Les Contes populaires en Italie/chap04

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Les Contes populaires en Italie
G. Charpentier, éditeur (p. 51-68).
IV
LA LÉGENDE DE VIRGILE À NAPLES ET EN SICILE — LES CONTES ARYENS — LES PERROQUETS CONTEURS — L’HORLOGE DU BARBIER

C’est ainsi que les bonnes femmes de Sicile rajeunissent les faits anciens ; en revanche, elles vieillissent certaines traditions du moyen âge et en surchargent la biographie des illustres païens dont le nom est resté populaire dans toute l’Italie du midi. De ces derniers, le plus brillant est Virgile.

Pour le peuple de Naples et de Palerme, comme pour les contemporains de Dante, Virgile est plus qu’un poète, c’est un prophète et un enchanteur. Nous avons entendu nous-même, de la bouche d’un lazzarone, l’histoire merveilleuse de l’homme qui avait annoncé la venue de Jésus-Christ. C’est Virgile qui a bâti Naples, creusé la grotte du Pausilippe, et fait sortir le château de l’Œuf d’un œuf enchanté. A Rome il bâtit une tour qu’il appela la Salvazione di Roma, et qu’il surmonta d’autant de statues qu’il y avait de provinces dans l’empire : quand une de ces provinces venait à se soulever, la statue qui la représentait sonnait une cloche, et la révolte était étouffée dans son germe par les cavaliers de l’empereur. Un jour, trois rois voulurent s’affranchir, et à cet effet envoyèrent à Rome quatre compères chargés d’enfouir de l’or en différents endroits ; ces compères se donnèrent pour des chercheurs de trésors et délivrèrent aisément ce qu’ils avaient enterré eux-mêmes ; ils dirent alors à l’empereur qu’en fouillant sous la tour de Virgile ils trouveraient une montagne d’or. L’empereur hésita longtemps à les laisser faire ; enfin sa cupidité fut la plus forte ; il donna son anneau aux compères afin qu’ils ne fussent pas gênés dans leur travail. La tour de Virgile croula, Rome avec elle. Vinrent les trois rois rebelles et l’empire fut détruit.

Un jour Virgile fut mis en prison, bien qu’il vécût en bons termes avec Auguste. Il dessina un vaisseau sur la muraille de son cachot et invita les autres prisonniers à remuer régulièrement des bâtons qui se changèrent en rames ; le vaisseau dessiné sur le mur devint un navire véritable et, soulevant dans les airs l’enchanteur et ses compagnons de captivité, alla les déposer en Apulie. Là, le vaisseau disparut sous le sable du rivage et les rames reprirent leur état de simples bâtons. Virgile s’en vint seul et s’arrêta près de Naples, dans une maison de pauvres gens qui n’avaient rien à manger ; il envoya ses esprits à la ville, et les esprits rapportèrent aussitôt des macaroni dans des plats fumant encore, qu’ils étaient allés prendre sur la table de l’empereur. L’empereur s’écria :

— Un seul homme a pu faire cela, c’est Virgile.

Le lendemain, en quittant son hôte, le poète magicien lui laissa une coupe d’excellent vin qui resterait toujours pleine, à condition qu’on ne regardât jamais dedans. Puis le bon sorcier revint à Rome, où il devait déposer un livre enchanté, annonçant douze cents ans d’avance la venue de Notre Seigneur. Il envoya son disciple Merlin à l’endroit où était caché ce livre ; Merlin devait le rapporter sans l’ouvrir, mais le moyen de n’être pas curieux quand on a sous le bras un pareil trésor ? Ce disciple déroula donc le volume, et aussitôt les signes étranges tracés sur le parchemin se mirent à tourbillonner dans l’air et à danser en hurlant une ronde infernale.

— Tu nous as évoqués, dirent-ils à Merlin (exactement comme l’Esprit de la terre au docteur Faust,) que nous veux-tu ?

— Que la route soit pavée de Naples à Rome.

