Aller au contenu

Les Contes du lundi/Aux avant-postes

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 107-118).


AUX AVANT-POSTES

souvenirs du siège



Les notes qu’on va lire ont été écrites au jour le jour en courant les avant-postes. C’est une feuille de mon carnet que je détache, pendant que le siège de Paris est encore chaud. Tout cela est haché, heurté, bâclé, sur le genou, déchiqueté comme un éclat d’obus ; mais je le donne tel quel, sans rien changer, sans même me relire. J’aurais trop peur de vouloir inventer, faire intéressant, et de gâter tout.



À LA COURNEUVE, UN MATIN DE DÉCEMBRE


Une plaine blanche de froid, sonore, âpre, crayeuse. Sur la boue gelée de la route, des bataillons de ligne défilent pêle-mêle avec l’artillerie. Défilé lent et triste. On va se battre. Les hommes, trébuchant, marchent la tête basse, en grelottant, le fusil à la bricole, les mains dans leurs couvertures comme dans des manchons. De temps en temps on crie :

« Halte ! »

Les chevaux s’effarent, hennissent. Les caissons tressautent. Les artilleurs se hissent sur leurs selles et regardent, anxieux, par-delà le grand mur blanc du Bourget.

« Est-ce qu’on les voit ? » demandent les soldats en battant la semelle…

Puis : « En avant !… » Le flot humain, un moment refoulé, s’écoule toujours lentement, toujours silencieux.

À l’horizon, sur l’avancée du fort d’Aubervilliers, dans le ciel froid qu’illumine un soleil levant d’argent mat, le gouverneur et son état-major, petit groupe fin, se détachant comme sur une nacre japonaise. Plus près de moi, un grand vol de corneilles noires posées au bord du chemin ; ce sont des chers frères ambulanciers. Debout, les mains croisées sous leurs capes, ils regardent défiler toute cette chair à canon d’un air humble, dévoué et triste.

Même journée. — Villages déserts, abandonnés, maisons ouvertes, toits crevés, fenêtres sans auvents qui vous regardent comme des yeux morts. Par moments, dans une de ces ruines où tout sonne, on entend quelque chose qui remue, un bruit de pas, une porte qui grince ; et quand vous avez passé, un lignard vient sur le seuil, l’œil cave, méfiant — maraudeur qui fait des fouilles ou déserteur qui cherche à se terrer…

Vers midi, entré dans une de ces maisons de paysans. Elle était vide et nue, comme raclée avec les ongles. La pièce du bas, grande cuisine sans porte ni fenêtres, ouvrait sur une basse-cour ; au fond de la cour, une haie vive, et derrière, la campagne à perte de vue. Il y avait dans un coin un petit escalier de pierre en colimaçon. Je me suis assis sur une marche et je suis resté là bien longtemps. C’était si bon ce soleil et ce grand calme de tout ! Deux ou trois grosses mouches de l’été d’avant, ranimées par la lumière, bourdonnaient au plafond contre les solives. Devant la cheminée, où se voyaient des traces de feu, une pierre rouge de sang gelé. Ce siège ensanglanté au coin de ces cendres encore chaudes racontait une veillée lugubre.




LE LONG DE LA MARNE


Sorti le 3 décembre par la porte de Montreuil. Ciel bas, bise froide, brouillard.

Personne dans Montreuil. Portes et fenêtres closes. Entendu derrière une palissade un troupeau d’oies qui piaillait. Ici, le paysan n’est pas parti, il se cache. Un peu plus loin, trouvé un cabaret ouvert. Il fait chaud, le poêle ronfle. Trois mobiles de province déjeunent presque dessus. Silencieux, les yeux bouffis, le visage enflammé, les coudes sur la table, les pauvres moblots dorment et mangent en même temps…

En sortant de Montreuil, traversé le bois de Vincennes tout bleu de la fumée des bivouacs. L’armée de Ducrot est là. Les soldats coupent des arbres pour se chauffer. C’est pitié de voir les trembles, les bouleaux, les jeunes frênes qu’on emporte la racine en l’air, avec leur fine chevelure dorée qui traîne derrière eux sur la route.

À Nogent, encore des soldats. Artilleurs en grands manteaux, mobiles de Normandie joufflus et ronds de partout comme des pommes, petits zouaves encapuchonnés et lestes, lignards voûtés, coupés en deux, leurs mouchoirs bleus sous le képi autour des oreilles, tout cela grouille et flâne par les rues, se bouscule à la porte de deux épiciers restés ouverts. Une petite ville d’Algérie.

