Les Contes drolatiques/I/L’Héritier du Diable

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L’HÉRITIER DU DIABLE


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Il y avoyt alors ung bon vieulx chanoine de Nostre-Dame de Paris, lequel demeuroyt en un bon logiz à luy, prouche Sainct-Pierre aux Bœufs, dans le Parvis. Cettuy chanoine estoyt venu simple prebstre à Paris, nud comme dague sauf la guaisne. Mais, veu qu’il se trouvoyt estre ung bel homme, bien guarny de tout et complexionné si plantureusement, que, par adventure, il pouvoyt faire l’ouvraige de plusieurs sans trop s’esbrescher, il s’adonna trez fort à la confession des dames : baillant aux mélancholicques une doulce absolution ; aux maladifves, une drachme de son baume ; à toutes une petite friandise. Il feut si bien cogneu pour sa discrétion, sa bienfaisance et aultres qualitez ecclésiasticques, qu’il eut des practiques à la court. Lors, pour ne point resveigler la ialousie de l’officialité, celle des marys et aultres, brief, pour enduire de saincteté ces bonnes et prouffictables menées, la mareschalle Desquerdes luy bailla ung os de sainct Victor, en vertu duquel os tous les miracles du chanoine se parfaisoyent. Et aux curieux il estoit respondu : — Il a ung os qui guarrit de tozt. Et à ce personne ne trouvoyt rien à redire, pour ce qu’il n’estoyt point séant de soubçonner les relicques. A l’umbre de sa soutane, le bon prebstre eut la meilleure des renommées, celle d’ung homme vaillant soubz les armes. Aussi vescut-il comme ung roy ; battant monnoye avecques son goupillon, et transmuant l'eaue benoiste en bon vin. De plus, il estoyt couchié parmy tous les et cætera des notaires ez testamens, ou dans les caudiciles, que aulcuns ont escript CODICILE faulsairement, veu que le mot est issu de cauda, comme si disiez la queue des legs. Finablement le bon frocquart eust esté faict archevesque, s’il eust seulement dict par raillerie : — Ie vouldroys bien mettre une mitre pour couvrechief, affin d’avoir plus chaud à la teste. Ains, de tous les benefices à luy offerts, il n’esleut qu’ung simple canonicat, pour se réserver les bons proufficts de ses confessades. Mais ung iour le couraigeux chanoine se trouva foible des reins, veu qu’il avoyt bien soixante huict ans ; et, de faict, avoyt usé bien des confessionnaulx. Alors, se ramentevant toutes ses bonnes œuvres, il crut pouvoir cesser ses travaulx apostolicques, d’autant qu’il possédoyt environ cent mille escuz, gaignez à la sueur de son corps. Dès ce iour il ne confessa plus que les femmes de hault lignaige, et trez bien. Aussy disoyt-on à la court que, maulgré les efforts des meilleurs ieunes clercs, il n’y avoyt encores que le chanoine de Sainct-Pierre aux Bœufs pour bien blanchir l’âme d’une femme de condition. Puis, enfin, le chanoine devint, par force de nature, ung beau nonagenaire, bien neigeux de la teste ; tremblant des mains, mais quarré comme une tour ; ayant tant craché sans tousser, qu’il toussoyt lors sans pouvoir cracher ; ne se levant plus de sa chaire, luy qui s’estoyt tant levé par humanité ; mais beuvant frais, mangeant rude, ne sonnant mot, et ayant toutes les apparences d’ung vivant chanoine de Nostre-Dame. Veu l’immobilité de ce susdict chanoine ; veu les relations de sa vie maulvaise, qui, depuis ung peu de temps, couroyent parmy le menu peuple tousiours ignare ; veu sa reclusion muette, sa florissante santé, sa ieune vieillesse et aultres chouses longues à dire, il y avoyt aulcunes gens, lesquels, pour faire du merveilleux et nuire à notre saincte religion, s’en alloyent disant que le vray chanoine estoyt pieçà deffunct, et que depuis plus de cinquante ans le diable logeoyt au corps du dict frocquard. De faict, il sembloyt à ses anciennes praticques que le diable seul avoyt pu, par sa grant chaleur, fournir aux distillations hermétiques qu’elles se ramentevoyent avoir obtenues, à leurs soubhaits, de ce bon confesseur, qui tousiours avoyt le diable au corps. Mais, comme ce diable estoyt notablement cuyct et ruyné par elles, et que pour une royne de vingt ans il n’auroyt pas bougié, les bons esperits et ceulx qui ne manquoient point de sens, ou les bourgeoys qui arraisonnoyent sur toutes chouses, gens qui trouveroyent des poulx sur testes chaulves, demandoyent pourquoi le diable restoyt soubz forme de chanoine, alloyt à l’ecclise Nostre-Dame, aux heures où vont chanoines, et s’adventuroyt jusqu’à gobber les parfums de l’encens, gouster à l’eaue benoiste, puis mille aultres choses.

