Les Conteurs français au XVIIIe siècle

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Les Conteurs français au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 198-219).
LES
CONTEURS FRANÇAIS
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

On a souvent comparé, au point de vue des productions de l’esprit, le siècle de Louis XIV et le siècle de Voltaire ; mais on a toujours oublié dans le parallèle les romans et les contes, et par cette branche de notre littérature la supériorité appartient sans conteste au dernier venu. Malgré les désastres de la fin du grand règne, malgré les catastrophes financières de la régence, les malheurs de la guerre de sept ans, la bulle Unigenitus et les folies mystiques des convulsions, la fantaisie déborde au XVIIIe siècle. Tandis que d’un côté les philosophes, les physiocrates et les publicistes ouvrent une vaste enquête sur les droits des peuples et des gouvernemens, les sources de la misère et de la richesse, la religion et la science, une foule d’écrivains se donnent libre carrière dans le domaine de l’imagination. Placés sur la limite indécise de l’ancien régime et de la société nouvelle qui surgira de la révolution, ils rappellent par certains côtés rétrospectifs Segrais et Mlle de Scudéry, et par d’autres ils annoncent les déclamations des clubs contre la superstition, les doléances des états-généraux contre les abus, et dans tous les cas ils donnent une idée exacte de ce singulier mélange de corruption et d’idées généreuses, de tolérance religieuse et d’intolérance philosophique, de frivolité et d’ardente passion pour la recherche de la vérité, qui est comme le fond même de notre tempérament national. Sous les derniers Bourbons, pour la langue comme pour les idées, l’évolution est profonde, et le même fait se produit dans les relations de l’intelligence internationale. L’Italie et l’Espagne sous Louis XIII et sous Louis XIV avaient seules attiré l’attention des écrivains français. Sous Louis XV, ils quittent le midi pour le nord, l’Espagne pour l’Angleterre, et peut-être aurions-nous eu des maîtres dans nos voisins, si Lesage, l’abbé Prévost, J.-J. Rousseau, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre, ne leur avaient opposé les chefs-d’œuvre d’observation, de passion, d’ironie, d’analyse profonde qu’on appelle Gil Blas, Manon Lescaut, la Nouvelle Héloïse, Candide, Paul et Virginie. Comme les comédies de Molière, les fables de La Fontaine, les tragédies de Corneille, ces livres éclatans sont entrés dans la postérité ; ils resteront les contemporains de tous les âges ; ils appartiennent à tous les peuples, comme Don Quichotte, et comme lui ils parlent toutes les langues. Ils n’est pas un lecteur français qui ne les connaisse, pas un critique qui ne leur ait consacré quelques pages ; nous n’avons donc point à y revenir ici, car nous ne pourrions que répéter ce qui a été dit vingt fois, et nous nous bornerons à les saluer en passant, pour étudier à côté et au-dessous d’eux le mouvement général de la littérature d’imagination au XVIIIe siècle, comme nous l’avons fait ici même pour le moyen âge et l’époque de Louis XIV[1].


I.

Il faudrait tout un volume pour reproduire les titres des romans publiés durant la période qui s’étend de la régence à 1789. Le genre historique inauguré par Mlle de Scudéry est représenté dans la première moitié du siècle par des écrivains de troisième ordre, complètement oubliés aujourd’hui et bien dignes de l’être. Les personnages qu’ils mettent en scène sont aussi ridicules que Faramond et le grand Cyrus ; il faut arriver à Mme de Tencin, à Marmontel et à Florian pour rencontrer des œuvres qui trouvent encore quelques rares lecteurs, ce qu’elles doivent bien moins à leur valeur propre qu’à la réputation dont elles ont joui dans leur temps, car les admirations littéraires se perpétuent comme les préjugés. Le Bélisaire de Marmontel, publié en 1767, eut un immense succès. Censuré par la Sorbonne, qui n’y découvrait pas moins de trente-sept impiétés, condamné, comme l’Emile, par l’archevêque de Paris, il fut défendu par Voltaire ; c’était plus qu’il n’en fallait pour lui faire une grande réputation au moment où l’opinion publique réclamait énergiquement la liberté de la pensée ; mais aujourd’hui qu’il n’est plus soutenu par l’anathème, c’est encore lui faire une belle place que de le classer au second rang des médiocrités estimables. Du reste, ce n’est pas dans les romans historiques qu’il faut chercher l’originalité du XVIIIe siècle, c’est dans les romans de mœurs et surtout les romans anti-religieux.

Marivaux, Crébillon fils. Rétif de La Bretonne, Laclos et Louvet de Couvray sont dans le roman de mœurs les maîtres du genre, et parmi ces maîtres Marivaux est le seul qui prête encore à quelques-uns de ses personnages des sentimens honnêtes. Les autres ne font que glorifier la corruption. Crébillon, dans le Sopha, dans les Égaremens du cœur et de l’esprit, arrache tous les voiles et ouvre tous les rideaux des boudoirs, ce qui n’a pas empêché d’Alembert de dire qu’il a tracé du pinceau le plus délicat les raffinemens, les manies et les grâces de nos vices. Ce sont encore les grâces de nos vices qui ont inspiré Rétif de La Bretonne, l’écrivain le plus fécond de son époque, car vingt ans avant sa mort il se vantait déjà d’avoir mis en circulation mille six cent trente-huit contes, nouvelles et romans. Imprimeur habile, il composait quelquefois typographiquement des pages entières sans se donner la peine de les écrire, et son œuvre complète forme une collection de plus de deux cents volumes. Sur ce nombre, le Paysan perverti a seul survécu, parce que la donnée en est juste et qu’on y trouve quelques pages empreintes d’une grande vérité d’observation. Rétif, en écrivant ce livre, avait eu son heure, et pour lui, comme pour bien d’autres, cette heure n’est plus revenue. Quant aux Liaisons dangereuses de Laclos, elles rivalisent, en fait d’analyse effrontée, avec le Faublas de Louvet de Couvray, et dépassent le Sopha de Crébillon, car il est à remarquer que, plus on avance dans le XVIIIe siècle, plus les romanciers en vogue s’attachent, comme on le fait trop souvent de nos jours, à choisir des types moralement dégradés. Par une singulière coïncidence, c’est à la veille même de la révolution que le roman licencieux donne ses plus tristes produits : les Liaisons dangereuses ont paru en 1782, Faublas en 1789, et l’œuvre insensée qui résume toutes les infamies des débauches païennes, Justine, en 1791.

Les femmes tenaient trop de place dans la société pour rester en dehors du mouvement littéraire ; mais leurs œuvres forment le plus grand contraste avec celles que nous venons de rappeler. Autant les romans de Crébillon fils et de Rétif de La Bretonne sont brutalement cyniques, autant ceux de Mmes de Graffigny et Riccoboni sont délicats et voilés de grâce discrète jusque dans l’analyse des passions les plus orageuses ; c’est qu’en effet la corruption du cœur et de l’esprit était chez les femmes à l’état d’exception. Les filles de théâtre, les courtisanes à la mode, et dans la noblesse et la haute bourgeoisie parisienne quelques beautés faciles défrayaient à elles seules les galanteries de la ville et de la cour, de la robe et de l’épée. Celles-là pouvaient prendre la devise du régiment de Picardie[2], mais en dehors de ce groupe commun à tous, qui faisait de l’amour banal ou de l’amour payé un perpétuel impromptu, les femmes à Paris comme dans la province se montraient sévères dans leurs mœurs, et sans nul doute plus sévères qu’au moyen âge. Seulement on les a jugées d’après quelques types scandaleux, comme on a jugé le clergé d’après le cardinal Dubois, les abbés apocryphes que Mercier appelle de petits houzards sans rabat ni calotte, et quelques grands bénéficiers tels que le comte de Clermont, qui cumulait le titre de lieutenant-général des armées du roi avec celui d’abbé du Bec, de Saint-Claude, de Marmoutier, de Chaalis, et qui avait trouvé le moyen avec 300,000 livres de rentes de faire 20 millions de dettes qu’il ne paya jamais.

