Les Contes du lundi/Mon képi

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A. Lemerre (p. 178-184).


MON KÉPI



Ce matin, je l’ai retrouvé, oublié au fond d’une armoire, tout fané de poussière, frangé aux bords, rouillé aux chiffres, sans couleur et presque sans forme. En le voyant, je n’ai pu m’empêcher de rire…

« Tiens ! mon képi… »

Et, tout de suite, je me suis rappelé cette journée de fin d’automne, chaude de soleil et d’enthousiasme, où je descendis dans la rue, tout fier de ma nouvelle coiffure, cognant mon fusil dans les vitrines pour rejoindre les bataillons du quartier et faire mon devoir de soldat-citoyen. Ah ! celui qui m’aurait dit que je n’allais pas sauver Paris, délivrer la France à moi seul, celui-là se serait certainement exposé à recevoir dans l’estomac tout le fer de ma baïonnette…

On y croyait si bien à cette garde nationale ! Dans les jardins publics, dans les squares, les avenues, aux carrefours, les compagnies se rangeaient, se numérotaient, alignant des blouses parmi les uniformes, des casquettes parmi les képis ; car la hâte était grande. Nous autres, chaque matin, nous nous réunissions sur une place aux arcades basses, aux larges portes, toute pleine de brouillard et de courants d’air. Après les appels, ces centaines de noms enfilés dans un chapelet grotesque, l’exercice commençait. Les coudes au corps, les dents serrées, les sections partaient au pas de course : Gauche, droite ! gauche, droite ! Et tous, les grands, les petits, les poseurs, les infirmes, ceux qui portaient l’uniforme avec des souvenirs d’Ambigu, les naïfs empêtrés de hautes ceintures bleues qui leur faisaient des tournures d’enfants de chœur, nous allions, nous virions tout autour de notre petite place, avec un entrain, une conviction !

Tout cela eût été bien ridicule, sans cette basse profonde du canon, cet accompagnement continuel qui donnait de l’aisance et de l’ampleur à nos manœuvres, étoffait les commandements trop grêles, atténuait les gaucheries, les maladresses et, dans ce grand mélodrame de Paris assiégé, tenait l’emploi de ces musiques de scène dont on se sert au théâtre pour donner du pathétique aux situations.

Le plus beau, c’est quand nous montions au rempart… Je me vois encore, par ces matins brumeux, passant fièrement devant la colonne de Juillet et lui rendant les honneurs militaires. « Portez, armes !… » Et ces longues rues de Charonne pleines de peuple, ces pavés glissants où l’on avait tant de peine à marquer le pas ; puis, en approchant des bastions, nos tambours qui battaient la charge. Ran ! ran !… Il me semble que j’y suis… C’était si saisissant, cette frontière de Paris, ces talus verts creusés pour les canons, animés par les tentes déployées, la fumée des bivouacs, et ces silhouettes diminuées qui erraient tout en haut, dépassant l’entassement des sacs du bout des képis et de la pointe des baïonnettes.

Oh ! ma première garde de nuit, cette course à tâtons dans le noir, dans la pluie, la patrouille roulant, se bousculant le long des talus mouillés, s’égrenant en chemin et me laissant, moi dernier, perché sur la porte de Montreuil, à une hauteur formidable. Quel temps de chien cette nuit-là ! Dans le grand silence étendu sur la ville et sur la campagne, on n’entendait que le vent qui courait autour des remparts, courbait les sentinelles, emportait les mots d’ordre et faisait claquer les vitres d’un vieux réverbère en bas sur le chemin de ronde. Le diable de réverbère ! Je croyais chaque fois entendre traîner le sabre d’un uhlan et je restais là, l’arme haute, et le qui vive ! aux dents… Tout à coup la pluie devenait plus froide. Le ciel blanchissait sur Paris. On voyait monter une tour, une coupole. Un fiacre roulait au loin, une cloche sonnait. La ville géante s’éveillait et dans son premier frisson matinal, secouait un peu de vie autour d’elle. Un coq chantait de l’autre côté du talus… À mes pieds, dans le chemin de ronde encore noir, passait un bruit de pas, un cliquetis de ferraille ; et à mon « Halte-là ! qui vive ? » lancé d’une voix terrible, une petite voix, timide et grelottante, montait vers moi dans le brouillard :