Aussitôt la voie appienne se couvrit de dalles qu’on peut voir encore à Pouzzoles, à Cume et au-delà. (Je livre enchanté avait d’abord appartenu à un autre sorcier nommé Zabulon, qui l’avait caché dans le nez d’un géant d’airain sur la montagne aimantée. Virgile s’embarqua pour l’aller prendre, mais il eut à souffrir toute sorte d’épreuves et de malheurs ; les sirènes endormirent les navigateurs avec leurs chansons fatales, et des crocodiles et des griffons les traînèrent endormis à l’autre bout de la mer ; plus tard la montagne aimantée attira les clous de la barque, dont les planches disjointes s’éparpillèrent de tous côtés. Puis il fallut vaincre le géant qui se dressa de toute sa hauteur en brandissant une massue formidable ; mais Virgile possédait un anneau enchanté dans lequel Aristote avait enfermé un méchant esprit marin sous la forme d’une mouche, et il put, grâce à cet anneau, s’emparer du livre sibyllin.

C’est à Naples surtout, ville fondée par lui, comme on sait, que l’enchanteur fit des miracles. Il y créa une école, la Scuola di Virgilio, qu’on montre encore au pied du Pausilippe ; il y enseignait la nécromancie, science où il était de première force ; il la tenait d’un démon qu’il avait tiré de la fente d’un rocher. Quand il eut appris de ce démon tout ce qu’il voulait savoir, il le remit dans la roche. Virgile creusa de plus des égouts, construisit les aqueducs de Naples, fit jaillir l’eau soufrée de Santa-Lucia, qui était d’abord de l’huile, aussi l’église défendait-elle d’en boire le vendredi et le samedi. On lui doit enfin les bains de Pouzzoles qui guérissaient de tout, comme l’attestaient des inscriptions, des peintures et des sculptures dont on voit encore des traces. C’est pourquoi les médecins de Salerne, ruinés parla concurrence, partirent une belle nuit sur une barque et allèrent détruire les thermes de Virgile et le temple de Sérapis, où cette hydrothérapie était une sorte de religion ; on voit encore les ruines des bains et du temple. Les allopathes de Salerne, après ce bel ouvrage, remontèrent sur leur barque pour s’en retourner chez eux, mais ils furent assaillis par une tempête et périrent tous.

On n’en finirait pas, si l’on voulait dire tout ce que Virgile fit à Naples : un étal de boucherie où la viande ne se corrompait jamais, un jardin à Pausilippe entouré de murs invisibles et infranchissables : les fruits et les fleurs y pullulaient en toute saison au milieu de plantes merveilleuses, d’herbes salutaires dont la plus rare, celle de Lucius, rendait la vue aux aveugles ; une trompette qui sonnait d’elle-même les jours de sirocco et qu’on entendait au loin sur la mer, enfin quantité de travaux en bronze, car Virgile était artiste et savait fondre les métaux ; un cheval colossal, un cavalier, un archer, une sangsue, une grosse mouche et une porte en fer. La tête du cheval existe encore, on peut la voir au musée de Naples ; le cavalier parcourait la nuit les rues de la ville et tuait les bandits et les voleurs. L’archer, debout à la place où l’on voit maintenant la statue de saint Janvier, sur le pont de la Madeleine, tournait son arc bandé contre le Vésuve pour tenir en respect la montagne de feu.

Passa un jour un paysan calabrais qui s’arrêta devant l’archer et lui dit : « Tire donc et lâche ta flèche » La flèche partit et alla piquer le cône de cendre où elle ouvrit un cratère ; le sol trembla aussitôt, la lave jaillit, Naples fut sur le point de crouler et de brûler comme Herculanum. Sans l’intervention de saint Janvier, la grande ville serait maintenant enfouie sous la cendre. C’est depuis lors que le saint a remplacé l’archer sur le pont de la Madeleine ; il tient le bras tendu vers le Vésuve, et Naples est maintenant à l’abri des tremblements de terre et des éruptions.

Quant à la sangsue et à la mouche de bronze, elles servaient à détruire les sangsues et les mouches véritables ; les vers et les serpents étaient relégués derrière la porte de fer. Virgile enchanta aussi sa propre image qu’il enferma dans la fiole où se liquéfie maintenant, une fois par an, le sang de saint Janvier. Quand l’enchanteur fut mort, il se fit hacher menu et cuire pendant neuf jours à petit feu dans une chaudière fermée ; par malheur, un esprit qui surveillait l’opération s’absenta un instant ; survint Auguste qui ne savait rien et qui cassa la chaudière. Un fœtus en sortit, cria trois fois : Malheur ! et disparut. Voilà ce que racontent les cicérones du Pausilippe en vous montrant le colombaire romain où M. Eichoff a fait inscrire l’épitaphe du poète :

Mantua me genuit, Calabri rapuore, tenet nunc
Parthenope ; cecini pascua, rura, duces.