Sous la régence et dans les premières années du règne de Louis XV, les Récréations des capucins, les Nonnes galantes, Vénus dans le cloître, les Jésuites en belle humeur, rappellent la verve satirique des trouvères ; mais, tout en se moquant des capucins et des jésuites qui s’attardent sur la route du paradis pour prendre gaîment leur part des joies de ce monde, les conteurs ne mettent en cause ni l’institution monastique en elle-même, ni la tradition chrétienne. Ils ramassent çà et là quelques anecdotes grivoises dans les recueils du XVIe et du XVIIe siècle, ils en rajeunissent la langue en leur faisant perdre ainsi la meilleure partie de leur charme, et c’est à peine si l’on rencontre de loin en loin quelques joyeux devis dont l’idée première leur appartienne, comme dans le Sermon en trois points. « Certain curé de village, un jour de fête solennelle, monta en chaire et fit le discours suivant à ses paroissiens : — Je vous prêcherais aujourd’hui aussi longtemps que les autres jours, mais la longueur de l’office ne me le permet pas ; cependant je vais vous dire un bout de sermon que je diviserai en trois parties. La première, je l’entends, et vous ne l’entendez point. La seconde, vous l’entendez, et je ne l’entends point. La troisième, ni vous ni moi ne l’entendons. La première, que j’entends et que vous n’entendez point, c’est que vous fassiez rebâtir mon presbytère. — La seconde, que vous entendez et que je n’entends point, c’est que je chasse ma servante, et je ne le veux pas. — La troisième, que vous ni moi n’entendons, c’est l’évangile de ce jour. Amen ! »

Jusqu’à 1740, c’est là chez les conteurs la note la plus aiguë de la littérature anti-cléricale, mais la croisade ne tarde pas à s’ouvrir. Le roman devient aux mains de Voltaire et de Diderot une arme de combat plus redoutable peut-être que le Dictionnaire philosophique ou l’Encyclopédie ; l’irréligion fait plus de progrès en quarante ans qu’elle n’en avait fait en trois siècles, et ce progrès, dans la littérature d’imagination, s’affirme par Candide, la Religieuse et Jacques le fataliste.

Diderot ne s’attaque plus seulement, comme dans le moyen âge, aux moines sacristains qui veulent décevoir les femmes des bourgeois ruinés, aux prélats qui tiennent garnison dans les places démantelées du pays de Braquerie, comme sous Louis XIV. Il reprend contre l’institution monastique toutes les accusations des réformés : le célibat, le renoncement, l’ensevelissement dans les cloîtres, sont en contradiction avec les instincts les plus profonds de l’âme humaine ; ils conduisent au désespoir, à la révolte désordonnée des sens ; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de faire des saints, ils ne font que des hypocrites et des victimes. Chaque fois qu’il aborde cette thèse, Diderot la développe avec une verve étincelante, et cette verve ne se montre nulle part plus impitoyable que dans l’épisode du Père Hudson. Prieur d’un couvent de prémontrés de Paris, le père Hudson y introduit la réforme la plus édifiante ; il en chasse les jansénistes, il fait régner les bonnes mœurs, refleurir les études, et se réserve pour lui-même le privilège des désordres les plus effrénés. Non content de corrompre ses pénitentes, il établit un parc aux cerfs dans une petite maison du faubourg Saint-Médard, et se fait prendre par le guet « chez une de ces créatures qui sollicitent les passans. » Sa conduite est signalée au général de son ordre, des commissaires sont envoyés dans son couvent faire une enquête. « Ils constatent plus de forfaits qu’il n’en fallait pour mettre cinquante moines dans l’in-pace ; » mais Hudson ne se déconcerte pas pour si peu. Afin d’échapper plus sûrement à l’orage qui le menace, il l’attire par une ruse infernale sur la tête des frères enquêteurs. Il avait séduit une jeune fille qu’il tenait cachée dans un petit logement du faubourg Saint-Médard. Il court chez elle. — Mon enfant, lui dit-il, tout est découvert, nous sommes perdus ; avant huit jours vous serez renfermée, et j’ignore ce qui sera fait de moi. Point de désespoir, point de cris ! remettez-vous de votre trouble. Écoutez-moi, faites ce que je vous dirai, faites-le bien ; je me charge du reste. Demain je pars pour la campagne. Pendant mon absence, allez trouver deux religieux que je vais vous nommer (et il lui nomma les deux commissaires), demandez à leur parler en secret. Seule avec eux, jetez-vous à leurs genoux, pleurez, sanglotez, arrachez-vous les cheveux ; racontez-leur toute notre histoire, et la racontez de la manière la plus propre à inspirer de la commisération pour vous, de l’horreur contre moi.

— Comment, monsieur, je leur dirai…

— Oui, vous leur direz qui vous êtes, — à qui vous appartenez, — que je vous ai séduite au tribunal de la confession, enlevée d’entre les bras de vos parens, et reléguée dans la maison où vous êtes. Dites qu’après vous avoir ravi l’honneur et précipitée dans le crime, je vous ai abandonnée à la misère ; dites que vous ne savez plus que devenir.

— Mais, mon père…

— Exécutez ce que je vous prescris et ce qui me reste à vous prescrire, ou résolvez votre perte et la mienne.

La jeune fille obéit ; elle se rend au couvent, fait demander les commissaires au parloir, se jette à leurs pieds et leur fait des aveux complets. Ils la pressent de signer la déclaration. Cette proposition parut d’abord la révolter ; on insista, elle consentit. Il n’était plus question que du jour, de l’heure et de l’endroit où se dresserait cet acte, qui demandait du temps et de la commodité…

— Où nous sommes, cela ne se peut ; si le prieur revenait, et qu’il m’aperçût… Chez moi, je n’oserais vous le proposer…

La fille et les commissaires se séparèrent, s’accordant réciproquement du temps pour lever ces difficultés.

Dès le jour même, Hudson fut informé de ce qui s’était passé. Le voilà au comble de la joie ; il touche au moment de son triomphe ; bientôt il apprendra à ces blancs-becs à quel homme ils ont affaire.

— Prenez la plume, dit-il à la jeune fille, et donnez-leur rendez-vous dans l’endroit que je vais vous indiquer.

Le lendemain, les frères enquêteurs arrivent dans la maison qui leur était désignée. À peine ont-ils commencé de rédiger la déclaration qu’une voix s’écrie du dehors : — Ouvrez ! — On ouvre. C’était le commissaire avec des exempts : — Des prémontrés chez des filles ! Suivez-moi, mes très chers frères ! j’ai l’ordre de vous déposer chez votre supérieur. — Ils arrivent au couvent escortés par la populace, qui court après eux en criant : — Tiens ! voilà les prémontrés qui vont sur les brisées des cordeliers et des carmes ! — On avertit le prieur Hudson, qui se fait attendre une demi-heure pour donner plus d’éclat au scandale. Il paraît enfin. — Le commissaire lui parle à l’oreille en ayant l’air d’intercéder ; Hudson de rejeter durement sa prière. Enfin celui-ci, prenant un visage sévère et un ton brusque, lui dit : — Je n’ai point de religieux dissolus dans ma maison ; ces gens-là sont deux étrangers qui me sont inconnus, peut-être deux coquins déguisés dont vous pouvez faire tout ce qu’il vous plaira…

À ces mots, la porte se referme. — Je n’aurais jamais cru le père Hudson si dur, dit le commissaire ; mais aussi pourquoi aller chez des filles ? — Les pauvres moines étaient plus morts que vifs et cherchaient vainement à se justifier. On les conduisit au Petit-Châtelet, et le soir même Hudson se rendait à Versailles auprès du ministre. — À quels dangers, monseigneur, ne s’expose-t-on pas quand on introduit la réforme dans une maison dissolue, et qu’on en chasse les jansénistes ! Mes ennemis avaient juré ma perte ; un moment plus tard j’étais déshonoré. Et on ne s’en tiendra point là, toutes les horreurs dont il est possible de noircir un homme, vous les entendrez ; j’espère cependant… — Je sais, je sais, et je vous plains ; les services que vous avez rendus à l’église ne seront pas oubliés, les élus du Seigneur ont été dans tous les temps exposés à des disgrâces ; comptez sur les bienfaits et la protection du roi. — Hudson, pour achever d’édifier le ministre par un bel exemple de charité, demanda l’élargissement des deux frères enquêteurs, et peu de jours après il fut pourvu d’une riche abbaye.

