Les Contes du lundi/Le Miroir

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A. Lemerre (p. 328-332).


LE MIROIR



Dans le Nord, au bord du Niémen, est arrivée une petite créole de quinze ans, blanche et rose comme une fleur d’amandier. Elle vient du pays des colibris ; c’est le vent de l’amour qui l’apporte… Ceux de son île lui disaient : « Ne pars pas, il fait froid sur le continent… L’hiver te fera mourir. » Mais la petite créole ne croyait pas à l’hiver et ne connaissait le froid que pour avoir pris des sorbets ; puis elle était amoureuse, elle n’avait pas peur de mourir… Et maintenant la voilà qui débarque là-haut dans les brouillards du Niémen, avec ses éventails, son hamac, ses moustiquaires et une cage en treillis doré pleine d’oiseaux de son pays.

Quand le vieux père Nord a vu venir cette fleur des îles que le Midi lui envoyait dans un rayon, son cœur s’est ému de pitié ; et comme il pensait bien que le froid ne ferait qu’une bouchée de la fillette et de ses colibris, il a vite allumé un gros soleil jaune et s’est habillé d’été pour les recevoir… La créole s’y est trompée ; elle a pris cette chaleur du Nord, brutale et lourde, pour une chaleur de durée, cette éternelle verdure noire pour de la verdure de printemps, et, suspendant son hamac au fond du parc entre deux sapins, tout le jour elle s’évente, elle se balance.

« Mais il fait très chaud dans le Nord », dit-elle en riant. Pourtant quelque chose l’inquiète. Pourquoi, dans cet étrange pays, les maisons n’ont-elles pas de vérandas ? Pourquoi ces murs épais, ces tapis, ces lourdes tentures ? Ces gros poêles en faïence, et ces grands tas de bois qu’on empile dans les cours, et ces peaux de renards bleus, ces manteaux doublés, ces fourrures qui dorment au fond des armoires ; à quoi tout cela peut-il servir ?… Pauvre petite, elle va le savoir bientôt.

Un matin, en s’éveillant, la petite créole se sent prise d’un grand frisson. Le soleil a disparu, et du ciel noir et bas, qui semble dans la nuit s’être rapproché de la terre, il tombe par flocons une peluche blanche et silencieuse comme sous les cotonniers… Voilà l’hiver, voilà l’hiver ! Le vent siffle, les poêles ronflent. Dans leur grande cage en treillis doré, les colibris ne gazouillent plus. Leurs petites ailes bleues, roses, rubis, vert de mer, restent immobiles, et c’est pitié de les voir se serrer les uns contre les autres, engourdis et bouffis par le froid, avec leurs becs fins et leurs yeux en tête d’épingle. Là-bas, au fond du parc, le hamac grelotte plein de givre, et les branches des sapins sont en verre filé… La petite créole a froid ; elle ne veut plus sortir.

Pelotonnée au coin du feu comme un de ses oiseaux, elle passe son temps à regarder la flamme et se fait du soleil avec ses souvenirs. Dans la grande cheminée lumineuse et brûlante, elle revoit tout son pays : les larges quais pleins de soleil avec le sucre brun des cannes qui ruisselle, et les grains de maïs flottant dans une poussière dorée, puis les siestes d’après-midi, les stores clairs, les nattes de paille, puis les soirs d’étoiles, les mouches enflammées, et des millions de petites ailes qui bourdonnent entre les fleurs et dans les mailles de tulle des moustiquaires.

Et tandis qu’elle rêve ainsi devant la flamme, les jours d’hiver se succèdent toujours plus courts, toujours plus noirs. Tous les matins on ramasse un colibri mort dans la cage ; bientôt il n’en reste plus que deux, deux flocons de plumes vertes qui se hérissent l’un contre l’autre dans un coin…

Ce matin-là, la petite créole n’a pas pu se lever. Comme une balancelle mahonnaise prise dans les glaces du Nord, le froid l’étreint, la paralyse. Il fait sombre, la chambre est triste. Le givre a mis sur les vitres un épais rideau de soie mate. La ville semble morte, et, par les rues silencieuses, le chasse-neige à vapeur siffle lamentablement… Dans son lit, pour se distraire, la créole fait luire les paillettes de son éventail et passe son temps à se regarder dans les miroirs de son pays, tout frangés de grandes plumes indiennes.

Toujours plus courts, toujours plus noirs, les jours d’hiver se succèdent. Dans ses courtines de dentelles, la petite créole languit, se désole. Ce qui l’attriste surtout, c’est que de son lit elle ne peut pas voir le feu. Il lui semble qu’elle a perdu sa patrie une seconde fois… De temps en temps elle demande : « Est-ce qu’il y a du feu dans la chambre ? — Mais oui, petite, il y en a. La cheminée est tout en flammes. Entends-tu pétiller le bois, et les pommes de pin qui éclatent ? — Oh ! voyons, voyons. » Mais elle a beau se pencher, la flamme est trop loin d’elle ; elle ne peut pas la voir et cela la désespère. Or, un soir qu’elle est là, pensive et pâle, sa tête au bord de l’oreiller et les yeux toujours tournés vers cette flamme invisible, son ami s’approche d’elle, prend un des miroirs qui sont sur le lit : « Tu veux voir le feu, mignonne… Eh bien ! attends… » Et s’agenouillant devant la cheminée, il essaie de lui envoyer avec son miroir un reflet de la flamme magique : « Peux-tu le voir ? — Non ! je ne vois rien. — Et maintenant… — Non ! pas encore… » Puis, tout à coup, recevant en plein visage un jet de lumière qui l’enveloppe : « Oh ! je le vois ! » dit la créole toute joyeuse, et elle meurt en riant avec deux petites flammes au fond des yeux.

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