Mais les cicérones affirment que jamais Virgile ne fut enterré là. Son esprit a été enfermé dans un rocher, d’où un enchanteur anglais du temps de Roger de Sicile l’aurait fait sortir, si le peuple ne s’était pas soulevé pour empêcher le sacrilège. Quant aux ossements de Virgile, on les a longtemps gardés au Fort-de-l’Œuf, derrière une forte grille en fer. Si un profane avait osé les tirer de là, une tempête aurait détruit la ville.

Tel est le Virgile napolitain. Le peuple de Sicile ajoute quelques traits à cette histoire. Une fille de Borgetto a raconté à M. Salomone-Marino que le grand magicien, avant d’acquérir toute sa puissance, avait pris pour femme une personne aussi méchante que belle : une « mule de fer, qui le faisait passer par la porte de Castro : » c’est la porte par laquelle on fait entrer dans Palerme, pour les marquer au passage, les béliers, les boucs, les bœufs et autres animaux pareils. À la fin, le mari perdit patience et devint l’ami de Maugis (Malagigi), « le plus fort maître en l’art de commander aux esprits, et de chevaucher le balai. » Ce Maugis, pour les Siciliens, est le chef de la magie ; ils se le représentent maigre, décharné, vêtu de noir, affublé d’une longue robe, coiffé d’un chapeau aplati et traçant des cercles avec la verge qu’il tient à la main. Maugis eut pitié de Virgile et prononça une formule d’incantation, les diables pleuvaient de tous côtés comme des mouches, et en un clin d’œil le poète endoctriné devint le plus fort des magiciens. Il n’avait qu’à faire trois cercles et à prononcer l’évocation ; aussitôt les démons saisis d’effroi se pressaient autour de lui ; il les forçait jour et nuit à venir en foule, « et tantôt leur faisait faire une chose, et tantôt une autre, et ils travaillaient comme des chiens. »

Mais c’était surtout sa femme qu’il tourmentait ; elle l’avait mis d’abord au désespoir et presque hors de sens ; c’était lui maintenant qui la faisait tourner comme un cheval de manège. Il lui donnait pour mari tantôt Farfadet qui l’égratignait et crachait sur elle des jets de soufre et de feu, tantôt Lucifer qui la criblait de coups de cornes, tantôt Carnazza, qui, en soufflant, la gonflait comme une outre, et vlin, vlan, la rouait de coups (tiritimpiti, tiritampité). Les démons étaient sur les dents, et eux-mêmes avaient pitié de la pauvre femme.

Vint enfin la Mort chercher le magicien Virgile : ah ! seigneur, soyez béni. Les diables firent alors un complot dans l’enfer :

— Il ne faut pas que ce mauvais gueux entre chez nous, il nous ferait travailler comme des nègres.

Et avec des barres et des chaînes ils fermèrent les portes de la maison. Arrive le mort, qui chante :

— Top, top !

— Oui est là ?

— Le magicien Virgile.

— Passe ton chemin ; il n’y a pas de place ici pour toi.

— Mais où faut-il que j’aille ? je suis damné.

— Arrière ! arrière !

Et Virgile resta dehors, pleurant et se mordant les doigts, « parce que la Mort lui avait ôté la verge de l’art du commandement. »

Mais laissons les diables et prenons Maugis. L’affaire lui déplut ; que faire ? Il recueille l’âme et les os de Virgile, et les porte dans une île bien loin, bien loin, là où la mer est la plus haute et profonde. Il construit une belle sépulture de pierre, comme une caisse sans couvercle, y jette l’âme et les os, dit quatre paroles noires, dessine trois cercles puants et chante :

— Tourne, tourne autour, autour. — La mer, le monde, se découvrent, — la lune s’obscurcit, le soleil tremble, — et la fortune enveloppe, entraîne tout.

Depuis cette incantation, l’île est un lieu fatal. Qu’on aille à la sépulture et qu’on regarde les ossements, le ciel s’assombrit, le tonnerre gronde, les foudres tombent par milliers ; on dirait le déluge universel. Pour la mer, qui dira ce qu’elle fait ? Tempêtes, montagnes de vagues, batterie d’enfer : elle engloutit les barques et les vaisseaux comme des pilules. Il n’y a pas de courage qui tienne : plus on est hardi, plus l’on va au fond ; Dieu nous fasse la grâce, Seigneur, que jamais n’aillent s’y risquer les fils de nos mères ! Et que celui qui a dit cette histoire et celui qui la lui a fait dire ne puissent jamais mourir de male mort !