A ces proupos héréticques, les ungs disoyent que le diable vouloyt sans doubte se convertir, et les aultres que il demeuroyt en fasson de chanoine, pour se mocquer des trois nepveux et héritiers de ce susdict brave confesseur, et leur faire attendre iusques au iour de leur propre trespas la succession ample de cet oncle vers lequel ils se desportoyent tous les iours, allant resguarder si le bonhomme avoyt les yeulx ouverts ; et, de faict, le trouvoyent tousiours l’œil clair, vivant et aguassant comme œil de basilic, ce qui les divertissoyt beaucoup, veu qu’ils aymoyent trez fort leur oncle, en paroles. A ce subiect, une vieille femme racontoyt que pour seur le chanoine estoyt le diable, pour ce que deux de ses nepveux, le procureur et le capitaine, conduisant à la nuict leur oncle, sans fallot ni lanterne, au retourner d’ung souper chez le pénitencier, l’avojent faict, par inadvertence, trebucher dans ung bon tas de pierres amassées pour élever la statue de sainct Christophe. D’abord le vieillard avoyt faict feu en tombant, puis s’estoyt, aux cris de ses chiers nepveux et aux lueurs des flambeaux qu’ils vindrent quérir chez elle, retreuvé debout, droict comme une quille et guay comme une esmerillon, disant que le bon vin du pénitencier luy avoyt donné le couraige de soustenir ce choc, et que ses os estoyent bien durs et avoyent eu des assaults plus rudes. Les bons nepveux, le cuydant mort, feurent bien estonnez, et veirent que le temps ne viendroyt pas facilement à bout de casser leur oncle, veu qu’à ce mestier les pierres avoyent tort. Aussy ne l’appeloyent ils pas leur bon oncle à faulx, veu qu’il estoyt de bonne qualité. Aulcunes meschantes langues disoyent que le chanoine avoyt trouvé tant de ces pierres sur son passage, qu’il restoit chez luy, pour n’estre point malade de la pierre, et que la crainte du pire estoyt la cause de sa reclusion.

De tous ces dires et rumeurs, il conste que le vieulx chanoine, diable ou non, demeuroyt en son logiz, ne vouloyt point trespasser, et avoyt trois héritiers avecques lesquels il vivoyt comme avecques ses sciaticques, maulx de reins et aultres despendances de la vie humaine. Desdicts trois héritiers, ung estoyt le plus maulvais souldard qui feust yssu d’ung ventre de femme, et il avoyt deu bien deschirer l’estoffe de sa mère en cassant sa cocquille, veu qu’il estoyt sorty de là avecques des dents et du poil. Aussy mangioyt-il aux deux temps du verbe, le présent et l’advenir, ayant des garses à luy, dont il payoyt les escoffions ; tenant de l’oncle pour la durée, la force et le bon usaige de ce qui est souvent de service. Dans les grosses batailles, il taschoyt de donner des horions sans en recevoir, ce qui est et sera tousiours le seul problesme à resouldre en guerre ; mais il ne s’y espargnoyt iamais ; et, de faict, comme il n’avoyt point d’aultre vertu, hormis sa bravoure, il feut capitaine d’une compaignie de grans lances et fort aymé du duc de Bourgongne, lequel s’enqueroyt fort peu de ce que faisoyent aliàs ses souldards. Cettuy nepveu du diable avoyt nom le capitaine Cochegrue ; et ses créanciers, les lourdiers, bourgeoys ou aultres dont il crevoyt les poches, l’appeloyent le Mau-cinge, veu qu’il estoyt malicieux autant que fort ; mais il avoyt de plus le dos guasté par l’infirmité naturelle d’une bosse, et il ne falloyt point faire mine de monter dessus pour voir plus loing, car il vous auroyt navré, sans conteste.

Le secund avoyt estudié les Coustumes, et, par la faveur de son oncle, estoyt devenu bon procureur et plaidoyt au Palais, où il faisoyt les affaires des dames que iadis le chanoine avoyt le mieulx confessées. Cettuy-là se nommoyt Pille-grue, pour le railler sur son vray nom qui estoyt Cochegrue, comme celluy du capitaine son frère. Pille-grue avoyt ung chestif corps, sembloyt laschier de l’eaue trez froide, estoyt pasle de visaige et possédoyt une physionomie en manière de bec de fouyne. Ce néantmoins, il valoyt bien ung denier de plus que ne valoyt le capitaine, et portoyt à son oncle une pinte d’affection ; mais, depuis environ deux ans, son cueur s’estoyt ung peu feslé, et, goutte à goutte, sa recognoissance avoyt fuy ; de sorte que, de temps à aultre, quand l’aër estoyt humide, il aimoyt à mettre ses pieds dedans les chausses de son oncle et à presser par avance le ius de ceste tant bonne succession.

Luy et son frère le souldard treuvoyent leur part bien légiere, veu que, loyaulment, en droict, en faict, en iustice, en nature et en réalité, besoing estoyt de donner la tierce partie du tout à ung paouvre cousin, fils d’une aultre sœur du chanoine, lequel héritier, peu aymé du bonhomme, restoyt aux champs, où il estoyt bergier près Nanterre.