On le voit, Tartufe n’est qu’un novice auprès du père Hudson ; mais Diderot n’en reste point là. Ami et collaborateur de d’Holbach, il avait travaillé au Système de la nature, ce code de l’athéisme, dont Goethe, ainsi qu’il le disait lui-même, avait peur comme d’un spectre cadavéreux. Il alla, s’il se peut, plus loin encore dans Jacques le fataliste, et l’influence de Jacques fut plus grande que celle du Système, car d’Holbach, en se renfermant dans la discussion scientifique, ne s’adressait qu’au petit nombre, tandis que Diderot s’adressait à la foule. Il fit école : l’athéisme plus ou moins déguisé s’infiltra dans les publications populaires, et c’est de là que procèdent le Compère Mathieu et le Citateur de Pigault-Lebrun. Voltaire ne partageait pas les doctrines de d’Holbach et de Diderot ; il proteste, en de nombreuses pages, de sa croyance en Dieu, il l’affirme dans des vers magnifiques. Dans ses romans, il semble pourtant démentir lui-même son credo déiste ; ce « Dieu qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas » s’efface devant le hasard ; il abandonne les hommes aux caprices de leurs passions, à leurs faiblesses, à leurs misères, il se joue de leurs vertus, se rit de leurs souffrances, et si Candide n’en est pas la négation absolue, il ne reste pas moins le plus violent réquisitoire qui ait été dressé contre le gouvernement providentiel du monde.

Les romans anti-religieux de Diderot et de Voltaire ont exercé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une très grande influence sur les esprits. L’assemblée nationale, en décrétant le 27 février 1790 la suppression des ordres monastiques, s’est armée contre eux des argumens développés dans la Religieuse et le Père Hudson, comme Robespierre s’est armé de l’ironie de Voltaire et de Candide pour remplacer Jéhovah par l’Être suprême, ce Dieu qui n’avait pour temple que le cœur des sans-culottes.


II.

Les contes et les allégories satiriques forment au XVIIIe siècle l’une des branches les plus intéressantes de la littérature d’imagination. Les mémoires et les relations contemporaines ne pouvant paraître qu’avec un privilège du roi, il fallait, sous le coup de la censure, retrancher ou mutiler bien des pages, tandis que les conteurs, quand ils se hasardaient aux vives et franches attaques, se faisaient imprimer à l’étranger ou clandestinement ; ils disaient tout, et, s’ils tombent souvent dans l’exagération et la calomnie, ils ne mettent pas moins sur la trace de bien des vérités. C’est ainsi que l’Histoire du prince de Rélosan, « où l’on voit sa naissance, son éducation, ses amours, avec son excellent œuvre pour transmuter la lune en le soleil, » donne sur le régent les plus curieux détails. Sous une forme légère et romanesque, l’auteur anonyme retrace les vicissitudes diverses de la vie de ce prince, les causes de la défiance que lui témoigna Louis XIV, le scandale de ses galanteries effrénées ; mais il rend en même temps justice aux brillantes qualités de son esprit, à sa haute intelligence, qui en auraient fait l’un des princes les plus remarquables de notre histoire, s’il n’en avait pas été le plus corrompu. On sent en lisant ces pages, écho fidèle de l’opinion publique en 1727, à quel point était affaibli le prestige de la monarchie au début du siècle où devait éclater la révolution. Paris était inquiet de l’avenir ; il croyait trouver partout de sinistres présages, et la mort même du régent fut regardée comme un avertissement du ciel.

Avec Antoine Hamilton et le Voyage en Mauritanie, nous passons du régent aux princes, et cette fois ce n’est plus à leurs vices, c’est à leur ignorance et à leur frivolité que s’attaque le brillant écrivain. Le troisième jour de mars de l’année dite de la grande omelette, leurs altesses sérénissimes Griffonio, Renardin le prudent, Victorin le chevelu, Marc-Antonin le triste, s’embarquent sur le Visionnaire pour accomplir un voyage scientifique et diplomatique. « Pendant la traversée, quelques dauphins et quelques merluches, que le prince de Griffonio prit pour des cerfs ou des biches, se mirent à badiner autour du navire. Cela fit naître une dissertation sur la nature des poissons, et, comme ces princes étaient fort savans, ils dirent de très belles choses sur le doute que l’un d’eux proposa, savoir : si la mer était faite pour les poissons ou les poissons pour la mer. Pendant qu’on agitait cette question avec chaleur, le navire s’arrêta tout à coup et surprit les disputans par la nouveauté du prodige. On crut d’abord que quelque remord, pour se divertir de l’étonnement des nautoniers, leur jouait ce tour ; mais, comme on mettait un plongeur en mer pour s’en éclairer, le pilote se mit à deux genoux et confessa que le nain du prince Chevelu, ayant perdu les bottes de son maître, l’avait conjuré de jeter l’ancre, tandis qu’il les irait chercher. En attendant son retour, les quatre princes firent, au sujet de cet événement, de belles réflexions sur l’instabilité des grandeurs humaines. » Après quelques autres incidens où leurs altesses donnent de nouvelles preuves de l’étendue et de la variété de leurs connaissances, les voyageurs débarquent en Mauritanie, fort étonnés « qu’une si courte navigation n’avait pas été plus longue. » Tandis que les uns se rendent au palais du sultan, Griffonio va faire visite aux chiens. Le soir, on se met à table ; un ambassadeur arrive, on lui demande des nouvelles d’un danseur de corde tué d’un coup de pistolet, et de savantes discussions s’engagent pour prouver que mort et trépas ne sont pas synonymes. Le lendemain, on monte à cheval ; on prend un cerf dix cors. Griffonio en présente le pied droit : on lui soutient que c’est le pied gauche, et son altesse « se met dans une colère tellement altérée qu’elle boit quinze ou seize grands coups de suite pour se remettre. » Le troisième jour fut donné à la poésie, et l’on envoya par une frégate légère des madrigaux à la reine d’un état voisin ; le quatrième jour, on reçut la réponse, et le prince Griffonio la critiqua vivement, sous prétexte qu’il n’en comprenait pas les expressions ; le cinquième, on se rendit sur le port pour voir aborder trois gros bâtimens chargés de princes tributaires qui venaient rendre leurs hommages au sultan de Mauritanie ; le sixième, les tributaires s’en retournèrent ; le septième, grande chasse et long souper ; le huitième, on fit quelques couplets, et le neuvième on s’embarqua pour l’Europe. Ainsi se termina le voyage des illustres passagers du Visionnaire, et l’on ne saurait mieux peindre la vie princière dans cette triste époque de la régence, où le plus sûr moyen de se déconsidérer dans le grand monde, c’était de travailler, d’étudier et d’apprendre.

