Les Contes populaires en Italie/chap02

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Les Contes populaires en Italie
G. Charpentier, éditeur (p. 19-37).
II
LES PRINCES, LES BELLES-MÈRES, LES FÉES, LES DRAGONS, LE DIABLE — LE JUIF ERRANT ET MALCIIUS — JUDAS ET PONGE-PILATE — BÉNIS SOIENT LES VOLEURS ! — LES AMES DES DÉGOLLÉS — LES BÉVUES DE SAINT PIERRE — LA MÈRE DE SAINT PIERRE — FRÈRE GROS-JEAN — LA RELIGION DES SICILIENS.


Nous revenons à la fantaisie, tout chemin y mène dans les contes siciliens. Les plus nombreux sont des contes de fées qui se passent entre ciel et terre, non sans envahir la terre et le ciel ; mais dans le monde possible les conteurs cherchent les personnages les plus haut placés ; il y avait une fois un roi et une reine.

Au dessous des souverains, on n’admet guère que des princes. Les illettrés sont naturellement monarchistes et ne reconnaissent d’autre supériorité que celle du rang.

Ces petits princes naissent d’ordinaire assez nombreux ; le plus intéressant est toujours le plus jeune. C’est lui qui fait tous les exploits, c’est à lui qu’arrivent tous les malheurs. Il descend dans les souterrains, tue les dragons et les géants, délivre les princesses enchantées et reçoit de leurs mains un fruit d’or. Un aigle auquel il a fait du bien arrive à propos pour le prendre sur ses ailes et le ramener sur la terre. Le plus jeune veille la nuit sur le jardin de son père et en chasse les voleurs et les brigands qu’il poursuit jusque dans les abîmes. Il s’élance aux plus hautes régions pour y trouver la plume de l’oiseau bleu, descend jusqu’au fond de la mer et en rapporte le cheveu d’or ; il enferme le magicien dans les fentes d’un rocher ; il triomphe à la fin de tous les obstacles, de toutes les infortunes ; il est rare que le premier trône du monde et la plus belle fille d’empereur ne lui soient pas réservés.

C’est pareillement la plus jeune des sœurs qui est l’héroïne du conte. Elle est la victime de sa mère, de son père et surtout de ses sœurs ; on la relègue au foyer comme Cendrillon, on lui impose les travaux les plus durs, on l’humilie, on la maltraite sans miséricorde ; mais, douce et forte, elle supporte tout sans murmurer. Malheur à elle si elle a des belles-sœurs et une belle-mère ; celle-ci, plus hideuse que nature, est particulièrement raffinée dans sa férocité. « Belles-mères et brus, dit un proverbe sicilien, sont venues au monde en se battant, » et cette fois le proverbe exagère à peine.

Tels sont les personnages nécessaires des contes ; il y a aussi quelquefois des femmes coupables, beaucoup moins cependant que dans les fabliaux du moyen âge et dans les romans contemporains ; il y a encore des personnages secondaires appartenant à toutes les castes et à tous les métiers, mais ils ne jouent jamais que des rôles accessoires.

Au-dessus des princes et des rois flottent les fées bienfaisantes pour la plupart, bien qu’elles soient condamnées par l’église comme des esprits malins ; le peuple sicilien croit encore en elles et les voit passer sous diverses formes d’animaux ; elles lui apparaissent aussi comme des femmes superbement vêtues qui sortent une fois par semaine en quête de bienfaits à distribuer… Dans les contes siciliens, la fée est une jeune fille charmante qui se grime parfois en sorcière, mais qui se montre le plus souvent dans toute la fraîcheur de sa beauté. Elle est toujours présente à la naissance d’un fils de roi qu’elle comble aussitôt de ses dons en le berçant d’un refrain fatidique. Elle prend souvent la figure d’un ermite à longue barbe qui se trouve juste à point pour guérir un blessé, recueillir un fugitif et préparer ou prévenir un grand malheur… Puis elle rentre dans le souterrain, dans la source ou dans le tronc d’arbre où elle a élu domicile, heureuse de faire du bien, mais très-capable aussi de faire le mal, car elle est capricieuse et surtout susceptible (ce sont des défauts que l’homme attribue à tous les êtres surnaturels) ; elle n’entend jamais raillerie. Elle est de plus très-vulnérable dans son pouvoir magique qui tient quelquefois à un voile, à une bague, à un ruban. Qu’elle perde ses talismans, elle redevient une simple mortelle ; il faut de plus qu’elle reste vierge, non qu’elle y soit forcée par un vœu, comme les vestales et les religieuses ; mais si elle se marie, elle n’est plus qu’une femme comme les autres, sujette à vieillir et à mourir.

