Les Conteurs italiens/01

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Les Conteurs italiens
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 649-678).
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LES CONTEURS ITALIENS

I
LES PRIMITIFS. — LE NOVELLINO.
FRANCESCO DA BARBERINO


I

Le moyen âge avait tenté d’établir, par la notion de chrétienté, une communauté idéale des peuples de l’Occident. Par le latin, langue de l’Eglise, du droit écrit, de la scolastique et de la chronique, il fonda la communauté intellectuelle des races chrétiennes. Par la diffusion des souvenirs héroïques et des légendes chevaleresques, il créa une littérature véritablement européenne. Charlemagne et ses pairs, Artus, Merlin et les preux de la Table-Ronde, Alexandre, Enée, César, tous les héros de « Rome la grande », furent adoptés par toutes les langues vulgaires et toutes les littératures naissantes. Renart lui-même, qui représentait la revanche des petits contre les puissans, de la bourgeoisie contre les seigneurs, des laïques contre l’Eglise, fit le tour de l’Europe; il alla même jusqu’à Constantinople, où il se rencontra, sans aucune timidité, avec les princes de l’épopée œcuménique et les plus nobles figures de la poésie féodale.

Ce premier trésor commun de grands souvenirs, de romans d’amour et de guerre, de scolastique et d’histoire, servit à l’éducation supérieure du moyen âge. Il lui révéla la lointaine antiquité, lui rendit l’image embellie de son propre passé et le consola, par le rêve, de bien dures misères. Mais la tradition orale ne pouvait se charger de la plupart des œuvres de cette littérature universelle. Le conte, invention plus légère, facile à la mémoire, le conte édifiant, l’aventure plaisante, l’anecdote ou la moralité historique, était, lui aussi, un fonds très riche d’émotions ou de divertissement. Il devint donc le patrimoine de toute la chrétienté au même titre que la doctrine des universaux, les chevauchées de Charlemagne, les miracles de Merlin, les bons tours sacrilèges de Renart.

Les voyages des pèlerins, des marchands et des croisés portèrent cette littérature des récits sur tous les points du monde. Il y eut alors une migration continue de rois, de seigneurs, de grands criminels, de moines, de corsaires et de pieux vagabonds, allant et venant par les mers, les vallées, les cols des montagnes. Du fond de l’Espagne, de l’Irlande, du Danemark, les hommes, anxieux de leur salut, marchaient sans trêve vers Rome ou Jérusalem. Longtemps avant les ordres mendians, les intérêts monastiques mettaient en rapport perpétuel les unes avec les autres les maisons de la famille bénédictine. A partir de saint François et de saint Dominique, ce fut un fourmillement d’église militante sur tous les sentiers frayés de l’Europe et de l’Orient. Les entreprises féodales maintenaient entre l’Occident latin, Constantinople et l’Asie une relation permanente d’idées. Les flottes marchandes de Venise, de Pise, de Gênes, d’Amalfi, rattachaient l’Italie à tous les ports de l’Espagne, du Levant et de la mer Noire, à toutes les îles de l’Archipel. Les caravanes de Florence, de Venise, de Bruges, rapportaient de Perse, de l’Inde et de la Chine, dans leurs ballots, avec l’ivoire, la poudre d’or et la soie, la vision de civilisations éblouissantes et de religions plus étranges encore pour la chrétienté que l’islamisme.

Il fallait bien, pour charmer les ennuis de ces longs voyages, les veillées d’hiver aux réfectoires des couvens, les nuits d’été passées sur le pont des navires, en pleine mer immobile, les haltes dans les caravansérails de l’Orient, il fallait qu’un beau parleur contât à ses compagnons les curiosités recueillies tout du long de la route. Les clercs rappelaient alors les histoires qui couraient de cloître en cloître, l’odyssée monacale de saint Bran dan, la découverte du Paradis terrestre par les cénobites d’Irlande, la porte du Purgatoire entr’ouverte par saint Patrice, l’Enfer entrevu par des morts qui ressuscitaient au bout de trois jours et donnaient à leurs frères des nouvelles sûres de l’autre monde. Les chevaliers disaient la chronique de la croisade, la sagesse courtoise des princes musulmans, les souvenirs d’amour de la Palestine, du Bosphore ou de la Provence. Les marchands vantaient les miracles accomplis par les pierres précieuses entassées en leurs cassettes, décrivaient les mœurs des bêtes rencontrées au désert, les loups dont le seul regard tuait de loin les hommes, les reptiles monstrueux qui hantaient des forêts fantastiques. Ceux qui, dans leur jeunesse, avaient lu, aux écoles épiscopales, les écrivains latins, célébraient les gestes du peuple dont les mains bâtirent Rome pour la plus grande gloire de la sainte Eglise. Et les pèlerins d’humeur plaisante citaient les bons mots et les stratagèmes par lesquels tels de leurs compères s’étaient tirés d’embarras, tout en faisant rire de quelque mari pitoyable, d’une femme acariâtre ou perfide, d’un prêtre avare, d’un moine glouton, d’un baron brutal. Les heures coulaient ainsi très douces, et l’on oubliait les hasards du voyage, la tempête, la peste, les voleurs ou les pirates.