L’Ile frivole et l’Année merveilleuse, de l’abbé Coyer, rentrent dans le même courant d’idées que le Voyage en Mauritanie. Économiste éminent en même temps qu’observateur plein de finesse, l’abbé Coyer est à peu près oublié aujourd’hui, car la renommée, comme la fortune, a d’étranges caprices ; mais il ne mérite pas moins d’être placé au premier rang des hommes qui ont pressenti la révolution. Il sait ce qu’il en coûte aux peuples comme aux individus quand ils oublient que la vie a un but plus noble et plus élevé que la richesse, le bien-être matériel, la satisfaction des sens, les amusemens futiles, et, pour ramener ses contemporains aux préoccupations sérieuses, il trace de leur légèreté, de leur insouciante imprévoyance, la satire la plus aimable et la plus piquante. L’Ile frivole, c’est la France avilie et ruinée, fardée et musquée, qui fait mousser le Champagne dans les soupers délicats, chansonne ses désastres au lieu de les venger, et répète en riant le mot de son roi : « après nous, la fin du monde. » L’Année merveilleuse complète le tableau. D’après une prophétie écrite en caractères hiéroglyphiques dans un temple égyptien, les hommes, dit l’abbé Coyer, seront changés en femmes et les femmes en hommes, le jour où cinq planètes qui se cherchent depuis le commencement du monde entreront en conjonction. Or tout annonce que les planètes se rapprochent, et que le prodige ne tardera pas à s’accomplir, car la transformation qui doit s’opérer dans les corps s’est déjà opérée dans les esprits. Autrefois les dames s’occupaient seules de parure et de toilette ; aujourd’hui les hommes professent dans les cercles sur les rubans, les pompons, les aigrettes et toutes les modes. Ils font assaut avec les duchesses d’odeurs et de frisure. Ils dérobent à l’autre sexe ses minauderies, ses caprices, et poussent jusqu’aux vapeurs. On les voit, en boucles d’oreilles, faire de la tapisserie, donner audience dans leur lit à midi, interrompre un discours sérieux pour converser avec un chien, parler à leur propre figure dans une glace, caresser leurs dentelles, entrer en rage pour un magot brisé, tomber en syncope pour un perroquet malade ; en bien comme en mal, ils escaladent tous les superlatifs ; ils sont enchantés, comblés, furieux, sur des choses qui n’auraient point causé la moindre émotion à leurs aïeux, ni même à leurs aïeules. Leur constitution s’affaiblit, leurs pieds n’ont plus de force, les riches ne marchent plus, et lors même qu’ils vont en carrosse, ils sont excédés. On n’a plus que des moitiés ou des quarts d’hommes. Qu’on les mesure ou qu’on les pèse, on y trouve toujours du déchet, et si quelque Gaulois ressuscité venait se promener à Paris, il ne manquerait pas de leur demander pourquoi ils portent encore de la barbe. Au fur et à mesure que le sexe fort s’affaiblit, ses attributs passent au sexe faible ; les femmes disposent de tout, elles règlent tout ; les jeunes gens ne sont plus que des pendules où elles marquent les heures : celles du jeu, du spectacle, de la promenade, des grands et des petits soupers ; l’âge mûr ne se soustrait pas à cet empire, ni l’importance des emplois. Une fille de seize ans dit à un magistrat de quarante : — Au lieu d’examiner dans votre cabinet si ce malheureux conservera sa fortune ou la perdra, regardez-moi tous les jours pendant plusieurs heures, — il la regarde, — aimez-moi plus que votre femme, — il y consent, — ruinez-vous pour moi, — il se ruine. Les autels et le notaire avaient semblé assurer la domination aux maris ; la nature franchit la barrière, et donne aux femmes le premier rôle. On va voir madame, faire la partie de madame, dîner avec madame, madame est servie, le mari peut s’absenter ; c’est un personnage que l’on double d’autant plus facilement que les cœurs sont élargis. — Pour peu que les planètes se rapprochent encore, on verra les femmes demander des chapeaux et les hommes des cornettes, une bourgeoise plaider au Châtelet et son mari monter une garniture, « la femme d’un président prononcer des arrêts et le président faire des nœuds, une comtesse donner un mandement et un prélat en couches. » Il est impossible de peindre en traits plus vifs l’abaissement moral et ce que l’auteur anonyme de la Chronique arétine appelle l’abâtardissement momentané de la nation.

La Chronique arétine, publiée sous Louis XVI, est une sorte de biographie romanesque des femmes galantes et des actrices. Elle ouvre la série des livres du même genre qui se sont produits en si grand nombre de notre temps sous les titres les plus divers : les Oiseaux de nuit, les Filles d’Hérodiade, les Pécheresses, etc. Seulement l’auteur envisage son sujet d’un point de vue plus haut et plus triste. Tout en prodiguant les anecdotes scandaleuses, il ne manque jamais de dresser l’inventaire des imbéciles et des vaniteux que les impures, c’est ainsi qu’il les nomme, ont ruinés, déshonorés, et souvent même conduits au crime. Il dévoile les honteuses spéculations auxquelles les hommes les plus haut placés dans l’état ne rougissaient point de les associer, comme Louis XV avait associé ses favorites et ses courtisans aux bénéfices des croupes, et il cite entre autres exemples Mlle d’Hervieux de l’Opéra. « L’homme par excellence auquel Mlle d’Hervieux a dû sa plus haute splendeur est sans contredit M. le M. R. Sous le règne de cet amour, Mlle d’Hervieux était la dispensatrice des grâces. La police lui était entièrement subordonnée : des calculs modérés font monter à 800,000 livres les sommes résultantes des intérêts sans mise de fonds que cet amant avait accordés à cette courtisane sur les banques de jeu autorisées par le magistrat. La sévérité déplacée du parlement fit évanouir cette excellente branche de revenu qui, continuée encore quelques années seulement, eût mis Mlle d’Hervieux en état d’élever un monument qui l’aurait disputé à celui de cette célèbre courtisane de Memphis qui édifia, dit-on, une pyramide de deux cents toises dont chaque pierre avait été fournie par un de ses amans. »

Les conteurs du XVIIIe siècle, comme ceux des âges précédens, se montrent sévères pour les femmes ; mais les apologies marchent de front avec la satire, et l’on est loin du temps où les théologiens discutaient sur la question de savoir si elles avaient une âme. Florian, dans les Nouvelles, Marmontel dans les Contes moraux, protestent contre l’impertinence des grammairiens qui prétendent que le genre masculin est plus noble que le genre féminin. Ils représentent tous deux, dans son expression la plus exagérée, le faux sentimentalisme qui a trop souvent déteint sur les meilleurs écrivains de leur époque. Florian est l’inventeur des filles qui restent, comme Claudine, des modèles de vertu tout en se laissant séduire, et Marmontel, l’inventeur des femmes acariâtres qui deviennent aimables et douces rien que pour plaire à leurs maris, des femmes du monde qui renoncent aux plaisirs, aux bals, à la parure, pour ne s’occuper que de leur ménage et de leurs enfans. Acélie, l’héroïne de l’un des Contes moraux, offre dans ce dernier genre un type accompli d’invraisemblance. Elle commence par aider son mari, Mélidor, à manger la plus grosse part d’une grande fortune ; mais, comme elle est douée d’une âme sensible, elle se ravise un beau matin, se corrige elle-même et ramène au bien son infidèle époux. Celui-ci, fasciné par une courtisane en vogue, lui avait souscrit pour cinquante mille écus de billets. Acélie va trouver l’impure, elle s’adresse à sa sensibilité, et la subjugue par le charme de la vertu. L’impure, attendrie jusqu’aux larmes, tombe à ses genoux, la remercie de sa visite et lui rend les billets. Du boudoir de la courtisane, Acélie se rend dans le cabinet du premier ministre ; elle obtient ses bonnes grâces sans lui accorder les siennes, chose rare sous Louis XV, et, quand elle a mis ses affaires en ordre et réalisé les débris de sa fortune, elle s’occupe de donner à Mélidor les goûts simples de l’agriculture. L’heureux couple se retire dans une petite ferme qu’il avait laissée en friche au temps de ses folies mondaines. Mélidor se consacre tout entier à sa femme, à ses enfans, à ses bœufs et à ses moutons. La nature, qui n’est jamais ingrate, lui donne la sensible joie de voir les terres qui deux ans auparavant « languissaient abandonnées » se couvrir de moissons, de troupeaux, de bois et d’herbages. Quand Acélie eut l’honneur de revoir le premier ministre, il la salua par ce compliment flatteur : « vous êtes le modèle des femmes ; puisse votre exemple faire sur les cœurs sensibles l’impression qu’il a faite sur le mien ! »

