Les Contes du lundi/L’Empereur aveugle

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A. Lemerre (p. 333-362).


L’EMPEREUR AVEUGLE
ou
le voyage en bavière

à la recherche d’une tragédie japonaise

I

m. le colonel de sieboldt



Au printemps de 1866, M. de Sieboldt, colonel bavarois au service de la Hollande, bien connu dans le monde scientifique par ses beaux ouvrages sur la flore japonaise, vint à Paris soumettre à l’empereur un vaste projet d’association internationale pour l’exploitation de ce merveilleux Nipon-Jepen-Japon (Empire au Lever du Soleil) qu’il avait habité pendant plus de trente ans. En attendant d’avoir une audience aux Tuileries, l’illustre voyageur — resté très Bavarois malgré son séjour au Japon — passait ses soirées dans une petite brasserie du faubourg Poissonnière, en compagnie d’une jeune demoiselle de Munich qui voyageait avec lui et qu’il présentait comme sa nièce. C’est là que je le rencontrai. La physionomie de ce grand vieux, ferme et droit sous ses soixante-douze ans, sa longue barbe blanche, son interminable houppelande, sa boutonnière enrubannée où toutes les académies des sciences avaient mis leurs couleurs, cet air étranger où il y a à la fois tant de timidité et de sans-gêne, faisait toujours retourner les têtes quand il entrait. Gravement le colonel s’asseyait, tirait de sa poche un gros radis noir ; puis la petite demoiselle qui l’accompagnait, toute Allemande dans sa jupe courte, son châle à franges, son petit chapeau de voyage, coupait ce radis en tranches minces à la mode du pays, le couvrait de sel, l’offrait à son ounclé ! », comme elle disait de sa petite voix de souris, et tous deux se mettaient à grignoter l’un en face de l’autre, tranquillement et simplement, sans paraître se douter qu’il pût y avoir le moindre ridicule à faire à Paris comme à Munich. Vraiment c’était un couple original et sympathique, et nous eûmes bientôt fait de devenir grands amis. Le bonhomme, voyant le goût que je prenais à l’entendre parler du Japon, m’avait demandé de revoir son mémoire, et je m’étais empressé d’accepter autant par amitié pour ce vieux Sinbad que pour m’enfoncer plus avant dans l’étude du beau pays dont il m’avait communiqué l’amour. Ce travail de révision ne se fit pas sans peine. Tout le mémoire était écrit dans le français bizarre que parlait M. de Sieboldt : « Si j’aurais des actionnaires… si je réunirais des fonds… » et ces renversements de prononciation qui lui faisaient dire régulièrement « les grandes boîtes de l’Asie », pour « les grands poètes de l’Asie », et « le Chabon » pour « le Japon »… Joignez à cela des phrases de cinquante lignes, sans un point, sans une virgule, rien pour respirer, et cependant si bien classées dans la cervelle de l’auteur, qu’en ôter un seul mot lui paraissait impossible, et que s’il m’arrivait d’enlever une ligne d’un côté, il la transportait bien vite un peu plus loin… C’est égal ! ce diable d’homme était si intéressant avec son Chabon, que j’oubliais l’ennui du travail ; et lorsque la lettre d’audience arriva, le mémoire tenait à peu près sur ses pieds.

