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Les Contes du lundi/Un décoré du 15 août

La bibliothèque libre.
A. Lemerre (p. 167-177).


UN DÉCORÉ DU 15 AOÛT



Uu soir, en Algérie, à la fin d’une journée de chasse, un violent orage me surprit dans la plaine du Chélif, à quelques lieues d’Orléansville. Pas l’ombre d’un village, ni d’un caravansérail en vue. Rien que des palmiers nains, des fourrés de lentisques et de grandes terres labourées jusqu’au bout de l’horizon. En outre, le Chélif, grossi par l’averse, commençait à ronfler d’une façon alarmante, et je courais risque de passer ma nuit en plein marécage. Heureusement l’interprète civil du bureau de Milianah, qui m’accompagnait, se souvint qu’il y avait tout près de nous, cachée dans un pli de terrain, une tribu dont il connaissait l’aga, et nous nous décidâmes à aller lui demander l’hospitalité pour une nuit.

Ces villages arabes de la plaine sont tellement enfouis dans les cactus et les figuiers de Barbarie, leurs gourbis de terre sèche sont bâtis si ras du sol, que nous étions au milieu du douar avant de l’avoir aperçu. Était-ce l’heure, la pluie, ce grand silence ?… Mais le pays me parut bien triste et comme sous le poids d’une angoisse qui y avait suspendu la vie. Dans les champs, tout autour, la récolte s’en allait à l’abandon. Les blés, les orges, rentrés partout ailleurs, étaient là couchés, en train de pourrir sur place. Des herses, des charrues rouillées traînaient, oubliées sous la pluie. Toute la tribu avait ce même air de tristesse délabrée et d’indifférence. C’est à peine si les chiens aboyaient à notre approche. De temps en temps, au fond d’un gourbi, on entendait des cris d’enfants, et l’on voyait passer dans le fourré la tête rase d’un gamin ou le haïck troué de quelque vieux. Çà et là, de petits ânes grelottant sous les buissons. Mais pas un cheval, pas un homme, comme si on était encore au temps des grandes guerres et tous les cavaliers partis depuis des mois.

La maison de l’aga, espèce de longue ferme aux murs blancs, sans fenêtres, ne paraissait pas plus vivante que les autres. Nous trouvâmes les écuries ouvertes, les box et les mangeoires vides, sans un palefrenier pour recevoir nos chevaux.

« Allons voir au café maure », me dit mon compagnon.

Ce qu’on appelle le café maure est comme le salon de réception des châtelains arabes ; une maison dans la maison, réservée aux hôtes de passage et où ces bons musulmans, si polis, si affables, trouvent moyen d’exercer leurs vertus hospitalières tout en gardant l’intimité familiale que commande la loi. Le café maure de l’aga Si-Sliman était ouvert et silencieux comme ses écuries. Les hautes murailles peintes à la chaux, les trophées d’armes, les plumes d’autruche, le large divan bas courant autour de la salle, tout cela ruisselait sous les paquets de pluie que la rafale chassait par la porte… Pourtant il y avait du monde dans le café. D’abord le cafetier, vieux Kabyle en guenilles, accroupi la tête entre ses genoux, près d’un brasero renversé. Puis le fils de l’aga, un bel enfant fiévreux et pâle, qui reposait sur le divan, roulé dans un burnous noir, avec deux grands lévriers à ses pieds.

Quand nous entrâmes, rien ne bougea ; tout au plus si un des lévriers remua la tête, et si l’enfant daigna tourner vers nous son bel œil noir, enfiévré et languissant.

« Et Si-Sliman ? » demanda l’interprète.

Le cafetier fit par-dessus sa tête un geste vague qui montrait l’horizon, loin, bien loin… Nous comprîmes que Si-Sliman était parti pour quelque grand voyage ; mais, comme la pluie ne nous permettait pas de nous remettre en route, l’interprète, s’adressant au fils de l’aga, lui dit en arabe que nous étions des amis de son père et que nous lui demandions un asile jusqu’au lendemain. Aussitôt l’enfant se leva, malgré le mal qui le brûlait, donna des ordres au cafetier, puis, nous montrant les divans d’un air courtois, comme pour nous dire : « Vous êtes mes hôtes », il salua à la manière arabe, la tête inclinée, un baiser du bout des doigts, et, se drapant fièrement dans ses burnous, sortit avec la gravité d’un aga et d’un maître de maison.

