Les Contes drolatiques/I/Le Péché véniel

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Les Contes drolatiquesGarnier frères (p. 28-80).

LE CHASTEL DE BONHOMME BRUYN


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LE PÉCHÉ VÉNIEL



COMMENT LE BONHOMME BRUYN PRINT FEMME.


Messire Bruyn, celuy-là qui paracheva le chastel de la Roche-Corbon-lez-Vouvray, sur la Loire, feut ung rude compaignon en sa ieunesse. Tout petit, il grugeoyt desià les pucelles, gectoyt les maisons par les fenestres et tournoyt congruement en farine de

diable, quant il vint à calfeutrer son père, le baron de la Roche-
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Corbon. Lors feut maistre de faire tous les iours feste à sept chandelliers ;

et, de faict, il besongna des deux mains à son plaizir. Ores force de faire esternuer ses escuz, tousser sa braguette, saigner les poinçons, resgaller les linottes coëffées et faire de la terre le fossé, se veit excommunié des gens de bien, n’ayant pour amys que les saccageurs de pays et les lombards. Mais les usuriers devinrent bien tost resches comme des bogues de chastaignier, quand il n’eut plus à leur bailler d’aultres gaiges que sa dicte seigneurie de la Roche-Corbon, veu que la Rupes Carbonis relevoyt du Roy notre sire. Alors Bruyn se treuva en belle humeur de descliquer des coups à tors et à travers, casser les clavicules aux aultres et chercher noise à tous pour des vétilles. Ce que voyant, l’abbé de Marmoustiers, son voisin, homme libéral en paroles, luy dit que ce estoyt signe évident de perfection seigneuriale, qu’il marchoyt dans la bonne voye, mais que, s’il alloit desconfire, à la gloire de Dieu, les Mahumetistes qui conchioyent la Terre-Saincte, ce seroyt mieulx encores, et que il reviendroyt sans faulte, plein de richesses et d’indulgences, en Touraine, ou en paradiz, d’où tous les barons estoyent sortis iadis.

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Ledict Bruyn, admirant le grand sens du prélat, se despartit du pays, harnaché par le monastère et bény par l’abbé, à la ioye de ses voisins et amys. Lors il mit à sac force villes d’Asie

et d’Affricque, battit les mescréans sans crier gare, escorchia les

Lors il mit à sac force villes d’Asie et d’Affricque, battit les mescréans
sans crier gare.
Sarrazins, les Grecs, Angloys ou aultres, se souciant peu s’ils estoyent amys et d’où ils sourdoyent, veu qu’entre ses mérites il
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avoyt celuy de n’estre point curieux, et ne les interroguoyt qu’après les avoir occiz. A ce mestier, moult agréable à Dieu, au Roy et à luy, Bruyn gaigna renom de bon chrestien, loyal chevalier, et s’amuza beaucoup en pays d’oultre-mer, veu qu’il donnoyt plus voulentiers ung escu aux garses que six deniers à ung paouvre, quoiqu’il rencontrast plus de beaulx paouvres que de parfaictes

commères ; mais en bon
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Tourangeau il faisoyt soupe de tout pain. Finalement, quand il feut saoul de Turcques, de relicques et aultres bénéfices de Terre-Saincte, Bruyn, au grand estonnement des Vouvrillons, retourna de la Croisade, encombré d’escuz et pierreries, au rebours d’aulcuns qui, de riches au despart, revindrent lourds de lepres et légiers d’argent. Au retourner de Tuniz, nostre seigneur le roy Philippe le nomma

comte, et le feit son senneschal
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en nostre pays et en celuy de Poictou. Lors il feut aymé grantement et à bon escient considéré, veu qu’oultre toutes ses belles qualitez il funda l’ecclise des Carmes-Deschaulx en la paroësse de l’Esgrignolles, par manière d’acquit envers le Ciel, en raison des desportements de sa ieunesse. Aussy feut-il cardinalement confict dans les bonnes graaces de l’Ecclise et de Dieu. De maulvais gars et homme de meschiefs, devint bon homme, saige, et discrettement paillard, en perdant ses cheveulx. Rarement se choleroyt, à moins qu’on ne maulgreast Dieu devant luy, ce qu’il ne toleroyt point, pour ce qu’il l’avoyt maulgréé pour les aultres en sa folle ieunesse. Brief, il ne querelloyt plus, veu qu’estant senneschal, les gens lui cédoyent incontinent. Vray dire aussy qu’il voyoyt lors ses dezirs accomplis ; ce qui rend, voire ung diableteau, otieux et tranquille de la cervelle aux talons. Et doncques, il possédoyt ung chastel deschicqueté sur toutes les coutures et tailladé comme ung pourpoinct hespaignol, assis sur ung costeau d’où il se miroyt en Loire ; dedans les salles estoyent des tapisseries royales, meubles et bobans,

pompes et inventions sarrazines dont s’estomiroyent ceulx de
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Tours, et mesmes l’archevesque et les clercs de Sainct-Martin,

auxquels il bailla, en pur don, une bannière frangée d’or fin.
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A l’entour dudict chasteau fourmilloyent de beaulx domaines, moulins, futayes, avecques moissons de redevances de toutes sortes, si qu’il estoyt ung des forts bannerets de la province, et pouvoyt bien mener en guerre mille hommes au Roy nostre sire. En ses vieulx jours, si par cas fortuit, son baillif, homme diligent à pendre, luy amenoyt ung paouvre paysan soubçonné de quelque meschanterie, il disoyt en soubriant : — Lasche cettuy-ci, Breddiff, il comptera pour ceux que i’ay inconsidérément navrez là-bas… Souventes foys aussy les faisoyt-il bravement branchier à ung chesne ou accrochier à ses potences ; mais c’estoyt unicquement pour que iustice feust, et que la coustume ne s’en perdist point en ses chastellenies. Aussy le populaire estoyt-il saige et rengé, comme nonnettes d’hier, sur ses terroirs, et tranquille, veu qu’il le protégeoyt

des routiers et malandrins, lesquels il n’espargnoyt iamais,
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saichant par expertise combien de playes faisoyent ces mauldictes bestes de proye. Du reste, fort dévotieux, despeschant trez-bien

toute chouse, les offices comme le bon vin, il esmouchoyt les procez
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à la turque, disoyt mille ioyeulsetez à gens qui perdoyent, et disnoyt avecques eux pour iceulx consoler. Il faisoyt mettre les pendus en terre saincte, comme gens appartenant à Dieu, les treuvant assez punis d’estre empeschez de vivre. Enfin, ne pressoyt les Iuifs qu’à temps et lorsqu’ils estoyent enflez d’usure et de deniers ; il les laissoyt amasser leur buttin comme mousches à miel, disant qu’ils estoyent les meilleurs collecteurs d’impost. Et ne les despouilloyt iamais que pour le prouffict et usaige des gens d’Ecclise, du Roy, de la province, ou pour son service à luy.

Ceste débonnaireté luy attrayoyt l’affection et l’estime de ung chascun, grants et petits. S’il revenoyt, soubriant, de son siége iusticial, l’abbé de Marmoustiers, vieil comme luy, disoyt : — Ha ! ha ! messire, il y ha doncques des pendus, que vous riez ainsy !… Et quand, venant de la Roche-Corbon à Tours, il passoyt à cheval le long du faulxbourg Sainct-Symphorien, les petites garses disoyent : — C’est iour de iustice, vécy le bon homme Bruyn. Et,

sans avoir paour, le resguardoyent chevaulchant sur une grant
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hacquenée blanche qu’il avoyt ramenée du Levant. Sur le pont, les ieunes gars s’interrompoyent de iouer aux billes, et luy crioyent : — Boniour, monsieur le senneschal ! Et luy respondoyt en gaussant : — Amusez-vous bien, mes enfans, iusqu’à ce qu’on vous fouette. — Oui, monsieur le senneschal.

Aussy feit-il le pays si content et si bien balayé de voleurs, que, l’an du grand desbordement de la Loire, il n’y avoyt eu que vingt-deux malfaicteurs de pendus dans l’hyver, sans compter ung Iuif bruslé en la commune de Chasteau-Neuf, pour avoir dérobet une hostie, ou achepté, dict-on, car il estoyt riche.

Un iour de l’an suyvant, environ la Sainct-Jean des foins, ou

la Sainct-Jean qui fauche, comme nous disons en Touraine, advine
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des Ægyptiacques, Bohémiens ou aultres troupes larronnesses, qui feirent ung vol de chouses sainctes à Sainct-Martin, et, au lieu et place de madame la Vierge, laissèrent, et en guyse d’insulte et mocquerie de nostre vraye foy, une infame iolie fille de l’aage d’un vieulx chien, toute nue, histrionne et mauricaulde comme eulx. De ce forfaict sans nom feut également conclud par les gens du Roy et ceulx de l’Ecclise que la Moresse payeroyt pour le tout, seroyt arse et cuicte vifve au quarroy Sainct-Martin, prouche la fontaine, où est le marché aux Herbes. Lors le bonhomme Bruyn apertement et dextrement desmonstra, à l’encontre des aultres, que ce seroyt chouse prouffictable et bien plaisante à Dieu de conquester ceste ame africquaine à la vraye religion ; et si le diable logié en cettuy corps féminin faisoyt de l’entesté, que les fagots ne fauldroyent point à le brusler, comme disoyt ledict arrest. Ce que l’archevesque treuva saigement pensé, moult canonicque, conforme à la charité chrestienne et à l’Évangile. Les dames de la ville et aultres personnes d’authorité dirent à haulte voix que on les frustroyt d’une belle cérémonie, veu que la Moresse plouroyt sa vie en la geole, clamoyt comme chievre liée, et se convertiroyt seurement à Dieu pour continuer à vivre autant qu’ung corbeau, s’il estoyt loisible à elle. A quoy le senneschal respondit que, si l’estrangiere vouloyt sainctement soy commettre en la religion chrestienne, il y auroyt une cérémonie bien aultrement guallante, et qu’il se iactoyt de la faire royalement magnificque, pour ce qu’il seroyt le parrain du baptesme, et que pucelle debvroyt estre sa commère, à ceste fin de plaire davantaige à Dieu, veu que luy-mesme estoyt censé cocquebin. En nostre pays de Touraine, ainsy dict-on des ieunes gars vierges, non mariez ou estimez tels, affin de les distinguer emmy les espoux ou les veufs ; mais les garses sçavent bien les deviner sans le nom, pour ce qu’ils sont légiers et ioyeulx plus que tous aultres saulpouldrez de mariaige.