Pauvre vieux Sieboldt ! Je le vois encore s’en allant aux Tuileries, toutes ses croix sur la poitrine, dans ce bel habit de colonel rouge et or qu’il ne tirait de sa malle qu’aux grandes occasions. Quoiqu’il fît : « brum ! brum ! » tout le temps en redressant sa longue taille, au tremblement de son bras sur le mien, surtout à la pâleur insolite de son nez, un bon gros nez de savantasse, cramoisi par l’étude et la bière de Munich, je sentais combien il était ému… Le soir, quand je le revis, il triomphait : Napoléon III l’avait reçu entre deux portes, écouté pendant cinq minutes et congédié avec sa phrase favorite « Je verrai… je réfléchirai. » Là-dessus, le naïf Japonais parlait déjà de louer le premier étage du Grand-Hôtel, d’écrire aux journaux, de lancer des prospectus. J’eus beaucoup de mal à lui faire comprendre que Sa Majesté serait peut-être longue à réfléchir, et qu’il ferait mieux, en attendant, de retourner à Munich, où la Chambre était justement en train de voter des fonds pour l’achat de sa grande collection. Mes observations finirent par le convaincre, et il partit en me promettant de m’envoyer, pour la peine que j’avais prise au fameux mémoire, une tragédie japonaise du XVIe siècle, intitulée l’Empereur aveugle, précieux chef-d’œuvre absolument inconnu en Europe et qu’il avait traduit exprès pour son ami Meyerbeer. Le maître, quand il mourut, était en train d’écrire la musique des chœurs. C’est, comme vous voyez, un vrai cadeau que le brave homme voulait me faire.

Malheureusement, quelques jours après son départ, la guerre éclatait en Allemagne, et je n’entendis plus parler de ma tragédie. Les Prussiens ayant envahi le Wurtemberg et la Bavière, il était assez naturel que dans son émoi patriotique et le grand désarroi d’une invasion, le colonel eût oublié mon Empereur aveugle. Mais moi, j’y pensais plus que jamais ; et, ma foi ! un peu l’envie de ma tragédie japonaise, un peu la curiosité de voir de près ce que c’était que la guerre, l’invasion, — ô Dieu ! j’en ai maintenant toute l’horreur dans la mémoire, — je me décidai un beau matin à partir pour Munich.

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II

l’allemagne du sud


Parlez-moi des peuples à sang lourd ! En pleine guerre, sous ce grand soleil d’août, tout le pays d’outre-Rhin, depuis le pont de Kehl jusqu’à Munich, avait l’air aussi froid, aussi tranquille. Par les trente fenêtres du wagon wurtembergeois, qui m’emmenait lentement, lourdement, à travers la Souabe, des paysages se déroulaient, des montagnes, des ravins, des écroulements de riche verdure où l’on sentait la fraîcheur des ruisseaux. Sur les pentes qui disparaissaient en tournant, au mouvement des wagons, des paysannes se tenaient toutes raides au milieu de leurs troupeaux, vêtues de jupes rouges, de corsages de velours, et les arbres étaient si verts autour d’elles, qu’on eût dit une bergerie tirée d’une de ces petites boîtes de sapin qui sentent bon la résine et les forêts du Nord. De loin en loin, une douzaine de fantassins habillés de vert emboîtaient le pas dans un pré, la tête droite, la jambe en l’air, portant leurs fusils comme des arbalètes : c’était l’armée d’un prince de Nassau quelconque. Parfois aussi des trains passaient, avec la même lenteur que le nôtre, chargés de grands bateaux, où des soldats wurtembergeois, entassés comme dans un char allégorique, chantaient des barcarolles à trois voix, en fuyant devant les Prussiens. Et nos haltes à tous les buffets, le sourire inaltérable des majordomes, ces grosses faces allemandes, épanouies, la serviette sous le menton devant d’énormes quartiers de viande aux confitures, et le parc royal de Stuttgart plein de carrosses, de toilettes, de cavalcades, la musique autour des bassins jouant des valses, des quadrilles, pendant qu’on se battait à Kissingen ; vraiment, quand je me rappelle tout cela et que je pense à ce que j’ai vu, quatre ans après, dans ce même mois d’août : ces locomotives en délire s’en allant sans savoir où, comme si le grand soleil avait affolé leurs chaudières, les wagons arrêtés en plein champ de bataille, les rails coupés, les trains en détresse, la France diminuée de jour en jour à mesure que la ligne de l’Est devenait plus courte, et sur tout le parcours des voies abandonnées, l’encombrement sinistre de ces gares, qui restaient seules, en pays perdu, pleines de blessés oubliés là comme des bagages, je commence à croire que cette guerre de 1866 entre la Prusse et les États du sud n’était qu’une guerre pour rire, et qu’en dépit de tout ce qu’on a pu nous dire, les loups de Germanie ne se mangent jamais entre eux.