C’est grand dommage, car les fées sont des êtres heureux : elles enchantent tout ce qu’elles touchent ; telle jeune fille qu’elles ont dotée fait tomber de ses cheveux, quand elle les peigne, d’un côté des diamants et des perles, de l’autre de l’orge et du froment. La poupée qu’elles ont bénie rend un prince fou d’amour, les oiseaux parlent et révèlent des secrets qui font plaisir ; un petit couteau traçant des chiffres sur les arbres d’une forêt en fait couler autant de pièces d’argent qu’il y creuse d’entailles, Un os d’un fils de roi égorgé par ses frères et enterré dans un champ tombe dans les mains d’un berger qui en fait un chalumeau : il en sort aussitôt des lamentations qui dénoncent les fratricides. Les fées protègent particulièrement les bossus qui grâce à elles sont les plus allègres des hommes. Elles protègent aussi les cadets de famille et peuvent changer un jeune prince en anneau d’or afin que la princesse aimée le puisse passer à son doigt.

Parmi les esprits malfaisants, les plus féroces sont les dragons femelles affamés de chair humaine. Quant aux démons, ce ne sont pas positivement des divinités infernales ; ce sont des êtres indéfinis dans le monde de la magie ou de la sorcellerie : ils dépendent d’un magicien qui les évoque à son gré. Les Siciliens n’aiment pas à nommer le diable ; ils le désignent sous le sobriquet de’maître Paul, de cousin Martin ou Martinet. Tel est le personnel des féeries.

Les aventures qui s’y passent n’ont guère varié depuis le moyen âge jusqu’à nos jours : descente dans des souterrains dont l’entrée est masquée par un chou, par un champignon monstre ou par des broussailles ; voyages très-longs ordinairement à pied, où l’on use, en marchant toujours, jusqu’à sept paires de souliers en fer ; batailles nocturnes (toutes les actions importantes se font de nuit) contre des êtres fabuleux et des animaux fantastiques ; jardins enchantés comme l’île d’Alcine, maisons habitées par des cannibales, grandes villes silencieuses dont les habitants remuent sans respirer, enfin tout ce que l’Arioste, Boiardo, les romanciers de la Table-Ronde ont trouvé dans leurs têtes ou dans les traditions de l’extrême Orient ; puis, au milieu de tout cela, quantité de légendes chrétiennes. Le Juif-Errant par exemple apparaît sous le nom de Buttadeo (rejette-Dieu) non-seulement dans les anciens contes, mais encore dans les récits tout frais que se font entre eux les Siciliens.

C’était en hiver, disait récemment une fille de Salsaferuta ; mon père était dans une boutique en train de se chauffer ; entre un homme qui n’était pas habillé comme les gens du pays : son bonnet et ses chausses étaient rayés de bandes jaunes, rouges et noires. Mon père en eut peur : qu’est-ce donc que cet homme ?

— Ne crains rien, répondit l’étranger ; je me nomme Buttadeo.