La Moresque n’hésita point entre les fagots du feu et l’eaue du baptesme. Elle ayma davantaige estre chrestienne et vivante que bruslée Ægyptiacque : par ainsy, pour ne point estre boullue ung moment, elle deut ardre de cueur pendant toute sa vie, veu que, pour plus grant fiance en sa religion, elle feut mise au moustier des nonnes prouche le Chardonneret, où elle feit vœu de saincteté. Ladicte cérémonie feut parachevée au logiz de l’archevesque, où, pour ceste foys, il feut ballé, dancé, en l’honneur du Saulveur des hommes, par les dames et seigneurs de Touraine, pays où plus on dance, balle, mange, belute et faict-on plus de gras banquets et plus de ioyeulsetez qu’en aulcun du monde entier. Le bon vieil senneschal avoyt prins pour sa commère la fille au seigneur d’Azay-le-Ridel, qui depuis feut Azay-le-Bruslé, lequel seigneur, s’estant croisé, feut laissé devant Ascre, ville trez-esloignée, aux mains d’ung Sarrazin qui demandoyt une ransson royale, pour ce que ledict seigneur estoyt de belle prestance.

La dame d’Azay, ayant baillé son fief en gaige aux lombards et torssonniers, affin de faire la somme, restoyt sans ung piestre denier, attendant le sire dans ung paouvre logiz de la ville, sans ung tapis pour se seoir, mais fière comme la royne de Saba, et brave comme ung levrier qui deffend les nippes de son maistre. Voyant ceste grant destresse, le senneschal s’en alla délicatement requérir la demoiselle d’Azay d’estre la marraine de ladicte Ægyptiacque, pour ce qu’il auroyt le droict de bien faire à la dame d’Azay. Et, de faict, il gardoyt une lourde chaisne d’or, emblée à la prinse de Chyppre, qu’il déliberoyt d’agrapher au col de sa gentille commère ; ains il y pendit son domaine et ses cheveulx blancs, ses besans et ses hacquenées ; brief, il y mit tout, si tost qu’il eut veu Blanche d’Azay dançant une pavant parmy les dames de Tours. Quoique la Moresque, qui s’en donnoyt pour son dernier iour, eust estonné l’assemblée par ses tourdions, voltes, passes, bransles, élévations en tours de force, Blanche l’emporta sur elle, au dire de tous, tant elle dança virginalement et mignonnement.

Ores, Bruyn, en admirant ceste gente damoiselle, dont les chevilles avoyent paour du planchier et qui se divertissoyt ingenuement pour ses dix-sept ans, comme une cigale en train d’essayer sa chanterelle, feut bouclé par ung dezir de vieillard, dezir apoplecticque et vigoureux de foiblesse, qui le chauffa de la semelle à la nuque seulement, car son chief avoyt trop de neige pour que l’amour s’y logeast. Lors le bonhomme s’aperceut qu’il lui manquoyt une femme en son manoir, et si le veit-il plus triste qu’il ne l’estoyt. Et qu’estoyt doncques ung chastel sans chastelaine ? … autant dire ung battant sans sa cloche. Brief, une femme estoyt la seule chouse qu’il eust à dezirer : aussy la vouloyt-il promptement, veu que, si la dame d’Azay le faisoyt attendre, il avoyt le temps d’yssir de cettuy monde en l’aultre. Mais, pendant le divertissement baptismal, il songea peu à ses griefves blessures, et encores moins aux quatre-vingts ans bien sonnez qui luy avoient desguarny la teste ; il trouva ses yeulx clairs assez, pour ce qu’il voyoyt trez-apertement sa ieune commère, laquelle, suyvant les commandemens de la dame d’Azay, le festoyoyt trez-bien de l’œil et du geste, cuydant qu’il n’y avoyt aulcun dangier près de ce vieulx compère. En sorte que Blanche, naïfve et nice qu’elle estoyt, au rebours de toutes les garses de Touraine, lesquelles sont

esveiglées comme ung matin de printemps, permit au bonhomme

Ores, Bruyn, en admirant cette gente damoiselle, dont les chevilles avoyent paour du planchier et qui se divertissoyt ingénuement pour ses dix-sept ans, comme une cigale en train d’essayer sa chanterelle, feut bouclé par un dezir de vieillard, dezir apoplectique et vigoureux de foiblesse.
de luy baiser la main d’abord, et, davantaige, le col ung peu bas,

disoyt l’archevesque qui les maria la sepmaine d’après, et ce feurent de belles espousailles, et une plus belle espousée !

La dicte Blanche estoyt mince et frisque comme pas une, et mieulx que ça, pucelle comme iamais pucelle ne feut ; pucelle à ne point cognoistre l’amour, ni sçavoir comment et pourquoy il se faisoyt ; pucelle à s’estonner qu’aulcunes fainéantassent dedans le lict ; pucelle à croire que marmots estoyent yssus d’ung chou frizé. Sa dicte mère l’avoyt ainsy nourrie en toute innocence, sans luy laisser seulement considérer tant soit peu comment elle entonnoyt sa soupe entre ses dents. Aussi estoyt-ce une enfant fleurie et intacte, ioueuse et naïfve, ung ange auquel ne manquoyent que des aësles pour voler en paradiz. Et quand elle devalla du paouvre logis de sa mère éplourée, pour consommer les fiançailles, à la cathédrale de Sainct-Gatien et Sainct-Maurice, ceulx de la campaigne vindrent se repaistre la veue de la dicte mariée et des tapisseries qui estoyent mises le long de la rue de la Scellerie, et dirent tous que iamais pieds plus mignons n’avoient foulé terre de Touraine, plus iolys yeux pers veu le ciel, plus belle feste aorné la rue de tapis et de fleurs. Les garses de la ville, celles de Sainct-Martin et du bourg de Chasteauneuf, envioient toutes les longues et faulves tresses avecques lesquelles, sans doute, Blanche avoyt pesché ung comté ; mais, aussy et plus, soubhaitoyent-elles la robbe dorée, les pierreries d’oultre-mer, les diamans blancs et les chaisnes, avecques quoy la petite iouoyt et qui la lioyent pour tousiours au dict senneschal. Le vieux souldard estoyt si raguaillardy près d’elle, que son heur crevoyt par tous ses rides, resguards ou mouvemens. Quoique il feust à peu près droict comme une serpe, il se douanoyt aux costez de Blanche, qu’on auroyt dict ung lansquenet à la parade, recevant sa monstre ; et il mettoyt la main à son diaphragme, en homme que le plaizir estouffe et gehenne. Oyant les closches en bransle, la procession, les pompes et doreloteries dudict mariaige, dont estoyt parlé depuis la feste épiscopale, ces dictes filles deziroyent vendanges de Morisques, pluyes de vieulx senneschaulx et pannerées de baptesmes ægyptiacques ; mais cettuy feut le seul qu’il y eut iamais en Touraine, veu que le pays est loin d’Ægypte et de Bohesme. La dame d’Azay receut une notable somme d’argent après la cérémonie, dont elle proufficta pour aller incontinent devers Ascre au devant de son

dict espoux, en compaignie du lieutenant et des gens d’armes du


Ceux de la campaigne vindrent se repaistre la veue de la dicte mariée.
comte de la Roche-Corbon, qui les luy fournit de tout. Elle partit

le iour des nopces, après avoir remis sa fille aux mains du senneschal, en lui recommandant de la bien mesnaiger ; plus tard, revint avecques le sire d’Azay, lequel estoyt lépreux, et le guarrit, en le soingnant elle-mesme, à tous risques d’estre ladre comme luy, ce qui feut grantement admiré.

Les nopces faictes et parachevées, car elles durèrent trois iournées au grant contentement des gens, messire Bruyn emmena en grant pompe la petite en son chastel ; et, selon la coustume des mariez, la couchia solennellement en sa couche, qui feut bénie par l’abbé de Marmoustiers ; puis il vint se mettre près d’elle, dedans la grant chambre seigneuriale de Roche-Corbon, laquelle avoyt esté tendue de brocard verd, avecques des cannetilles d’or. Quand le vieulx Bruyn, tout perfumé, se veit chair à chair avecques sa iolie espousée, il la baisa d’abord au front, puis sur le tettin rondelet et blanc, au mesme endroict où elle luy avoyt permis de luy cadenasser le fermail de la chaisne ; mais ce feut tout. Le vieulx rocquentin avoyt trop cuydé de luy-mesme en croyant pouvoir escosser le reste ; et lors, il feit chommer l’amour, maulgré les chants ioyeulx et nuptiaulx, epithalames et gaudriolles qui se disoyent en bas dedans les salles, où l’on balloyt encores. Il se resconforta d’ung coup de breuvaige des espoux, lequel, suyvant les coustumes, avoyt esté bény, et qui estoit près d’eux dans une coupe d’or ; lesdictes espices luy reschauffèrent bien l’estomach, mais non le cueur de sa deffuncte braguette. Blanche ne s’estomira point de la félonie de son espoux, veu qu’elle estoyt pucelle d’ame, et que, du mariaige, elle voyoyt seulement ce qui en est visible aux yeulx des ieunes filles, comme robes, festes, chevaulx, estre dame et maistresse, avoir ung comte, se resiouir et commander ; aussi l’enfant qu’elle estoyt, folastroyt-elle avecques les glands d’or du lict, les bobans, et s’emmerveilloyt des richesses du pourpriz où debvoyt estre enterrée sa fleur. Sentant ung peu tard sa coulpe, et se fiant à l’advenir qui cependant alloyt ruyner tous les iours ung petit ce dont il faisoyt estat pour resgaller sa femme, le senneschal voulut suppléer au fait par la parole. Ores, il entretint son espousée de toutes sortes ; luy promit les clefs de ses dressoirs, greniers et bahuts, le parfaict gouvernement de ses maisons et domaines, sans controole aulcun ; luy pendant au cou le chanteau du pain, selon le populaire dicton de Touraine. Elle estoyt comme ung ieune destrier, à plein foing, trouvoyt son bonhomme le plus guallant du monde ; et, se dressant sur son séant, elle se print à soubrire, et veit avecques encores plus de ioye ce beau lict de brocart vert, où doresnavant il luy estoyt loisible et sans faulte de dormir toutes les nuicts. La voyant preste à iouer, le rusé seigneur, qui avoyt peu rencontré de pucelles, et sçavoit, par mainte expérience, combien les femmes sont cinges sur la plume, veu qu’il s’estoyt tousiours esbattu avecques des galloises, redoutoyt les ieux manuels, baisers de passaige, et les menus suffraiges d’amour, auxquels iadis ne faisoyt deffault, mais qui présentement l’auroyent treuvé froid comme l’obit d’ung pape. Doncques, il se recula devers le bord du lict, en craignant son heur, et dit à sa trop délectable espouse : Hé bien ! ma mye, vous voilà ores senneschalle, et de faict très-bien senneschaussée. — Oh ! non, feit-elle.