Mais tous ces contes, ces moralités, ces observations étranges de la nature ne se perdaient point pour le reste du monde. Il se trouvait toujours quelque auditeur zélé qui les rendait plus tard aux compilateurs d’encyclopédies, tels que Vincent de Beauvais, aux collectionneurs de beaux exemples moraux, tels que Jean de Capoue et Jacques de Vitry, aux prédicateurs, aux chroniqueurs, tels que Mathieu Paris. Et les contes, isolés ou groupés en familles, commençaient, à travers les littératures, un voyage au long cours. Ils erraient d’une contrée à l’autre, du latin pesant des clercs aux langues encore bien pauvres des laïques. La Disciplina clericalis du juif espagnol Pierre-Alphonse, qui se fit baptiser en 1106, passe sans tarder aux récits du Libro de los Enxemplos, puis elle franchit les Pyrénées, et s’établit chez nous sous le nom de Discipline de Clergie. A la fin du XIIIe siècle, une migration de fabliaux va de France en Espagne, et se fixe dans le recueil intitulé le Comte Lucanor, qu’écrivit un neveu d’Alphonse le Sage. Les histoires venues du monde romain apparaissent partout où Rome a laissé un souvenir. Les Gesta Romanorum n’ont, pour cette raison, ni date, ni origines certaines; ils appartiennent, comme Tite-Live et Paul Orose, à tous les peuples, et ne prendront que très tard le droit de cité en France, comme Violier des hystoires rommaines. A la fin du XIIIe siècle encore, l’Italie produit ses premiers essais de prose vulgaire en résumant, d’une façon bien timide et bien sèche, dans ses Dodici Conti morali, des fabliaux de France, et, dans les Conti di antichi Cavalieri, quelques récits héroïques tirés de nos vieux romans chevaleresques, de nos légendes de croisades et des historiens latins.

Par-dessus cette immense forêt de contes qui couvrait toute l’Europe, s’éleva, tel qu’un arbre gigantesque, le roman universel des Sept Sages, traduit, retouché ou compliqué par toutes les littératures, le conte indien, arabe et persan, prototype des Mille et une Nuits, où l’on voit un adolescent, fils de roi, calomnié d’une façon odieuse et condamné au dernier supplice ; mais d’habiles parleurs finissent par endormir la colère paternelle et sauver le jeune prince à force d’histoires divertissantes. Quelques peuples de l’Occident rajeunirent la fable séculaire et y mirent la couleur de leur civilisation. Pour la France scolastique, un moine lorrain du Xie siècle, puis un trouvère, refondent le texte primitif français et imaginent, le moine en langue latine, le trouvère en langue de oui, le conte de Dolopathos, où l’on voit Virgile, clerc, docteur et prédicateur, chaudement enveloppé dans sa chape fourrée, qui tient école de grammaire et de logique avec le sérieux d’un maître de la rue du Fouarre. L’Italie, préoccupée des perpétuelles misères du Saint-Père de Rome, inquiétée par les incursions sarrasines, et toujours séduite par les vagues souvenirs de son passé latin, invente le siège de la ville sainte par sept rois sarrasins, que le bon Janus, le plus avisé des Sept Sages, épouvante et convertit à la vraie foi, en montant en haut d’une tour, déguisé en diable, avec une langue couleur de feu, des yeux rouges comme braise et une robe toute mouchetée de queues d’écureuils.

Le conte européen dégénérait ainsi volontiers en conte de nourrice. Deux nations d’esprit très alerte, la France et l’Italie, se lassèrent un jour de cette communauté littéraire. La France ironique et bourgeoise du nord de la Loire sortit la première de l’état d’indivision ; elle s’attribua le domaine du fabliau, et y goûta des heures fort joyeuses. Le fabliau remplirait à lui seul une très respectable bibliothèque. Mais il dura moins de deux siècles, et son domaine était bien étroit : il amusait, après boire, les chevaliers et le tiers-état par le récit de mésaventures ou de bonnes fortunes dont les vilains ou les gens d’Église étaient presque toujours les héros. Le fabliau disparaît vers le milieu du XIVe siècle, et renaît plus tard sous la forme soit de la nouvelle en prose, soit de la farce dramatique. Les Cent Nouvelles nouvelles, recueillies à la cour du dauphin, le futur Louis XI, sont le monument le plus littéraire de cette renaissance. Mais, ici, l’écrivain n’est guère plus inventif que son ancêtre le trouvère. S’il emprunte quelques histoires à Boccace ou au Pogge, il revient toujours plus volontiers à la vieille fable gauloise, au mari trompé et peu content, à la femme, très fine mouche, qui trompe tour à tour le mari et l’amant, au moine, au pauvre moine errant qui tente d’égayer par diverses sortes de gourmandises la mélancolie de son pèlerinage terrestre. Des Cent Nouvelles à l’Heptaméron, de Marguerite de Navarre à La Fontaine, ce sont toujours les mêmes motifs, joués, il est vrai, en musique de plus en plus italienne et de plus en plus relevés d’ironie florentine. Le fabliau du XIIIe siècle avait au moins reproduit les mœurs et les misères des petites gens ; les contes du fabuliste ne sont plus qu’une fantaisie d’artiste, épris de Boccace, de l’Arioste et de Rabelais, fantaisie singulière, isolée au XVIIe siècle, qui n’a rien à nous dire sur l’état intime de la société française, et qui déconcerta même le très indulgent confesseur du bonhomme.