Le bonhomme, se souvenant de ce nom, invita e nouveau venu à s’asseoir et lui demanda le récit de ses aventures ; mais Buttadeo ne put prendre place au foyer parce qu’il était condamné par Dieu à marcher toujours, et tout en parlant il parcourait la chambre dans tous les sens, avançant et reculant avec une agitation incessante. En partant, Ivoulut laisser à l’homme un souvenir et lui indiqua « une dévotion : » la formule de « cinq credo à la main céleste et d’un sixième à la main gauche de Jésus. »

Il existe dans les contes siciliens un autre Juif également condamné à marcher toujours, mais dam un souterrain, c’est Malchus qui donna un soufflet à Notre-Seigneur avec une main gantée de fer. Jésus n’en fut point offensé et ne poussa aucune plainte, mais depuis lors le sacrilège tourne continuellement autour d’une colonne qui s’élève au milieu d’une chambre ronde : il ne mange ni ne dort, ne connaît aucun des besoins de la vie, et tourne, tourne, se mordant les doigts, frappant la colonne de la main qui a souffleté le Christ et lieurtant du front la paroi opposée. Malchus, plus malheureux que Buttadeo, no voit personne, vit de soupirs et de remords, n’a aucun rapport avec les vivants ; pour aller jusqu’à lui, il faut ouvrir sept portes de fer, se laisser glisser dans sept galeries et traverser sept longs corridors. Les Siciliens, comme les Napolitains, rappellent Marco.

Il y a encore un Juif dans ces légendes : c’est Judas qui, après s’être pendu à un tamarix, ne fut pas précipité dans les flammes ou dans les glaces éternelles, mais fut condamné à flotter éternellement dans les airs, toujours à la même hauteur, et chaque fois qu’il passe sur un tamarix, il y voit son corps pendu, déchiqueté par les chiens et les oiseaux de proie.

Un autre personnage bien connu, enfermé dans un caveau de Home, assis devant une table, lit avec une assiduité fatale de l’aube au soir et du soir à l’aube, sans en pouvoir jamais détacher les yeux, une grande feuille de papier déroulée devant lui. Un jeune homme descendit dans ce caveau, il en sortit vieillard, effaré, méconnaissable, ne proféra plus un seul mot de sa vie et ne voulut voir que le pape, auquel il montra son épaule nue où l’éternel lecteur avait écrit en lettres de sang : « Je suis Pilate. »

Veut-on maintenant passer des Juifs aux premiers chrétiens ? L’imagination populaire, on va le voir, prend avec eux ses coudées franches.

Le Maître, content des Siciliens, cheminait un jour avec ses apôtres, la nuit le surprit en pleine campagne.

— Pierre, comment ferons-nous ce soir ?

— N’ayez crainte, dit Pierre ; je vois là-bas une hutte et je sais une bergerie, venez avec moi. Vite vite, l’un derrière l’autre, ils sont arrivés à la bergerie.

— Grâce de Dieu et vive Marie ! pouvez-vous nous donner un asile pour cette nuit ? Nous sommes de pauvres pèlerins et morts de faim.

— Grâce de Dieu et vive Marie ! répondirent le maître berger et la bergère, et sans faire un pas vers eux, ils leur montrèrent la hutte où ils les envoyèrent coucher. Ils étaient en train de pétrir la pâte, mais donner à manger à treize en risquant de rester, eux, la panse vide, ils n’y tenaient pas du tout. Le pauvre Maître et ses apôtres allèrent se coucher sans dire un mot. Survint une bande de voleurs qui entrèrent en poussant des jurons et tombèrent à tour de bras sur la bergère et sur le maître berger. Ceux-ci, en criant miséricorde, ont pris la fuite illico (illichi-illichi.) Les voleurs nettoyèrent la bergerie en un clin d’œil, après quoi ils allèrent à la hutte.

— Tous debout ! Qui est là ?

— Nous sommes, dit saint Pierre, treize pauvres pèlerins fatigués et affamés, car ceux de la bergerie nous ont traités comme des chiens, sans même nous dire : « Il y a ici une chaise. »

— Si c’est comme cela, venez, la pâte est encore intacte : rassasiez-vous à la barbe de ces mauvaises gens, car nous allons suivre notre chemin.

Les malheureux, qui avaient une faim de loup (allupatizzi), ne se le firent pas dire deux fois et se mirent à table.