Cettuy guardien de bestes, paysan à l’ordinaire, vint en ville, sur l’advis de ses deux cousins, qui le mirent en la maison de leur oncle, dans l’espoir que tant par ses asneries, lourderies, tant par son deffault d’engin, tant par son maltalent, il seroyt desplaisant au chanoine, qui le mettroyt à la porte de son testament. Doncques ce paouvre Chiquon, comme avoyt nom le bergier, habitoyt, luy seul, avecques son vieil oncle, depuis ung mois environ ; et, treuvant plus de prouffict ou de divertissement à guarder ung abbé qu’à veigler sur des moutons, se feit le chien du chanoine, son serviteur, son baston de vieillesse, luy disant : « Dieu vous conserve ! » quand il pettoyt : « Dieu vous saulve ! » quand il esternuoyt, et « Dieu vous garde ! » quand il rotoyt ; allant veoir s’il pleuvoyt, où estoyt la chatte, restant muet, escoutant parlant, recevant les tousseries du bonhomme par le nez, l’admirant comme le plus beau chanoine qui feust au monde, le tout de cueur, en bonne franchise, ne saichant point qu’il le leschast à la manière des chiennes qui espoussettent leurs petits ; et l’oncle, auquel ne falloyt point apprendre de quel costé du pain estoyt la frippe, rebuttoyt ce paouvre Chiquon, le faisoyt virer comme un dez ; tousiours appelant Chiquon, et tousiours disant à ses aultres nepveux que ce Chiquon l’aidoyt à mourir, tant baslourd qu’il estoyt. Là-dessus, oyant cela, Chiquon se demenoyt à bien faire à son oncle, et s’esguisoyt l’entendement à le mieulx servir ; mais, comme il avoyt l’arrière-train formulé comme une paire de citrouilles, estoyt large des espaules, gros des membres, peu desgourd, il ressembloyt davantaige au sieur Silène qu’à ung legier Zéphyrus. Au faict le paouvre bergier, homme simple, ne pouvoyt se repestrir ; aussy restoyt-il gros et gras, en attendant la succession pour se maigrir.

Ung soir, monsieur le chanoine discouroyt sur le compte du diable et sur les griefves angoisses, supplices, tortures, etc., que Dieu chauffoyt pour les damnés ; et le bon Chiquon, escoutant, d’ouvrir des yeulx grans comme la gueule d’ung four à ces devis, sans en rien croire.

— Vère, feit le chanoine, n’es-tu pas chrestien ?

— En dà ! oui, respondit Chiquon.

— Eh bien, il y ha ung paradiz pour les bons : ne faut-il point un enfer pour les meschans ?

— Oui, monsieur le chanoine ; mais le diable n’est point utile… Si vous aviez céans ung meschant qui vous mettoyt tout sens dessus dessoubz, ne le boutteriez-vous point dehors ?

— Oui, Chiquon…

— Ho bien ! monsieur mon oncle, Dieu seroyt bien nigaud de laisser dans cettuy monde, qu’il ha si curieusement basty, ung abominable diable espécialement occupé à luy guaster tout… Foin ! ie ne recognoys point le diable, s’il y ha ung bon Dieu… Fiez-vous là-dessus. Ie vouldroys bien veoir le diable !… Ha ! ie n’ay point paour de ses griphes…

— Ah ! si i’estoys dans ta fiance, ie n’auroys nul soulcy de mes ieunes ans, où ie confessoys bien dix foys par chascun iour…

— Confessez encores, monsieur le chanoine !… Ie vous affirme que ce seront mérites prétieux là-hault.

— La ! la ! est-ce vray ? …

— Oui, monsieur le chanoine.

— Tu ne trembles point, Chiquon, de nier le diable ? …

— Ie m’en soulcie comme d’une gerbe de feurre ! …

— Il t’adviendra du desplaisir de ceste doctrine.

— Nullement ! Dieu me deffendra bien du diable, pour ce que ie le croy plus docte et moins beste que le font les savans.

Là-dessus, les deux aultres nepveux entrèrent, et, recognoissant à la voix du chanoine qu’il ne haïoyt point trop Chiquon, et que les doléances qu’il faisoyt à son endroict estoyent de vrayes cingeries pour desguiser l’affection qu’il luy portoyt, se resguardèrent bien estonnez.

Puis, voyant leur oncle en train de rire, ils luy dirent :

— Si vous veniez à tester, à qui lairriez-vous la maison ?

— A Chiquon.

— Et les censives de la rue Sainct-Dènys ?

— A Chiquon.

— Et le fief de Ville-Parisis ?

— A Chiquon.

— Mais, feit le capitaine de sa grosse voix, tout sera doncques à Chiquon ?

— Non, respondit le chanoine en soubriant, pour ce que i’auray beau tester en bonne forme, mon héritaige sera au plus fin de vous trois. Ie suis si près de l’advenir, que i’y veois lors clairement vos destins.

Et le rusé chanoine gecta sur Chiquon ung resguard malicieux, comme auroyt pu faire une linotte coëffée à ung mignon pour l’attirer en son clappier. Le feu de cet œil flambant esclaira le bergier, qui, dès ce moment, eut l’entendement, les aureilles, tout desbrouillé, et la cervelle ouverte, comme est une pucelle le lendemain de ses nopces. Le procureur et le capitaine, prenant ces dires pour prophéties d’Evangile, tirèrent leurs révérences et sortirent du logiz, tout chicquanez des visées saugrenues du chanoine.