Il serait facile de multiplier ces exemples et de montrer ainsi les étranges transformations qu’ont subies les fables païennes en devenant des contes siciliens. Tel de ces contes nous montre un prince quelconque doué d’une force extraordinaire qu’il devait à un cheveu d’or ; ce prince n’est autre que Nisus, roi de Mégare qui, blanchi par l’âge, avait conservé un cheveu de pourpre auquel était attachée la conservation de son royaume, et ce Nisus lui-même rappelle d’autres héros fabuleux, sans compter le héros biblique, Samson. Jupiter, Bacchus, Hercule reparaissent, réduits à la taille de simples mortels, dans les récits de la Messia et de ses compagnes, mais ces dieux et ces demi-dieux n’étaient eux-mêmes que des transformations de mythes plus anciens : en remontant à la source de quantité de traditions, on fait, de force ou de gré, le voyage des ludes. Tout y mène, même Giufà, le Jocrisse sicilien.

Les bonnes femmes racontent que Giufà, molesté par les mouches, alla porter plainte contre elles aux juges de son pays. Le juge, ne sachant que faire, lui permit, lui ordonna même de tuer tous les insectes qu’il trouverait sous sa main. Giufà suivit la prescription à l’instant même : une mouche étant allée se poser sur le front du juge, il la tua d’un coup de poing qui cassa en même temps la tête du conseiller malavisé.

Nous connaissons tous cette fable que nous avons lue dans la Fontaine ; avant notre fabuliste, Straparole avait raconté, dans ses Nuits facétieuses, comment un butor, nommé Fortunio, se trouvant au service d’un droguiste de Ferrare et chargé de protéger pendant la sieste le front chauve de son maître, l’avait fendu d’un coup de pilon pour en chasser une mouche qui s’y était plantée impertinemment. Longtemps avant Straparole, l’auteur indien du Pantchatantra (cinq livres de contes et d’apologues qui sont maintenant traduits du sanscrit dans toutes les langues) connaissait déjà l’aventure qui était arrivée, non point à un juge ni à un droguiste, mais à un très-puissant roi. Ce souverain se faisait garder la nuit par un singe qui, pour lui épargner la piqûre d’une abeille, prit un grand sabre et coupa d’un coup l’insecte et la tête de son maître endormi.

Il est certain qu’Hérodote popularisa en Grèce beaucoup de légendes indiennes, et que les Arabes au moyen âge en rapportèrent beaucoup d’autres de l’extrême Orient ; il est probable que ces légendes passèrent dans les fabliaux, puis des fabliaux dans les nouvelles de Boccace et de Straparole, et qu’elles se répandirent ainsi de la littérature dans le peuple, chez qui la littérature va maintenant les repêcher. Dans cette transmission incessante de plume à plume et de bouche à bouche, ces histoires se sont singulièrement modifiées, tantôt abrégées et tantôt grossies par la fantaisie du narrateur ; plusieurs ont été accouplées, d’autres simplifiées, au point que le trait accessoire est devenu le point essentiel, le sujet même du récit ; les personnages même se modifient et descendent de plus en plus ; ce qui était dieu devient homme. On peut admettre aussi, pour faire plaisir aux indianistes, que ces traditions ont été apportées en Sicile par les premiers Orientaux qui s’y installèrent, et qu’elles n’en sont plus sorties depuis lors.

On sait avec quelle érudition et quelle sagacité ces migrations des mythes ont été étudiées par MM. Benfey, Max Müller, et par un professeur italien, M. de Gubernatis qui a écrit en anglais une Mythologie zoologique récemment traduite en français. Les savants supposent un temps primitif, antérieur à la formation des nationalités distinctes ; dans cette période se forment des éléments mythiques, « c’est-à-dire des2 propositions conçues au présent et exprimant simplement un phénomène naturel mythologiquement envisagé. »