— Bénis soient les voleurs ! dit saint Pierre, car ils pensent aux pauvres affamés plus que les riches.

— Bénis soient les voleurs ! dirent les apôtres, et ils se remplirent gaîment la panse.

— Saint Pierre a raison, dit le Maître ; bénis soient les voleurs I

Nous empruntons ce dernier trait à une autre version de la légende, bien plus riche en détails que nous avons omis pour abréger ; on y voit saint Pierre se retournant la nuit sur la paille sans pouvoir dormir, guignant par la fente de la cloison le berger et la bergère, qui mangeaient de la recuite et du pain. Arrivent les voleurs avec leurs escopettes ; le berger se met à la fenêtre et les prie d’entrer : « toute ma maison est à vous. »

— Ah ! dit saint Pierre à part, qu’il vaut donc mieux être voleur qu’apôtre !

Ce chapitre inédit des évangiles apocryphes court toute la Sicile et les mères l’apprennent à leurs enfants. Les brigands eux-mêmes le savent par cœur et c’est d’eux que nous le tenons : ils le racontèrent un soir à un brave homme qu’ils avaient enlevé et qui l’écrivit pour nous sous leur dictée.

— « Nous sommes bénis de Dieu, répétaient ces malandrins, qui n’ont jamais cessé d’être dévots : c’est dit dans l’évangile de la messe. ^ Et ils ajoutaient : « C’est par nous que vivent les juges, les avocats, les domestiques, les sbires ; si les voleurs venaient à manquer, tout le monde mourrait de faim. »

Telles étaient les idées maintenues dans l’île, chez tout le peuple, sous le pieux régime du droit divin ; faut-il s’étonner du brigandage, de la camorra, de la maffia et autres héritages de ces bienheureux règnes ? Les bandits en Sicile comme à Naples ont toute une littérature qui vante leurs hauts faits. Les femmes adorent ces Rolands des rues et des bois qui ont de si poétiques aventures et bravent la mort de tant de façons ; les enfants voudraient bien être à leur place. Les prisons ont des chansons et des épopées qui excitent l’enthousiasme et malheureusement aussi l’émulation des honnêtes gens. Il faut lire l’histoire des bandits Gioacchino Leto, Filippo Ardito, Gianciabella, Orofino, Chiappara, Giordano, leurs misères dans ce monde et dans l’autre, comment saint Pierre, qui se conduisit fort mal en cette circonstance, repoussa dans l’enfer un de ces héros qui tentait de lui échapper, comment Cianciabella demeure béni dans la mémoire des hommes, car c’est « un bandit qui ne fit jamais de tort à qui que ce fût ; » tous d’ailleurs sont innocents et purs comme la Sainte Vierge.

Le brigand est intéressant dans ce pays étrange ; bien plus, l’échafaud est sacré ; on le regarde comme un autel où se font des sacrifices humains et les victimes deviennent des divinités bienfaisantes. Il existe à Palerme, depuis deux siècles, une église consacrée « aux âmes des décollés. » À Paceco, commune de la province de Trapani, l’on voue une sorte de culte à la mémoire d’un paysan, nommé Francesco Frusteri, qui avait tué sa propre mère ; les gens de la ville et de tout le pays se rendent à pied en pèlerinage, en procession même, dans ce petit endroit, en portant des images où l’on voit le saint homme montant sur l’échafaud. Depuis sa mort, ce Frusteri a fait quantité de miracles, et une paroi de l’église où il est enterré porte cette inscription : « Francesco Frusteri est mort résigné et contrit en subissant le dernier supplice, de manière à inspirer l’admiration publique, le 15 novembre 1817. »