— Que penses-tu de Chiquon ? dit Pille-grue au Mau-cinge.

— Ie pense, ie pense, feit le souldard en grondant, que ie pense à m’embusquer dans la rue de Hiérusalem, pour luy mettre la teste en bas de ses pieds. Il la recollera, si bon luy, semble.

— Oh ! oh ! feit le procureur, tu as une fasson de blessure qui se recognoistroyt, et l’on diroyt : « C’est Cochegrue. » Moy, ie songeoys à le convier d’ung disner, après lequel nous iouerions à nous bouter dans ung sac, à ceste fin de veoir, comme chez le Roy, à qui marcheroyt mieulx ainsy accoustré. Puis, l’ayant cousu, nous le proiecterions dans la Seyne, en le priant de nager…

— Cecy veult estre bien meury, reprint le souldard.

— Oh ! c’est tout meur, feit l’advocat. Le cousin estant au diable, l’hoirie sera pour lors entre nous deux.

— Ie veulx bien, dit le batailleur. Mais besoing sera d’estre ensemble comme deux iambes d’ung mesme corps : car, si tu es fin comme soye, ie suis fort comme acier, et les dagues valent bien les lassets !… Oyez ça, mon bon frère…

— Oui !… feit l’advocat, la cause est entendue ; maintenant, sera-ce le fil ou le fer ?

— Eh ! ventre de Dieu, est-ce doncques ung roy que nous avons à deffaire ? Pour ung simple lourdaud de bergier, faut-il tant de paroles ? … Allons ! vingt mille francs sur l’hoirie à celluy de nous qui, premier, l’aura descoupé ! … Ie luy diray de bon foye : « Ramasse ta teste. »

— Et moy : « Nage, mon amy !… » s’escria l’advocat en riant comme la fente d’ung pourpoinct.

Puis ils s’en allèrent souper, le capitaine chez sa gouge, et l’advocat chez la femme d’ung orphebvre, de laquelle il estoyt l’amant.

Qui feut esbahy ? … Chiquon ! Le paouvre bergier entendoyt le deviz de sa mort, encores que ses deux cousins se pourmenassent dans le parviz et se parlassent l’ung à l’aultre, comme ung chascun parle à l’ecclise, en priant Dieu. Aussy, Chiquon estoyt fort en peine de sçavoir si les paroles montoyent ou si ses aureilles estoyent descendues.

— Entendez-vous, monsieur le chanoine ?

— Oui ? feit-il, i’entends le bois qui sue dans le feu…

— Ho ! ho ! respondit Chiquon, si ie ne crois point au diable, ie crois en sainct Michel, mon ange gardien, et ie cours là où il m’appelle…

— Va, mon enfant ! dit le chanoine, et prends guarde de te mouiller ou de te faire trancher la teste, car ie crois entendre ruisseler de l’eaue ; et les truands de la rue ne sont pas tousiours les plus dangereux truands…

A ces mots, Chiquon s’estomira bien fort, et, resguardant le chanoine, luy treuva l’air bien guay, l’œil bien vif et les pieds bien crochus ; mais, comme il avoyt à mettre ordre au trespas qui le menassoyt, il songea qu’il auroyt tousiours le loisir d’admirer le chanoine ou de luy rongner les ongles, et il dévalla vitement par la ville, comme femme trottant menu devers son plaisir.

Ses deux cousins, n’ayant nulles présumptions de la science divinatoire dont les bergiers ont maintes bourrasques passaigieres, avoyent souventes foys devisé devant luy de leurs traisnées secrettes, le comptant pour rien.

Ores ung soir, pour divertir le chanoine, Pille-grue luy avoyt raconté comment s’y prenoyt, en amour, la femme de cet orphebvre à la teste duquel il aiustoyt trez bien des cornes ciselées, brunies, sculptées, historiées comme salières de prince. La bonne damoiselle estoyt, à l’entendre, ung vray moule à goguettes, hardie à la rencontre ; despeschant une accolade pendant le temps que son mary montoyt les degrez, sans s’esbahir de rien ; dévorant la denrée comme si elle gobboyt une fraize ; ne songeant qu’à hutiner ; toujours vétillant, frétillant ; gaye comme une honneste femme à qui rien ne fault ; contentant son bon mary, qui la chérissoyt aussy fort qu’il pouvoyt aymer son gosier ; et fine comme ung perfum ; et tant que, depuis cinq ans, elle affustoyt si bien le train de son mesnaige et le train de ses amours, qu’elle avoyt renom de preude femme, la confiance de son mary, les clefs du logiz, la bourse, et tout.

— Et quand doncques iouez-vous de la fluste doulce ? demanda le chanoine.

— Tous les soirs. Et bien souvent ie couche avecques elle.

— Et comment ? feit le chanoine estonné.