Tout au contraire, le conte italien, pendant trois siècles et demi, du Novellino à Bandello, fut une vivante image de l’Italie, de ses mœurs et de son esprit, de sa conscience religieuse et de ses faiblesses morales ; il en a reproduit toutes les vertus et toutes les perversités ; il nous fait mieux comprendre la gravité et l’élégance fine de la première Renaissance, contemporaine de Dante, de Giotto, de Pétrarque, la morbidezza tragique, l’orgueil cruel et l’irrémédiable décadence de l’âge de Léon X et de Cellini, de Paul III et de l’Arétin.


II

Le conte italien a fleuri surtout dans la région septentrionale de la péninsule, dans les vallées de l’Arno et du Pô. Les Toscans et les Lombards, — Etrusques, Gaulois ou Germains par leurs lointaines origines, — étaient demeurés ou devenus Latins et Romains d’éducation et de souvenirs. Ce qui les charmait plus que toute autre chose, c’était la parole ingénieuse ou véhémente, avec son ironie, ses mensonges, ses caresses et ses colères. Parler, pour les races de tradition latine, c’est accomplir l’acte le plus noble du monde ; prêter l’oreille au discours, c’est le plaisir le plus délicat des belles âmes ou des gens d’esprit. Le plus beau temps de Florence, selon Dante, fut celui où, dans chaque maison, la femme fidèle au vieux foyer contait, tout en tournant son rouet, les légendes antiques « des Troyens, de Fiesole et de Rome ». Le poète nous raconte, dans sa Vita nuova, qu’un jour il visitait des dames florentines qui conversaient en paroles très pures et très abondantes : « Et comme nous voyons tomber la pluie mêlée de belle neige blanche, ainsi leurs paroles me semblaient mêlées de soupirs. » En Italie, l’apostolat d’un saint se manifeste par mille petits contes populaires qui poussent au hasard, ici et là, tels que l’herbe en avril. Les Fioretti franciscains n’ont été rédigés que vers le milieu du XIVe siècle ; mais ce naïf évangile ombrien édifiait la péninsule du vivant même de François d’Assise, et combien de fois les Frères mineurs n’en ont-ils pas conté les paraboles et les miracles, dans les pauvres églises de village où ils prêchaient aux simples, dans les carrefours des petites cités et dans les champs, au bord des ruisseaux d’eau vive où ils trempaient leurs croûtes de pain sec, à l’imitation du Père séraphique !

Et l’Italie, avec une impatience enfantine, demandait toujours des histoires nouvelles. Vers la fin du XIIIe siècle, un bon évêque de Gênes, qui connaissait bien l’âme de ses ouailles et le génie de son temps, écrivit la Légende Dorée, toutes les aventures édifiantes du christianisme naissant et de l’Eglise, depuis saint Jean l’apôtre jusqu’à saint Thomas le docteur ; et cette Légende, en son petit volume, renferme autant de merveilles et un plus riche trésor d’émotions candides que l’énorme compilation des Bollandistes. Puis, un conteur inconnu fondait pêle-mêle dans les Reali di Francia toute la matière de nos poèmes carolingiens, déformée, embellie par des intrigues semblables à celles de Boccace, des tours de fourberies joyeuses qui rappellent nos fabliaux, des épisodes mystiques dignes des Fioretti. Plus tard encore, les poètes héroï-comiques, Pulci, Bojardo, l’Arioste, transposèrent en fictions amusantes les souvenirs de nos Chansons de geste, et leurs poèmes, découpés en octaves, sont disposés non pour la lecture muette, mais pour la déclamation publique. On les a récités jadis, dans les hautes salles décorées de fresques éclatantes, pour le plaisir des princes, des dames lettrées et des cardinaux; on les récite encore aujourd’hui, au môle de Naples comme au jardin de Venise, devant les lazzarones, les pêcheurs et les capucins. Et ce peuple, si sensible aux plaisirs de l’oreille, content de ses nouvelles, de son Morgante et de son Roland, a pu se passer de théâtre original : il a, si vous le voulez. Polichinelle, Stenterello, Arlequin et Pantalon, et la longue tradition banale de la Commedia dell’ Arte ; mais ses comédies, même la Mandragora, ne sont que des imitations de la comédie latine, écrites pour des humanistes et des prélats d’allègre humeur ; les pièces de l’Arétin ne se soutiennent que par l’intrigue tirée directement des vieux contes populaires et l’atroce satire prodiguée par le pamphlétaire. Quant à la tragédie, les Italiens s’en sont tenus toujours aux scènes de leur vie communale ou princière, tout empourprée de sang. César Borgia fratricide valait bien Macbeth régicide ; Clément VII déchu, outragé par les bandits à la solde de Charles-Quint, n’était pas moins pathétique que le roi Lear, et toutes les (terreurs de Shakspeare pâliraient en face de la chronique intime des Malatesta, des Estes, des Sforza, des Farnèses et des Garaffa.