— Comment, non ? respondit-il en grant paour, n’estes-vous pas dame ?

— Non, feit-elle encores. Ne la seray que si i’ai ung enfant !

— Avez-vous veu les prées en venant ? reprit le bon compère.

— Oui, feit-elle.

— Eh bien, elles sont à vous…

— Oh ! oh ! respondit-elle en riant, ie m’amuseray bien à y querir des papillons.

— Voilà qui est saige, dit le seigneur. Et les bois ?

— Ah ! ie ne sçauroys y estre seule, et vous m’y mènerez. Mais, dit-elle, baillez-moy ung petit de ceste liqueur que la Ponneuse ha faicte avecques tant de soing pour nous.

— Et pourquoy, ma mye ? Vous vous bouteriez le feu dedans le corps.

— Oh ! si veulx-je, feit-elle en grignottant de despit, pour ce que ie dezire vous donner au plus tost ung enfant ; et bien veois-je que ce breuvage y sert !

— Ouf ! ma petite ! dit le senneschal, cognoissant à cecy que Blanche estoyt pucelle de la teste aux pieds, le bon vouloir de Dieu est premièrement nécessaire pour cet office ; puis les femmes doibvent estre en estat de fenaison.

— Et quand serai-je en estat de fenaison ? demanda-t-elle en soubriant.

— Lorsque la nature le vouldra, dit-il en cuydant rire.

— Et pour ce, que faut-il faire ? reprint-elle.

— Bah ! une opération caballisticque et d’alquemie, laquelle est pleine de dangiers.

— Ah ! feit-elle d’une mine songeuse, c’est doncques la raison pourquoi ma mère pleuroyt de ladicte métamorphose ; mais Berthe de Preuilly, qui est si dévotieuse d’estre muée en femme, m’ha dict que rien ne estoyt de plus facile au monde.

— C’est selon l’aage, respondit le vieulx seigneur. Mais avez-vous veu à l’escuyerie la belle hacquenée blanche, dont on parle tant en Touraine ?

— Oui, elle est bien doulce et plaisante.

— Eh bien, ie vous la donne ; et vous pourrez la monter toutes et quantes foys que vous en aurez la phantaisie.

— Oh ! vous estes bien bon, et l’on ne me ha pas menty en me le disant.

— Icy, reprint-il, ma mye, le sommelier, le chapelain, le thrézorier, l’escuyer, le queux, le baillif, voire mesme le sire de Montsoreau, ce ieune varlet qui ha nom Gauttier et porte ma bannière, avecques ses hommes d’armes, capitaines, gens et bestes, tout est à vous, et suyvra vos commandemens à grand erre, soubz peine d’estre incommodé de la hart.

— Mais, reprint-elle, ceste opération d’alquemie ne sçauroyt-elle se faire incontinent ?

— Oh ! non, reprit le senneschal. Pour ce, il faut que, sur toute chouse, nous soyons l’un et l’aultre en parfaict estat de graace devant Dieu ; sinon, nous aurions ung maulvais enfant, couvert de péchez ; ce qui est interdict par les canons de l’Ecclise. C’est la raison de ce que se treuvent tant de garnemens incorrigibles dans le monde. Leurs parens n’ont point saigement attendu d’avoir l’ame saine, et ont faict de meschantes ames à leurs enfans : les beaulx et vertueux viennent de pères immaculez… C’est pour ce que, nous aultres, faisons bénir nos licts, comme ha faict l’abbé de Marmoustiers de cettuy-cy… N’avez-vous pas transgressé les ordonnances de l’Ecclise ?

— Oh ! non, dit-elle vivement ; i’ay reçu, avant la messe, l’absolution de toutes mes faultes ; et, depuis, suis restée sans commettre le plus menu péché.

— Vous estes bien parfaicte ! … s’escria le rusé seigneur, et suis ravy de vous avoir pour espouse : mais moy, i’ay iuré comme un payen.

— Oh ! Et pourquoy ?

— Pour ce que la dance ne finoyt point, et que ie ne pouvoys vous avoir à moy, pour vous emmener icy et vous baiser.

Lors, il luy print fort guallamment les mains et les luy mangea de caresses, en luy débitant de petites mignonneries et mignardises superficielles qui la feirent tout aise et contente.

Puis, comme elle estoyt fatiguée de la dance et de toutes les cérémonies, elle se couchia, en disant au senneschal : Ie vesgleray demain à ce que vous ne péchiez point.

Et elle laissa son vieillard, tout espris de sa blanche beaulté, amoureux de sa délicate nature, et aussy embarrassé de sçavoir comment il l’entretiendroy en sa naïfveté que d’expliquer pourquoy les bœufs maschoyent deux foys leur mangier. Quoiqu’il n’augurast rien de bon, il s’enflamma tant à veoir les exquises perfections de Blanche pendant son innocent et gentil sommeil, que il se résolut à garder et deffendre ce ioly ioyau d’amour… Il luy baisoyt, avecques larmes dans les yeulx, ses bons cheveulx dorez, ses belles paupières, sa bouche rouge et fresche, et bien doulcement, de paour qu’elle ne s’esveiglast ! … Ce feut toute sa fruition, plaizirs muets qui luy brusloyent encores le cueur, sans que Blanche s’en esmouvast. Aussy déploura-t-il les neiges de sa vieillesse effeuillée, le paouvre bonhomme, et il veit bien que Dieu s’estoyt amusé à luy donner des noix quand il n’avoyt plus de dents.


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COMMENT LE SENNESCHAL SE BATTIT AVEC LE PUCELAIGE DE SA FEMME.


Durant les premiers iours de son mariaige, le senneschal inventa de notables bourdes à donner à sa femme, de laquelle il abusa la tant prisable innocence. D’abord, il treuva, dans ses fonctions de iusticier, de valables excuses de la laisser parfoys seule ; puis il l’occupa de déduicts campaignards, l’emmena en vandanges dedans ses closeries de Vouvray ; enfin, la dorelota de mille proupos saugrenus.

Tantost disoyt que les seigneurs ne se comportoyent point comme les petites gens ; que les enfans des comtes ne se semoyent qu’en certaines coniunctions célestes, déduictes par de savans astrologues ; tantost, que l’on debvoit s’abstenir de faire des enfans aux iours de feste, pour ce que c’estoyt ung grant travail ; et il observoyt les festes en homme qui vouloyt entrer en paradiz sans conteste. Aulcunes foys, prétendoyt que, si, par hazard, les parens n’estoyent en estat de graace, les enfans commencez le iour de Saincte-Claire estoyent aveugles ; de Sainct-Genou, avoyent la goutte ; de Sainct-Aignan, la teisgne ; de Saint-Roch, la peste ; tantost, que ceulx pondus en febvrier estoyent frileux ; en mars, trop remuans ; en apvril ne valloyent rien du tout, et que les gentils garsons estoyent yssus en may. Brief, il vouloyt que le sien feust parfaict, eust le poil de deux couleurs ; et pour ce, estoyt besoing que toutes les conditions requises se rencontrassent. En d’aultres temps, disoyt à Blanche que le droict de l’homme estoyt de bailler ung enfant à sa femme suyvant sa seule et unicque voulenté ; et que, si elle faisoyt estat d’estre une femme vertueuse, elle debvoyt se conformer aux bons vouloirs de son espoux ; enfin, qu’il falloyt attendre que la dame d’Azay feust revenue, à ceste fin qu’elle assistast aux couches. De tout cela feut conclud par Blanche que le senneschal estoyt contrarié de ses requestes, et avoyt peut-estre raison, veu qu’il estoyt vieil et plein d’expérience : doncques, elle se soubmit, et ne songea plus, qu’à part elle, de ce tant deziré enfant, c’est-à-dire que elle y pensoyt tousiours, comme quand une femme ha ung vouloir en teste, sans se doubter que elle faisoyt acte de galloise et villotière courant après la friandise. Un soir que, par cas fortuit, Bruyn devisoyt d’enfans, discours qu’il fuyoyt comme les chats fuyent l’eaue, mais il se plaignoyt d’un gars condamné par luy le matin pour de grans meschiefs, disant que, pour seur, cettuy-là procedoyt de gens chargez de péchez mortels :

— Las ! dit Blanche, si vous voulez m’en donner ung, encores que vous n’ayez point l’absolution, ie le corrigeray si bien, que vous serez content de luy…

Lors le comte veit que sa femme estoyt mordue par une phantaisie chaulde et qu’il estoyt temps de livrer bataille à son pucelaige, affin de s’en rendre maistre, l’exterminer, le muleter, le baster, ou l’assoupir et l’estaindre.

— Comment, ma mye, voulez-vous estre mère ? feit-il. Vous ne sçavez pas encore le mestier de dame, et n’estes point accoustumée à faire la maistresse de léans.

— Oh ! oh ! dit-elle. Pour estre parfaicte comtesse, et logier en mes flancs ung petit comte, dois-je faire la dame ? Si la feroys-je, et druement.

Blanche doncques, pour obtenir lignaige, se mit à courre des cerfs et des biches : saultant les fossez ; chevaulchant sur sa hacquenée, à val et à mont, par les bois et champs ; prenant grant liesse à veoir voler ses faulxcons, à les deschapperonner : et les portoyt gentement sur son poing mignon, tousiours en chasse. Ce que avoyt voulu le senneschal. Mais, à ce pourchaz, Blanche gaignoyt ung appétit de nonne et de prélat, c’est-à-dire, voulant procréer, aiguizant ses forces, et ne bridant guères sa faim, quand, au retour, elle se degressoyt les dents. Aussy, force de lire les légendes escriptes par les chemins, et de dénouer par la mort les amours commencées des oiseaulx et des bêtes faulves, elle feit ung mystère d’alquemie naturelle, en coulorant son tainct et superagitant ses esprits nutritifs ; ce qui pacifioyt peu sa nature guerrière et chatouilloyt fort son dezir, lequel rioyt, prioyt et frétilloyt de plus belle. Le senneschal avoyt cuydé désarmer le séditieux pucelaige de sa femme, en le faisant s’esbattre aux champs ; mais sa fraude tournoyt à mal, car l’amour incogneu qui circuloyt dans les veines de Blanche sortoyt de ces assaults plus nourry, appelant les ioustes et les tournoys, comme paige armé chevalier. Le bon seigneur veit lors qu’il s’estoyt fourvoyé, et qu’il n’y avoyt point de bonne place sur un gril. Aussy, plus ne sçavoit quelle pasture donner à vertu de si griefve corpulence ; car plus la lassoyt, tant plus elle regimboyt. De ce combat il debvoyt y avoir ung vaincu et une meurtrisseure, meurtrisseure diabolicque qu’il vouloyt esloigner de sa physionomie iusques après son trespas, Dieu aydant. Le paouvre senneschal avoyt désià grant peine à suyvre sa dame aux chasses, sans estre désarçonné. Il suoyt d’ahan soubz son harnoys, et s’achevoyt de vivre, là où sa fringuante senneschalle resconfortoyt sa vie et prenoyt ioye. Souventes foys, à la vesprée, elle vouloyt danser. Ores le bon homme, empaletocqué de ses grosses hardes, se trouvoyt tout estrippé de ces exercitations auxquelles il estoyt contrainct de participer, ou pour luy donner la main quand elle faisoyt les bransles de la Morisque, ou pour luy tenir la torche allumée, quand elle avoyt phantaisie de la dance au chandellier ; et, maulgré ses sciaticques, aposteumes et rheumastismes, il estoyt obligé de soubrire et luy dire quelques gentillesses et guallanteries après tous les tourdions, momeries, pantomimes comicques, qu’elle iouoyt pour soy divertir ; car il l’aymoyt si follement, que, elle luy auroyt demandé ung oriflant, il l’eust esté querir à grant erre.