Dans l’église de Palerme qu’on appelle aujourd’hui madonna del Fiume, parce qu’elle s’élève au bord d’un fleuve, se trouvent quantité de petits tableaux représentant des Siciliens, et même des garibaldiens sauvés sur terre et sur mer par les âmes des décollés qu’ils avaient invoqués à temps à l’heure du péril. C’est surtout contre les voleurs de grands chemins que leur secours est efficace. M. Pitrè nous apprend qu’un dévot ayant sur lui beaucoup d’argent fut assailli un jour par une bande de malandrins ; le voyageur invoqua aussitôt les décollés qui sortirent de leurs tombeaux, mais ils n’avaient point d’armes, tandis que les brigands étaient chargés d’escopettes, de pistolets et de longs couteaux. Que firent alors les âmes protectrices ? Chacune d’elles prit dans la bière son propre squelette et elles chassèrent ainsi les malfaiteurs à grands coups d’ossements. Le fait est récent et authentique ; vous le trouvez peint sur les murs de l’église, où aucun récit douteux ne saurait être admis.

Ceux qui croient aux décollés (et tous les gens du peuple ou presque tous y croient à Palerme) se rendent pieds nus à l’église en chantant des litanies spéciales et une oraison de circonstance qui doit être prononcée devant l’autel de saint Jean-Baptiste : ce précurseur du Messie, ayant été décollé lui-même, est le patron des décollés.

D’autres invoquent ces âmes à domicile, les mères pour leurs familles, les filles pour leurs amants et elles se figurent que les suppliciés leur répondent. Elles écoutent « l’écho des âmes, » c’est-à-dire les bruits du dehors : il y a des bruits qui portent bonheur, et il y en a aussi de néfastes. Le chant d’un coq, l’aboiement d’un chien, un coup de sifflet bien franc, un son de guitare, un tintement de cloche ou de sonnette, une chanson heureuse et surtout une chanson amoureuse, une porte heurtée, un volet fermé rapidement, une voiture roulant grand train : autant d’excellents augures, mais gare les plaintes, les disputes, l’âne qui brait, le chat qui miaule ; ce dernier est surtout fatal quand on a des parents en voyage. Le pire des augures est le bruit de Ttau qu’on répand sur le chemin, ou qui s’égoutte cornino des larmes. Les dévotes écoutent encore de leurs fenêtres les conversations des gens qui passent : si ce qu’ils disent est affirmatif et bienveillant, comme : « cela est vrai, tu dis bien, tu me plais, etc » elles ne doutent pas que les âmes des décollés ne leur soient favorables. En revanche, des négations, des objections, des gros mots échangés par les passants plongent les pauvres femmes dans de longues tristesses.

Mais nous n’avons pas encore tout dit sur saint Pierre. Dans les contes siciliens, cet apôtre est chargé d’un rôle comique et presque bouffon que ne lui attribuerait certes pas la dévotion plus austère du nord ;… il joue des tours aux autres, et on lui en joue souvent ; sa figure manque de gravité : c’est le gracioso de la tragédie évangélique. Il se laisse tromper par les cantiniers qui lui versent de mauvais vin en lui faisant d’abord manger du fenouil, et il est raillé même par Jésus qui l’aime pourtant, le sachant dévoué et bon homme.

Un jour le Seigneur, cheminant avec ses apôtres, leur avait dit :

— Que chacun de vous se charge d’une pierre…

Ainsi fut fait, mais saint Pierre ne prit qu’un petit caillou et s’en allait légèrement, tandis que les autres pliaient sous la charge. Ils entrèrent dans un village où il n’y avait plus de pain à vendre ; ils durent aller plus loin et s’assirent pour se reposer ; le Maître alors leur donna la bénédiction et changea en pain les pierres qu’ils avaient portées. Saint Pierre n’eut donc pour sa part qu’une bouchée et se sentit défaillir.

— Maître, dit-il, comment mangerai-je ?

— Eh ! mon frère, dit le Maître, pourquoi n’as-tu pris qu’un petit caillou ? Les autres ont eu beaucoup de pain parce qu’ils avaient porté beaucoup de pierres.

On se remit en marche, et le Maître renouvela l’épreuve, mais cette fois saint Pierre, le fripon, prit un quartier de roche.

— Moquons-nous un peu de celui-là, dit le Seigneur aux autres.