Cette race passionnée pour les beaux discours s’est toujours servie, pour l’avancement de ses affaires temporelles, du prestige et des surprises de la conversation. Ce n’est pas sans raison que, dans l’âge d’or de leur diplomatie, les Italiens appelaient orateurs les envoyés de leurs princes ou les ambassadeurs de Florence et de Venise. Argule loqui : ces premiers mots de la devise que Rome avait jadis inventée pour la Gaule ont, de tous temps, convenu à l’Italie. Sa langue est si mélodieuse qu’elle en prodigue le gazouillement, sans compter, partout où se rencontrent les cavaliers et les dames, dans les théâtres, dans les églises, aux concerts de musique. Boccace réunissant, au début du Décaméron, dans une chapelle de Santa Maria Novella, les personnages qui conteront ses nouvelles, nous a rendu avec fidélité un trait des mœurs florentines. Aujourd’hui encore, entre deux messes, on se raconte de petites aventures et l’on noue d’agréables intrigues en face de la grande Madone byzantine de Cimabue, des miracles peints par Filippo Lippi ou de l’Enfer à demi comique d’Orcagna.

On peut, sans paradoxe, reconnaître dans le conte la tradition vraiment nationale de la littérature italienne. Le plus vieux recueil de ces contes est le Novellino, qui s’appelle encore Cento Novelle antiche, Libro di novelle e di bel parlar gentile, Fior del parlar gentile. Ces cent nouvelles sont, dans le manuscrit le plus complet, au nombre de cent soixante-six. C’est une œuvre composite, hybride, d’origine mystérieuse, d’auteur inconnu, dont la date, la patrie et la genèse font travailler, depuis les temps reculés de Tiraboschi, surtout depuis un demi-siècle, les têtes érudites de la péninsule. Les derniers venus de ces critiques, M. Bartoli, M. d’Ancona, et le plus récent éditeur du Novellino. M. Guido Biagi, ont sagement écarté du problème les difficultés et les chimères inutiles, les noms fantaisistes d’auteurs probables, tels que Brunetto Latini, Francesco da Barberino, Dante da Majano, Guido de Bologne. Ils ont élucidé les questions relatives à l’âge et à l’originalité des huit manuscrits connus jusqu’à ce jour, et qui diffèrent entre eux par de notables variations non seulement de classement, mais de textes et de développemens romanesques. D’Ancona et Bartoli ne sont pas d’accord sur tous les points. Les divers manuscrits ne sont-ils que la copie plus ou moins fidèle, parfois sensiblement altérée, d’un texte primitif perdu peut-être pour toujours ? L’un des manuscrits connus a-t-il servi de modèle aux autres ? L’ouvrage est-il, en une certaine mesure, de création littéraire, ou le rédacteur premier n’a-t-il fait qu’écrire sous la dictée de conteurs qui puisaient eux-mêmes à la tradition orale, populaire ou bourgeoise, ou même à la tradition moins naïve des clercs et des lettrés? Quelles incertitudes les interpolations des copistes n’ajoutent-elles pas à la date approximative du livre? Certains critiques ne veulent point dépasser les dernières années du XIIIe siècle; d’autres descendent, sans inquiétude, jusqu’en plein XIVe presque jusqu’en vue du Décaméron. Sur tout cela les conclusions de M. d’Ancona, très clairement déduites, me semblent fort acceptables. Le Novellino est des premières années du XIVe siècle ou des dernières du XIIIe. Les nouvelles renfermant des noms de personnages se rapprochant du milieu du XIVe siècle appartiennent à un manuscrit suspect, le Borghiniano. Le scribe ou l’auteur est Florentin. La langue est le pur et nerveux toscan de l’époque dantesque. Les quelques contes de mœurs populaires ou bourgeoises qui sont en ce livre nous ramènent toujours à Florence. L’œuvre n’est point d’un lettré de profession, rhéteur ou poète, tels que furent Brunetto Latini ou Barberino, mais plutôt d’un marchand, d’un popolano d’art majeur, bien au courant de la culture générale de son siècle et qui s’était proposé l’amusement des cortigiani, barons et prélats, plutôt que l’édification des gens de petits métiers. M. d’Ancona est même très près de reconnaître la plume d’un gibelin dans ce Bouquet de gentil langage. Il y a bien un peu de contradiction dans la nature de ces deux personnages, un bon marchand de Florence et un gibelin, la grosse bourgeoisie florentine étant guelfe dès le berceau et préférant le protectorat du pape, à qui elle prêtait de l’argent à gros intérêts, à l’amitié de l’empereur, dont les trop fréquens pèlerinages à Rome ruinaient, trois ou quatre fois par siècle, l’Italie.