Néantmoins, un beau iour, il recogneut que ses reins estoyent en trop grant débilité pour lucter avecques la frisque nature de sa femme ; et s’humiliant avec ledict sieur Pucelaige, il se résolut de laisser aller tout à trac, comptant ung petit sur la pudicque religion et bonne honte de Blanche ; mais tousiours ne dormit que d’ung œil, car il se doubtoyt de reste que Dieu avoyt faict les pucelaiges pour estre prins comme les perdreaux pour estre embroschez et rostis. Par ung matin mouillé qu’il faisoyt ce temps où les limassons frayent leurs chemins, temps mélancholicque et propre aux resveries, Blanche estoyt au logis, assize en sa chaire et songeuse, pour ce que rien ne produict de plus vifves coctions des essences substantificques, et aulcune recepte, spécificque ou philtre, n’est plus pénétrante, transperçante, oultre-perçante et fringuante, que la subtile chaleur qui miiote entre le duvet d’une chaire et celluy d’une pucelle size pendant ung certain temps. Aussy sans le sçavoir, la comtesse estoyt-elle incommodée de son pucelaige, qui lui matagrabolisoyt la cervelle et la grignottoyt de partout.

Lors le bonhomme, griefvement fasché de la voir languissante, voulut chasser des pensées qui estoyent principe d’amour ultra-conjugal.

— D’où vient votre soulcy, ma mye ? dit-il.

— De honte.

— Qui doncques vous affronte ?

— De n’estre point femme de bien, pour ce que ie suis sans ung enfant, et vous sans lignaige ! Est-on dame sans progéniture ? Nenny ! Voyez !… Toutes mes voisines en ont ; et ie me suis mariée pour en avoir, comme vous pour m’en donner. Les seigneurs de Touraine sont tous amplement fournys d’enfans ; et leurs femmes leur en font par pottées ; vous seul n’en avez point ! On en rira, dà ! Que deviendra vostre nom ? et vos fiefs, et vos seigneuries ? Ung enfant est nostre compaignie naturelle ; c’est nostre ioye à nous de le fagotter, embobeliner, empacqueter, vestir et devestir, amittonner, dodiner, bercer, lever, couchier, nourrir ; et ie sens que si en avoys seulement la moitié d’ung, ie le baiseroys, esmunderoys, emmailloteroys, désharnacheroys, et le feroys saulter et rire, tout le iour, comme font les dames.

— N’estoyt que, en les pondant, femmes meurent, et que, pour ce, vous estes encore trop mince et trop bien close, vous seriez désià mère !… respondit le senneschal, estourdy de ce iect de paroles. Mais voulez-vous en achepter ung tout venu ? Il ne vous coustera ni peine ni douleur.

— Vère, dit-elle, ie veux la peine et la douleur ; faulte de quoy, point ne seroyt nostre. Ie sçay bien qu’il doibt yssir de moy, puisqu’à l’ecclise on dict Jésus estre le fruit du ventre de la Vierge.

— Adoncques, prions Dieu que cela soit ainsy, s’écria le senneschal, et intercédons la Vierge de l’Esgrignolles. Bien des dames ont conceu après des neufvaines ; il ne faut manquer à en faire une.

Alors, le iour mesme, Blanche se despartit vers Nostre-Dame de l’Esgrignolles, attournée comme une royne, montant sa belle hacquenée, ayant sa robe de velours verd, lassée d’un fin lasset d’or, ouverte à l’endroit des tettins, ayant mancherons d’escarlatte, petits pattins, ung hault chapperon guarny de pierreries et une ceincture dorée qui monstroyt sa taille fine comme gaule. Elle vouloit donner son aiustement à madame la Vierge ; et, de faict, le luy promit pour le iour de ses relevailles… Le sire de Montsoreau chevaulchoyt devant elle, l’œil vif comme celluy d’une bondrée, faisant renger le monde, et veiglant avecques ses cavaliers à la sécurité du voyaige. Prouche Marmoustiers, le senneschal, endormy par la chaleur, veu qu’on estoyt en aoust, tresbilloyt sur son destrier, comme ung diadesme sur la teste d’une vache, et, voyant si follastre et si gentille dame près d’ung si vieulx braguard, une de la campaigne, qui estoyt accropie au tronc d’ung arbre et beuvoyt de l’eau en son grez, s’enquit d’une larronnesse édentée, laquelle gaignoyt misère en glanant, si cettuy princesse s’en alloyt noyer la mort.

— Nenny ! feit la vieille. C’est nostre dame de la Roche-Corbon, la senneschalle de Poictou et de Touraine, en queste d’ung enfant.

— Ah ! ah ! dit la ieune garse en riant comme une mousche defferrée. Puis, monstrant le seigneur desgourd qui estoyt en hault du convoy : — Cil qui marche en teste l’y boutte, elle fera l’espargne de la cire et du vœu.

— Hau ! ma mignonne, repartit la larronnesse, ie m’esbahis fort que elle aille à Nostre-Dame de l’Esgrignolles, veu que les prebstres n’y sont point beaulx. Elle pourroyt trez-bien s’arrester une aulne de temps à l’umbre du clochier de Marmoustiers, elle seroyt tost fécunde, tant sont vivaces les bons pères !

— Foing des religieux ! dit une mestivière en se resveiglant.


Alors, le jour mesme, Blanche se despartit vers Nostre Dame
de l’Esgrignolles.
Voyez ! Le sire de Montsoreau est flambant et mignon assez pour

ouvrir le cueur de ceste dame, d’autant qu’il est ià fendu.

Et toutes se prinrent à rire. Le sire de Montsoreau voulut aller à elles et les branchier à ung tilleul du chemin, en punition de leurs maulvaises paroles ; mais Blanche s’écria vifvement : — Oh ! messire, ne les pendez point encore ! Elles n’ont pas tout dict ; et nous verrons au retour.

Elle rougit, et le sire de Montsoreau la resguarda iusqu’au vif, comme pour lui darder les mysticques compréhensions de l’amour ; mais le déburelecocquement de son intelligence estoyt desià commencé par les dires de ces paysannes, qui fructifioyent dans son entendement. Ledict pucelaige estoyt comme amadou, et n’estoyt besoing que d’ung mot pour l’enflammer.

Aussy Blanche veit-elle ores de notables et physicques différences entre les qualitez de son vieil mary et les perfections dudict Gauttier, gentilhomme qui n’estoyt point trop affligé de ses vingt-trois ans, se tenoyt droict comme quille en sa selle, et resveiglé comme ung premier coup de matines, quand, au rebours, dormoyt le senneschal ; ayant bon couraige et dextérité, là où son maistre deffailloyt. C’estoyt ung de ces fils goldronnez dont les fricquenelles se coëffent de nuit plus voulentiers que d’un escoffion, pour ce qu’elles ne craignent plus les puces ; il y en ha aulcunes qui les en vitupèrent ; mais ne faut blasmer personne, car ung chascun doibt dormir à sa phantaisie.

Tant feut songé par la senneschalle et si impérialement bîen, que, en arrivant au pont de Tours, elle aymoyt Gauttier occultement et patepeluement, comme ayme une pucelle, sans se doubter de ce que estoyt l’amour. Doncques, elle devint femme de bien, c’est-à-dire soubhaitant le bien d’aultruy, ce que les hommes ont de meilleur. Elle cheut en mal d’amour, allant de prime sault à fund de ses mizères, veu que tout est feu entre la première convoitise et le darrenier dezir. Et ne sçavoyt pas, comme elle l’apprit lors, que, par les yeulx, pouvoyt se couler une essence subtile causant si fortes corrosions en toutes les veines du corps, replis du cueur, nerfs des membres, racines des cheveulx, transpirations de la substance, limbes de la cervelle, pertuys de l’épiderme, sinuositez de la fressure, tuyaux des hypocondres et aultres, qui, chez elle, feurent soubdain dilatez, eschauldez, chatouillez, envenimez, graphignez, herrissez et fringuans, comme si mille pannerées d’esguilles se treuvoyent en elle. Ce feut une envie de pucelle, envie bien conditionnée, et qui luy troubloyt la veue, au poinct que elle ne veit plus son vieil espoux, mais bien le ieune Gauttier, en qui la nature estoyt ample comme le glorieux menton d’ung abbé. Quand le bonhomme entra dans Tours, les Ah ! ah ! de la foule le resveiglèrent ; et il vint en grant pompe avecques sa suite en l’ecclise de Nostre-Dame de l’Esgrignolles, nommée iadis la Greigneur, comme si vous disiez : celle qui ha le plus de mérites. Blanche alla en la chapelle où les enfans se demandoyent à Dieu et à la Vierge, et y entra seule, comme c’estoyt la coustume, en présence toutefois du senneschal, de ses varlets et des curieux, lesquels restèrent devant la grille. Quand la comtesse veit venir le prebstre qui avoyt la cure des messes aux enfans et de recepvoir déclaration desdits vœux, elle luy demanda s’il estoyt beaucoup de femmes brehaignes. A quoy le bon prebstre respondit que il n’avoyt point à se plaindre, et que les enfans estoyent d’un bon revenu pour l’ecclise.

— Et voyez-vous souvent, reprint Blanche, de ieunes femmes avecques aussy vieulx espoulx que l’est Monseigneur ?

— Rarement, feit-il.

— Mais celles-là ont-elles obtenu lignaige ?

— Tousiours ! repartit le prebstre en soubriant.