Il n’y avait qu’à voir Munich pour s’en convaincre. Le soir où j’arrivai, un beau soir de dimanche plein d’étoiles, toute la ville était dehors. Une joyeuse rumeur confuse, aussi vague sous la lumière que la poussière soulevée aux pas de tous ces promeneurs, flottait dans l’air. Au fond des caves à bière voûtées et fraîches, dans les jardins des brasseries où des lanternes de couleur balançaient leurs lueurs sourdes, partout on entendait, mêlés au bruit des lourds couvercles retombant sur les chopes, les cuivres qui sonnaient en notes triomphales, et les soupirs des instruments de bois…

C’est dans une de ces brasseries harmoniques que je trouvai le colonel de Sieboldt, assis avec sa nièce, devant son éternel radis noir.

À la table à côté, le ministre des Affaires étrangères prenait un bock, en compagnie de l’oncle du roi. Tout autour, de bons bourgeois avec leurs familles, des officiers en lunettes, des étudiants à petites casquettes rouges, bleues, vert de mer, tous graves, silencieux, écoutaient religieusement l’orchestre de M. Gungel, et regardaient monter la fumée de leurs pipes, sans plus se soucier de la Prusse que si elle n’existait pas. En me voyant, le colonel parut un peu gêné, et je crus m’apercevoir qu’il baissait la voix pour m’adresser la parole en français. Autour de nous, on chuchotait : « Frantzose… Frantzose… » Je sentais de la malveillance dans tous les yeux. — « Sortons ! » me dit M. de Sieboldt, et une fois dehors, je retrouvai son bon sourire d’autrefois. Le brave homme n’avait pas oublié sa promesse, mais il était très absorbé par le rangement de sa collection japonaise qu’il venait de vendre à l’État. C’est pour cela qu’il ne m’avait pas écrit. Quant à ma tragédie, elle était à Wurtzbourg, entre les mains de Mme de Sieboldt, et pour arriver jusque-là, il me fallait une autorisation spéciale de l’ambassade française, car les Prussiens approchaient de Wurtzbourg, et l’on n’y entrait plus que très difficilement. J’avais une telle envie de mon Empereur aveugle, que je serais allé à l’ambassade le soir même, si je n’avais pas craint de trouver M. de Trévise couché…

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III

en droschken


De bonne heure, le lendemain, l’hôtelier de la Grappe-Bleue me faisait monter dans une de ces petites voitures de louage que les hôtels ont toujours dans leurs cours pour montrer aux voyageurs les curiosités de la ville, et d’où les monuments, les avenues, vous apparaissent comme entre les pages d’un guide. Cette fois il ne s’agissait pas de me faire voir la ville, mais seulement de me conduire à l’ambassade française : « Frantzosiche Ambassad !… » répéta deux fois l’hôtelier. Le cocher, petit homme habillé de bleu et coiffé d’un chapeau gigantesque, semblait très étonné de la nouvelle destination qu’on donnait à son fiacre, à son droschken, pour parler comme à Munich. Mais je fus bien plus étonné que lui, quand je le vis tourner le dos au quartier noble, prendre un long faubourg plein d’usines, de maisons ouvrières, de petits jardins, passer les portes, et m’emmener hors de la ville…

« Ambassad Frantzosiche ? lui demandais-je de temps en temps avec inquiétude.

Ya, ya » répondait le petit homme, et nous continuions à rouler. J’aurais bien voulu avoir quelques renseignements de plus ; mais le diable, c’est que mon conducteur ne parlait pas français, et moi-même, à cette époque, je ne connaissais de la langue allemande que deux ou trois phrases très élémentaires, où il était question de pain, de lit, de viande et pas du tout d’ambassadeur. Encore, ces phrases-là, ne savais-je les dire qu’en musique, et voici pourquoi :

