit feu dans une chaudière fermée ; par malheur, son esprit, qui surveillait l’opération, s’absenta un instant ; survint Auguste, qui ne savait rien et qui cassa la chaudière. Un fœtus en sortit, cria trois fois ; Malheur ! et disparut.
Voilà ce que racontent les cicérones du Pausilippe en vous montrant le colombaire romain où M. Eichoff a fait inscrire l’épitaphe du poète :
- Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc
- Parthenope ; cecini pascua, rura, duces.
Mais les cicérones affirment que jamais Virgile ne fut enterré là. Son esprit a été enfermé dans un rocher, d’où un enchanteur anglais du temps de Roger de Sicile l’aurait fait sortir, si le peuple ne s’était pas soulevé pour empêcher le sacrilège. Quant aux ossemens de Virgile, on les a longtemps gardés au Fort-de-l’Œuf, derrière une forte grille en fer. Si un profane avait osé les tirer de là, une tempête aurait détruit la ville.
Tel est le Virgile napolitain ; le peuple de Sicile ajoute quelques traits à cette histoire. Une fille de Borgetto a raconté à M. Salomone-Marino que le grand magicien, avant d’acquérir toute sa puissance, avait pris pour femme une personne aussi méchante que belle : une « mule de fer, qui le faisait passer par la porte de Castro, » c’est la porte par laquelle on fait entrer dans Palerme, pour les marquer au passage, les béliers, les boucs, les bœufs et autres animaux pareils. A la fin, le mari perdit patience et devint l’ami de Maugis (Malagigi), « le plus fort maître en l’art de commander aux esprits et de chevaucher le balai. » Ce Maugis, pour les Siciliens, est le chef de la magie ; ils se le représentent maigre, décharné, vêtu de noir, affublé d’une longue robe, coiffé d’un chapeau aplati, et traçant des cercles avec la verge qu’il tient à la main. Maugis eut pitié de Virgile et prononça une formule d’incantation, les diables pleuvaient de tous côtés comme des mouches, et en un clin d’œil le poète endoctriné devint le plus fort des magiciens. Il n’avait qu’à faire trois cercles et à prononcer l’évocation ; aussitôt les démons, saisis d’effroi, se pressaient autour de lui ; il les forçait jour et nuit à venir en foule, « et tantôt leur faisait faire une chose, tantôt une autre, et ils travaillaient comme des chiens. » Mais c’était surtout sa femme qu’il tourmentait ; elle l’avait mis d’abord au désespoir et presque hors de sens ; c’était lui maintenant qui la faisait tourner comme un cheval de manège. Il lui donnait pour mari tantôt Farfadet, qui l’égratignait et crachait sur elle des jets de soufre et de feu, tantôt Lucifer, qui la criblait de coups de cornes, tantôt Carnazza, qui, en soufflant, la gonflait comme une outre, et vlin, vlan, la rouait de coups (tiritimpili, tiritàmpite). Les démons étaient sur les dents, et eux-mêmes avaient pitié de la pauvre femme. Vint enfin la Mort chercher le magicien Virgile : ah ! seigneur, soyez béni. Les diables firent alors un complot dans l’enfer : « Il ne faut pas que ce mauvais gueux entre chez nous, il nous ferait travailler comme des nègres. » Et avec des barres et des chaînes ils fermèrent les portes de la maison. Arrive le mort, qui heurte : « Top, top ! — Qui est là ? — Le magicien Virgile. — Passe ton chemin ; il n’y a pas place ici pour toi. — Mais où faut-il que j’aille ? Je suis damné. — Arrière ! arrière ! » Et Virgile resta dehors, pleurant et se mordant les doigts, « parce que la Mort lui avait ôté la verge de l’art et du commandement. » Mais laissons les diables et prenons Maugis. L’affaire lui déplut ; que faire ? Il recueille l’âme et les os de Virgile, et les porte dans une île bien loin, bien loin, là où la mer est le plus haute et profonde. Il construit une belle sépulture de pierre, comme une caisse sans couvercle, y jette l’âme et les os, dit quatre paroles noires, dessine trois cercles puans et chante :
« Tourne, tourne autour, autour. — La mer, le monde, se découvrent, — la lune s’obscurcit, le soleil tremble, — et la fortune enveloppe, entraîne tout. »
Depuis cette incantation, l’île est un lieu fatal. Qu’on aille à la sépulture et qu’on regarde les ossemens, le ciel s’assombrit, le tonnerre gronde, les foudres tombent par milliers ; on dirait le déluge universel. Pour la mer, qui dira ce qu’elle fait ? Tempêtes, montagnes de vagues, batterie d’enfer : elle engloutit les barques et les vaisseaux comme des pilules. Il n’y a pas de courage qui tienne : plus on est hardi, plus l’on va au fond. Dieu nous fasse la grâce, Seigneur, que jamais n’aillent s’y risquer les fils de nos mères ! Et que celui qui a dit cette histoire et celui qui la lui a fait dire ne puissent jamais mourir de male mort !