Ils arrivèrent dans un village où tous jetèrent bas leurs charges parce qu’ils y trouvèrent du pain, et saint Pierre resta tout courbé parce qu’il avait charrié un bloc énorme sans aucune espèce de plaisir. En cheminant toujours, ils rencontrèrent quelqu’un qui dit au Maître :

— Seigneur, j’ai mon père malade de faiblesse, faites qu’il se porte bien.

— Est-ce que je suis médecin ? dit le Maître. Savez-vous ce que vous avez à faire ? Mettez-le au four, et votre père redeviendra petit garçon.

Ainsi fut fait et l’on se remit en route. Saint Pierre marchait devant et vit arriver un homme qui venait à la rencontre du Seigneur.

— Que cherches-tu ? demanda l’apôtre.

— Je cherche le Maître, parce que j’ai ma mère déjà bien vieille et bien malade ; le Maître seul peut la guérir.

— Eh bien ! ne suis-je pas là ? C’est moi qui suis Pierre. Sais-tu ce que tu as à faire ? Chauffe le four et mets-la dedans, elle guérira.

Le pauvre homme le crut sur parole, sachant combien saint Pierre était aimé du Seigneur. Il alla droit chez lui, chauffa le four, y mit sa mère, et la pauvre vieille devint un morceau de charbon. Le fils désolé poussa un juron terrible en traitant l’apôtre de teigneux, puis il alla se plaindre au Maître…

— Ah ! Pierre, qu’as-tu fait ? dit celui-ci.

L’apôtre cherchait à se justifier, mais le fils hurlait en demandant sa mère. Que pouvait faire le Seigneur ? Il alla dans la maison de la pauvre vieille et il ôta de dessus saint Pierre ce grand clou.

L’apôtre eut une mère encore plus maltraitée que lui dans les légendes populaires de l’Italie. Le conte que la Messia fait sur elle est des moins édifiants ; elle nous montre dans cette mère de saint Pierre une femme avare, avide, qui ne donnait jamais un sou aux pauvres gueux. Un jour pourtant que cette mégère épluchait un poireau, elle en offrit une feuille à un mendiant qui lui demandait la charité ; ce fut l’unique bonne action de sa vie. Le Seigneur l’appela dans l’autre monde et l’envoya en enfer. Saint Pierre, qui était le chef du paradis, se tenait un jour devant sa porte, quand il entendit une voix :

— Ah ! Pierre, mon fils, vois donc comme je rôtis. Va donc chez le Maître et le prie qu’il me fasse sortir de ces misères.

Saint Pierre va chez le Seigneur et lui dit :

— Maître, j’ai ma mère qui est dans l’enfer et demande la grâce d’en sortir.

— Ta mère ? Bah ! Elle ne fit jamais un ongle de bien ; son seul plat de renfort est une feuille de poireau qu’elle a donnée à un pauvre. Tiens pourtant ! Voilà une feuille de poireau ; dis-lui qu’elle la saisisse par un bout ; tire-la par l’autre au paradis Un ange descendit avec la feuille, « Tenez-la bien. » Elle la prit et la tint ferme ; mais toutes ces pauvres âmes damnées qui étaient auprès d’elle s’accrochèrent à sa robe et l’ange tirait au ciel toute une queue de damnés. Que fit alors la duègne ? Elle se mit à donner des coups de pied et à secouer sa robe pour les faire tomber. Le mouvement déchira la feuille et la méchante femme retourna dans l’enfer plus bas qu’avant.

Ici finit le conte de la Messia, et voilà pourquoi dans toute la Sicile, en Vénétie, en Toscane, dans le Frioul, quand on veut désigner une créature rapace, égoïste et sans cœur, on dit : C’est une mère de saint Pierre.