La publication des Contes moraux donne lieu à une remarque assez curieuse au point de vue de l’histoire littéraire. Le privilège du Mercure avait été cédé à Boissy, auteur dramatique plus que médiocre qui était tombé dans une extrême misère. Les articles n’arrivaient pas, et le journal ne pouvait paraître. Marmontel composa les contes pour servir les abonnés, et c’est là l’origine du roman-feuilleton. Ce genre nouveau, en faisant son entrée dans le monde, s’était annoncé comme le défenseur de la morale et de la vertu. On sait comment il a depuis rempli son programme.


III.

À côté des écrivains dont nous venons de rappeler les noms et les œuvres, nous en trouvons, dans le genre du conte proprement dit, une foule d’autres qu’il est fort difficile de classer, car la plupart ont laissé courir leur plume au hasard, sans autre but que de se distraire ou d’amuser le public, et ceux-là ne le cèdent à personne en fait de verve et d’esprit.

Au premier rang de ces fantaisistes aimables et toujours sourians se place Antoine Hamilton, que nous connaissons déjà par le voyage de leurs altesses Renardin et Griffonio. Après s’être égayé aux dépens des princes dans cette piquante allégorie, il s’égaie, dans Fleur d’épine, les Quatre Facardins, Zénéide et le Bélier, aux dépens des imitateurs de Perrault et des Mille et une Nuits ; il écrit des contes de fées pour s’en moquer, comme Cervantes avait écrit Don Quichotte pour se moquer des romans de chevalerie, et il donne en même temps une leçon de bon sens et de bon goût aux courtisans qui affectaient de mépriser Télémaque parce qu’il déplaisait à Louis XIV, et s’extasiaient devant les Veillées de Thessalie, l’Oiseau bleu et le Rameau d’or.

Tout ce que l’imagination la plus féconde peut inventer en fait de péripéties fantastiques et invraisemblables, de personnages impossibles et solennellement grotesques, se trouve réuni dans le Bélier, La scène se passe sous le roi Dagobert. Un druide, fils de Gaspard le Savant et grand magicien, habite à Pontalie, près Paris, un palais magnifique, entouré de jardins superbes où le Nil prend sa source. Ce druide a une fille nommée Alie, qu’il a dotée par ses enchantemens de toutes les grâces et de toutes les beautés.

Mille amans (ciel ! quelle faiblesse !),
Sûrs de mourir, voulaient la voir.
La sage et prudente vieillesse
Y venait languir sans espoir,
Et la florissante jeunesse
N’en avait pas pour jusqu’au soir ;
Rien n’échappait à la tigresse.
Tous les lieux d’alentour étaient tendus de noir.
Et l’on voyait périr sans cesse
Quelque amant sec, que la tendresse
Avait réduit au désespoir.

Les bergers qui l’apercevaient de loin dans la campagne étaient saisis d’un amour si violent qu’ils rentraient immédiatement chez eux pour se coucher, et le lendemain on les trouvait morts dans leur lit. Au nombre des adorateurs de cette incomparable nymphe, qui ressemblait à Cléopâtre, se trouvait un géant terrible, seigneur des Moulineaux, près Meudon ; sa voix ressemblait tantôt à celle d’un taureau en fureur, tantôt à celle d’un ours chagriné. Il avait en vain tenté de charmer la belle Alie. La fille du druide avait engagé son cœur au prince de Noisy, cousin du roi Dagobert et du vidame de Gonesse. Elle n’eut que du dédain pour le géant des Moulineaux et le repoussa durement en le traitant de nain et de perroquet. Cette insulte entraîna les plus graves conséquences. Le géant avait à son service pour intendant et pour conseiller intime un bélier vraiment extraordinaire. Ce bélier connaissait tous les mystères des sciences occultes, et pouvait, en fait d’enchantemens, le disputer à Merlin. Il mit sa science à la disposition de son maître, et dès ce moment une lutte sans trêve et sans repos s’engagea entre le druide, la belle Alie, le prince de Noisy d’une part, le géant et le bélier de l’autre. Celui-ci était sur le point de triompher, lorsque l’enchanteur Merlin arriva fort à propos de la Basse-Bretagne pour porter secours au druide, qui avait perdu son grimoire, et se voyait toujours battu par le bélier. D’après son conseil, le prince de Noisy provoque en duel le géant des Moulineaux. Il le tue, à la plus grande satisfaction des spectateurs du combat ; la belle Alie le récompense de sa fidélité et de sa valeur en lui donnant sa main avec son cœur, qu’il possédait déjà, « et jamais mariés ne furent plus contens. »

Depuis la première ligne jusqu’à la dernière, la raillerie déborde dans les contes d’Antoine Hamilton, dans le Bélier aussi bien que dans Zénéide et les Quatre Facardins. Il en est de même de l’abbé de Voisenon, historiographe de France et grand-vicaire de Boulogne. Le spirituel abbé se rit de tout, excepté de l’église, des femmes lorsqu’elles sont vertueuses, des hommes lorsqu’ils sont honnêtes et sérieux. « Mondor, dit-il dans l’un de ses contes, celui qui porte pour titre : Il eut tort, était un jeune homme malheureusement né ; il avait l’esprit juste, le cœur tendre et l’âme douce ; voilà trois grands torts qui en produiront bien d’autres. En entrant dans le monde, il s’appliqua principalement à tâcher d’avoir toujours raison. On va voir comme cela lui réussit. Il fit connaissance avec un homme de la cour ; la femme lui trouva l’esprit juste, parce qu’il avait une jolie figure ; le mari lui trouva l’esprit faux, parce qu’il n’était jamais de son avis. La femme fit beaucoup d’avances à la justesse de son esprit ; mais, comme il n’en était point amoureux, il ne s’en aperçut pas. Le mari le pria d’examiner un traité sur la guerre, qu’il avait composé, à ce qu’il prétendait. Mondor, après l’avoir lu, lui dit tout naturellement qu’en examinant son ouvrage il avait jugé qu’il ferait un fort bon négociateur pour un traité de paix. Dans cette circonstance, un régiment vint à vaquer. Un petit marquis avorté trouva l’auteur de cour un génie transcendant, et traita la femme comme si elle eût été jolie. Il eut le régiment, le marquis fut colonel. Mondor ne fut qu’un homme vrai, il eut tort. Cette aventure le rebuta ; il perdit toutes vues de fortune, vint à Paris vivre en particulier, et forma le projet de s’y faire des amis. Ah ! bon Dieu, comme il eut tort ! » Ses amis lui empruntèrent de l’argent, et il ne les revit plus. Il fréquenta des gens de lettres et des savans, et ils se fâchèrent contre lui, parce qu’il leur donnait de bons conseils lorsqu’ils le consultaient sur leurs œuvres ; il épousa une femme laide pour n’avoir point de rivaux, et la traita avec tous les égards possibles. « Elle prit sa douceur pour faiblesse de caractère, et le maîtrisa rudement. Il voulut se brouiller, il eut tort, cela lui ménagea le tort de se raccommoder. Dans les raccommodemens, il eut deux enfans, c’est-à-dire deux torts : il devint veuf, il eut raison, mais il en fit un tort ; il se retira dans ses terres, et de nouveaux malheurs, provoqués par son bon cœur et son bon sens, l’y poursuivirent encore. Il sentit le néant des choses d’ici-bas ; il se fit moine, et ce fut là son dernier tort, car il mourut d’ennui. » La morale du conte peut se résumer ainsi : le plus sûr moyen de n’arriver à rien dans ce bas monde, c’est de s’y conduire sagement et honorablement. Cette idée revient souvent, et c’est encore une façon détournée de protester contre le gouvernement d’en haut.