— Et les aultres qui ont moins vieils compaignons ?

— Quelquefois

— Oh ! oh ! feit-elle. Il y ha doncques plus de sécurité avecques ung comme le senneschal ?

— Certes, dit le prebstre.

— Pourquoi ? dit-elle.

— Madame, respondit gravement le prebstre, avant cet aage, Dieu seul s’en mesle ; après, ce sont les hommes.

Dans ce temps, c’estoyt chouse vraye que toute sapience estoyt retirée chez les clercs. Blanche feit son vœu, qui feut des plus considérables, veu que ses atours valloyent bien deux mille escuz d’or.

— Vous estes bien ioyeuse ! luy dit le senneschal, quand au retour elle feit piaffer, saulter et fringuer sa hacquenée.

— Oh ! oui, feit-elle. Ie ne suis plus en doubte d’avoir ung enfant, puisque aulcuns doibvent y travailler, comme ha dict le prebstre ; ie prendrai Gauttier

Le senneschal vouloyt aller occir le moyne ; mais il pensa que ce seroyt un crime qui luy cousteroyt trop, et il se résolut à finement machiner sa vengeance avecques le secours de l’archevesque. Puis, avant qu’il eust reveu les toicts de la Roche-Corbon, il avoyt dict au sire de Montsoreau d’aller chercher en son pays une poignée d’umbre, ce que le ieune Gauttier feit, cognoissant les erremens de son seigneur. Le senneschal se pourveut, au lieu et place dudict Gauttier, du fils au sire de Iallanges, lequel fief relevoyt de la Roche-Corbon. C’estoyt un ieune gars ayant nom René, approuchant quatorze ans, dont il feit son paige, en attendant qu’il eust l’aage d’estre escuyer, et donna le commandement de ses hommes à ung vieulx stropiat avecques lequel il avoyt moult roulé en Palestine et aultres lieux. Par ainsy, le bonhomme cuyda ne point chausser le harnoys branchu de cocquaige, et pouvoir encores sangler, brider et reffrenner le factieux pucelaige de sa femme, lequel se demenoyt comme une mule prinse en sa chorde.



CE QUI N’EST QUE PÉCHÉ VÉNIEL.


Le dimanche ensuyvant de la venue de René au manoir de la Roche-Corbon, Blanche alla chasser, sans son bonhomme ; et, quand elle feut en la forest, prouche les Carneaux, veit ung moyne qui luy parut poulser une fille plus que besoing n’estoyt, et picqua des deux, en disant à ses gens : — Hau ! hau ! empeschez qu’il ne la tue ! Mais quand la senneschalle arriva près d’eulx, elle tourna promptement bride, et la veue de ce que portoyt ce dict moyne l’empescha de chasser. Elle revint pensive ; et lors, la lanterne obscure de son intelligence s’ouvrit et receut une vifve lumière qui esclaira mille chouses comme tableaux d’ecclise ou aultres, fabliaux et lays des trouvères, ou manèges des oyseaulx. Soubdain, elle descouvrit le doulx mystère d’amour, escript en toutes langues, voire mesme en celle des carpes. Est-ce pas folie aussy de vouloir celer ceste science aux pucelles ? Tost se couchia Blanche, et tost dist au senneschal : — Bruyn, vous m’avez truphée, et vous debvez besongner comme besongnoyt le moyne des Carneaux avecques la fille. Le vieulx Bruyn se doubta de l’adventure et veit bien que sa male heure estoyt venue. Il resguarda Blanche avecques trop de feu dans les yeulx pour que ceste ardeur feust contrebas, et luy respondit doulcement : — Las, ma mye ! en vous prenant pour femme, i’ay plus eu d’amour que de force, et i’ay faict estat de vostre miséricorde et vertu. Le deuil de ma vie est de sentir tout mon pouvoir dans le cueur seulement. Ce chagrin me despesche à mourir, tant et tant, que vous serez tost libre !… Attendez mon décez de ce monde. C’est la seule requeste que vous fasse celluy qui est vostre maistre et qui pourroyt commander, mais qui ne veult estre que vostre premier ministre et serviteur. Ne trahissez pas l’honneur de mes cheveulx blancs !… Dans ceste occurrence, il y ha des seigneurs qui ont occis leurs femmes…

— Las ! vous me tuerez doncques ? dit-elle.

— Non, reprint le vieulx homme, ie t’ayme trop, mignonne. Va, tu es la fleur de ma vieillesse, la ioye de mon ame ! Tu es ma fille bien aymée. Ta veue resconforte ma veue ; et de toy, ie puis tout endurer, feust-ce ung chagrin, comme ung bonheur… Ie te donne pleine licence de tout, pourveu que tu ne maulgrées pas trop le paouvre Bruyn qui t’ha faicte grant dame, riche et honorée. Ne seras-tu point une belle veufve ? Va, ton heur adoucira mon tre-pas…

Et il treuva dans ses yeulx desseichez encore une larme, qui coula toute chaulde sur son tainct de pomme de pin, et cheut sur la main de Blanche, laquelle, attendrie de veoir ce grant amour de ce vieil espoux qui soy mettoyt en fosse pour luy plaire, dit en riant : — Là ! là ! ne plourez point, i’attendray…

Là dessus, le senneschal luy baisa les mains, et la resgalla de petites pigeonneries, en disant d’une voix esmue : — Si tu sçavoys, Blanche, ma mye, comme en ton sommeil ie te mangeoys de caresses, ores cy, ores là !… Et le vieulx cinge la flattoyt de ses deux mains, qui estoyent de vrais ossuaires… — Et, disoyt-il tousiours, ie n’osoys resveigler ce chat qui eust estranglé mon honneur, veu qu’à ce mestier d’amour ie n’embrasoys que mon cueur.

— Ah ! reprint-elle, vous pouvez me dodiner ainsy, mesmes quand i’ay les yeulx ouverts, cela ne me faict rien.

Sur ce dire, le paouvre senneschal, prenant le petit poignard qui estoyt sur la table de lict, le luy bailla, disant avecques raige :

— Ma mye, tue-moy, ou laisse-moy cuyder que tu m’aymes ung petit !

— Oui ! oui ! feit-elle tout effrayée, ie verrai à vous aymer beaucoup.

Voilà comment ce ieune pucelaige s’empara de ce vieillard et l’asservit, pour ce que, au nom de ce ioly champ de Vénus, qui estoyt en frische, Blanche faisoyt, par la malice naturelle aux femmes, aller et venir son vieulx Bruyn comme ung mulet de meusnier. — Mon bon Bruyn, ie veulx cecy ! Bruyn ! ie veulx cela ! Allons ! Bruyn ! Bruyn ! et tousiours Bruyn ! En sorte que Bruyn estoyt plus meurdry par la clémence de sa femme qu’il ne l’eust été par sa meschanceté. Elle lui tordoyt la cervelle, voulant que tout feust en cramoisy, luy faisant mettre tout à sac au moindre mouvement de ses sourcils ; et, quand elle estoyt triste, le senneschal esperdu disoyt à tout, sur son siège iusticial : — Pendez-le… Ung aultre eust crevé comme mousche à ceste bataille pucelaigesque ; mais Bruyn estoyt de nature si ferrugineuse, qu’il estoyt mal aisé de venir à bout de luy. Ung soir que Blanche avoyt mis au logiz tout sens dessus dessoubs, fourbu bestes et gens, et eust, par son humeur navrante, désespéré le Père éternel qui ha des threzors de patience, veu qu’il nous endure, elle dit au senneschal, en se couchiant : — Mon bon Bruyn, i’ay contrebas des phantaisies qui me mordent et me picquent ; de là vont à mon cœur, bruslent ma cervelle, m’incitent là des chouses maulvaises ; et, la nuict, ie resve du moyne des Carneaux…

— Ma mye, respondit le senneschal, ce sont diableries et tentations contre lesquelles sçavent se deffendre les religieux et nonnes. Doncques, si vous voulez faire vostre salut, allez à confesse au digne abbé de Marmoustiers, nostre voisin ; il vous conseillera bien et vous dirigera sainctement dedans la bonne voye.

— Dès demain, i’iray, feit-elle.

Et, de faict dare, dare, au iour, elle trottoyt au moustier des bons religieulx, lesquels, esmerveillez de veoir chez eulx une si mignonne dame, feirent plus d’un péché, le soir, et, pour le présent, la menèrent en grande liesse à leur révérend abbé.

Blanche treuva ledict bonhomme en ung iardin secret, près du rocher, soubz une arcade fresche, et demoura frappée de respect à la contenance du sainct homme, encores que elle feust accoustumée à ne point faire grant estat des cheveulx blancs.

— Dieu vous garde, madame ! dit-il. Que venez-vous querir si près de la mort, vous ieune ?

— Vos advis prétieux, feit-elle en le saluant d’une révérence. Et, s’il vous plaist conduire une ouaille indocile, ie seray bien aise d’avoir ung si saige confesseur.

— Ma fille, répondit le moyne, avecques lequel le vieulx Bruyn avoyt accordé ceste hypocrisie et les rooles à iouer, si ie n’avoys pas la froidure de cent hyvers sur ce chief descouronné, ie ne sçauroys escouter vos péchez ; mais dictes, si vous allez en paradiz, ce sera de ma faulte.

Lors, la senneschalle expédia le frettin de sa provision, et, quand elle se feut purgée de ses petites iniquitez, elle vint au post-scriptum de sa confession.

— Ah ! mon père, feit-elle, ie doibs vous avouer que ie suis iournellement travaillée du dezir de faire ung enfant. Est-ce mal ?

— Non, dit l’abbé.

— Mais, reprint-elle, il est, par nature, commandé à mon mary de ne point ouvrer l’estoffe à faire la pauvreté, comme disoyent les vieilles sur le chemin.

— Alors, repartit le prebstre, vous debvez vivre saige et vous abstenir de toute pensée de ce genre.

— Mais i’ay entendu professer, à la dame de Iallanges, que ce n’estoyt point péché, quand, de ce, l’on ne tiroyt ni prouffict ni plaizir.

— Il y ha tousiours plaisir ! dit l’abbé. Mais comptez-vous point l’enfant comme ung prouffict ? Ores, boutez en vostre entendement que ce sera tousiours ung péché mortel devant Dieu, et ung crime devant les hommes, que de se greffer ung enfant par l’accointance d’ung homme auquel on n’est pas ecclésiastiquement mariée… Aussy, telles femmes, qui contreviennent aux sainctes lois du mariaige, en reçoivent de grands dommaiges en l’aultre monde, et sont en soubmission de monstres horribles, à griphes aguz et trenchans qui les flambent dedans plusieurs fournaises, en remembrance de ce qu’elles ont icy-bas chauffé leurs cueurs ung peu plus qu’il n’estoyt licite.