Il serait facile de multiplier ces exemples et de montrer ainsi les étranges transformations qu’ont subies les fables Palermes en devenant des contes siciliens. Tel de ces contes nous montre un prince quelconque doué d’une force extraordinaire qu’il devait à un cheveu d’or ; ce prince n’est autre que Nisus, roi de Mégare, qui, blanchi par l’âge, avait conservé un cheveu de pourpre auquel était attachée la conservation de son royaume, et ce Nisus lui-même rappelle d’autres héros fabuleux, sans compter le héros biblique, Samson. Jupiter, Bacchus, Hercule, reparaissent, réduits à la taille de simples mortels, dans les récits de la Messia et de ses compagnes, mais ces dieux et ces demi-dieux n’étaient eux-mêmes que des transformations de mythes plus anciens : en remontant à la source de quantité de traditions, on fait, de force ou de gré, le voyage des Indes. Tout y mène, même Giufà, le Jocrisse sicilien. Les bonnes femmes racontent que Giufà, molesté par les mouches, alla porter plainte contre elles au juge de son pays. Le juge, ne sachant que faire, lui permit, lui ordonna même de tuer tous les insectes qu’il trouverait sous sa main. Guifà suivit la prescription à l’instant même : une mouche étant allée se poser sur le front du juge, il la tua d’un coup de poing qui cassa en même temps la tête du conseiller malavisé. Nous connaissons tous cette fable, que nous avons lue dans La Fontaine ; avant notre fabuliste, Straparole avait raconté, dans ses Nuits facétieuses, comment un butor, nommé Fortunio, se trouvant au service d’un droguiste de Ferrare et chargé de protéger, pendant la sieste, le front chauve de son maître, l’avait fendu d’un coup de pilon pour en chasser une mouche qui s’y était plantée impertinemment. Longtemps avant Straparole, l’auteur indien du Pantchatantra, cinq livres de contes et d’apologues qui sont maintenant traduits du sanscrit dans toutes les langues, connaissait déjà l’aventure qui était arrivée, non point à un juge ni à un droguiste, mais à un très puissant roi. Ce souverain se faisait garder la nuit par un singe qui, pour lui épargner la piqûre d’une abeille, prit un grand sabre et coupa d’un coup l’insecte et la tête de son maître endormi.
Il est certain qu’Hérodote popularisa en Grèce beaucoup de légendes indiennes, et que les Arabes au moyen âge en rapportèrent beaucoup d’autres de l’extrême Orient ; il est probable que ces légendes passèrent dans les fabliaux, puis des fabliaux dans les nouvelles de Boccace et de Straparole, et qu’elles se répandirent ainsi de la littérature dans le peuple, chez qui la littérature va maintenant les repêcher. Dans cette transmission incessante de plume à plume et de bouche à bouche, ces histoires se sont singulièrement modifiées, tantôt abrégées et tantôt grossies par la fantaisie du narrateur ; plusieurs ont été accouplées, d’autres simplifiées au point que le trait accessoire est devenu le point essentiel, le sujet même du récit ; les personnages surtout se modifient et descendent de plus en plus ; ce qui était dieu devient homme. Il serait donc bien difficile d’admettre, malgré tout le plaisir que cela pourrait faire aux indianistes, que ces traditions furent apportées en Sicile par les premiers Orientaux qui s’y installèrent, et qu’elles n’en sont plus sorties depuis lors. On sait avec quelle érudition et quelle sagacité ces migrations des mythes ont été étudiées par MM. Benfey, Max Müller, et par un professeur italien, M. de Gubernatis, qui a écrit en anglais une Mythologie zoologique, récemment traduite en français. Les savans supposent un temps primitif, antérieur à la formation des nationalités distinctes ; dans cette période se forment des élémens mythiques, « c’est-à-dire des propositions conçues au présent et exprimant simplement un phénomène naturel mythologiquement envisagé. » On dit par exemple : Céphale aime Procris, fille de