Quelques années auparavant, avec un camarade presque aussi fou que moi, j’avais fait à travers l’Alsace, la Suisse, le duché de Bade, un vrai voyage de colporteur, le sac bouclé aux épaules, arpentant les lieues à la douzaine, tournant les villes dont nous ne voulions voir que les portes, et prenant toujours les tout petits chemins sans savoir où ils nous mèneraient. Cela nous donnait souvent l’imprévu des nuits passées en plein champ, ou sous le toit ouvert d’une grange ; mais ce qui achevait d’incidenter notre excursion, c’est que ni l’un ni l’autre nous ne savions un mot d’allemand. À l’aide d’un petit dictionnaire de poche acheté en passant à Bâle, nous étions bien parvenus à construire quelques phrases toutes simples, toutes naïves comme : Vir vollen trinken bier, — nous voulons boire de la bière… Vir vollen essen kæse, — nous voulons manger du fromage ; malheureusement, si peu compliquées qu’elles nous paraissaient, ces maudites phrases nous coûtaient beaucoup de peine à retenir. Nous ne les avions pas dans la bouche, comme disent les comédiens. L’idée nous vint alors de les mettre en musique, et le petit air que nous avions composé s’adaptait si bien dessus, que les mots nous entrèrent dans la mémoire à la suite des notes, et que les uns ne pouvaient plus sortir sans entraîner les autres. Il fallait voir la figure des hôteliers badois, le soir, quand nous entrions dans la grande salle du Gasthaus et que, sitôt nos sacs débouclés, nous entonnions d’une voix retentissante :

Vir vollen trinken bier (bis)
Vir vollen, ya, vir vollen
Ya !
Vir vollen trinken bier.

Depuis ce temps-là je suis devenu très fort en allemand. J’ai eu tant d’occasions de l’apprendre !… Mon vocabulaire s’est enrichi d’une foule de locutions, de phrases. Seulement je les parle, je ne les chante plus… Oh ! non, je n’ai pas envie de les chanter…

Mais revenons à mon droschken.

Nous allions d’un petit pas reposé, sur une avenue bordée d’arbres et de maisons blanches. Tout à coup le cocher s’arrêta :

« Da !… » me dit-il en me montrant une maisonnette enfouie sous les acacias, et qui me parut bien silencieuse, bien retirée pour une ambassade. Trois boutons de cuivre superposés luisaient dans un coin du mur, à côté de la porte. J’en tire un au hasard, la porte s’ouvre, et j’entre dans un vestibule élégant, confortable ; des fleurs, des tapis partout. Sur l’escalier, une demi-douzaine de chambrières bavaroises, accourues à mon coup de sonnette, s’échelonnaient avec cette tournure disgracieuse d’oiseaux sans ailes qu’ont toutes les femmes au-delà du Rhin.

Je demande : « Ambassad Frantzosiche ? » Elles me font répéter deux fois, et les voilà parties à rire, à rire en secouant la rampe. Furieux, je reviens vers mon cocher et tâche de lui faire comprendre, à grand renfort de gestes, qu’il s’est trompé, que l’ambassade n’est pas là. « Ya, ya… » répond le petit homme sans s’émouvoir, et nous retournons vers Munich.

Il faut croire que notre ambassadeur de ce temps-là changeait souvent de domicile, ou bien que mon cocher, pour ne pas déroger aux habitudes de son droschken, s’était mis dans l’idée de me faire visiter quand même la ville et ses environs. Toujours est-il que notre matinée se passa à courir Munich dans tous les sens, à la recherche de cette ambassade fantastique. Après deux ou trois autres tentatives, j’avais fini par ne plus descendre de voiture. Le cocher allait, venait, s’arrêtait à certaines rues, faisait semblant de s’informer. Je me laissais conduire, et ne m’occupais plus que de regarder autour de moi… Quelle ville ennuyeuse et froide que ce Munich, avec ses grandes avenues, ses palais alignés, ses rues trop larges où le pas résonne, son musée en plein vent de célébrités bavaroises si mortes dans leurs statues blanches !