« Marchande de café ! »

Que voulez-vous ! On était alors aux premiers jours du siège, et nous nous imaginions, pauvres miliciens naïfs, que les Prussiens, passant sous les feux des forts, allaient arriver jusqu’au pied du rempart, appliquer leurs échelles et grimper une belle nuit au milieu des hourras et des lances à feu agitées dans les ténèbres… Avec ces imaginations-là, vous pensez si on s’en donnait des alertes… Presque toutes les nuits, c’étaient des : « Aux armes ! aux armes ! », des réveils en sursaut, des bousculades à travers les faisceaux renversés, des officiers effarés qui nous criaient : « Du sang-froid ! du sang-froid ! » pour essayer de s’en donner à eux-mêmes ; et puis, le jour venu, on apercevait un malheureux cheval échappé, gambadant sur les fortifications et broutant l’herbe du talus, sans se douter qu’à lui seul il avait figuré un escadron de cuirassiers blancs et servi de cible à tout un bastion en armes…

C’est tout cela que mon képi me rappelle ; une foule d’émotions, d’aventures, de paysages. Nanterre, La Courneuve, le Moulin-Saquet et ce joli coin de la Marne où l’intrépide 96e a vu le feu pour la première et dernière fois. Les batteries prussiennes étaient en face de nous, installées au bord d’une route derrière un petit bois, comme un de ces hameaux tranquilles dont on voit la fumée à travers les branches ; sur la ligne ferrée, à découvert, où nos chefs nous avaient oubliés, les obus pleuvaient avec des chocs retentissants et des étincelles sinistres… Ah ! mon pauvre képi, tu n’étais pas trop crâne ce jour-là, et tu as bien des fois fait le salut militaire, plus bas même qu’il ne convenait.

N’importe ! ce sont là de jolis souvenirs ; un peu grotesques, mais avec un petit pompon d’héroïsme ; et si tu ne m’en rappelais pas d’autres… Malheureusement il y a aussi les nuits de garde dans Paris, les postes dans les boutiques à louer, le poêle étouffant, les bancs cirés, les factions monotones aux portes des mairies devant la place mouillée de ce gâchis d’hiver qui reflète la ville dans ses ruisseaux, la police des rues, les patrouilles dans les flaques d’eau, les soldats qu’on ramassait ivres, errants, les filles, les voleurs, et ces matins blafards où l’on rentrait avec un masque de poussière et de fatigue, des odeurs de pipe, de pétrole, de vieux varech collées aux vêtements. Et les longues journées bêtes, les élections d’officiers pleines de discussions, de papotages de compagnie, les punchs d’adieu, les tournées de petits verres, les plans de bataille expliqués sur des tables de café avec des allumettes, les votes, la politique et sa sœur la sainte flâne, cette inaction qu’on ne savait comment remplir, ce temps perdu qui vous enveloppait d’une atmosphère vide où l’on avait envie de s’agiter, de gesticuler. Et les chasses à l’espion, les défiances absurdes, les confiances exagérées, la sortie en masse, la trouée, toutes les folies, tous les délires d’un peuple emprisonné… Voilà ce que je retrouve, affreux képi, en te regardant. Tu les as eues toutes, toi aussi, ces folies-là. Et si le lendemain de Buzenval, je ne t’avais pas jeté en haut d’une armoire, si j’avais fait comme tant d’autres qui se sont obstinés à te garder, à t’orner d’immortelles, de galons d’or, à rester des numéros dépareillés de bataillons épars, qui sait sur quelle barricade tu aurais fini par m’entraîner ?… Ah ! décidément, képi de révolte et d’indiscipline, képi de paresse, d’ivresse, de club, de radotages, képi de la guerre civile, tu ne vaux pas même le coin de rebut que je t’avais laissé chez moi.

À la hotte !…

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