Hersé ; c’est-à-dire le soleil à la tête lumineuse aime la goutte de rosée dans laquelle il se reflète tous les jours. Eos aime Céphale : l’aurore aime le soleil, car il sort tous les matins de ses bras. Céphale tue Procris : le soleil absorbe et détruit la rosée. « Voilà des expressions bien claires, dit M. F. Baudry, et qui ne diffèrent de la réalité que par la forme métaphorique ou, pour mieux dire, analytique que leur imposait la pensée enfantine de nos premiers ancêtres. Maintenant supposez-les reliées par des hommes qui en auraient oublié le sens : le mythe va naître spontanément, c’est-à-dire que les hommes, tourmentés du besoin d’inventer une explication pour ce qu’ils ne comprennent plus, vont, par une pente d’autant plus invincible qu’ils sont plus simples, composer une anecdote où tout cela sera relié. C’est l’effacement du sens primitif qui amène leur imagination à suppléer aux lacunes et à grouper en fable mythologique les élémens mythiques reliés. » Plus tard, le mythe se transforme encore, et devient le conte populaire, qui en est en quelque sorte le dernier écho. « Ce n’est plus cette production poétique à laquelle l’humanité supérieure avait part, mais, si l’on peut ainsi dire, c’est un résidu repétri par les plus simples, tels que les mères-grands et les nourrices. » Remonter du conte au mythe et du mythe à l’élément mythique, tel est donc le travail d’une foule d’esprits ingénieux, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en France, où M. Gaston Paris, dans un petit livre tout plein de science, vient de démontrer comment une constellation, la grande Ourse, est devenue l’histoire du Petit-Poucet. Tout le monde n’a pas la mesure et la méthode de M. Gaston Paris, et quand la science est grossie, gonflée par l’imagination, ce qui lui arrive quelquefois, elle déborde et roule aux chimères. Le Véda est plein de mythes où le soleil et l’aurore reviennent à tout moment ; aussi ne voit-on partout que des soleils et des aurores. Si Cendrillon perd sa pantoufle, c’est que l’aurore, dans un hymne védique, était appelée « la fille sans pieds ou sans chaussures ; » si la Chatte blanche de Mme d’Aulnoy devient une belle fille blonde vêtue de rose, c’est que l’aurore, également rose, remplace la lune, également blanche, quand la nuit s’en va. Le jeune prince qui court après Cendrillon, celui qui épouse la Chatte blanche sont des soleils errans : ainsi le veut l’école de M. Max Müller. Qu’en diraient Perrault et le bon La Fontaine ? Il existe à Naples un Christ miraculeux sur le front duquel repoussent des cheveux chaque année : un auteur allemand a reconnu dans ce tour de passe-passe un mythe solaire. Autant vaut croire au miracle ; les naïfs qui l’admettent ne se piquent pas du moins d’être savans.
Tout en résistant aux abus de cette théorie, il faut lui savoir gré des études qu’elle a suscitées et des faits très curieux qu’elle a découverts. Les contes siciliens contiennent quantité de figures et d’images, de symboles peut-être qui leur viennent de l’Orient : la Belle à l’étoile d’or, les sept montagnes d’or, les sept cèdres, les femmes blanches comme la neige et rouges comme le sang, les chevaux ailés, les vaches qui filent, les oiseaux qui parlent et les hommes qui les comprennent, les duels sans nombre contre des monstres représentant la lutte éternelle des ténèbres et de la lumière, du bien et du mal. Quelques-uns de ces contes appartiennent-ils, comme on le voudrait, à l’époque où nos races formaient une seule famille, à la période qui précéda l’émigration des Aryens ? C’est bien difficile à prouver, si c’est bien séduisant à croire. Il y a toutefois des analogies frappantes entre certains récits recueillis par M. Pitrè et ceux des recueils indiens qu’on recherche et qu’on publie si activement de nos jours. Une des plus agréables histoires de la Messia est celle du perroquet conteur.