Que de colonnades, d’arcades, de fresques, d’obélisques, de temples grecs, de propylées, de distiques en lettres d’or sur les frontons ! Tout cela s’efforce d’être grand ; mais il semble qu’on sente l’emphase de cette apparente grandeur, en voyant à tous les fonds d’avenue les arcs de triomphe où l’horizon passe seul, les portiques ouverts sur le bleu. C’est bien ainsi que je me représente ces villes imaginaires ; Italie mêlée d’Allemagne, où Musset promène l’incurable ennui de son Fantasio et la perruque solennelle et niaise du prince de Mantoue.

Cette course en droschken dura cinq ou six heures ; après quoi le cocher me ramena triomphalement dans la cour de la Grappe-Bleue, en faisant claquer son fouet, tout fier de m’avoir montré Munich. Quant à l’ambassade, je finis par la découvrir à deux rues de mon hôtel, mais cela ne m’avança guère. Le chancelier ne voulut pas me donner de passeport pour Wurtzbourg. Nous étions, paraît-il, très mal vus en Bavière à ce moment-là ; un Français n’aurait pas pu sans danger s’aventurer jusqu’aux avant-postes. Je fus donc obligé d’attendre à Munich que Mme de Sieboldt eût trouvé une occasion de me faire parvenir la tragédie japonaise…

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IV

le pays du bleu


Chose singulière ! Ces bons Bavarois, qui nous en voulaient tant de n’avoir pas pris parti pour eux dans cette guerre, n’avaient pas la moindre animosité contre les Prussiens. Ni honte des défaites, ni haine du vainqueur. — « Ce sont les premiers soldats du monde !… » me disait avec un certain orgueil l’hôtelier de la Grappe-Bleue, le lendemain de Kissingen, et c’était bien le sentiment général à Munich. Dans les cafés on s’arrachait les journaux de Berlin. On riait à se tordre aux plaisanteries du Kladderadatsch, ces grosses charges berlinoises aussi lourdes que le fameux marteau-pilon de l’usine Krupp, qui pèse cinquante mille kilogrammes. L’entrée prochaine des Prussiens n’étant plus un doute pour personne, chacun se disposait à bien les recevoir. Les brasseries s’approvisionnaient de saucisses, de quenelles. Dans les maisons bourgeoises, on préparait des chambres d’officiers…

Seuls, les musées manifestaient quelque inquiétude. Un jour, en entrant à la Pinacothèque, je trouvai les murs nus et les gardiens en train de clouer les tableaux dans de grandes caisses prêtes à partir pour le Sud. On craignait que le vainqueur, très scrupuleux pour les propriétés particulières, ne le fût pas autant pour les collections de l’État. Aussi, de tous les musées de la ville, il n’y avait que celui de M. de Sieboldt qui restât ouvert. En sa qualité d’officier hollandais, décoré de l’Aigle de Prusse, le colonel pensait que, lui présent, personne n’oserait toucher à sa collection ; et en attendant l’arrivée des Prussiens, il ne faisait plus que se promener avec son grand costume, à travers les trois longues salles que le roi lui avait données au jardin de la cour, espèce de Palais-Royal, plus vert et plus triste que le nôtre, entouré de murs de cloître peints à fresque.

Dans ce grand palais morne, ces curiosités étalées, étiquetées, constituaient bien le musée, cet assemblage mélancolique de choses venues de loin, dégagées de leur milieu. Le vieux Sieboldt lui-même avait l’air d’en faire partie. Je venais le voir tous les jours, et nous passions ensemble de longues heures à feuilleter ces manuscrits japonais ornés de planches, ces livres de science, d’histoire ; les uns si immenses, qu’il fallait les étaler à terre pour les ouvrir, les autres hauts comme l’ongle, lisibles seulement à la loupe, dorés, fins, précieux. M. de Sieboldt me faisait admirer son encyclopédie japonaise en quatre-vingt-deux volumes, ou bien il me traduisait une ode du Hiak-nin, merveilleux ouvrage publié par les soins des empereurs japonais, et où l’on trouve les vies, les portraits et des fragments lyriques des cent plus fameux poètes de l’empire. Puis nous rangions sa collection d’armes, les casques d’or à larges mentonnières, les cuirasses, les cottes de mailles, ces grands sabres à deux mains qui sentent leur chevalier du Temple et avec lesquels on s’ouvre si bien le ventre.