Enfin voici la campagne. Longue route déserte qui descend vers la Marne. Admirable horizon couleur de perle, arbres dépouillés frissonnant dans la brume. Au fond, le grand viaduc du chemin de fer, sinistre à voir avec ses arches coupées, comme des dents qui lui manquent. En traversant le Perreux, dans une des petites villas du bord du chemin, jardins saccagés, maisons dévastées et mornes, vu derrière une grille trois grands chrysanthèmes blancs échappés au massacre et tout épanouis. J’ai poussé la grille, je suis entré ; mais ils étaient si beaux que je n’ai pas osé les cueillir.

Pris à travers champs et descendu à la Marne. Comme j’arrive au bord de l’eau, le soleil débarbouillé tape en plein sur la rivière. C’est charmant. En face, Petit-Bry, où l’on s’est tant battu la veille, étage paisiblement ses maisonnettes blanches sur la côte au milieu des vignes. De ce côté-ci de la rivière, une barque dans les roseaux. Sur la rive, un groupe d’hommes qui causent en regardant le coteau vis-à-vis. Ce sont des éclaireurs que l’on envoie à Petit-Bry voir si les Saxons y sont revenus. Je passe avec eux. Pendant que le bachot traverse, un des éclaireurs assis à l’arrière me dit tout bas :

« Si vous voulez des chassepots, la mairie de Petit-Bry en est pleine. Ils y ont laissé aussi un colonel de la ligne, un grand blond, la peau blanche comme une femme, et des bottes jaunes toutes neuves. »

Ce sont les bottes du mort qui l’ont surtout frappé. Il y revient toujours :

« Vingt dieux ! les belles bottes ! » Et ses yeux brillent en m’en parlant.

Au moment d’entrer dans Petit-Bry, un marin chaussé d’espadrilles, quatre ou cinq chassepots sur les bras, déboule d’une ruelle et vient vers nous en courant :

« Ouvrez l’œil, voilà les Prussiens. »

On se blottit derrière un petit mur et on regarde.

Au-dessus de nous, tout en haut des vignes, c’est d’abord un cavalier, silhouette mélodramatique, penché en avant sur sa selle, le casque en tête, le mousqueton au poing. D’autres cavaliers viennent ensuite, puis des fantassins qui se répandent dans les vignes en rampant.

Un d’eux — tout près de nous — a pris position derrière un arbre et n’en bouge plus ; un grand diable à la longue capote brune, un mouchoir de couleur serré autour de la tête. De la place où nous sommes, ce serait un joli coup de fusil. Mais à quoi bon ?… Les éclaireurs savent ce qu’ils voulaient. Maintenant vite à la barque ; le marinier commence à jurer. Nous repassons la Marne sans encombre… Mais à peine abordés, voilà des voix étouffées qui nous appellent de l’autre rive :

« Ohé ! du bateau !… »

C’est mon amateur de bottes de tout à l’heure et trois ou quatre de ses camarades qui ont essayé de pousser jusqu’à la mairie et qui reviennent précipitamment. Par malheur, il n’y a plus personne pour aller les chercher. Le marinier a disparu.

« Je ne sais pas ramer. » me dit assez piteusement le sergent des éclaireurs blotti avec moi dans un trou du bord de l’eau. Pendant ce temps, les autres s’impatientent :

« Mais venez donc ! mais venez donc ! »

Il faut y aller. Rude corvée. La Marne est lourde et dure. Je rame de toutes mes forces, et tout le temps je sens dans mon dos le Saxon de là-haut qui me regarde, immobile derrière son arbre…

En abordant, un des éclaireurs saute avec tant de précipitation que la barque se remplit d’eau. Impossible de les emmener tous sans s’exposer à couler. Le plus brave reste sur la berge, à attendre. C’est un caporal de francs-tireurs, gentil garçon, en bleu, avec un petit oiseau piqué sur le devant de sa casquette. J’aurais bien voulu retourner le prendre mais on commençait à se fusiller d’un bord à l’autre. Il a attendu un moment, sans rien dire ; puis il a filé du côté de Champigny, en rasant les murs. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Même journée. — Quand le dramatique se mêle au grotesque, dans les choses aussi bien que dans les êtres, il arrive à des effets de terreur ou d’émotion d’une singulière intensité. Est-ce qu’une grande douleur sur une face ridicule ne vous émeut pas plus profondément qu’ailleurs ? Vous figurez-vous un bourgeois de Daumier dans les épouvantes de la mort, ou pleurant toutes ses larmes sur le cadavre d’un fils tué qu’on lui rapporte ? N’y a-t-il pas là quelque chose de particulièrement poignant ?… Eh bien ! toutes ces villas bourgeoises du bord de la Marne, ces chalets coloriés et burlesques, rose tendre, vert pomme, jaune serin, tourelles moyen âge coiffées de zinc, kiosques en fausse brique, jardinets rococos où se balancent des boules de métal blanc, maintenant que je les vois dans la fumée de la bataille, avec leurs toits crevés par les obus, leurs girouettes cassées, leurs murailles toutes crénelées, de la paille et du sang partout, je leur trouve cette physionomie épouvantable…