— Vécy comme. Il y ha, dans ung réduict voisin, ung grant bahut où ie me loge. Quand son bon mary rentre de chez son compère le drapier, où il va souper tous les soirs, pour ce qu’il en faict souvent la besongne près de la drapière, ma maistresse obiecte ung peu de maladie, le laisse couchier seul, et s’en vient faire panser son mal dans la chambre au bahut. Lendemain, quand mon orphebvre est à sa forge, ie dévalle ; et, comme la maison ha une yssue sur le pont et l’aultre en la rue, ie suis tousiours venu par l’huys où le mary n’est pas, soubz prétexte de luy parler de ses procez que i’entretiens tous en ioye et en santé, ne les laissant point finer. C’est un cocquaige à rentes, veu que les menus frais et loyaulx cousts des procédures luy despensent autant que chevaulx en l’escuyrie. Il m’ayme beaucoup, comme tout bon cocqu doibt aymer celuy qui l’ayde à bescher, arrouzer, cultiver, labourer le jardin naturel de Vénus, et il ne faict rien sans moy.

Ores, ces practiques revindrent en mémoire du bergier, qui feut illuminé par une lueur yssue de son dangier, et conseillé par l’intelligence des mesures conservatoires dont chaque animal possède une dose suffisante pour aller jusqu’au bout de son peloton de vie. Aussy, Chiquon gaigna, de pied chauld, la rue de la Calandre, où debvoyt estre l’orphebvre en train de souper avecques sa commère ; et, après avoir congné à l’huys, respondu à l’interrogatoire à travers la petite grille, et s’estre dict messaigier de secrets d’Estat, il feut admis au logiz du drapier. Ores, venant droict au fait, il feit lever de table le ioyeulx orphebvre, le destourna dans ung coin de la salle, et là luy dit : — Si ung de vos voisins vous plantoyt ung taillis sur le front, et qu’il vous feust livré pieds et poings liez, ne le bouteriez-vous point dans l’eaue ?

— Trez bien, feit l’orphebvre ; mais si vous vous gaussez de moy, ie vous congneray dur.

— La ! la ! reprint Chiquon, ie suis de vos amys, et viens vous advertir que, autant de foys vous avez préconisé la drapière de céans, autant l’ha esté votre bonne femme par l’advocat Pille-grue ; et, si vous voulez revenir à vostre forge, vous y treuverez bon feu. A vostre venue, celluy qui balaye gentement ce que vous sçavez, pour le tenir propre, se boutera dedans le grant bahut aux hardes. Ores faictes estat que ie vous achepte ledict bahut, et que ie seray sur le pont, avecques ung charreton, à vostre commandement.

Ledict orphebvre print son manteau, son bonnet, faulsa compaignie à son compère, sans dire ung mot, et courut à son trou, comme ung rat empoisonné. Il arrive et frappe ; on ouvre, il entre, monte les degrez en haste, treuve deux couverts, entend fermer le bahut, veoit sa femme reve- nant de la chambre aux amours, et lors il luy dict : — Ma mye, vécy deux couverts.

— Hé bien, mon mignon, ne sommes-nous pas deux ?

— Non, feit-il, nous sommes trois.

— Vostre compère vient ? feit-elle en resguardant aussitôt par les degrez, avecques une parfaicte innocence.

— Non, ie parle du compère qui est dans le bahut.

— Quel bahut ? feit-elle. Estes-vous en vostre bon sens ? Où voyez-vous ung bahut ? Met-on des compères dans les bahuts ? Suis-je femme à logier des bahuts pleins de compères ? Depuis quand les compères logent-ils dans des bahuts ? Rentrez-vous fol, pour mesler vos compères et vos bahuts ? Ie ne vous cognoys de compère que maistre Corneille le drapier, et de bahut que celluy où sont nos hardes.

— Oh ! feit l’orphebvre. Ma bonne femme, il y ha ung maulvais garson qui est venu m’advertir que tu te laissoys chevaulcher par nostre advocat, et qu’il estoyt dans ton bahut.

— Moy ! feit-elle, ie ne sauroys sentir ces chicquaniers : ils besongnent tout de travers…

— La ! la ! ma mye, reprint l’orphebvre, ie te cognoys pour une bonne femme, et ne veulx point avoir de castille avecques toy pour ung meschant bahut. Le donneur d’adviz est ung layetier, auquel ie vais vendre ce mauldict bahut, que ie ne veulx plus iamais veoir céans ; et, pour celluy-là, il m’en vendra deux iolys petits, où il n’y aura pas tant seulement la place d’ung enfant ; par ainsy, les meschancetez et hableries des envieux de ta vertu seront estainctes, faulte d’aliment.

— Vous me faictes bien plaisir, dit-elle ; ie ne tiens point à mon bahut, et, par adventure, il n’y ha rien dedans. Nostre linge est à la buanderie. Il sera facile d’emporter dès demain matin ce bahut de meschief. Voulez-vous souper ?

— Nenny ! dit-il, ie souperay de meilleur appétit sans ce bahut.

— Ie veois, dit-elle, que le bahut sortira plus facilement d’icy que vostre teste…

— Holà ! hé ! cria l’orphebvre à ses forgerons et apprentifs. Descendez !

En ung clin d’œil, ses gens feurent en pied. Puis, luy, le maistre, leur ayant commandé briefvement la manutention dudict bahut, le meuble aux amours feut soubdainement transfreté par la salle ; mais, en passant, l’advocat, se treuvant les pieds en l’aër, ce dont il n’avoyt coustume, tresbuchia ung petit.