Il m’expliquait les devises d’amour peintes sur les coquilles dorées, m’introduisait dans les intérieurs japonais en me montrant le modèle de sa maison de Yédo, une miniature de laque où tout était représenté, depuis les stores de soie des fenêtres jusqu’aux rocailles du jardin, jardinet de Lilliput, orné des plantes mignonnes de la flore indigène. Ce qui m’intéressait aussi beaucoup, c’était les objets de culte japonais : leurs petits dieux en bois peint, les chasubles, les vases sacrés, et ces chapelles portatives, vrais théâtres de pupazzi, que chaque fidèle a dans un coin de sa maison. Les petites idoles rouges sont rangées au fond ; une mince corde à nœuds pend sur le devant. Avant de commencer sa prière, le Japonais s’incline et frappe de cette corde un timbre qui brille au pied de l’autel ; c’est ainsi qu’il appelle l’attention de ses dieux. Je prenais un plaisir d’enfant à faire sonner ces timbres magnifiques, à laisser mon rêve s’en aller, roulé dans cette onde sonore, jusqu’au fond de ces Asies d’Orient où le soleil levant semble avoir tout doré, depuis les lames de leurs grands sabres jusqu’aux tranches de leurs petits livres…

Quand je sortais de là, les yeux pleins de tous ces reflets de laque, de jade, de couleurs éclatantes des cartes géographiques, les jours surtout où le colonel m’avait lu une de ces odes japonaises d’une poésie chaste, distinguée, originale, si profonde, les rues de Munich me faisaient un singulier effet. Le Japon, la Bavière, ces deux pays nouveaux pour moi, que je connaissais presque en même temps, que je voyais l’un à travers l’autre, se brouillaient, se confondaient dans ma tête, devenaient une espèce de pays vague, de pays bleu… Cette ligne bleue des voyages que je venais de voir sur les tasses japonaises dans le trait de nuages et l’esquisse de l’eau, je la retrouvais sur les fresques bleues des murailles… Et ces soldats bleus qui faisaient l’exercice sur les places, coiffés de casques japonais, et ce grand ciel tranquille d’un bleu de Vergiss-mein-nicht, et ce cocher bleu qui me ramenait à l’hôtel de la Grappe-Bleue !

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V

promenade sur le starnberg


Il était bien du pays bleu aussi, ce lac étincelant qui miroite au fond de ma mémoire. Rien que d’écrire ce nom de Starnberg, j’ai revu tout près de Munich la grande nappe d’eau, unie, pleine de ciel, rendue familière et vivante par la fumée d’un petit steamer qui longeait les bords. Tout autour, les masses sombres des grands parcs, séparées de place en place, comme ouvertes par la blancheur des villas. Plus haut, des bourgs aux toits serrés, des nids de maisons posés sur les pentes ; plus haut encore, les montagnes du Tyrol lointaines, couleur de l’air où elles flottent, et dans un coin de ce tableau un peu classique, mais si charmant, le vieux, vieux batelier, avec ses longues guêtres et son gilet rouge à boutons d’argent, qui me promena tout un dimanche, et paraissait si fier d’avoir un Français dans son bateau.

Ce n’était pas la première fois que pareil honneur lui arrivait. Il se souvenait très bien d’avoir, dans sa jeunesse, fait passer le Starnberg à un officier. Il y avait soixante ans de cela, et à la façon respectueuse dont le bonhomme me parlait, je sentais l’impression qu’avait dû lui faire ce Français en 1806, quelque bel Oswald du premier Empire, en collant et bottes molles, un schapska gigantesque et des insolences de vainqueur !… Si le batelier de Starnberg vit encore, je doute qu’il ait autant d’admiration pour les Français.