Dans ce problème du Novellino, la recherche obstinée de l’éditeur responsable est un grave embarras. Il arrête notre attention trop loin de ce très curieux phénomène, le génie italien se détachant, personnel et libre, du moyen âge européen. Que le scribe du manuscrit premier soit ou ne soit pas un écrivain de profession, dès lors qu’il n’est pas l’inventeur de ses contes et qu’il les a pris partout où il les a rencontrés, la curiosité de le découvrir me parait assez vaine. Ce qui m’intéresse davantage, ce sont les multiples points de départ de toutes ces nouvelles et l’instinct obscur de la race et du siècle qui les a poussées, à un moment précis, du côté de Florence. En réalité, c’est l’Italie elle-même qui a composé ce livre vers le temps où son plus grand poète jetait aux fournaises infernales tous ses ennemis politiques et un bon nombre de ses plus chers amis. En vouant à l’infamie non plus des crimes ou des vices abstraits, mais des damnés historiques, Dante sortait, lui aussi, du moyen âge et changeait la vision traditionnelle des régions diaboliques en un pamphlet, le plus bouillonnant de passion personnelle qui ait jamais été écrit. L’Italie a tiré du grand courant européen un grand nombre de ses Novelle antiche ; mais elle y ajouta plus d’une histoire tout à fait neuve, les plus précieuses du recueil. Quelques-unes, parmi ces Nouvelles, sont encore bien archaïques de forme et de pensée, mais beaucoup sont déjà vivifiées de naturalisme florentin ; c’est l’art vivant de Giotto qui succède à la raideur inerte de Cimabue ; plusieurs, enfin, semblent rompre très franchement avec la conscience religieuse du moyen âge et déconcertent le lecteur à qui ne sont point familières les audaces de l’Italie gibeline. Plus de vie dans la forme, plus de liberté dans l’esprit, n’est-ce pas déjà le pressentiment de la Renaissance?


III

Le préambule du Novellino est d’une saveur tout ecclésias- ticfue. Il s’autorise d’une parole de Jésus-Christ, « au temps où il conversait humainement avec nous », pour se recommander au lecteur. Il est permis, dit-il, sans déplaire à Dieu, de se divertir honnêtement, avec grande courtoisie. « Voici donc des fleurs de belles réponses, de belles vaillantises, de beaux dons et de belles amours du temps passé. Les cœurs nobles et les intelligences subtiles pourront les rendre plus tard, pour leur plaisir et profit, à ceux qui ne savent point et désirent savoir. Et si ces fleurs sont mêlées d’autres paroles moins belles, qu’elles ne vous déplaisent point pour cela, car le noir fait mieux ressortir l’or, et pour un fruit délicat plaît tout un jardin, et pour quelques belles fleurs tout un parterre. »

Au premier coup d’œil, le parterre semble un peu confus. La Grèce, Rome, la Provence, l’Asie, la Bible, l’islamisme, l’Empire, la croisade, les légendes chrétiennes, la Table-Ronde, les bêtes qui parlent, se pressent en un joli désordre, comme les fleurs d’une prairie. Nous sommes loin encore des plates-bandes élégamment alignées de Boccace. C’est le devoir de la critique de classer méthodiquement en un herbier ce jardin florentin si touffu.