— Allez, dit la femme, allez ! C’est le montant qui bouge.

— Non, ma mye, c’est la cheville. Et, sans aultre conteste, le bahut glissa trez gentement le long des degrez.

— Holà, le charreton ! feit l’orphebvre. Et Chiquon de venir en sifflant ses mules, et bons apprentifs de bouter le bahut processif dessus la charrette.

— Hé ! hé ! feit l’advocat.

— Maistre, le bahut parle, dit ung apprentif.

— En quelle langue ? feit l’orphebvre en luy donnant ung bon coup de pied entre deux gentillesses qui heureusement n’estoyent point de verre. L’apprentif alla cheoir sur ung degré, de sorte qu’il discontinua ses estudes en langue de bahut. Le bergier, accompaigné du bon orphebvre, emmena tout le bagaige au bord de l’eaue, sans escouter la haulte éloquence du bois parlant ; et, luy ayant adiouxté quelques pierres, l’orphebvre le gecta en la Seyne.

Nage, mon amy ! cria le bergier d’une voix suffisamment raillarde, au moment où le bahut s’humecta en faisant ung beau petit plongeon de canard. Puis Chiquon continua d’aller par le quay iusques en la rue du port Sainct-Landry, près de cloistre Nostre-Dame. Là, il advisa ung logiz, recogneut la porte et y frappa rudement.

— Ouvrez, dit-il, ouvrez, de par le Roy !

Oyant cela, un vieil homme, qui n’estoyt aultre que le fameux lombard Versoris, accourut à l’huys.

— Qu’est cecy ? feit-il.

— Ie suis envoyé par le prevost pour vous prévenir de faire bonne guette ceste nuict, respondit Chiquon, comme de son costé il mettra sur pied ses archers. Le bossu qui vous ha volé est de retour. Demourez ferme soubz les armes, car il pourroyt bien vous deslivrer du restant.

Ayant dict, le bon bergier lascha pied et courut en la rue des Marmouzets, à la maison où le capitaine Cochegrue estoyt à banqueter avecques la Pasquerette, la plus iolie des villotières et la plus mignonne en perversitez qui feust alors, au dire de toutes les filles de ioye. Le resguard d’ycelle estoyt vif, perçant comme ung coup de poignard. Son allure estoyt si chatouilleuse à la veue, qu’elle eust mis le paradiz en rut. Enfin, elle estoyt hardie comme une femme qui n’ha plus d’aultre vertu que l’insolence. Le paouvre Chiquon estoyt bien empesché, en allant au quartier des Marmouzets. Il avoyt grant paour de ne point descouvrir le logiz de la Pasquerette, ou de treuver les deux pigeons couchiez ; mais ung bon ange accommodoyt espécialement les chouses à sa guyse. Vécy comme. En entrant dans la rue des Marmouzets, il veit force lumières aux croisées, testes coëffées de nuict dehors, et bonnes gouges, villotières, femmes de mesnaige, marys, damoiselles, ung chascun freschement levé, se resguardant comme si l’on menoyt pendre ung voleur aux flambeaux.

— Et qu’y ha-t-il ? feit le bergier à ung bourgeoys, lequel en grant haste estoyt sur sa porte avecques une pertuysanne en la main.

— Oh ! ce n’est rien, respondit le bon homme. Nous cuydions que les Armignacs dévalloyent par la ville ; mais c’est le Mau-cinge qui bat la Pasquerette.

— Où est-ce ? demanda le bergier.

— Là-bas, à ceste belle maison dont les piliers ont en hault des gueules de beaulx crapauds volans bien mignonnement engravées. Entendez-vous les varlets et les chamberières ?

Et, de faict, ce n’estoyent que cris : — Au meurtre ! au secours ! Holà ! Venez ! Puis, dans la maison pleuvoyent les coups ; et le Mau-cinge disoyt de sa grosse voix : — A mort la garse ! Tu chantes, ribaulde ! Ah ! tu veulx des escuz ! en voilà !

Et la Pasquerette gémissoyt : « Hein ! hein ! ie meurs ! à movy ! Hein ! hein !… » Lors, un grant coup de fer, puis la lourde chute du légier corps de la iolie fille, sonnèrent, et feurent suyvis d’un grant silence ; après quoy, les lumières s’esteginirent : serviteurs, chamberières, convives et aultres rentrèrent, et le bergier, qui estoyt advenu à temps, monta les degrez, de compaignie avecques eulx. Mais, en voyant dedans la salle haulte les flacons cassez, les tapisseries coupées, la nappe à terre avecques les plats, ung chascun demoura coy.

Le bergier, hardy comme ung homme adonné à ung seul vouloir, ouvrit l’huys de la belle chambre où couchioyt la Pasquerette, et la treuva toute deffaicte, les cheveulx espars, la gorge de travers, gisant sur son tapis ensanglanté ; puis, le Mau-cinge, esbahy, qui avoyt le verbe bien bas, ne saichant plus sur quelle note chanter le reste de son antienne.