On dit par exemple : Céphale aime Procris, fille de Hersé ; c’est-à-dire le soleil à la tête lumineuse aime la goutte de rosée dans laquelle il se reflète tous les jours. Eos aime Céphale : l’aurore aime le soleil, car il sort tous les matins de ses bras. Céphale tue Procris : le soleil absorbe et détruit la rosée. « Voilà des expressions bien claires, dit M, F. Baudry, et qui ne diffèrent de la réalité que par la forme métaphorique ou, pour mieux dire, analytique que leur imposait la pensée enfantine de nos premiers ancêtres. Maintenant supposez-les reliées par des hommes qui en auraient oublié le sens : le mythe va naître spontanément, c’est-à-dire que les hommes, tourmentés du besoin d’inventer une explication pour ce qu’ils ne comprennent plus, vont, par une pente d’autant plus invincible qu’ils sont plus simples, composer une anecdote où tout cela sera relié. C’est l’effacement du sens primitif qui amène leur imagination à suppléer aux lacunes et à grouper en fable mythologique les éléments mythiques reliés. Plus tard, le mythe se transforme encore, et devient le conte populaire, qui en est en quelque sorte le dernier écho. Ce n’est plus cette production poétique à laquelle l’humanité supérieure avait part, mais, si l’on peut ainsi dire, c’est un résidu repétri par les plus simples, tels que les mères-grands et les nourrices. »

Remonter du conte au mythe et du mythe à l’élément mythique, tel est donc le travail d’une foule d’esprits ingénieux en France, où M. Gaston Paris, dans un petit livre tout plein de science, vient de démontrer comment une constellation, la grande Ourse, est devenue l’histoire du Petit Poucet.

Tout le monde n’a pas la mesure et la méthode de M. Gaston Paris, et quand la science est grossie, gonflée par l’imagination, ce qui lui arrive quelquefois, elle déborde et roule aux chimères. Le Veda est plein de mythes où le soleil et l’aurore reviennent à tout moment ; aussi ne voit-on partout que des soleils et des aurores. Si Cendrillon perd sa pantoufle, c’est que l’aurore, dans un hymne védique, était appelée « la fille sans pieds ou sans chaussures ; » si la Chatte blanche de Mme  d’Aulnoy devient une belle jeune fille blonde vêtue de rose, c’est que l’aurore, également rose, remplace la lune, également blanche, quand la nuit s’en va. Le jeune prince qui court après Cendrillon, celui qui épouse la Chatte blanche sont des soleils errants : ainsi le veut l’école de M. Max Müller. Qu’en diraient Perrault et le bon La Fontaine ?

Il existe à Naples un Christ miraculeux sur le front duquel repoussent des cheveux chaque année : un auteur allemand a reconnu dans ce tour de passepasse un mythe solaire ; autant vaut croire au miracle ; les naïfs qui l’admettent ne se piquent pas du moins d’être savants.

Tout en résistant aux abus de cette théorie, il faut lui savoir gré des études qu’elle a suscitées et des faits très-curieux qu’elle a découverts. Les contes siciliens contiennent quantité de figures et d’images, de symboles peut-être qui leur viennent de l’Orient : la Belle à l’étoile d’or, les Sept montagnes d’or, les Sept cèdres, les femmes blanches comme la neige et rouges comme le sang, les chevaux ailés, les vaches qui filent, les oiseaux qui parlent et les hommes qui les comprennent, les duels sans nombre contre des monstres représentant la lutte éternelle des ténèbres et de la lumière, du bien et du mal. Quelques-uns de ces contes appartiennent-ils, comme on le voudrait, à l’époque où nos races formaient une seule famille, à la période qui précéda l’émigration des aryens ? C’est bien difficile à prouver, si c’est séduisant à croire. Il y a toutefois des analogies frappantes entre certains récits recueillis par M. Pitrè et ceux des recueils indiens qu’on recherche et qu’on publie si activement de nos jours. Une des plus agréables histoires de la Messia est celle du perroquet conteur.

Un grand négociant se marie, épouse une femme « bonne comme le bon matin » et se met en voyage pour ses affaires, mais non sans avoir pris de sages précautions. Il laisse à sa femme une riche provision « de pain, de farine, d’huile, de charbon et de tout ; » il a cloué les portes et les fenêtres, une exceptée très-haute, afin que la pauvre recluse pût avoir un peu de jour et d’air. Au reste ces mesures avaient été demandées, conseillées du moins par elle. Passèrent quelques jours, et la belle qui s’ennuyait fort avait grande envie de pleurer. Sa chambrière lui donna un excellent conseil.