Nous n’avons jusqu’ici vu figurer que des gens de qualité dans les contes du XVIIIe siècle ; avec Vadé, nous y voyons figurer les petits bourgeois et les dernières couches sociales. Né à Ham en 1720, Vadé est resté célèbre comme créateur du genre poissard ; mais ce mot avait sous l’ancien régime un sens qu’on ne saurait lui attribuer aujourd’hui ; on n’admettait pas que la littérature s’occupât du peuple, on regardait comme grossières les œuvres où il était mis en scène, et le mot poissard répondait à cette idée, parce que l’on donnait le nom de poissardes aux marchandes des halles, qui épuisaient dans la conversation et les disputes les mots les plus malsonnans et les trivialités les plus cyniques. Vadé dans ses contes n’est point tombé si bas, il a tenté l’étude de ce qu’on appelle aujourd’hui les mœurs populaires, et personne après lui n’a rien écrit dans le même genre de plus naturel et de plus gai que les Amans constans jusqu’au trépas. Il se trouvait à la campagne lorsqu’après le diner on le mit au défi de composer une historiette sur le thème suivant : un jeune homme et une jeune fille s’éprennent d’une vive passion, mais les événemens les plus tragiques viennent traverser leur amour ; le jeune homme est brûlé, noyé, pendu ; la jeune fille devient enragée, elle passe par les baguettes et se jette par une fenêtre, ce qui ne les empêche pas de se marier. Vadé broda sur cette donnée impossible l’histoire de M. Félix, garçon perruquier, et de Mlle Babet Casuel, nièce de M. Honoré, syndic de la corporation des boulangers du quartier Saint-Eustache. Il remplit le programme de point en point, et trouva des imitateurs parce qu’il avait réussi.

Un grand archéologue, le comte de Caylus, des académiciens et quelques hommes d’esprit s’associèrent pour exploiter la veine ouverte par Vadé ; ils changèrent l’étiquette afin de se mettre en grâce auprès du beau monde, le genre poissard devint le genre badin, et les salons les plus élégans accueillirent avec une faveur extrême les Écosseuses et les Mémoires des colporteurs, piquant tableau de la vie parisienne dans le bas peuple, comme on disait alors, et la petite bourgeoisie ; on peut feuilleter au hasard ces Œuvres badines de l’un de nos plus illustres érudits ; on y trouvera toujours quelque piquant tableau, quelque trait de vive satire. Dans les Mémoires du président Guillerin, un jeune homme veut se marier uniquement pour faire une fin ; il se présente chez Mme Chaudron et lui demande la main de sa fille aînée, Mlle Babiche ; la demande est accordée. Le jour est pris pour signer le contrat, mais au moment de la signature Mlle Babiche entre en fureur pour une légère contrariété ; le jeune homme réfléchit. Mme Chaudron l’engage à épouser la cadette, au lieu de l’aînée, parce qu’elle a, dit-elle, un meilleur caractère. — Si je n’ai point le bonheur d’être votre époux, dit le futur à Mlle Babiche, j’aurai du moins le plaisir d’être votre beau-frère. — Le notaire change les noms, et voilà le mariage conclu. Le lendemain, les nouveaux époux vont se promener à Catimini, bal public fort en vogue sous Louis XV. La mariée reconnaît dans Arlequin une vieille connaissance ; elle laisse là son mari, se perd dans la foule et va rejoindre son amant enfariné.

L’histoire de Galichet est l’une des meilleures plaisanteries des Mémoires des colporteurs. Un bon bourgeois s’est mis en tête d’épouser la fille d’un sorcier dans l’espoir d’arriver à une grande situation, et pour détourner ses amis de faire la même sottise il leur raconte ses infortunes. « M. Galichet, mon beau-père, était, dit-il, un des hommes les plus habiles et les plus savans de Paris. C’est lui qui fit teindre un cheval bai et le vendit pour un cheval noir. C’est lui qui fit passer pour l’âme d’un jacobin une grande fille habillée de blanc qui venait toutes les nuits voir le père procureur. C’est lui qui fit pleuvoir des chauves-souris sur le couvent des religieuses de Montereau le jour que les mousquetaires y arrivèrent. C’est lui qui fit paraître tous les soirs un lapin blanc dans la chambre de madame l’abbesse, sans que l’on parvînt à le prendre. Je ne finirais point, si le souvenir des tours qu’il m’a joués ne m’ôtait pas le souvenir de ceux qu’il a joués aux autres. Il est vrai que tout cela ne me serait pas encore arrivé, si je n’avais voulu avoir famille. C’est sans contredit une grande peine pour un honnête homme que de se marier, tant il y a d’espèces différentes de femmes, sages, sensibles, prudes, coquettes, tristes, gaies, laides, jolies, le choix en est également embarrassant. Les sages n’ont que l’amour-propre : elles se remercient d’une vertu dont la nature fait souvent tous les frais ; l’orgueil fait leur sévérité ; l’obstination fait leur persévérance, l’aigreur forme leur caractère ; elles ne veulent point d’amans, ne peuvent avoir d’amis. Toute la charge retombe sur le pauvre mari, qui est en vérité bien à plaindre lorsque sa femme est impérieuse et qu’elle n’a qu’un serviteur. Je me suis étendu sur ce portrait des femmes vertueuses, parce que c’est le défaut le plus essentiel à corriger dans la société ; à l’égard des autres, je n’en dirai qu’un mot. Les femmes sensibles sont à charge, les prudes sont trompeuses, les coquettes sont inquiétantes, les tristes sont ennuyeuses, les enjouées vous raillent, les jolies vous laissent, et les laides vous restent.