— Allons ! ma petite Pasquerette, ne fais point la morte ! Viens ça que ie te raccommode ! Ah ! sournoyse, deffuncte ou vivante, tu es si iolie dans le sang, que ie vais t’accoller !

Ayant dict, le rusé souldard la print et la gecta sur le lict ; mais elle y tomba tout d’une pièce et roide comme le corps d’ung pendu. Ce que voyant, le compaignon crut qu’il debvoit tirer sa bosse du ieu ; cependant le malicieux, avant de lever le pied, dit : — Paouvre Pasquerette ! Comment ay-ie pu meurdrir une si bonne fille que i’aymoys tant ! Mais, oui, ie l’ai tuée, et la chouse est claire, car de son vivant iamais son ioly tettin ne se feust laissé cheoir comme il est ! Vrai Dieu ! l’on diroyt un escu au fond d’ung bissac.

Sur ce, la Pasquerette ouvrit l’œil et inclina légierement la teste pour veoir à sa chair, qui estoyt blanche et ferme ; lors, elle revint à la vie par ung grant soufflet qu’elle bailla sur la ioue du capitaine.

— Voilà pour médire des morts, feit-elle en soubriant.

— Et pourquoy doncques vous tuoyt-il, ma cousine ? demanda le bergier.

— Pourquoy ? demain les sergens viennent tout saisir léans, et luy qui n’a pas plus de monnoye que de vertus, me reprouchoyt de vouloir faire plaisir à ung ioly seigneur, lequel me doibt saulver de la main de iustice.

— Pasquerette, ie te rompray les os !

— La ! la ! dit Chiquon, que pour lors le Mau-cinge recogneut, n’est-ce que cela ? Oh bien, mon bon amy, ie vous apporte de notables sommes !

— Et d’où ? demanda le capitaine esbahy.

— Venez icy, que ie vous parle en l’aureille. Si quelques trente mille escuz se pourmenoyent nuictamment à l’umbre d’ung poirier, ne vous baisseriez-vous point pour les serrer, affin qu’ils ne se guastassent pas ?

— Chiquon, ie te tue comme ung chien, si tu te railles de moy, ou ie te baise là où tu vouldras, si tu me mets en face de trente mille escuz, quand mesmes besoing seroyt de tuer trois bourgeoys au coin d’ung quay.

— Vous ne tuerez seulement pas ung bonnet. Vécy le faict. I’ay pour amie, en toute loyaulté, la servante du lombard qui est en la Citté, prouche le logiz de nostre bon oncle. Ores, ie viens de sçavoir, de science certaine, que ce chier homme est party ce matin aux champs, après avoir enfouy soubz un poirier de son iardin ung bon boisseau d’or, cuydant n’estre veu que des anges. Mais la fille, qui avoyt par adventure ung grant mal de dents et prenoyt l’aër à sa lucarne, ha espié le vieulx torsonnier sans le vouloir, et ha iasé avecques moy par mignardise. Si vous voulez iurer de me faire bonne part, ie vous presteray mes espaules à ceste fin de grimper en la creste du mur, et, de là, vous gecterez sur le poirier qui est iouxtant le mur. Hein ! direz-vous que ie suis ung balourd, ung bestial ?

— Nenny ! tu es ung bien loyal cousin, ung honneste homme ; et, si tu as iamais à mettre ung ennemy à l’umbre, ie suis là, prest à tuer mesmes ung de mes amys pour toy. Ie suis non plus ton cousin, ains ton frère. — Holà ! ma mye, cria le Mau-cinge à la Pasquerette, redresse les tables ; essuye ton sang, il m’appartient, ie te le paye et t’en bailleray du mien cent foys autant que je t'en ay prins. Fais tirer du meilleur ; raffermis nos oiseaulx effarouchiez ; raiuste tes iuppes ; ris, ie le veulx ; veois aux ragousts et reprenons nos prières du soir où nous les avons laissées ; demain, ie te fays plus brave que la royne. Vécy mon cousin que ie veulx resgaller, quand, pour ce, besoing seroyt de gecter la maison par les fenestres ; nous retrouverons tout demain dedans les caves. Sus ! sus aux iambons !

Lors, et en moins de temps qu’ung prebstre n’en met a dire son Dominus vobiscum, tout le pigeonnier passa des larmes au rire, comme il avoyt passé du rire aux larmes. Il n’y ha que dans ces maisons emputanées où se fasse ainsy l’amour à coups de dague, et où s’esmeuvent des tempestes ioyeulses entre quatre murs ; mais ce sont chouses que n’entendent point les dames à haults collets. Ledict capitaine Cochegrue feut guay comme ung cent d’escholiers au desiucher de la classe, et feit bien boire son bon cousin, lequel avaloyt tout rusticquement, et trencha de l’homme ivre, en débagoulant mille sornettes : comme quoy, demain il achepteroyt Paris ; presteroyt cent mille escuz au Roy ; pourroyt fianter dans l’or ; enfin, dit tant de bourdes, que le capitaine, redoubtant quelques fascheux adveux, et l’estimant bien desfoncé de cervelle, l’emmena dehors, en bonne intention, lors du partaige, d’entamer Chiquon, pour veoir s’il n’avoyt point une esponge dans l’estomach, pour ce qu’il venoyt de humer ung grantissime quartaud de bon vin de Suresne. Ils allèrent devisant de mille chouses théologicques qui s’embrouilloyent trez fort, et finèrent par se couler d’ung pied muet iuz au mur du iardin où estoyent les escuz du lombard. Ledict Cochegrue, se faisant un planchier des larges espaules de Chiquon, saulta sur le poirier, en homme expert ez assaults des villes ; mais Versoris, qui le guettoyt, luy feit une entaille à la nuque et la réitéra si durement, que, en trois coups, le chief dudict Cochegrue tomba, non sans qu’il eust entendu la voix claire du bergier, qui luy crioyt : Ramasse ta teste, mon amy !