Veut-on, avant de quitter les sujets religieux, une variante sicilienne d’une légende qui a couru dans tous les pays, notamment en France où elle a été republiée de nos jours : l’histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère ? Le héros du conte a nom Frate Ulivo en Toscane, Accaciuni à Palerme, et frère Giugannuni à Gasteltermini. Ce dernier (car il faut choisir) était un moine d’un riche couvent qui existait déjà du temps que le Seigneur cheminait avec les apôtres et que, voyageant comme on sait en Sicile, il alla visiter le couvent de Gasteltermini. Tous les chevaliers et les moines se pressèrent autour de Jésus pour lui demander la « grâce de l’âme, » mais frère Giugannuni ou Gros-Jean ne demandait rien.

— Pourquoi, lui dit saint Pierre, ne fais-tu pas comme les autres ?

— Je ne veux rien demander, répondit le frère.

— Bien ! reprit saint Pierre, quand tu iras en paradis, tu auras affaire à moi.

Le Maître s’en alla ; quand il fut déjà loin, il s’entendit appeler.

— Maître ! Maître ! C’était Gros-Jean qui ajouta :

— Attendez, je demande une grâce de vous : c’est de pouvoir enfermer qui je veux dans ma besace.

— Que cela te soit accordé, dit le Seigneur.

Frère Gros-Jean était vieux ; survint la Mort qui lui dit :

— Tu n’as plus que trois heures à vivre.

— Quand tu voudras de moi, répondit Gros-Jean, viens m’avertir une demi-heure d’avance.

Revint la Mort qui lui dit :

— Me voilà, tu es un homme fini.

Le moine alors s’écria solennellement :

— Au nom de frère Gros-Jean, que la Mort entre dans ma besace ! Puis il alla chez la boulangère :

— Commère, voici mon sac ; pendez-le à la cheminée jusqu’à mon retour.

Pendant quarante ans il ne mourut plus personne. Les quarante ans passés, Gros-Jean alla chercher sa besace pour libérer la Mort et mourir, car il était plus que vieux et ne se tenait plus sur ses pieds. La Mort sortit et prit Gros-Jean d’abord, puis tous ceux qui depuis quarante ans auraient dû mourir. Le moine alla frapper à la porte du paradis, mais saint Pierre lui cria :

— Il n’y a pas de place ici pour toi.

— Où dois-je donc aller ?

— Dans le purgatoire.

Gros-Jean va frapper à la porte du purgatoire, mais là aussi on lui crie :

— Il n’y a pas de place pour toi.

— Où dois-je donc aller ?

— Dans l’enfer.

Gros-Jean va frapper à la porte de l’enfer ; Lucifer gronde : Qui va là ?

— Frère Gros-Jean.

Lucifer, à ce nom, hèle tous ses diables.

— Toi, dit-il à l’un, prends ton bâton ; toi, le marteau ; toi, les tenailles.

— Que voulez-vous faire de tous ces instruments ? demanda le -moine.

— Nous voulons te tuer.

— Au nom de frère Gros-Jean, tous les diables dans ma besace !

Ainsi cria le mort et, prenant son sac sur ses épaules, il le porta chez un forgeron qui avait huit ouvriers ; avec le maître, ils étaient neuf.

— Maître forgeron, combien demandez-vous pour donner pendant huit jours et huit nuits des coups de marteau sur cette besace ?

Ils fixèrent le prix de quarante onces ; ils martelèrent nuit et jour, et la besace ne s’aplatissait pas ; le moine était toujours présent. Le dernier jour le forgeron s’écria :

— Il y a ici des diables.

— Il y en a, répondit Gros-Jean, martelez fort !

L’opération faite, il reprit sa besace et l’alla vider dans une plaine ; les diables étaient tous boiteux, estropiés, et il fallut de la violence pour les faire rentrer dans l’enfer. Et le moine alla heurter de plus belle à la porte du paradis :

— Qui est là ?

— Frère Gros-Jean.

— Il n’y a pas de place pour toi.

— Mon petit Pierre, laisse-moi entrer, sans quoi je t’appelle teigneux.

— Puisque tu m’as dit teigneux, répond saint Pierre, tu n’entreras plus.

— Ah ! c’est comme cela ? s’écria Gros-Jean. Tu auras ma réponse.