Un grand négociant se marie, épouse une femme « bonne comme le bon matin » et se met en voyage pour ses affaires, mais non sans avoir pris de sages précautions. Il laisse à sa femme une riche provision « de pain, de farine, d’huile, de charbon et de tout ; » il a cloué les portes et les fenêtres, une exceptée, très haute, afin que la pauvre recluse pût avoir un peu de jour et d’air. Au reste ces mesures avaient été demandées, conseillées du moins par elle. Passèrent quelques jours, et la belle qui s’ennuyait fort avait grande envie de pleurer. Sa chambrière lui donna un excellent conseil. « Poussons une table jusqu’au mur, nous monterons dessus et nous regarderons par la fenêtre ; nous aurons la belle vue du Cassaro » (c’est la grand’rue de Palerme). Ainsi fut fait, et la prisonnière poussa un cri de joie : « Ah ! Seigneur, je vous remercie ! » À ce cri, deux hommes qui étaient en face levèrent la tête, un notaire et un chevalier ; un pari s’engagea aussitôt entre ces deux hommes : 400 onces devaient être gagnées par celui qui parlerait le premier à ce beau visage qui venait de remercier le Seigneur. Le notaire, ne sachant à quel saint se vouer, se donna au diable, qui le changea en perroquet afin qu’il pût s’introduire dans la maison. « Mais prends garde, lui dit le virserio (l’adversaire : c’est un des surnoms de Satan, que les Siciliens masquent toujours sous des euphémismes) ; le chevalier, ton rival, s’adresse à une duègne qui sait le moyen de faire sortir la dame de la maison. Ne la laisse pas sortir, sais-tu ? Mais retiens-la toujours en lui disant : — Ma belle maman, assieds-toi là que je te conte un conte. »
Ainsi endoctriné, le perroquet va se poser sur la fenêtre, la chambrière le saisit avec son mouchoir, et la dame s’écrie en le voyant : — Oh ! mon beau perroquet, tu vas être mon aliénation (ma distraction). — Moi aussi, belle maman, je vous aime. — Et l’oiseau fut mis dans une cage d’argent. Cependant la duègne qui sert les intérêts du chevalier se présente avec une corbeille de beaux fruits hors de temps (de primeurs sans doute) au tour pratiqué dans le mur pour approvisionner la maison. La vieille se donne pour l’aïeule de la dame, qui veut bien l’en croire, et toutes deux entrent en longue conversation. — Tu es toujours cloîtrée, dit la duègne, et le dimanche tu ne vas pas à la messe ? — Et comment puis-je y aller, clouée comme je suis ? — Ah ! ma fille, tu te damnes. Tu dois aller à la messe le dimanche. Aujourd’hui c’est fête, allons-y. — La dame se laisse gagner, le perroquet se met à pleurer. La dame ouvre son bahut pour s’habiller, le perroquet s’écrie : — Belle maman, ne t’en va pas, la vieille te fait une trahison. Si tu n’y vas pas, je te conterai un conte. — Aussitôt gagnée, la dame congédie la duègne et s’assied auprès du perroquet qui se met à conter… Trois fois la vieille renouvelle la tentation, trois fois le perroquet la renvoie en promettant une nouvelle histoire. Le mari revient, l’oiseau le rend aveugle en lui jetant du bouillon aux yeux, puis lui saute à la gorge et l’étrangle. Le notaire finit par épouser la belle veuve et gagne l’argent qu’il a parié. — Tel est en raccourci le cadre de la légende sicilienne. Or il existe un très ancien recueil indien, le Çukasaptati, qui n’a jamais été publié intégralement ; la traduction la moins incomplète qu’on en connaisse est en langue romaïque, et a été publiée en 1851, dix-huit ans après la mort du traducteur, Démétrius Galanos. Dans ce recueil où ont puisé de tout temps les conteurs de tous les pays, et d’où est sorti le plus ancien des décamérons européens, le Livre des Sept-Sages, on trouve une femme qui, en l’absence de son mari, brûle d’aller rejoindre son amant, mais elle est retenue dans sa maison et dans son devoir par un perroquet qui lui raconte des histoires amoureuses. La Messia, qui ne sait pas lire, n’a jamais entendu parler du Çukasaptati ; d’où lui vient donc la légende de son perroquet ?
Voici un dernier conte qui ne déplaira pas aux amateurs du mythe solaire. Comme il est court, nous pouvons le traduire littéralement ; il est intitulé l’Horloge du Barbier.