Là-dessus, Blanche se gratta l’oreille ; et après avoir pourpensé ung petit, elle dit au prebstre : — Et comment doncques ha faict la vierge Marie ?…

— Ho ! respondit l’abbé, cecy est ung mystère.

— Et qu’est ung mystère ?

— Une chouse qui ne s’explique point et que l’on doibt croire sans examen aulcun.

— Et, vère, feit-elle, ne sauroys-je faire ung mystère ?

— Cettui-cy, dit l’abbé, n’est arrivé qu’une foys, pour ce que c’estoyt le Fils de Dieu.

— Las ! mon père, la voulenté de Dieu est-elle que ie meure ? ou que, de saige et saine compréhension, ie soys brouillée de cervelle ? De ce, il y ha grant dangier. Ores que, en moy, les choses s’esmeuvent et s’entrechauffent, ie ne suis plus en mon sens, ne me soulcie de rien, et, pour aller à homme, saulteroys par-dessus les murs, iroys à travers champs, sans vergongne, et mettroys tout en descombres, pour seulement veoir ce qui ardoyt si fort au moyne des Carneaux. Et, pendant ces raiges qui me labourent et picquotent l’âme et le corps, il n’y ha Dieu, ni diables, ni mary ; ie trespigne, ie cours, ie romproys les buyes, les poteries, l’autrucherie, basse-court, mesnaige et tout, tant que ie ne sçauroys vous dire. Mais ie n’ose vous advouer tous mes meschiefs, pour ce que en en parlant i’en ay l’eaue en la bouche, et la chouse, que Dieu me mauldisse, me desmange trez-bien… Que la follie me happe et me picque, et occise ma vertu. Hein ? Dieu, qui m’aura chevillé ceste grant amour au corps, me damnera-t-il ?…

Sur ce proupos, ce feut le prebstre qui se gratta l’aureille, tout esbahy des lamentations, profundes sapiences, controverses et intelligences, qu’ung pucelaige secrétoyt.

— Ma fille, dit-il, Dieu nous ha distinguez des bestes, et faict ung paradiz à gaigner ; et, pour ce, nous donna la raison, qui est ung gouvernail à nous diriger contre la tempeste de nos ambitieux dezirs… Et il y a manière de transborder son engin en sa cervelle, par ieusne, labeurs excessifs et aultres saigesses… Et au lieu de pétiller et frétiller comme une marmotte deschaisnée, il faut prier la Vierge, se couchier sur la dure, raccoustrer vostre mesnaige, et non faire de l’oysiveté…

— Eh ! mon père, quand, à l’ecclise, ie suis en ma chaire, ie ne vois ni prebstre, ni autel, ains l’enfant Iésus, qui me remet la chouse en goust. Mais, pour finer, si la teste me tourne et que, mon entendoire dévallée, ie soys dans les gluaux de l’amour…

— Si telle vous estiez, dit imprudemment l’abbé, vous seriez dans le cas de saincte Lidoire, laquelle dormant un jour bien fort, les iambes de cy, de là, par ung moment de grant chaleur, et vestue de légier, feut approchée par ung ieune homme, plein de mauvaisetié, qui, de pied coy, l’enchargea d’ung enfant ; et comme de ce maltalent ladicte saincte fut de tout point ignorante, et bien surprinse d’accouchier, croyant que l’enflure de sa bourse estoyt une griefve maladie, elle en feit pénitence comme d’un péché véniel, veu qu’elle n’avoyt perceu aulcune liesse de ce maulvais coup, suyvant la déclaration du meschant homme, lequel dit, sur l’eschaffaud où il feut deffaict, que la saincte n’avoyt aucunement bougé…

— Oh ! mon père, dit-elle, soyez seur que ie ne bougeroys pas plus qu’elle !

Sur ce proupos, elle s’évada, frisque et gentille, en soubriant, et pensant comment elle pourroyt faire ung péché véniel. Au retourner du grand moustier, elle veit dedans la court de son chastel le petit Iallanges, lequel, soubz le commandement du vieil escuyer, tournoyt et viroyt sur ung beau cheval, en soy ployant aux mouvemens de la beste, descendant, remontant, par voltes et passes, fort gentement, tenant hault la cuisse, et si ioly, si dextre, si desgourd, que cela ne sauroyt se dire ; enfin, tant, qu’il auroyt faict envie à la royne Lucrèce, laquelle s’occit pour avoir esté contaminée contre son gré.

— Ha ! se dit Blanche, si tant seulement cettuy paige avoyt quinze ans, ie m’endormiroys bien fort près de luy.

Aussi, maulgré la trop grant ieunesse de ce gentil serviteur, pendant la collation et le souper, elle guigna beaucoup la toison noire, la blancheur de peau, la graace de René, surtout ses yeulx, où estoyent en abundance une limpide chaleur et ung grant feu de vie, qu’il avoyt paour de darder, l’enfant !

Ores, à la vesprée, comme la senneschalle restoyt songeuse en sa chaire, au coin de l’aatre, le vieulx Bruyn l’interrogua sur son soulcy.

— Ie pense, feit-elle, que vous avez deu faire des armes en amour de bon matin, pour estre ainsy pieçà ruiné…

— Oh ! respondit-il en soubriant, comme tous vieulx questionnez sur leurs remembrances amoureuses, à l’aage de treize ans et demy, i’avoys engrossé la chambrière de ma mère…

Blanche, n’en soubhaitant pas davantaige, cuyda que le paige René debvoyt estre suffisamment guarny ; de ce, fust ioyeulse beaucoup, feit des agaceries au bonhomme, et se roula dans son dezir muet, comme ung gasteau qui s’enfarine.

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COMMENT ET PAR QUI FUT FAIT LEDICT ENFANT


La senneschalle ne resva point trop à la fasson d’esveigler hastivement l’amour du paige, et eut bientost treuvé l’embusche naturelle où sont tousiours prins les plus rudes. Vécy comme : A l’heure chaulde du iour, le bonhomme faisoyt sieste à la mode sarrazine, usaige auquel il ne failloyt iamais depuis son retourner de Terre-Saincte. Pendant ce, Blanche estoyt seule au prez, ou laboroyt à menus ouvraiges comme en brodent et en parfilent les femmes ; et, le plus souvent, restoyt en la salle à veoir aux buées, à renger les nappes, ou courroyt à sa phantaisie. Lors elle assigna ceste heure silencieuse à parachever l’éducation du paige en luy faisant lire ez livres, et soy dire ses prières. Adoncques, le lendemain, quand dormit, sur le coup de midy, le senneschal, qui succomboyt au soleil, lequel eschauffe de ses rays les plus lumineux le costeau de la Roche-Corbon, tant et plus, que là force est de sommeiller, à moins que d’estre ventillé, sacquebuté, freschement émoustillé par un diable de pucelaige, Blanche doncques se percha moult gentement dedans la grant chaire seigneuriale de son bonhomme, laquelle ne treuva point trop haulte, veu qu’elle comptoyt sur les hazards de la perspective. La rusée commère s’y accommoda dextrement comme une hirundelle en son nid, et pencha sa teste malicieuse sur le bras, en enfant qui dort ; mais, en faisant ces préparatoires, elle ouvroyt desyeulx friands qui soubrioyent, s’esbauldissant, par advance, des menues et secrettes gaudisseries, esternuemens, loucheries et transes de ce paige qui alloyt gezir à ses pieds, séparé d’elle par le sault d’une vieille puce. Et, de faict, elle advança tant et si bien le quarreau de veloux où debvoyt s’agenouiller le paouvre enfant dont elle iouoyt à plaizir l’ame et la vie, que, quand il eust esté un sainct de pierre, son resguard auroyt esté contrainct de suyvre les flexuositez de la robbe, à ceste fin de mirer et admirer les perfections et beaultez de la fine iambe qui mouloyt la chausse blanche de la senneschalle. Aussy, force estoyt qu’ung foible varlet se prins à ung piège où le plus vigoureux chevalier auroyt voulentiers succombé. Lorsqu’elle eut tourné, retourné, placé, desplacé son corps et rencontré la situation où ledict piège estoyt le mieulx tendu, elle cria doulcement : « Oh ! René ! » René, que elle sçavoyt bien estre en la salle des gardes, n’eut faulte d’accourir, et monstra soubdain sa teste brune entre les tapisseries de l’huys.

— Que plaist-il à vous ? dit le paige. Et il tenoyt, en grant respect, à la main, son tocquet de peluche cramoysie, moins rouge que ses bonnes ioues à fossettes et bien fresches.

Venez çà ! reprint-elle de sa petite voix, veu que l’enfant luy attrayoyt si fort, qu’elle en estoyt toute espantée.

A vray dire, n’estoyent aulcunes pierreries si flambantes que les yeulx de René, ni velin plus blanc que son tainct, ni femme si doulce de formes. Puis, si près du dezir, elle le trouvoyt encores plus duysamment faict ; et comptez que le ioly ieu d’amour reluisoyt bien de toute cette ieunesse, du bon soleil, du silence, et de tout.

Lisez-moy les litanies de madame la Vierge, luy dit-elle en luy poulsant ung livre ouvert sur son prie-Dieu. Que ie saiche si vous estes bien enseigné par vostre maistre !

Ne treuvez-vous point la Vierge belle ? luy demanda-t-elle en soubriant, quand il tint les Heures enluminées où esclatoyent l’azur et l’or.

— C’est une paincture, respondit-il timidement et gectant ung petit coup d’œil à sa tant gracieuse maistresse.