Il se tient hors de la porte, et à toutes les âmes qui arrivent, il dit de sa forte Voix :

— Au nom de frère Jean, toutes ces âmes dans ma besace !

Et il n’entra plus personne au paradis. Saint Pierre dit au Seigneur :

— Pourquoi ne vient-il plus personne ?

— C’est que Gros-Jean est dehors, qui prend toutes les âmes dans son sac.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ?

— Vois si tu peux attraper sa besace et tâche de l’apporter ici !

Frère Gros-Jean entendait du dehors ce qu’ils disaient ; que fit-il alors ? Il cria (mais pas bien fort :)

— Moi-même dans ma besace !

Et il s’y fourra sur-le-champ. Saint Pierre ouvrit la porte et regarda dehors : plus de moine ! Vite il enlève le sac et l’introduit dans le paradis, puis il l’ouvre vivement ; c’est Gros-Jean qu’il y trouve. Il veut alors le prendre au collet et le jeter à la porte ; mais le Seigneur l’arrête par un proverbe en patois sicilien :

            Dans la maison de Jésus,
            Quand on entre, on n’en sort plus.

C’est là un fabliau qui se retrouve dans toutes les littératures, mais on aurait tort d’y voir la moindre impiété. Le Sicilien, au moins jusqu’en 1860, était fort dévot, sinon parfaitement orthodoxe ; sa religion était un polythéisme passionné qui, tout en conservant beaucoup de traditions païennes, ne s’insurgeait aucunement contre la discipline de l’église et l’unité du calholicisme romain. Le ciel du peuple est une sorte d’Olympe rempli de dieux et de demidieux et dominé par l’éternel féminin, la Vierge Marie. L’Ave Maria est la prière de chaque jour et de chaque instant, bien plus commune que le Pater noster. Au-dessous de la Vierge-Mère s’étagent quantité de divinités subalternes entre lesquelles la dévotion n’a que l’embarras du choix.

— Tout cela, dira-t-on, ne ressemble point à la religion de la France.

Assurément, mais ce qui fait les âmes pieuses, ce n’est pas l’orthodoxie des dogmes, c’est uniquement la sincérité de la foi. Or, en Sicile, la foi est très-sincère, elle croit tout ce qu’on lui dit et ne raisonne pas ; elle s’agenouille avec une ferveur et une fièvre qui peut aller jusqu’au délire et ne veut point être rassurée contre cette peur du diable qu’on prend encore presque partout pour la crainte de Dieu. C’est précisément la solidité de cette conviction qui permet aux Siciliens de traiter gaîment les choses sacrées. L’homme en effet ne rit que de ce qui l’intéresse, et il faut que la religion nous tienne bien au cœur pour que nous y trouvions une source de gaité. C’est dans les pays de croyants qu’on débite le plus de drôleries sur les prêtres.

Allez par exemple dans le canton de Vaud ; hantez les maisons les plus franchement chrétiennes, vous y apprendrez au dessert que le Nouveau Testament est un des mots qui désignent le tire-bouchon. Demandez pourquoi ; l’on vous répondra qu’un jour une réunion de pasteurs discutaient sur un passage de l’Évangile, et que, pour se mettre d’accord, ils voulurent consulter le texte même, mais aucun d’eux n’avait sur lui son Nouveau Testament. Vint l’heure du dîner, et il s’agit de déboucher une bouteille. Qui de vous, messieurs, a un tire-bouchon ? Ils étaient une vingtaine ; vingt tire-bouchons sortirent aussitôt des poches pastorales.

Cette première anecdote lâchée, on vous en dira cinquante autres pareilles ; cependant tous les convives sont orthodoxes et ont fait la prière avant de rompre le pain. Là où la religion est triste, on peut toujours la soupçonner, sinon d’hypocrisie (il faut éviter les mots durs), au moins d’une certaine affectation qui a pu tourner en mauvaise habitude.

Nous aurons plus d’une fois l’occasion de revenir sur les croyances et les superstitions des Italiens. Il est temps de retourner à nos contes de nourrice.