Derrière lui, le cafetier ralluma son brasero, posa dessus deux bouilloires microscopiques, et, tandis qu’il nous préparait le café, nous pûmes lui arracher quelques détails sur le voyage de son maître et l’étrange abandon où se trouvait la tribu. Le Kabyle parlait vite, avec des gestes de vieille femme, dans un beau langage guttural, tantôt précipité, tantôt coupé de grands silences pendant lesquels on entendait la pluie tombant sur la mosaïque des cours intérieures, les bouilloires qui chantaient, et les aboiements des chacals répandus par milliers dans la plaine.

Voici ce qui était arrivé au malheureux Si-Sliman. Quatre mois auparavant, le jour du 15 août, il avait reçu cette fameuse décoration de la Légion d’honneur qu’on lui faisait attendre depuis si longtemps. C’était le seul aga de la province qui ne l’eût pas encore. Tous les autres étaient chevaliers, officiers ; deux ou trois même portaient autour de leur haïck le grand cordon de commandeur et se mouchaient dedans en toute innocence, comme je l’ai vu faire bien des fois au bach’aga Boualem. Ce qui, jusqu’alors, avait empêché Si-Sliman d’être décoré, c’était une querelle qu’il avait eue avec son chef de bureau arabe à la suite d’une partie de bouillotte, et la camaraderie militaire est tellement puissante en Algérie, que, depuis dix ans, le nom de l’aga figurait sur des listes de proposition, sans jamais parvenir à passer. Aussi vous pouvez imaginer la joie du brave Si-Sliman, lorsque, au matin du 15 août, un spahi d’Orléansville était venu lui apporter le petit écrin doré avec le brevet de légionnaire, et que Baïa, la plus aimée de ses quatre femmes, lui avait attaché la croix de France sur son burnous en poils de chameau. Ce fut pour la tribu l’occasion de diffas et de fantasias interminables. Toute la nuit, les tambourins, les flûtes de roseau retentirent. Il y eut des danses, des feux de joie, je ne sais combien de moutons de tués ; et pour que rien ne manquât à la fête, un fameux improvisateur du Djendel composa, en l’honneur de Si-Sliman, une cantate magnifique qui commençait ainsi : « Vent, attelle les coursiers pour porter la bonne nouvelle… »

Le lendemain, au jour levant, Si-Sliman appela sous les armes le ban et l’arrière-ban de son goum, et s’en alla à Alger pour remercier le gouverneur. Aux portes de la ville, le goum s’arrêta, selon l’usage. L’aga se rendit seul au palais du gouvernement, vit le duc de Malakoff et l’assura de son dévouement à la France, en quelques phrases pompeuses de ce style oriental qui passe pour imagé, parce que, depuis trois mille ans, tous les jeunes hommes y sont comparés à des palmiers, toutes les femmes à des gazelles. Puis, ces devoirs rendus, il monta se faire voir dans la ville haute, fit, en passant, ses dévotions à la mosquée, distribua de l’argent aux pauvres, entra chez les barbiers, chez les brodeurs, acheta pour ses femmes des eaux de senteur, des soies à fleurs et à ramages, des corselets bleus tout passementés d’or, des bottes rouges de cavalier pour son petit aga, payant sans marchander et répandant sa joie en beaux douros. On le vit dans les bazars, assis sur des tapis de Smyrne, buvant le café à la porte des marchands maures qui le félicitaient. Autour de lui la foule se pressait, curieuse. On disait : « Voilà Si-Sliman… l’Emberour vient de lui envoyer la croix. » Et les petites mauresques qui revenaient du bain, en mangeant des pâtisseries, coulaient sous leurs masques blancs de longs regards d’admiration vers cette belle croix d’argent neuf si fièrement portée. Ah ! l’on a parfois de bons moments dans la vie…

Le soir venu, Si-Sliman se préparait à rejoindre son goum et déjà il avait le pied dans l’étrier quand un chaouch de la préfecture vint à lui tout essoufflé :

« Te voilà, Si-Sliman, je te cherche partout… Viens vite, le gouverneur veut te parler ! »

Si-Sliman le suivit sans inquiétude. Pourtant, en traversant la grande cour mauresque du palais, il rencontra son chef de bureau arabe qui lui fit un mauvais sourire. Ce sourire d’un ennemi l’effraya, et c’est en tremblant qu’il entra dans le salon du gouverneur. Le maréchal le reçut à califourchon sur une chaise.