— Poussons une table jusqu’au mur, nous monterons dessus et nous regarderons par la fenêtre ; nous aurons la belle vue du Cassaro (c’est la grand’rue de Palerme.)

Ainsi fut fait, et la prisonnière poussa un cri de joie :

— Ah ! Seigneur, je vous remercie ! À ce cri, deux hommes qui étaient en face levèrent la tête, un notaire et un chevalier ; un pari s’engagea aussitôt entre ces deux hommes : quatre cents onces devaient être gagnées par celui qui parlerait le premier à ce beau visage qui venait de remercier le Seigneur. Le notaire, ne sachant à quel saint se vouer, se donna au diable, qui le changea en perroquet afin qu’il pût s’introduire dans la maison.

— Mais prends garde, lui dit le virserio (l’adversaire : c’est un des surnoms de Satan, que les Siciliens masquent toujours sous des euphémismes ;) le chevalier, ton rival, s’adresse à une duègne qui sait le moyen de faire sortir la dame de la maison. Ne la laisse pas sortir, sais-tu ? Mais retiens-la toujours en lui disant : « Ma belle maman, assieds-toi là que je te conte un conte. »

Ainsi endoctriné, le perroquet va se poser sur la fenêtre, la chambrière le saisit avec son mouchoir, et la dame s’écrie en le voyant :

— Oh ! mon beau perroquet, tu vas être mon ’'aliénation (ma distraction.)

— Moi aussi, belle maman, je vous aime.

Et l’oiseau fut mis dans une cage d argent. Cependant la duègne qui sert les intérêts du chevalier se présente avec une corbeille de beaux fruits hors de temps (des primeurs sans doute) au tour pratiqué dans le mur pour approvisionner la maison. La vieille se donne pour l’aïeule de la dame, qui veut bien l’en croire, et toutes deux entrent en longue conversation.

— Tu es toujours cloîtrée, dit la duègne, et le dimanche tu ne vas pas à la messe ?

— Et comment puis-je y aller, clouée comme je suis ?

— Ah ! ma fille, tu te damnes. Tu dois aller à la messe la dimanche. Aujourd’hui c’est fête, allons-y. La dame se laisse persuader, le perroquet se met à pleurer. La dame ouvre son bahut pour s’habiller, le perroquet s’écrie :

— Belle maman, ne t’en va pas, la vieille te fait une trahison. Si tu n’y vas pas, je te conterai un conte.

Aussitôt gagnée, la dame congédie la duègne et s’assied auprès du perroquet qui se met à conter… Trois fois la vieille renouvelle la tentation, trois fois le perroquet la renvoie en promettant une nouvelle histoire. Le mari revient, l’oiseau le rend aveugle en lui jetant du bouillon aux yeux, puis lui saute à la gorge et l’étrangle. Le notaire finit par épouser la belle veuve et gagne l’argent qu’il a parié.

Tel est en raccourci le cadre de la légende sicilienne. Or il existe un très ancien recueil indien, le Cukasaptati, qui n’a jamais été publié intégralement ; la traduction la moins incomplète qu’on en connaisse est en langue romaïque, et a été publiée en 1851, dix-huit ans après la mort du traducteur, Démétrius Galanos. Dans ce recueil où ont puisé de tout temps les conteurs de tous les pays, et d’où est sorti le plus ancien des décamérons européens, le Livre des Sept-Sages, on trouve une femme qui, en l’absence de son mari, brûle d’aller rejoindre son amant, mais elle est retenue dans sa maison et dans son devoir par un perroquet qui lui raconte des histoires amoureuses. La Messia, qui ne sait pas lire, n’a jamais entendu parler du Cukasaptati d’où lui vient donc la légende de son perroquet ?

Voici un dernier conte qui ne déplaira pas aux amateurs du mythe solaire. Comme il est court, nous pouvons le traduire littéralement ; il est intitulé :

L’HORLOGE DU BARBIER.