La-dessus, le généreux Chiquon, en qui la vertu recevoyt sa récompense, cuyda qu’il seroyt saige de retourner au logiz du bon chanoine, dont l’héritaige estoyt, par la graace de Dieu, méthodicquement simplifié. Doncques, il gaigna la rue Sainct-Pierre-aux-Bœufs à grant renfort de pieds, et bientost dormit comme ung nouveau-né, ne saichant plus ce que vouloyt dire le mot cousin-germain. Ores, le lendemain, il se leva, suyvant la coustume des bergiers, avecques le soleil, et vint en la chambre de son oncle pour s’enquérir s’il crachoyt blanc, s’il toussoyt, s’il avoyt eu bon sommeil ; mais la vieille meschinarde lui dict que le chanoine, entendant sonner les matines de Sainct-Maurice, premier patron de Nostre-Dame, avoyt esté, par révérence, en la cathédrale, où tout le Chapitre debvoyt desieuner chez l’évesque de Paris. Sur ce, Chiquon respondit : — Monsieur le chanoine est-il hors de sens d’aller se rafreschir ainsy ; gaigner des rheumes, amasser froid aux pieds ? veut-il crever ? Ie vais luy allumer ung grand feu pour le reconforter à son retour.

Et le bon bergier saillit en la salle où se tenoyt voulentiers le chanoine, mais, à son grand esmoy, le veit sis en chaire.

— Ah ! ah ! que dict-elle, ceste folle de Buyrette ? Ie vous sçavoys trop bien advisé pour estre à ceste heure iuché en vostre stalle du chœur.

Le chanoine ne sonna mot. Le bergier, qui estoyt, comme tous les contemplateurs, homme de sens caché, n’ignoroyt point que parfoys les vieillards ont de saiges lubies, conversent avecques les essences des chouses occultes et achevent de marmotter, en dedans d’eulx, des discours aultres que ceulx dont s’agit ; en sorte que, par révérence et en grant respect des méditations absconses du chanoine, il alla se seoir à distance et attendit la fin de ces songeries, en vérifiant, sans mot dire, la longueur des ongles du bonhomme, lesquels faisoyent mine de trouer les soliers. Puis, considérant attentivement les pieds de son chier oncle, il feut esbahy de veoir la chair de ses iambes si cramoisie qu’elle rougissoyt les chausses et sembloyt tout en feu à travers les mailles.

— Il est doncques mort ! pensoyt Chiquon.

En ce moment, l’huys de la salle s’ouvrit, et il veit encores le chanoine, qui, le nez gelé, revenoyt de l’office.

— Ho ! ho ! feit Chiquon, mon oncle, estes-vous hors de sens ? Faictes doncques attention que vous ne debvez pas estre à la porte, pour ce que vous estes desià sis en vostre chaire au coin du feu, et qu’il ne peut pas y avoir deux chanoines comme vous au monde !

— Ah ! Chiquon, il y ha eu un temps où i’auroys bien voulu estre en deux endroicts à la foys ; mais cela n’est poinct du faict de l’homme ; il seroyt trop heureux ! As-tu la berlue ? ie suis seul icy.

Lors Chiquon, destournant la teste vers la chaire, la treuva vuyde, et, bien surprins, comme debvez le croire, il s’en approucha et recogneut sur le carreau ung petit tas de cendres d’où fumoyt une senteur de soulphre.

— Ah ! feit-il tout espanté, ie recognoys que le diable s’est conduict à mon esguard en guallant homme ; ie prieray Dieu pour luy.

Et, là-dessus, il raconta naïfvement au chanoine comment le diable s’estoyt diverty à faire de la providence, et l’avoyt aydé à se débarrasser loyalement de ses maulvais cousins ; ce que le bon chanoine admira fort et conceut trez bien, veu qu’il avoyt beaucoup de bon sens encores, et souventes foys avoyt observé des chouses qui estoyent à l’advantaige du diable. Aussy ce vieulx bonhomme de prebstre disoyt-il qu’il se rencontroyt tousiours autant de bien dans le mal que de mal dans le bien, et, partant, qu’il falloit estre assez nonchalant de l’aultre vie : ce qui estoyt une griefve hérezie, dont maint concile ha faict iustice.

Voilà comment les Chiquons devindrent riches et purent, dans ces temps-cy, par la fortune de leur ayeul, ayder à bastir le pont Sainct-Michel, où le diable fait trez bonne figure sous l’ange, en mémoire de ceste adventure consignée ez histoires véridicques.




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