« J’avais toujours fait ces réflexions pour demeurer garçon, mais il suffit de faire des réflexions pour être tenté de faire des sottises ; j’en suis la preuve, j’ai commencé par les unes et fini par les autres. Je fus possédé du démon du mariage ; cela m’en fit acquérir un autre, qui fut ma femme malheureusement : le premier passe, et le second demeure. C’était la fille de M. Galichet, elle s’appelait Claudine Galichet. Elle formait un composé de toutes les dames dont je viens d’avoir l’honneur de parler : elle avait la taille courte, les hanches grosses, les jambes rondes, les cuisses menues et l’humeur revêche. » Cela n’empêcha point un marguillier d’en tomber éperdument amoureux, et, comme M. Galichet n’aimait pas son gendre, il eut recours à son art diabolique pour attirer sur lui d’irréparables malheurs conjugaux ; il changea sa fille Claudine en lutrin, le marguillier en livre de plain-chant. Le pauvre mari eut la douleur de voir le lutrin et le livre s’enfuir ensemble du domicile conjugal, et ce ne fut encore là que le commencement de ses malheurs, car il eut lui-même à subir la plus étrange métamorphose. Fort heureusement M. Galichet ne gardait point rancune aux gens. Il rendit bientôt à son gendre sa première forme, et lorsque celui-ci fut désensorcelé, il fit imprimer son aventure et la vendit sur le Pont-Neuf par milliers d’exemplaires. Ce dernier mot nous donne la clé de cette bizarre histoire. Le comte de Caylus, en racontant les mauvais tours de M. Galichet, avait voulu tout simplement se moquer des Parisiens et de leur engouement pour les sciences occultes, car au XVIIIe siècle les esprits faibles étaient bien plus nombreux que les esprits forts, et, par une contradiction singulière, tandis que d’un côté l’irréligion grandissait dans l’ombre, de l’autre on voyait renaître une confiance aveugle dans l’impossible et le merveilleux. Le frère Augustin se faisait passer pour l’agneau sans tache, et trouvait une foule de gens qui le croyaient sur parole. De grands seigneurs se ruinaient à payer des charlatans qui promettaient de leur faire voir le diable. Les jansénistes sacrifiaient des oies et se barbouillaient avec leur sang pour attirer les rayons vivifians de la grâce efficace : on croyait aux chiens sorciers, aux vampires, aux miracles du diacre Paris, à la pierre philosophale, au baquet de Mesmer, et, quand on suit dans leur enchaînement toutes les folies qui se succèdent d’année en année depuis la régence jusqu’à Louis XVI, on comprend que les charlatans de la politique aient poussé sans peine aux folies sanglantes de la terreur un peuple habitué depuis un siècle à se laisser duper par les charlatans de la science et de la théurgie.

Quand nous lisons aujourd’hui les fantaisies ébouriffantes du comte de Caylus, les Apologues orientaux de l’abbé Blanchet, Aline, reine de Golconde, du chevalier de Boufflers, nous ne pouvons nous empêcher de faire un retour sur nous-mêmes, et de dire, en tournant le dernier feuillet : Décidément, en fait d’esprit, ces gens-là étaient nos maîtres. Ils l’étaient également dans la poésie légère, les contes en vers en sont la preuve.


IV.

Du moment où l’on tenait une plume, on se croyait obligé, pour parler le langage du temps, de tenir en même temps une lyre. Tout écrivain devait au public une épigramme, un madrigal, un conte ou une chanson, et les œuvres de ce genre surabondent. Dorat, Grécourt, Piron, le pseudo-abbé de Colibri, Florian, Gresset, le chevalier de Nigris, Imbert, Du Cerceau, des Fontaines, Grouvelle, Saint-Marc, Pons de Verdun, marchent, en boitant souvent, sur les traces de La Fontaine, et il y a là toute une littérature, fort peu connue, qui donne la mesure de la poésie des salons, dans son expression la plus agréablement futile. Renfermés dans un cadre étroit et toujours écrits avec une grande facilité, les contes en vers participent tout à la fois de la satire et de l’épigramme. Les femmes y jouent les principaux rôles, comme dans les fabliaux, mais elles n’ont plus l’effronterie et la vulgarité des anciens types. Ce sont des coquettes fardées et musquées qui pratiquent avec élégance l’art d’aimer, de Gentil Bernard, des bergères en bas de soie, en souliers à boucles d’argent, qui écoutent les timides aveux de Lubin ou de Sylvain. L’amour n’est plus le dieu terrible qui met le poignard aux mains de Clytemnestre et la torche aux mains de Didon, c’est un espiègle aimable et spirituel qui taquine les mousquetaires, les abbés et les nonnes : c’est le maître des cœurs. Seulement ses flèches ne les traversent plus, elles ne font que les effleurer, et leur pointe s’émousse contre les habits de soie, tout brillans de paillettes. La langue est toujours élégante et polie ; les détails scabreux sont habilement voilés par des périphrases discrètes, et Piron rappelle seul avec Grécourt les trivialités cyniques des trouvères.

Grécourt, homme de talent doublé d’un poète obscène, est, dit l’un de ses éditeurs, une espèce de satyre qui ne se plaît qu’à effaroucher les muses. On ne peut le reproduire qu’après avoir déchiré les trois quarts de ses volumes, mais quand on a jeté dans la corbeille aux rognures les pièces trop nombreuses qui ont sali son nom, il reste quelques morceaux bien frappés qu’on lirait encore avec plaisir, s’ils ne se trouvaient pas en si mauvaise compagnie. Telle est entre autres la Linotte de Jules XXII. Il était difficile de rajeunir avec plus de malice la fable de Pandore. — Des nonnes demandent au souverain pontife l’autorisation de se confesser entre elles. — Je comprends, dit le pape Jules, qu’il y ait des péchés dont vous rougissez de vous accuser à un homme. Eh bien ! avant de vous accorder l’induit que vous sollicitez, je veux mettre votre discrétion à l’épreuve. Voilà un coffret, mais gardez-vous bien de l’ouvrir. — L’abbesse ne put fermer l’œil, et le lendemain, avant matines, elle assembla les sœurs. — Quel grand secret le pape a-t-il donc à nous cacher ? dit-elle ; pourquoi ce mystère ? ouvrir un coffret n’est pas un cas réservé ; ouvrons-le ! — Ce qui fut dit fut fait, et l’abbesse avait à peine soulevé le couvercle qu’une linotte s’échappait en sifflant, faisait trois tours dans la salle et filait à tire d’aile par la fenêtre. Le pape entre au même moment. — Eh quoi ! dit-il, mon bref s’est envolé ?

Mais vous seriez des maîtresses commères
Pour confesser ! Adieu, discrètes mères,
Onc ne sera confesseur féminin.
— Tant mieux, reprit tout bas une nonnain.
Je n’étais pas pour la métamorphose ;
Un confesseur est toujours quelque chose.

Un autre conte de Grécourt, le Solitaire et la Fortune, a inspiré à Béranger l’une de ses plus jolies chansons, ou plutôt Béranger ne fait que reproduire Grécourt dans un rhythme différent. Un solitaire, ennemi de la gêne, vit content avec ses livres, un verre et son Aminte :

Dame fortune elle-même en personne
Frappe à sa porte en lui criant : — C’est moi.
— C’est vous ? qui vous ? — Ouvrez, je vous l’ordonne.
— Il n’en fit rien. — Comment ? dit-elle, quoi ?
Vous n’ouvrez pas, vous refusez un gîte
À la fortune, et n’accourez pas vite
La recevoir ? — Je ne vous connais pas.

La déesse insiste et supplie. — Je ne peux cependant pas coucher à la belle étoile avec ma suite, qui est nombreuse et brillante. — Arrangez-vous comme vous pourrez, répond le solitaire : je n’ai qu’un lit, et je le garde au plaisir.