La maison où je suis entré pour me sécher était bien le type d’une de ces maisons-là. Je suis monté au premier étage dans un petit salon rouge et or. On n’avait pas fini de poser la tapisserie. Il y avait encore par terre des rouleaux de papier et des bouts de baguettes dorées ; du reste, pas trace de meubles, rien que des tessons de bouteilles, et dans un coin une paillasse où dormait un homme en blouse. Sur tout cela, une vague odeur de poudre, de vin, de chandelle, de paille moisie… Je me chauffe avec un pied de guéridon devant une cheminée bête, en nougat rose. Par moments, quand je la regarde, il me semble que je passe un après-midi de dimanche à la campagne chez de bons petits bourgeois. Est-ce qu’on ne joue pas au jacquet derrière moi, dans le salon ?… Non ! ce sont des francs-tireurs qui chargent et déchargent leurs chassepots. Détonation à part, c’est tout à fait le bruit du trictrac… À chaque coup de feu, on nous répond de la rive en face. Le son porté sur l’eau ricoche et roule sans fin entre les collines.

Par les meurtrières du salon, on voit la Marne qui reluit, la berge pleine de soleil, et des Prussiens qui détalent comme de grands lévriers à travers les échalas de vignes.




SOUVENIR DU FORT MONTROUGE


Tout en haut du fort, sur le bastion, dans l’embrasure des sacs de terre, les longues pièces de marine se dressaient fièrement, presque droites sur leurs affûts, pour faire tête à Châtillon. Ainsi pointées, la gueule en l’air, avec leurs anses des deux côtés comme des oreilles, on aurait dit de grands chiens de chasse aboyant à la lune, hurlant à la mort… Un peu plus bas, sur un terre-plein, les matelots, pour se distraire, avaient fait comme en un coin de navire une miniature de jardin anglais. Il y avait un banc, une tonnelle, des pelouses, des rocailles et même un bananier ; pas bien grand par exemple, guère plus haut qu’une jacinthe ; mais c’est égal ! il venait bien tout de même, et son panache vert faisait frais à l’œil, au milieu des sacs de terre et des piles d’obus.

Oh ! le petit jardin du fort Montrouge ! Je voudrais le voir entouré d’une grille, et qu’on y mît une pierre commémorative où seraient les noms de Carvès, de Desprez, de Saisset et de tous les braves marins qui sont tombés là, sur ce bastion d’honneur.




À LA FOUILLEUSE


Le matin du 20 février.

Joli temps doux et voilé. Grandes terres de labour ondulant au loin comme la mer. Sur la gauche, les hautes collines sablonneuses qui servent de contrefort au mont Valérien. À droite, le moulin Gibet, petit moulin de pierre aux ailes fracassées, avec une batterie sur la plate-forme. Suivi pendant un quart d’heure la longue tranchée qui mène au moulin et sur laquelle flotte comme un petit brouillard de rivière. C’est la fumée des bivouacs. Les soldats accroupis font le café et soufflent le bois vert qui les aveugle et les fait tousser. D’un bout à l’autre de la tranchée court une longue toux creuse…

La Fouilleuse. Une ferme horizonnée de petits bois. Arrivé juste à temps pour voir nos dernières lignes battre en retraite. C’est le 3e mobile de Paris. Il défile, en bon ordre, au grand complet, commandant en tête. Après l’incompréhensible débandade à laquelle j’assiste depuis hier soir, cela me remonte un peu le cœur. Derrière eux, deux hommes à cheval passent près de moi, un général et son aide de camp. Les chevaux vont au pas ; les hommes causent, les voix sonnent. On entend celle de l’aide de camp, voix jeune, un peu obséquieuse :

« Oui, mon général… Oh ! non, mon général… Sans doute, mon général. »

Et le général, d’un ton doux et navré :

« Comment ! il a été tué ! Oh ! le pauvre enfant… le pauvre enfant !… »

Puis un silence et le piétinement des chevaux dans la terre grasse…

Je reste seul un moment à regarder ce grand paysage mélancolique, qui a quelque chose des plaines du Chélif ou de la Mitidja. Des files de brancardiers en blouses grises montent d’un chemin creux, avec leur drapeau blanc à croix rouge. On peut se croire en Palestine, au temps des croisades.

Séparateur