C’est sur ce beau lac et dans les parcs ouverts des résidences qui l’entourent, que les bourgeois de Munich promènent leurs gaietés du dimanche. La guerre n’avait rien changé à cet usage. Au bord de l’eau, quand je passai, les auberges étaient pleines ; de grosses dames assises en rond faisaient bouffer leurs jupes sur les pelouses. Entre les branches qui se croisaient sur le bleu du lac, des groupes de Gretchen et d’étudiants passaient, auréolés d’une fumée de pipe. Un peu plus loin, dans une clairière du parc Maximilien, une noce de paysans, bruyante et voyante, buvait devant de longues tables en tréteaux, tandis qu’un garde-chasse en habit vert, campé, le fusil au poing, dans l’attitude d’un homme qui tire, faisait la démonstration de ce merveilleux fil à aiguille dont les Prussiens se servaient avec tant de succès. J’avais besoin de cela pour me rappeler qu’on se battait à quelques lieues de nous. On se battait pourtant, il faut bien le croire, puisque ce soir-là, en rentrant à Munich, je vis sur une petite place, abritée et recueillie comme un coin d’église, des cierges qui brûlaient tout autour de la Marien-Saule, et des femmes agenouillées, dont un long sanglot secouait la prière…

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VI

la bavaria


Malgré tout ce que l’on a écrit depuis quelques années sur le chauvinisme français, nos sottises patriotiques, nos vanités, nos fanfaronnades, je ne crois pas qu’il y ait en Europe un peuple plus vantard, plus glorieux, plus infatué de lui-même que le peuple de Bavière. Sa toute petite histoire, dix pages détachées de l’histoire de l’Allemagne, s’étale dans les rues de Munich, gigantesque, disproportionnée, tout en peintures et en monuments, comme un de ces livres d’étrennes qu’on donne aux enfants : peu de texte et beaucoup d’images. À Paris, nous n’avons qu’un arc de triomphe ; là-bas ils en ont dix : la porte des Victoires, le portique des Maréchaux, et je ne sais combien d’obélisques élevés à la vaillance des guerriers bavarois.

Il fait bon être grand homme dans ce pays-là ; on est sûr d’avoir son nom gravé partout dans la pierre, dans le bronze, et au moins une fois sa statue au milieu d’une place, ou tout au haut de quelque frise, parmi des Victoires de marbre blanc. Cette folie des statues, des apothéoses, des monuments commémoratifs est poussée à un tel point chez ces bonnes gens, qu’ils ont, au coin des rues, des socles vides tout dressés, tout préparés pour les célébrités inconnues du lendemain. En ce moment, toutes les places doivent être prises. La guerre de 1870 leur a fourni tant de héros, tant d’épisodes glorieux !

J’aime à me figurer, par exemple, l’illustre général Von der Thann déshabillé à l’antique au milieu d’un square verdoyant, avec un beau piédestal orné de bas-reliefs représentant d’un côté les Guerriers bavarois incendiant le village de Bazeilles, de l’autre les Guerriers bavarois assassinant des blessés français à l’ambulance de Wœrth. Quel splendide monument cela doit faire !

Non contents d’avoir leurs grands hommes éparpillés ainsi par la ville, les Bavarois les ont réunis dans un temple situé aux portes de Munich, et qu’ils appellent la Ruhmeshalle (la Salle de la Gloire). Sous un vaste portique de colonnes de marbre, qui s’avancent en retour en formant les trois côtés d’un carré, sont rangés sur des consoles les bustes des électeurs, des rois, des généraux, des jurisconsultes, etc. (On trouve le catalogue chez le gardien.)

Un peu en avant se dresse une statue colossale, une Bavaria de quatre-vingt-dix pieds, debout au sommet d’un de ces grands escaliers si tristes qui montent à découvert dans la verdure des jardins publics. Avec sa peau de lion sur les épaules, son glaive serré dans une main (toujours la gloire !), cette immense pièce de bronze, à l’heure où je la vis, sur la fin d’une de ces journées d’août où les ombres s’allongent démesurément, remplissait la plaine silencieuse de son geste emphatique. Tout autour, le long des colonnes, les profils des hommes célèbres grimaçaient au soleil couchant. Tout cela si désert, si morne ! En entendant mes pas sonner sur les dalles, je retrouvais bien cette impression de grandeur dans le vide qui me poursuivait depuis mon arrivée à Munich.