Piron, en fait de gaillardises inavouables, va plus loin que Grécourt, et souvent même il dépasse Rabelais ; mais, lorsqu’il a le bon goût de respecter son talent et ses lecteurs, il rencontre d’heureuses inspirations. Ses vers marchent, comme dans Rosine, avec une merveilleuse aisance, et Alfred de Musset est peut-être aujourd’hui le seul qui en rappelle, dans ses poésies légères, la vive et franche allure. C’était là du reste une qualité commune aux contemporains de Piron, et nous la trouvons dans Gresset lorsqu’il décrit les occupations des nonnes, occupées à mettre du rouge à quelques bienheureux, à bichonner une vierge ou à passer au fer le toupet d’un archange, et dans les contes des jésuites, car les révérends pères, que nous nous représentons sous les couleurs les plus sombres quand nous les jugeons d’après les pamphlets jansénistes ou les factums parlementaires, avaient parfois le sourire aimable, et plus d’un s’est égaré dans la compagnie des joyeux rimeurs. Nous y rencontrons entre autres le père Du Cerceau, l’auteur de la Nouvelle Eve, qui ne se montre guère dans cette agréable plaisanterie plus respectueux que Voltaire pour le mythe du fruit défendu. Une femme se plaint à son mari de la fatale curiosité de notre mère commune. — Eh ! quoi, dit-elle, avoir précipité son époux et toute sa race dans un abîme de maux pour une pomme ? Il fallait vraiment avoir bien mauvais goût. — Ne dites rien, madame, répond le mari, vous auriez fait comme elle. Je vous défends d’ici à deux mois d’aller laver vos pieds dans la mare de la grande place. Vous n’y avez jamais songé, je parie que dès aujourd’hui vous en serez à la rage. — Eh bien ! monsieur, vous perdrez votre pari ! — Le diable s’en mêla dès le jour même et fit si bien qu’avant la fin du mois la dame s’arrêtait devant la mare, en enviant le sort des canetons qui barbotaient dans son eau fétide et noire. Après bien des luttes intérieures, le diable la poussant toujours, elle s’assied sur le bord, retire sa mule, avance un pied, puis l’autre, et finit par les plonger tous deux dans le bourbier défendu. Le mari survient à l’improviste. — Eh bien ! dit-il, que parlez-vous de la pomme ? Blâmerez-vous encore notre mère Eve ? Je suis heureux vraiment de ne pas vous avoir mise à plus forte épreuve. — Les malicieux détails qui agrémentent le conte du père Du Cerceau prouvent que les jésuites, en confessant les femmes, avaient appris à les connaître tout aussi bien que Crébillon fils.

Les contes en vers forment l’une des branches les plus brillantes de la littérature du XVIIIe siècle, et, tout en résumant l’esprit de l’époque, ils rappellent le moyen âge et la renaissance. L’abbé Le Monnier se rattache par l’Enfant bien corrigé aux Enfans de maintenant, l’une des moralités les plus remarquables du XVIe siècle : Florian, dans le Tourtereau, fait revivre Racan et Mme Deshoulières ; le chevalier de Boufflers, dans l’Oculiste, nous ramène aux fabliaux du meilleur temps, au Boucher d’Abbeville, au Vilain Mire. Le chevalier de Nigris s’inspire d’Anacréon, et le poète de Théos, une première fois rajeuni au XVIe siècle par l’école de Ronsard, reparaît sous Louis XV en toilette pompadour. Les bergères, escortées des colombes de sa mère, le trouvent sous des roses, et se piquent en le dénichant aux épines de son berceau. L’Almanach des muses, qui paraît pour la première fois en 1762 comme le journal officiel du Parnasse mythologique, offre un débouché nouveau aux gens d’esprit qui bornent leur ambition littéraire à rimer quelques vers agréables, et les savans eux-mêmes se font un honneur de figurer parmi ses rédacteurs ordinaires. Lorsqu’il n’est pas en voyage pour mesurer le globe, La Condamine quitte le compas pour la lyre, et ne croit pas déroger à la dignité de membre de l’Académie des Sciences en publiant, dans le recueil dédié aux neuf sœurs, le Souper du prédicateur, la Queue du diable et l’Ivrogne philosophe. Grouvelle[3], Saint-Marc, de Chennevières, et d’autres encore, dont les noms sont oubliés comme les œuvres, ont donné quelques jolies pièces à ce recueil, que l’on pourrait appeler le tombeau des poetœ minores ; Voltaire lui-même n’a point dédaigné de l’illustrer de son nom, et quand on le compare à ses contemporains, aux plus célèbres eux-mêmes, on est frappé de voir à quelle hauteur il s’élève au-dessus d’eux. Cette supériorité se révèle surtout dans les contes en vers, et, quand on lit Gertrude, l’Anti-Giton, la Bégueule, Ce qui plaît aux dames, on se demande si La Fontaine n’a pas un rival.

On a dit que, si l’histoire d’un peuple venait à se perdre, on la retrouverait dans son théâtre ; il serait plus vrai de dire qu’on la retrouverait dans ses contes, de quelque nom qu’ils s’appellent, romans d’aventures, poèmes chevaleresques ou joyeux devis. C’est là que s’est reflétée à toutes les époques, comme dans un miroir fidèle, humanœ histrioniœ speculum, l’image de cette vieille société française où se heurtaient tous les contrastes, de cette société toujours extrême dans ses enthousiasmes, crédule jusqu’à la folie, sceptique jusqu’au nihilisme, anti-cléricale et catholique, royaliste et révolutionnaire, qui a connu tous les désastres et toutes les gloires. Ce qui frappe avant tout quand on suit à travers les âges la longue série de nos romanciers et de nos conteurs, c’est de voir l’idéal se retirer lentement devant la science, l’infini se voiler aux regards des hommes et la civilisation traîner après elle les désenchantemens du réalisme. Au Xe siècle, nous voyons Roland mourir en embrassant les reliques qui sanctifient la garde de son épée et les anges descendre du ciel pour emporter son âme, au XIIIe les mouches du paradis viennent pétrir leur miel dans la main d’Asseneth ; mais déjà la voix criarde des trouvères se mêle à l’éternel hosanna, et par une lente transformation nous arrivons des miracles de Gautier de Coinsy à Marivaux, du drame splendide de la chevalerie à Jacques le fataliste.

Aujourd’hui le roman est encore, comme au XVIIIe siècle, la branche la plus féconde et la plus populaire de notre littérature. Monopolisé sous l’empire et la restauration par un petit nombre d’écrivains, il a pris vers 1830 un développement extraordinaire, et ce n’est point forcer les chiffres que de porter en moyenne à deux cents le nombre des livres nouveaux qu’il produit chaque année. Malheureusement l’art a été trop souvent remplacé par le métier, et si quelques écrivains se sont maintenus dans les hautes sphères, s’ils ont donné des rivaux à Le Sage, à l’abbé Prévost, à Rousseau, à Bernardin de Saint-Pierre, d’autres, en trop grand nombre, au lieu de s’en tenir à l’étude du cœur humain, aux divertissantes fantaisies de l’imagination, ont exploité les plus tristes scandales, ou se sont adressés aux plus mauvaises passions. Si le curé de village qui dans les Joyeux devis confesse les maçons et les bergers venait leur dire en parlant d’une gravité grande : « Or çà, mes amis, je sais bien que vous avez de belles franchises, et qu’il faut être avec vous débonnaire et bénin, mais les bonnes gens vous accusent de plusieurs grands méfaits. Avez-vous point été superbes et ambitieux au-delà de ce qui sied aux gens de votre état ? avez-vous pas fréquenté les truands, les houlliers, les femmes folles de leur corps ? avez-vous point cherché à tenir vos frères en haine au lieu de paix et concorde ? avez-vous point travaillé par empirement de raison et mauvais conseils aux grandes destructions qui ont désolé ce pauvre pays de France ? » combien en est-il qui pourraient, comme les bergers ou les maçons, répondre : Nenni ?


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1873 et du 1er  mars 1874.
  2. On ne relève pas Picardie sur le champ de bataille.
  3. Grouvelle, éditeur des Lettres de Mme de Sévigné et des Mémoires de Louis XIV, est l’auteur d’un fort joli conte intitulé Chacun son heure. Malheureusement Grouvelle tombait parfois dans une afféterie qui eût fait pâmer d’aise Armande et Bélise. L’Oreiller de Glycère est un chef-d’œuvre du genre ; il débute par cette stance, qui ne le cède en rien au Sonnet de la princesse Uranie :

    Révèle tes secrets au jour,
    Oreiller foulé par Glycère,
    Duvet, plumage de l’amour
    Et des colombes de sa mère !