Malgré le patronage de Jésus-Christ inscrit à la première page du livre, il faut d’abord avouer que les vertus recommandées ici sont toujours d’un ordre moyen. Le conteur ne prêche point pour des ascètes ou des paladins. Si les bourgeois figurent rarement dans ces récits, la moralité n’en est pas moins bien bourgeoise. Par là, le Novellino est guelfe et répond aux qualités de finesse, d’égoïsme et de bon sens de ce grand parti des banquiers, des notaires et des tisseurs de la laine qui s’accommodait de tous les régimes politiques, pourvu que l’émeute du popolino ne fermât point les comptoirs et ne mît point le feu aux magasins des arts majeurs. Corriger la méchante fortune, se relever lestement si l’on est à terre, mettre de son côté les bonnes chances, tirer toujours son épingle du jeu, si mauvais que soit le jeu, passer à son voisin quelque mésaventure à la façon d’une lettre de change ou lui faire apercevoir des étoiles en plein midi, voilà la vraie, la grande sagesse, la gran sapienza. Regardez, je vous prie, ces bonnes faces florentines peintes par Ghirlandajo au chœur de Santa-Maria-Novella ou sculptées en bronze par Ghiberti sur les portes du Baptistère : Voilà, direz-vous, de fort braves gens ! Prenez garde et observez de plus près. Il y a autour des yeux des traces de clignotemens suspects, dans l’œil encore plus d’astuce méfiante que de bonhomie; ces nez qui paraissent un peu forts, comme il couviendrait à de joyeux compères, ont des narines bien mobiles et savent assurément flairer les anguilles sous roche ; ces bouches aux lèvres fermes doivent plaisanter, railler et mentir avec bien de la grâce. Le lion est la bête héraldique de leur cité. Mais ils justifient déjà par avance la doctrine de leur profond Machiavel, et, n’ayant point les griffes assez solides pour être des lions, ils se contentent d’être des renards incomparables. Aussi le malicieux animal n’est-il point oublié par le Novellino :

« Le renard, allant par un bois, y rencontra un mulet, il n’en avait jamais vu. Il eut grand’peur et se mit à fuir sur-le-champ, et, tout en fuyant, il trouva le loup et lui dit comment il avait vu une bête nouvelle dont il ne savait pas le nom. Le loup dit aussitôt : « Allons-y, tout à votre service. » Ils retrouvèrent le mulet. Il parut au loup une nouveauté très curieuse. Le renard lui demanda son nom. Le mulet lui répondit : « Je ne l’ai pas dans l’esprit, mais, si tu sais lire, il est écrit à mon pied droit du train de derrière. » Le renard : « Hélas! je suis un ignorant, qui voudrait bien savoir lire! » Le loup dit : « Laisse-moi faire, moi je sais lire parfaitement. » Le mulet lui montra la plante de son pied, où les clous semblaient autant de lettres. Le loup dit : « Mais je ne vois pas très bien. » Le mulet dit : « Viens plus près, car les lettres sont toutes petites. » Le loup le crut et mit le nez sur le sabot. Le mulet tira à lui son pied et lança une telle ruade au loup qu’il le tua. Alors le renard s’en alla en disant : « Quiconque sait lire est un fol. »

Je ne voudrais point calomnier le renard, mais je le soupçonne d’avoir prévu la catastrophe, au moins d’en rire dans sa barbe. A combien de mauvais pas le renard guelfe n’a-t-il pas entraîné sa commère la louve pontificale de Rome ! Il n’a jamais porté le deuil des désastres du Saint-Siège. Boniface VIII recevait, au temps même du Novellino, comme un coup de massue, l’affront d’Anagni. Florence, qui s’était jadis jetée entre ses bras, ne s’émut point de cette grande chute. « On l’emmena à Rome, dit tranquillement Dino Compagni, où il fut blessé à la tête et, peu de jours après, mourut de rage. Beaucoup furent contens et joyeux de cette mort. »

Mais il ne fait pas toujours bon d’avoir trop de ressources dans l’esprit. Voici un marchand que le ciel a puni, avec indulgence d’ailleurs, pour une ingénieuse invention. Il avait porté sur son navire, aux pays d’outre-mer, des tonneaux de vin à triple fond. En haut et en has, c’était du hon vin savoureux de Chianti ou d’Orvieto qui coulait par deux robinets ; au milieu, de l’eau pure de l’Arno, et point de robinet. Quand le marchand eut vendu sa cargaison, il se hâta de lever l’ancre, emportant le prix de son larcin. Mais voilà qu’un grand singe apparut sur le pont du navire et, prenant le sac aux florins, bondit jusqu’au haut du grand mât. Là, il ouvrit la bourse, jeta à la mer, une à une, la moitié des pièces d’or et laissa retomber le reste au pied du mât. « Et ainsi le marchand ne gagna que le bénéfice qui lui était dû en réalité. » L’œuvre de justice est évidente du côté du marchand. Elle est médiocre au point de vue des acheteurs, qui gardent leur eau claire. Après tout, dans ces contes, à l’exception de quelques pages tirées de l’Écriture sainte, il ne faut point chercher de paraboles théologiques, les méchans toujours punis, les bons récompensés ou honnêtement indemnisés. La comptabilité morale du conteur est en partie simple. Qu’un tour d’adresse réussisse, sa conscience n’en demande pas davantage. Il fait tourner toute une fable sur la pointe aiguë d’un bon mot, d’une repartie piquante. Que lui importent l’ennui ou la déconvenue des victimes ? Les conséquences de l’affaire ne le regardent point, n’étant ni justicier ni médecin d’âmes. Cette morale est d’un emploi facile, qu’exprime symboliquement ce petit conte :