« On conte et on raconte à ces messieurs qu’il y avait une fois un barbier ; ce barbier avait une horloge qui cheminait et cheminait depuis des siècles et ne s’arrêtait jamais et ne manquait jamais l’heure, sans qu’on eût besoin de la remonter. Le barbier l’avait réglée une fois, et dès lors, toujours et sans cesse, tic tac, tic tac, tic tac. Ce barbier était vieux, vieux, et ne savait plus lui-même combien il avait de centaines d’années… Tous ceux du pays couraient à lui dans sa boutique pour demander à l’horloge, qui était enchantée, les choses qu’ils voulaient savoir. Venait le paysan, fatigué et amer, car il avait besoin d’eau pour ses semailles, et voyait encore fermées les portes du ciel. Et l’horloge répondait (en vers) : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Tant que je serai rouge, — l’eau ne doit pas venir, et le domaine est à moi. — En tonnant, en tonnant, s’il ne pleut pas cet an-ci, il pleuvra l’autre.
« Venait le pauvre vieux, appuyé sur son bâton, pris par l’asthme au point qu’il n’en pouvait plus, et il demandait : — O horloge, horloge, dis-moi, y a-t-il beaucoup d’huile à ma lampe ? — Et l’horloge aussitôt : Tic tac, tic tac, tic tac. — De soixante à septante, — l’huile s’écoule dans la lampe. — Après l’an septante-un, la mèche seule s’allume péniblement.
« Venait le garçon féru d’amour, galant et pimpant, tout battant neuf, riant, faisant bombance, et s’avançant vers l’horloge : — Horloge, dis-moi, y a-t-il quelqu’un qui vogue plus heureux que moi au royaume d’amour ? — Et l’horloge alors : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Ce roi n’a pas de jugement ; — aujourd’hui heureux, demain dans l’abîme ; — aujourd’hui faisant figure, — demain dans le tombeau.
« Vient et vient le malandrin de première classe, le chef camorriste de la vicaria (prison), tout houppe et toupet, tout boutons et bagues, et en mâchant ses paroles il dit : — À toi, horloge ! quel potentat y a-t-il qui puisse s’affranchir des mains que voilà ? Je serais homme à te couper la route à toi-même. — Et l’horloge, plus hautaine encore que lui : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Celui qui court pieds nus sur les rasoirs — tôt ou tard y perd sa semelle (sa peau).
« Vient après le pauvre affligé, à jeun, nu, malade de la tête aux pieds. — O horloge, horloge, quand auront à finir ces misères ? Dis-moi, par charité, la mort quand viendra-t-elle ? — Et l’horloge, toujours de la même façon : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Aux malheureux et aux disgraciés — souvent sont destinés plus de jours.
« Et ainsi toute sorte de gens venaient voir cette horloge merveilleuse et tous lui parlaient, et elle donnait réponse a chacun. C’était elle qui savait dire quand se faisaient les fruits, savait dire quand venait l’hiver et quand venait l’été, savait dire quand il faisait jour et à quelle heure finissait la journée, savait dire combien les gens avaient d’années, depuis combien de temps était fait le pays ; en somme, c’était une horloge-machine, une horloge sans seconde, car il n’était chose qu’elle ne sût dire. Chacun l’aurait voulue en sa maison, mais nul ne la pouvait avoir, car elle était enchantée, aussi se rongeait-on inutilement ; mais tous, ou voulant ou ne voulant pas, ou en cachette ou à haute voix, avaient à louer le vieux maître barbier, qui avait su faire cette horloge prodigieuse et l’avait su faire pour cheminer toujours, et nul ne la pouvait démonter ni arrêter, hormis le maître qui l’avait faite.
« Et qui l’a dit et qui l’a fait dire — ne puisse jamais mourir de male mort. »
Cette histoire a été écrite par M. Salomone-Marino sous la dictée d’une femme du peuple, nommée Rosa Amari. Tous nos lecteurs l’ont compris : l’horloge, c’est le soleil, et le barbier, c’est Dieu ; la conteuse comprenait-elle l’allégorie ? M. Salomone ne le dit pas, mais elle devait y pressentir quelque double sens mystérieux, d’où la gravité, la solennité quasi biblique de ses paroles. Il y a de l’Orient dans cet apologue, et c’est ainsi que les filles de Sicile, les simples filles des rues et des champs, qui n’ont pas la moindre notion de l’alphabet, apportent peut-être à M. Benfey, à M. Max Müller et à leurs jeunes émules des pays latins de nouveaux documens attestant la parenté des races indo-européennes, et leur étroite union dans une antiquité si reculée que les calculs de l’homme n’en peuvent mesurer l’éloignement.
MARC-MONNIER.