Un petit escalier en fonte grimpe en tournant dans l’intérieur de la Bavaria. J’eus la fantaisie de monter jusqu’en haut et de m’asseoir un moment dans la tête du colosse, un petit salon en rotonde éclairé par deux fenêtres qui sont les yeux. Malgré ces yeux ouverts sur l’horizon bleu des Alpes, il faisait très chaud là-dedans. Le bronze, chauffé par le soleil, m’enveloppait d’une chaleur alourdissante. Je fus obligé de redescendre bien vite… Mais, c’est égal ! cela m’avait suffi pour te connaître, ô grande Bavaria boursouflée et sonore ! J’avais vu ta poitrine sans cœur, tes gros bras de chanteuse, enflés, sans muscles, ton glaive en métal repoussé, et senti dans ta tête creuse l’ivresse lourde et la torpeur d’un cerveau de buveur de bière… Et dire qu’en nous embarquant dans cette folle guerre de 1870, nos diplomates avaient compté sur toi. Ah ! s’ils s’étaient donné la peine de monter dans la Bavaria, eux aussi !

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VII

l’empereur aveugle !…


Il y avait dix jours que j’étais à Munich, et je n’avais encore aucune nouvelle de ma tragédie japonaise. Je commençais à désespérer, lorsqu’un soir dans le petit jardin de la brasserie où nous prenions nos repas, je vis arriver mon colonel avec une figure rayonnante. « Je l’ai ! me dit-il ; venez demain matin au musée… Nous la lirons ensemble, vous verrez si c’est beau ! » Il était très animé ce soir-là. Ses yeux brillaient en parlant. Il déclamait à haute voix des passages de la tragédie, essayait de chanter les chœurs. Deux ou trois fois sa nièce fut obligée de le faire taire : « Ounclé… ounclé… » J’attribuai cette fièvre, cette exaltation, à un pur enthousiasme lyrique. En effet, les fragments qu’il me récitait me paraissaient très beaux, et j’avais hâte d’entrer en possession de mon chef-d’œuvre.

Le lendemain, quand j’arrivai au Jardin de la Cour, je fus très surpris de trouver la salle des collections fermée. Le colonel absent de son musée, c’était si extraordinaire que je courus chez lui avec une vague inquiétude. La rue qu’il habitait, une rue de faubourg paisible et courte, des jardins, des maisons basses, me parut plus agitée que d’habitude. On causait par groupes devant les portes. Celle de la maison Sieboldt était fermée, les persiennes ouvertes.

Des gens entraient, sortaient d’un air triste. On sentait là une de ces catastrophes trop grandes pour le logis, et qui débordent jusque dans la rue… En arrivant, j’entendis des sanglots. C’était au fond d’un petit couloir, dans une grande pièce encombrée et claire comme une salle d’étude. Il y avait là une longue table en bois blanc, des livres, des manuscrits, des vitrines à collections, des albums couverts en soie brochée ; au mur, des armes japonaises, des estampes, de grandes cartes géographiques, et dans ce désordre de voyages, d’études, le colonel étendu sur son lit, sa longue barbe droite sur sa poitrine, avec la pauvre petite « Ounclé » qui pleurait à genoux dans un coin. M. de Sieboldt était mort subitement pendant la nuit.

Je partis de Munich le soir même, n’ayant pas le courage de troubler toute cette désolation à propos d’une fantaisie littéraire, et c’est ainsi que de la merveilleuse tragédie japonaise, je ne connus jamais que le titre : l’Empereur aveugle !… Depuis, nous avons vu jouer une autre tragédie, à qui ce titre rapporté d’Allemagne aurait bien convenu : sinistre tragédie, pleine de sang et de larmes, et qui n’était pas japonaise, celle-là.

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