Un malandrin va à confesse : « Mon Père, j’ai été à une maison avec beaucoup de gens pour y voler une cassette de 100 florins d’or ; mais la cassette était vide, je n’ai donc point péché. » Le frère dit : « Certes, c’est tout comme si tu avais volé les florins. » Le pénitent, tout troublé : « Au nom de Dieu, que faut-il faire ? » Le frère : « Je ne puis t’absoudre si tu ne les rends d’abord. — Volontiers, dit l’autre, mais à qui ? — À moi, dit le frère, pour mes aumônes. » Le pénitent promit et s’en alla. Le lendemain matin, il revint. Et, tout en causant de ses affaires, il dit avoir reçu un gros esturgeon, qu’il voulait offrir à son confesseur pour son déjeuner. Le frère accepte avec force remerciemens. L’homme partit et n’envoya pas l’ombre d’un esturgeon. Le lendemain, il revint trouver le frère avec une figure joyeuse : « Et l’esturgeon, dit le bon moine, pourquoi le fais-tu si longtemps attendre ? — Mais ne comptiez-vous pas l’avoir sûrement ? — Certes oui. — Et vous ne l’avez pas reçu ? — Non. — Eh bien ! tout est dans l’intention : c’est comme s’il était en votre cuisine. »

Le Novellino ne se lasse point de nous conter les triomphes de l’esprit de finesse. La vive réplique d’un pauvre serf tourmenté par son seigneur, l’ingéniosité d’un sage, prisonnier d’un roi, qui recouvre la liberté pour avoir deviné la présence d’un ver dans une pierre précieuse et l’origine toute roturière du roi, le jugement de Salomon, les nobles sentences des philosophes antiques, nous persuadent de cette vérité très italienne : L’intelligence bien aiguisée et alerte est la plus grande richesse qui soit au monde. Mais la passion, l’enthousiasme et l’amour? Les vieux Florentins s’y intéressent assez mollement. Ils estiment fort une maxime qui vient d’Aristote et qu’ils attribuent à l’empereur Frédéric II : « Il n’est rien de meilleur que la mesure. » La tempérance, la prudence, un appétit sagement réglé, voilà des vertus qui modèrent l’enthousiasme et rafraîchissent la passion. Quant à l’amour, ils le comprennent et le dépeignent de deux façons, l’une comique et l’autre étrangement tragique. La première nous ramène à la tradition de nos fabliaux : le mari jaloux, dupé par les amans, artisan de sa propre misère. Et c’est là tout le souvenir que le Novellino a gardé de l’histoire de Tristan et d’Iseult. Le roi Marc a grimpé, la nuit, dans un pin pour surprendre le couple amoureux qui, le croyant à la chasse, se rencontrera au pied de l’arbre accoutumé ; mais Tristan entrevoit, parmi les branches, l’ombre conjugale, et, de loin, d’un geste, dénonce le péril à Iseult « la blonde ». Une feinte querelle éclate entre les amans : « Chevalier félon, déloyal, je t’ai donné ce rendez-vous pour me plaindre à toi-même de ton grand crime. » Tristan répond : « Les chevaliers félons de Cornouailles m’ont accusé faussement : je n’ai rien dit contre l’honneur de mon oncle le roi, je n’ai rien tenté contre le vôtre. Mais, puisque vous le voulez, j’obéirai, j’irai finir mes jours en des pays très lointains. » Le roi, dans son arbre, goûtait une consolation extrême. Le lendemain, Tristan fit seller ses chevaux et prépara un départ bruyant. Le roi réunit ses barons afin d’inviter d’une manière solennelle son neveu à ne point partir. Il ordonna à la reine de le prier de demeurer. « Et c’est ainsi que demeura Tristan, qui n’avait été ni surpris ni trompé, grâce à la sage précaution qu’ils eurent tous les deux. »

L’amour, ainsi organisé, contente tout le monde à la fois. Mais si cette belle harmonie vient à manquer, il n’est point de passion plus sûrement mortelle. Une jeune fille noble aime Lancelot « outre mesure ». Mais Lancelot, qui aime la reine Ginèvre, a dédaigné son amour. Désespérée, elle veut mourir. Sa dernière volonté est pour le suprême voyage de son corps charmant. On la dépose, revêtue d’habits magnifiques, une couronne d’or au front, sur un lit d’étoffes précieuses, toutes brodées de pierreries, au fond d’une barque tendue de draperies vermeilles. Et la barque, sans voile et sans rames, est abandonnée au souffle du vent, au caprice de la mer. La demoiselle, « morte du mal d’amour », est ainsi bercée et lentement portée par les vagues jusqu’aux rivages de Chamelot, en face du palais d’Artus. Le roi et ses chevaliers, surpris de voir flotter le navire mortuaire, où n’apparaît aucune personne vivante, accourent et trouvent sur sa couche virginale la triste voyageuse. On tire cette lettre d’une bourse attachée à sa ceinture : « A tous les chevaliers de la Table-Ronde, les meilleurs du monde entier, la damoiselle de Scalot, salut. Si vous voulez savoir pourquoi je suis venue à ma fin, c’est par le meilleur et le plus traître chevalier du monde. Monseigneur Lancelot du Lac, que je n’ai pas su si bien prier d’amour qu’il eût de moi pitié. Ainsi, hélas ! je suis morte pour avoir trop ardemment aimé, comme vous le pouvez voir. »