On conte et on raconte à ces messieurs qu’il y avait une fois un barbier ; ce barbier avait une horloge qui cheminait et cheminait depuis des siècles et ne manquait jamais l’heure, sans qu’on eût besoin de la remonter. Le barbier l’avait réglée une fois, et dès lors, toujours et sans cesse, tic tac, tic tac, tic tac. Ce barbier était vieux, vieux, et ne savait plus lui-même combien il avait de centaines d’années… Tous ceux du pays couraient à lui dans sa boutique pour demander ta l’horloge, qui était enchantée, les choses qu’ils voulaient savoir. Venait le paysan fatigué et amer, car il avait besoin d’eau pour ses semailles et voyait encore fermées les portes du ciel. Et l’horloge répondait (en vers) :

— Tic tac, tic tac, tic tac. — Tant que je serai rouge, — l’eau ne doit pas venir, et le domaine est à moi. — En tonnant, en tonnant, — s’il ne pleut pas cet an-ci, — il pleuvra l’autre.

Venait le pauvre vieux, appuyé sur son bâton, pris par l’asthme au point qu’il n’en pouvait plus, et il demandait :

— Ô horloge, horloge, dis-moi, y a-t-il beaucoup d’huile à ma lampe ?

Et l’horloge aussitôt :

— Tic tac, tic tac, tic tac. — De soixante à septante, — l’huile s’écoule dans la lampe. — Après l’an septante un, — la mèche seule s’allume péniblement.

Venait le garçon féru d’amour, galant et pimpant, tout battant neuf, riant, faisant bombance, et s’avançant vers l’horloge :

— Horloge, dis-moi, y a-t-il quelqu’un qui vogue plus heureux que moi au royaume d’amour ?

Et l’horloge alors :

— Tic tac, tic tac, tic tac. — Ce roi n’a pas de jugement ; — aujourd’hui heureux, demain dans l’abîme ; — aujourd’hui faisant figure, — demain dans le tombeau.

Vient et vient le malandrin de première classe, le chef camorriste de la vicaria (prison,) tout houppe et toupet, tout boutons et bagues, et en mâchant ses paroles il dit :

— À toi, horloge ! quel potentat y a-t-il qui puisse s’affranchir des mains que voilà ? Je serais homme à te couper la route à toi-même.

Et l’horloge, plus hautaine encore que lui :

— Tic tac, tic tac, tic tac. — Celui qui court pieds nus sur les rasoirs — tôt ou tard y perd sa semelle (sa peau.)

Vient après le pauvre affligé à jeun, nu, malade de la tête aux pieds :

— Ô horloge, horloge, quand auront à finir ces misères ? Dis-moi, par charité, la mort quand viendra-t-elle ?

Et l’horloge toujours de la même façon :

— Tictac, tic tac, tictac. — Aux malheureux et aux disgraciés — souvent sont destinés plus de jours.

Et ainsi toute sorte de gens venaient voir cette horloge merveilleuse et tous lui parlaient, et elle donnait réponse à chacun. C’était elle qui savait dire quand venait l’hiver et quand venait l’été, savait dire quand il faisait jour et à quelle heure finissait la journée, savait dire combien les gens avaient d’années, depuis combien de temps était fait le pays ; en somme c’était une horloge machine, une horloge sans égale, car il n’était chose qu’elle ne sût dire. Chacun l’aurait voulue en sa maison, mais nul ne la pouvait avoir, car elle était enchantée, aussi se rongeait-on inutilement, mais tous, ou voulant ou ne voulant pas, ou en cachette ou à haute voix, avaient à louer le vieux maître barbier qui avait su faire cette horloge prodigieuse et l’avait su faire pour cheminer toujours, et nul ne la pouvait démonter ou arrêter, hormis le maître qui l’avait faite.

Et qui l’a dit ce conte et qui l’a fait dire — ne puisse jamais mourir de male mort.

Cette histoire a été écrite par M. Salomone-Marino sous la dictée d’une femme du peuple, nommée Rosa Amari, Tous nos lecteurs l’ont compris : l’horloge c’est le soleil, et le barbier c’est Dieu ; la conteuse comprenait-elle l’allégorie ? M. Salomone ne le dit pas, mais elle devait y entrevoir quelque double sens mystérieux, d’où la gravité, la solennité quasi biblique de ses paroles. Il y a de l’Orient dans cet apologue, et c’est ainsi que les filles de Sicile, les simples filles des rues et des champs, qui n’ont pas la moindre notion de l’alphabet, apportent peut-être à M. Benfey, à M. Max Müller et à leurs jeunes émules des pays latins, de nouveaux documents attestant la parenté des races indo-Européennes, et leur étroite union dans une antiquité si reculée que les calculs de l’homme n’en peuvent mesurer l’éloignement.