« Si-Sliman, lui dit-il avec sa brutalité ordinaire et cette fameuse voix de nez qui donnait le tremblement à tout son entourage, Si-Sliman, mon garçon, je suis désolé… il y a eu erreur… Ce n’est pas toi qu’on voulait décorer ; c’est le kaïd des Zoug-Zougs… Il faut rendre ta croix. »

La belle tête bronzée de l’aga rougit comme si on l’avait approchée d’un feu de forge. Un mouvement convulsif secoua son grand corps. Ses yeux flambèrent… Mais ce ne fut qu’un éclair. Il les baissa presque aussitôt, et s’inclina devant le gouverneur.

« Tu es le maître, seigneur », lui dit-il, et, arrachant la croix de sa poitrine, il la posa sur une table. Sa main tremblait ; il y avait des larmes au bout de ses longs cils. Le vieux Pélissier en fut touché.

« Allons, allons, mon brave, ce sera pour l’année prochaine. »

Et il lui tendait la main d’un air bon enfant.

L’aga feignit de ne pas la voir, s’inclina sans répondre et sortit. Il savait à quoi s’en tenir sur la promesse du maréchal, et se voyait à tout jamais déshonoré par une intrigue de bureau.

Le bruit de sa disgrâce s’était déjà répandu dans la ville. Les Juifs de la rue Bab-Azoun le regardaient passer en ricanant. Les marchands maures, au contraire, se détournaient de lui d’un air de pitié ; et cette pitié lui faisait encore plus mal que ces rires. Il s’en allait, longeant les murs, cherchant les ruelles les plus noires. La place de sa croix arrachée le brûlait comme une blessure ouverte. Et tout le temps, il pensait :

« Que diront mes cavaliers ? Que diront mes femmes ? »

Alors il lui venait des bouffées de rage. Il se voyait prêchant la guerre sainte, là-bas, sur les frontières du Maroc toujours rouges d’incendies et de batailles ; ou bien courant les rues d’Alger à la tête de son goum, pillant les Juifs, massacrant les chrétiens et tombant lui-même dans ce grand désordre où il aurait caché sa honte. Tout lui paraissait possible plutôt que de retourner dans sa tribu… Tout à coup, au milieu de ses projets de vengeance, la pensée de l’Emberour jaillit en lui comme une lumière.

L’Emberour !… Pour Si-Sliman, comme pour tous les Arabes, l’idée de justice et de puissance se résumait dans ce seul mot. C’était le vrai chef des croyants de ces musulmans de la décadence ; l’autre, celui de Stamboul, leur apparaissait de loin comme un être de raison, une sorte de pape invisible qui n’avait gardé pour lui que le pouvoir spirituel, et dans l’hégire où nous sommes on sait ce que vaut ce pouvoir-là.

Mais l’Emberour avec ses gros canons, ses zouaves, sa flotte en fer !… Dès qu’il eut pensé à lui, Si-Sliman se crut sauvé. Pour sûr l’Empereur allait lui rendre sa croix. C’était l’affaire de huit jours de voyage, et il le croyait si bien qu’il voulut que son goum l’attendît aux portes d’Alger. Le paquebot du lendemain l’emportait vers Paris, plein de recueillement et de sérénité comme pour un pèlerinage à La Mecque.

Pauvre Si-Sliman ! Il y avait quatre mois qu’il était parti, et les lettres qu’il envoyait à ses femmes ne parlaient pas encore du retour. Depuis quatre mois, le malheureux aga était perdu dans le brouillard parisien, passant sa vie à courir les ministères, berné partout, pris dans le formidable engrenage de l’administration française, renvoyé de bureau en bureau, salissant ses burnous sur les coffres à bois des antichambres, à l’affût d’une audience qui n’arrivait jamais ; puis, le soir, on le voyait, avec sa longue figure triste, ridicule à force de majesté, attendant sa clef dans un bureau d’hôtel garni, et il remontait chez lui, las de courses, de démarches, mais toujours fier, cramponné à l’espoir, s’acharnant comme un décavé à courir après son honneur…

Pendant ce temps-là, ses cavaliers, accroupis à la porte de Bab-Azoun, attendaient avec le fatalisme oriental ; les chevaux, au piquet, hennissaient du côté de la mer. Dans la tribu, tout était en suspens. Les moissons mouraient sur place, faute de bras. Les femmes, les enfants comptaient les jours, la tête tournée vers Paris. Et c’était pitié de voir combien d’espoirs, d’inquiétudes et de ruines traînaient déjà à ce bout de ruban rouge… Quand tout cela finirait-il ?

— « Dieu seul le sait », disait le cafetier en soupirant, et, par la porte entr’ouverte, sur la plaine violette et triste, son bras nu nous montrait un petit croissant de lune blanche qui montait dans le ciel mouillé…

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