— Lisez, lisez…

Lors René s’occupa de réciter les si doulces et tant mysticques litanies ; mais croyez que les ora pro nobis de Blanche s’en alloyent tousiours plus foibles, comme les sons du cor par la campaigne ; et ores que le paige reprint avecques ardeur : « O rose mystérieuse ! » la chastelaine, qui certes entendoyt bien, respondit par ung légier sospir. Sur ce, René se doubta que la senneschalle dormoyt. Adoncques, se mit à la couvrir de son resguard, la mirant à son aise et n’ayant pas envie de sonner alors aultre antienne qu’une antienne d’amour. Son heur luy faisoyt bondir et sursaulter le cœur iusques dans la gorge ; aussy, comme de raison, ces deux iolys pucelaiges ardoyent à qui mieulx, et, si les aviez veus, iamais n’en bouteriez deux ensemble. René se resgalloyt par les yeulx, en complotant en son ame mille fruitions qui luy donnoyent l’eaue en la bouche de ce beau fruict d’amour. Dans ceste ecstase, il laissea cheoir le livre, ce dont devint penaud comme moyne surprins en mal d’enfant ; mais aussy, par là, cogneut que Blanche sommeilloyt bel et dur ; car elle, point ne s’esmeut, et la rusée n’auroyt pas ouvert les yeulx, mesmes à plus grans dangiers, et comptoyt que tomberoyt aultre chouse que le livre d’heures. Oyez comme il n’y ha pire envie que envie de grossesse ! Ores le paige advisa le pied de sa dame, lequel estoyt chaussé menu dans ung brodequin mignon de couleur perse. Elle l’avoyt singulièrement assis sur ung escabeau, veu qu’elle estoyt trop élevée dedans la chaire du senneschal. Cettuy pied estoyt de proportions estroites, légierement recourbé, large de deux doigts et long comme ung moyneau franc, compris la queue, petit du bout, vrai pied de délices, pied virginal qui méritoyt ung baiser comme ung larron la hart ; pied lutin, pied lascif à damner ung archange, pied augural, pied agaçant en diable et qui donnoyt dezir d’en faire deux neufs tout pareils, pour perpétuer en ce bas monde les beaulx ouvraiges de Dieu. Le paige feut tenté de defferrer ce pied persuasif. Pour ce faire, ses yeulx, allumez de tout le feu de son aage, alloyent vitement, comme battant de cloche, de ce dict pied de délectation au visaige endormy de sa dame et maistresse, escoutant son sommeil, beuvant sa respiration ; et, de rechief, ne sçavoyt lequel seroyt plus doulx de planter ung baiser, ou sur les fresches et rouges lèvres de la senneschalle, ou sur ce pied parlant. Brief, par respect ou crainte, ou peut-estre par grand amour, il esleut le pied, et le baisa dru, comme pucelle qui n’ose. Puis aussitost il reprint le livre, sentant sa rougeur rougir encores, et tout travaillé de son plaizir, il cria comme ung aveugle : — Janua cœli, porte du ciel !… Mais Blanche ne s’esveigla point, se fiant que le paige iroyt du pied au genoil et de là dans le ciel. Elle feut grantement despitée, quand les litanies finèrent sans autre dommaige, et que René, qui croyoyt avoir eu trop d’heur pour ung iour, yssit de la salle, tout subtilizé, plus riche de ce hardy baiser qu’ung voleur qui ha robbé le tronc des paouvres.

Quand la senneschalle feut seule, elle pensa dans son ame que le paige seroyt bien long ung peu en besongne, s’il s’amusoyt à chanter Magnificat à matines. Lors, pour le lendemain, elle se délibéra de lever le pied ung petit, et, par ainsy, de mettre en lumière le nez de ceste beaulté que l’on nomme parfaicte en Touraine, pour ce qu’elle ne se guaste iamais à l’aër, et demeure aussy tousiours fresche. Pensez que le paige rosty dans son dezir et tout eschauffé des imaginations de la veille, attendit impatiemment assez l’heure de lire dans ce breviaire de guallanterie ; et feut appelé, puis les menées de la litanie recommencèrent ; et Blanche point ne faillit à dormir. A ceste foys, ledit René frosla sa main sur la iolie iambe et se hazarda iusques à vérifier si le genoil poly, si aultre chose, estoyt satin. A ceste veue, le paouvre enfant, armé contre son dezir, tant grand paour il avoyt, n’osa faire que de briefves dévotions et menues caresses ; et encore qu’il baisast, mais doulcement, ceste bonne estoffe, il se tint coy. Ce que sentant par les sens de l’ame et intelligences du corps, la senneschalle, qui se tenoyt à quatre de ne se mouvoir, luy cria : — Ho ! Va doncques, René ! ie dors !

Oyant ce qu’il creust estre ung grave reprouche, le paige espouvanté s’enfuyt, laissant les livres, la besongne et tout. Sur ce, la senneschalle adiouxta ceste prière aux litanies : — Saincte Vierge, que les enfans sont difficiles à faire !

A disner, le paige suoyt dans le dos, en arrivant servir sa dame et son seigneur ; mais il feut bien surprins, en recevant de Blanche la plus pute de toutes les œillades que iamais femme ayt gectée, et bien plaisante et puissante elle estoyt, veu qu’elle commuta cet enfant en homme de couraige. Aussy, le soir mesme, Bruyn estant demouré ung brin de temps de plus qu’il n’avoyt coustume en sa senneschaussée, le paige chercha-t-il et treuva Blanche endormie, et luy feit faire un beau resve. Il luy tollyt ce qui si fort la gehennoyt, et si plantureusement luy bailla de la graine aux enfans, que, du surplus, elle eust parfaict deux aultres. Aussy, la commère, saisissant le paige à la teste et le serrant de court, s’écria : — Oh ! René, tu m’as esveiglée !

Et de faict, il n’y avoyt sommeil qui pust y tenir ; et ils trouvèrent que les sainctes debvoyent dormir à poings fermez. De ce coup, sans aultre mystère, et par une propriété bénigne qui est principe servateur des espoux, le doulx et gracieux plumage séant aux cocqus se plaça sur la teste du bon mary, sans qu’il en ayt senti le moindre eschec.

Depuis cette belle feste, la senneschalle feit de grant cueur sa sieste à la françoyse, pendant que Bruyn faisoyt la sienne à la sarrazine. Mais, par les dictes siestes, elle expérimenta comme la bonne ieunesse du paige avoyt meilleur goust que celle des vieulx senneschaulx ; et, de nuict, elle s’enfouissoyt dedans les toiles, loing de son mary, que elle trouvoyt rance et ord en diable. Puis, force de dormir et de se resveigler le iour ; force de faire des siestes et de dire des litanies, la senneschalle sentit florir dans ses flancs mignons ceste gesine, après laquelle tant et tant avoyt esté sospiré ; mais ores elle aymoyt plus davantaige la fasson que le demourant.

Faictes estat que René sçavoyt lire aussy, non plus seulement dedans les livres, ains aux yeux de sa iolie seigneure pour laquelle il se seroyt gecté en ung buscher ardent, si telle avoyst esté son vouloir, à elle. Quand par eulx feurent faictes de bonnes et amples traisnées, plus de cent au moins, la petite senneschalle eut cure et soulcy de l’ame et de l’advenir de son amy le paige. Ores, ung matin de pluye, qu’ils iouoyent à touche fer, comme deux enfans innocens de la teste aux pieds, Blanche, qui estoyt toujours prinse, luy dit :

— Viens çà, René ! Sçais-tu que, là où i’ay commis des péchez véniels, pour ce que ie dormoys, toi, tu en as faict de mortels ?

— Ha ! madame, feit-il, où doncques Dieu boutera-t-il tous ses damnez, si cela est pécher ?

Blanche s’esclata de rire, et le baisa au front.

— Tais-toy, meschant, il s’en va du paradiz, et besoing est que nous y vivions de compaignie, si tu veulx estre avecques moy tousiours.

— Oh ! i’ay mon paradiz ici.

— Laissez cela, dit-elle. Vous estes ung mescréant, ung maulvais qui ne songez point à ce que i’aime : c’est vous ! Tu ne sçays pas que i’ay ung enfant, et que, dans peu, il ne se celera pas plus que mon nez. Ores, que dira l’abbé ? Que dira monseigneur ? Il peut te deffaire, s’il vient à se cholérer. M’est advis, petit, que tu ailles à l’abbé de Marmoustiers pour luy advouer tes péchez, en lui donnant mandat de veoir ce qui est séant de faire à l'encontre de mon senneschal.

— Las ! dit le rusé paige, si ie vends le secret de nos ioyes, il mettra l’interdict sur nostre amour.

— En dà ! feit-elle ; oui ! Mais ton heur en l’autre monde est ung bien qui m’est si prétieulx !

— Le voulez-vous doncques, ma mye ?

— Oui, respondit-elle ung peu foible.

— Eh bien, i’iray ; mais dormez encores, que ie luy dise adieu !

Et le gentil couple récita des litanies d’adieux, comme s’ils eussent, l’ung et l’autre, préveu que leur amour debvoyt finir en son apvril. Puis, le lendemain, plus pour saulver sa chière dame que pour soy, et aussi pour obéir à elle, René de Iallanges se desporta vers le grant moustier.

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COMMENT DU DICT PÉCHÉ D’AMOUR FEUT FAICTE GRIEFVE PÉNITENCE ET MENÉ GRANT DEUIL


— Vray Dieu ! s’escria l’abbé, lorsque le paige eut accusé la kyrielle de ses doulx péchés, tu es complice d’une énorme félonie, et tu as trahy ton seigneur ! Sçays-tu, paige de maltalent, que, pour ce, tu arseras pendant toute l’éternité, tousiours ? et sçays-tu ce que c’est que de perdre à iamais le ciel d’en haut pour ung moment périssable et changeant d’icy-bas ? Malheureux ! ie te veois précipité pour iamais dedans les gouffres de l’enfer, à moins de payer à Dieu, dès ce monde, ce que tu luy doibs pour tel grief…

Là-dessus, le bon vieil abbé, qui estoyt de la chair dont on faict les saincts, et qui avoyt grant authorité au pays de Touraine, espouvanta le ieune homme par ung monceau de représentations, discours chrestiens, remembrances des commandemens de l’Ecclise et mille chouses esloquentes autant que ung diable en peut dire en six semaines pour séduire une pucelle, mais tant et tant, que René, lequel estoyt dans la loyale ferveur de l’innocence, feit sa soubmission au bon abbé. Ores, ledict abbé, voulant faire ung sainct homme et vertueux pour tousiours de cet enfant en train d’estre maulvais, luy commanda d’aller de prime abord se prosterner devant son seigneur, et luy advouer ses déportemens ; puis, s’il reschappoyt de ceste confession, de se croiser sur l’heure et virer droict en Terre-Saincte, où il demoureroyt quinze ans de terme préfix à guerroyer contre les Infidèles.

— Las ! mon révérend père, feit-il tout espanté, quinze ans seront-ils assez pour m’acquitter de tant de plaisirs ? Ah ! si vous sçaviez, il y ha eu de la doulceur bien pour mille ans !

— Dieu sera bon homme. Allez ! reprint le vieulx abbé ; ne péchez plus. A ce compte, ego te absolvo

Le paouvre René retourna, là-dessus, en grant contrition, au chastel de la Roche-Corbon ; et la prime rencontre qu’il feit feut le senneschal, qui faisoyt fourbir ses armes, morions, brassards et le reste. Il estoyt sis iuz ung grant banc de marbre, à l’aër, et se complaisoyt à veoir soleiller ses beaulx harnoys qui luy ramentevoyent ses ioyeulsetez de la Terre-Saincte, les bons coups, les galloises, et cætera. Quand René se feut mis à genoilz devant luy, le bon seigneur feut bien estonné.

— Qu’est cecy ? dit-il.

— Mon seigneur, respondit René, commandez à ceulx-cy de soy retirer.

Ce que les serviteurs ayant faict, le paige advoua sa faulte, en racontant comment il avoyt assailly sa dame pendant le sommeil, et que, pour le seur, il debvoyt l’avoyr enchargiée d’ung enfant, à l’imitation de l’homme avecques la saincte, et venoyt, par ordre de son confesseur, se remettre à la discrétion de l’offensé. Ayant dict, René de Iallanges baissa ses beaulx yeulx, d’où procédoyt tout le meschief, et resta coy, prosterné sans paour, les bras pendans, la teste nue, attendant la mal heure et soubmis à Dieu. Le senneschal n’estoyt si blanc qu’il ne pust blesmir encores ; et doncques, il paslit comme linge freschement seiché, demourant muet de cholère ; puis ce vieil homme, qui n’avoyt point en ses veines d’esperits vitaulx assez pour procréer ung enfant, treuva, dans ce moment ardent, plus de vigueur que besoing n’estoyt pour deffaire ung homme. Il empoigna de sa dextre velue sa lourde masse d’armes, la leva, brandilla et aiusta si facilement, que vous eussiez dict une boule à ieu de quilles, pour la deschargier sur le front pasle dudict René, lequel, saichant qu’il estoyt bien en faulte à l’endroyt de son seigneur, demoura serain et tendit le col, en songeant qu’il alloyt solder toute la coulpe pour sa mye en ce monde et dans l’autre.

Mais si belle ieunesse et toutes les séductions naturelles de ce ioly crime trouvèrent graace au tribunal du cueur chez ce vieil homme, encores que Bruyn feust sévère ; et lors, jectant sa masse au loing sur ung chien qu’il escharbotta : — Que mille millions de griphes mordent pendant l’éternité toutes les charnières de celle qui ha faict celuy qui sema le chesne dont feust construite la chaire sur laquelle tu m’as cornifié ! Et autant à ceulx qui t'engendrèrent, mauldict paige de malheur ! Va-t-en au diable d’où tu viens ! Sors de devant moi, du chastel, du pays, et n’y reste un poulce de temps plus que besoing est ; sinon, ie sçauray te préparer une mort à petit feu qui te fera mauldire, vingt foys par heure, ta vilaine ribaude…

En entendant ce commencement des paroles du senneschal qui avoyt ung retour de ieunesse sur les iurements, le paige s’enfuyt en le quittant du reste, et feit bien. Bruyn, tout flambant de maleraige, gaigna les iardins à grant renfort de pieds, maulgréant tout sur son passage, frappant, iurant ; mesmes qu’il renversa trois poteries tenues par ung sien serviteur qui portoyt la pastée aux chiens ; et il se cognoissoyt si peu qu’il auroyt tué ung peigne pour ung mercier. Brief, il aperceut sa despucelée, qui resguardoyt sur la route du moustier, attendant le paige, et ne saichant point que plus iamais ne le verroyt.

— Ha ! madame, par la rouge triple fourche du diable, suis-je ung mangeur de bourdes et ung enfant, pour croire que vous avez si grant pertuys qu’ung paige y entre sans vous esveigler ? Par la mort ! par la teste ! par le sang !

— Vère, respondit-elle, voyant que la mine estoyt esventée, ie l’ay bien gracieusement senty ; mais comme vous ne m’aviez point appris la chouse, i’ay cru resver !

La grant ire du senneschal fondit comme neige au soleil ; car la plus grosse cholère de Dieu luy-mesme se feust esvanouie à ung sourire de Blanche.

— Que mille millions de diables emportent cet enfant forain ! Ie iure que…

— La, la - ne iurez point, feit-elle. S’il n’est vostre, il est mien : et, l’aultre soir, ne disiez-vous pas que vous aymeriez tout ce qui viendroyt de moy ?

Là-dessus, elle enfila telle venelle d’arraisonnemens, de paroles dorées, de plainctes, querelles, larmes, et aultres patenostres de femmes, comme, d’abord, que les domaines ne feroyent point retour au roy ; que iamais enfant n’avoyt esté plus innocemment gecté en moule ; que cecy, que cela ; puis, mille chouses, tant, que le bon cocqu s’apaisa ; et Blanche, saisissant un propice entreioincture, dit :

— Et où est le paige ?

— Il est au diable !

— Quoy ! l’avez-vous tué ? dit-elle. Et toute pasle, elle chancela. Bruyn ne sceut que devenir, en voyant cheoir tout l’heur de ses vieulx jours ; et il auroyt, pour son salut, voulu luy monstrer ce paige. Lors, il commanda de le quérir ; mais René s’enfuyoit à tire-d’aile, ayant paour d’estre desconfict, et se départit pour les pays d’oultre-mer, à ceste fin d’accomplir son vœu de religion. Alors que Blanche eut apprins par l’abbé dessusdict la pénitence imposée à son bien-aymé, elle cheut en griefve mélancholie, disant parfoys : — Où est-il, ce paouvre malheureux, qui est au milieu des dangiers pour l’amour de moy ?

Et touiours le demandoyt, comme ung enfant qui ne laisse aulcun repos à sa mère iusqu’à ce que sa querimonie luy soyt octroyée. A ces lamentations, le vieulx senneschal, se sentant en faulte, se tresmoussoyt à faire mille chouses, une seule hormis, affin de rendre Blanche heureuse ; mais rien ne valloyt les doulces friandises du paige..

Cependant elle eut ung iour l’enfant tant deziré ! Comptez que ce feut une belle feste pour le bon cocqu, car la ressemblance du père estant engravée en plein sur la face de ce ioly fruict d’amour, Blanche se consola beaucoup, et reprint ung petit ceste tant bonne gayeté et fleur d’innocence qui resiouissoyt les vieilles heures du senneschal. Force de veoir courir ce petit, force de resguarder les rires correspondans de luy et de la comtesse, il fina par l’aymer, et se seroyt courroucé bien fort contre ung qui ne l’en auroyt pas cru le père.

Ores, comme l’adventure de Blanche et de son paige n’avoyt point esté transvasée hors du chasteau, il consta, par tout le pays de Touraine, que messire Bruyn s’estoyt encores treuvé en fonds d’ung enfant. Intacte demoura la vertu de Blanche, qui, par la quintessence d’instruction par elle puisée au réservoir naturel des femmes, recogneut combien besoing estoyt de taire le péché véniel dont son enfant estoyt couvert. Aussi devint-elle preude et saige, et citée comme une vertueuse personne. Puis, à l’user, elle expérimenta la bonté de son bonhomme ; et, sans luy donner licence d’aller avecques elle plus loing que le menton, veu qu’en soy elle se resguardoyt comme acquise à René, Blanche, en retour des fleurs de vieillesse que lui offroyt Bruyn, le dorelotoyt, lui soubrioyt, le maintenoyt en ioye, le papelardant avecques les manières et fassons gentilles dont usent les bonnes femmes envers les marys qu’elles truphent ; et tout si bien, que le senneschal ne vouloyt point mourir, se quarroyt dans sa chaire, et tant plus vivoyt, tant plus s’accoustumoyt à la vie. Mais, brief, ung soir, il trespassa, sans bien sçavoir où il alloyt ; car il disoyt à Blanche : — Ho ! ho ! ma mye, ie ne te veois plus ! Est-ce qu’il faict nuict ?

C’estoyt la mort du iuste, et il l’avoyt bien méritée pour loyer de ses travaulx en Terre-Saincte.

Blanche mena de ceste mort ung grant et vray deuil, le plourant comme on ploure ung père. Elle demoura mélancholicque, sans vouloir prester l’aureille aux musicques des secundes nopces ; ce dont elle feut louée des gens de bien, lesquels ne sçavoyent point que elle avoyt ung espoux du cueur, une vie en espérance ; mais elle estoyt la plupart du temps veufve de faict et veufve de cueur pour ce que, n’oyant aulcunes nouvelles de son amy le croisé, la paouvre comtesse le reputoyt mort ; et, pendant certaines nuicts, le voyant navré, gisant au loing, elle se resveigloyt toute en larmes. Elle vescut ainsy quatorze années dans le soubvenir d’ung seul iour de bonheur. Finalement, un iour où elle avoyt avecques elle aulcunes dames de Touraine, et que elles devisoyent après disner, vécy son petit gars, lequel avoyt lors environ treize ans et demy, et ressembloyt à René plus que n’est permis à ung enfant de ressembler à son père, et n’avoyt rien de feu Bruyn que le nom, vécy ce petit, fol et gentil comme sa mère, qui revint du iardin, tout courant, suant, eschauffé, hallebottant, graphignant toutes chouses sur son passaige, suivant les us et coustumes de l’enfance, et qui court sus à sa mère bien aymée, se gecte en son giron ; puis, rompant les devis d’ung chascun, luy cria :

— Ho ! ma mère, i’ay à vous parler. I’ay veu en la court ung pelerin qui m’ha pris bien fort.

— Ha ! s’escria la chastelaine, en se virant devers ung sien serviteur, qui avoyt charge de suyvre le ieune comte et veigler sur ses iours prétieux, ie vous avoys deffendu à tout iamais de laisser mon fils aux mains d’estrangiers, voire mesmes en celles du plus sainct homme du monde… Vous quitterez mon service…

— Hélas ! ma dame, respondit le vieil escuyer tout pantois, celuy-là ne luy vouloyt point de mal, pour ce qu’il ha plouré en le baisant bien fort…

— Il ha plouré ? feit-elle. Ah ! c’est le pere !

Ayant dict, elle pencha la teste sur la chaire où elle estoyt sise, et qui, pensez-le bien, estoyt la chaire où elle avoyt péché.

Oyant ce mot incongreu, les dames feurent si surprinses, que, de prime face, elles ne veirent point que la paouvre senneschalle estoyt morte, sans que iamais il ayt esté sceu si son brief trespas advint par peine de la departie de son amant, qui, fidelle à son vœu, ne la vouloyt point veoir, ou par grant ioye de ce retourner et de l’espoir de faire lever l’interdict dont l’abbé de Marmoustier avoyt frappé leurs amours. Et ce feut ung bien grant deuil, car le sire de Iallanges perdit l’esprit au spectacle de sa dame mise en terre, et se feit religieux à Marmoustier, que, dans cettuy temps, aulcuns nommoyent Maimostier, comme qui diroyt maius Monasterium, le plus grant moustier, et, de faict, il estoyt le plus beau couvent de France.


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