Le début d’une autre nouvelle rappelle une histoire très gaie de Boccace et de La Fontaine. La scène est en Bourgogne, dit un manuscrit; en Bretagne, dit un autre. Un pauvre valet, aussi stupide que beau, est aimé tour à tour par toutes les femmes de la comtesse Antioccia, puis par la comtesse elle-même. Mais le comte, moins naïf que le roi Marc, surprend l’intrigue coupable, et le fabliau tourne brusquement à l’horrible. Le mari tue l’amant et fait cuire son cœur dans une tourte. La comtesse et ses suivantes mangent la tourte. « Comment l’avez-vous trouvée? » interroge le comte. — « Excellente, » répondent toutes les dames. — «Je le crois bien: vous aimiez si fort Domenico vivant, mort il devait vous plaire encore! » La comtesse et les autres femmes comprirent que leur honneur était perdu. Elles entrèrent en religion et bâtirent un monastère qui prospéra et devint très riche. Ici, l’histoire prend encore une figure nouvelle et se soude à un conte qui reparaît lui-même, isolé, au Novellino. Ce couvent de grandes pécheresses s’est converti en abbaye de Thélème, mais beaucoup plus joyeuse que ne sera celle de Rabelais. Il n’est point de gentilhomme chevauchant à travers la campagne que la dame abbesse n’invite à passer dans sa maison un jour et une nuit. Le chevalier entre, et, parmi les nonnes rangées le long du cloître, il choisit celle qui lui servira de page assidu jusqu’au lendemain. Et, jusqu’au matin, tout marche à ravir pour l’imprudent voyageur. Mais, au moment du départ, les bonnes dames lui présentent une fine aiguille et un fil de soie : si, en trois essais au plus, il n’a pas enfilé l’aiguille, elles lui retiennent tout son équipage, vêtemens, cheval, argent, et il sort tout déconfit et à peu près nu de ce monastère campé au coin d’un bois.

On entrevoit, en tout ceci, un sentiment bien pessimiste. L’amour, en Bourgogne aussi bien qu’en Bretagne, est une fâcheuse maladie du cœur et des sens. Il conduit à la mort, à la honte, à d’effroyables aventures. Il ressemble même à une possession diabolique qu’aucun exorcisme ne saurait abolir. On commence par la volupté pour finir par le brigandage. Beati mundo corde !


IV

Un trait original du Novellino est la personnalité historique de ses héros. Le retour à l’individualisme, qui donna à la Renaissance son premier essor, se manifeste ici par le goût de l’histoire précise. Qu’on en juge par ce petit conte :

Messire Azzolino da Romano avait son conteur qu’il faisait parler quand les nuits étaient longues. Une nuit, il advint que le conteur avait grande envie de dormir, et Azzolino le pria de conter. Il commença l’histoire d’un paysan qui avait cent besans à lui. Il alla au marché pour acheter des moutons et en eut deux par besant. Quand il retourna à son village, voilà qu’une rivière grossie par les pluies lui barra le passage. Il attendit sur le bord jusqu’à l’arrivée d’un pauvre pêcheur qui avait une toute petite barque, si petite qu’elle ne pouvait emmener à la fois que le paysan et un mouton. Le paysan commença à passer. La rivière était large. Il se mit donc à voguer vers l’autre rive avec un seul mouton, et voilà le premier mouton passé. Le conteur s’arrêta alors et ne dit plus un mot. Messire Azzolino dit : «Eh bien! continue donc. — Messire, répondit l’autre, laissez passer tous les moutons, et puis nous achèverons l’histoire. »

La fable était fort ancienne. Près de deux cents ans auparavant, elle apparaît dans la Disciplina clericalis, puis dans le Libro de los Enxemplos. Mais le conte archaïque ne nomme personne: Rex quidam habuit fabulatorem suum, — Un rey tenia un homme. On retrouve encore l’histoire, avec un nom de berger, dans le Don Quichotte. Sancho, durant l’effrayante nuit des moulins à foulons, afin de retenir son seigneur jusqu’au jour loin de l’aventure, essaie de passer un à un tout un troupeau de moutons. Il s’arrête net dès que le chevalier en a perdu le nombre juste. Le Novellino attribue de même au roi Conrad un acte de bonté anonyme qui était déjà dans l’Ysopet. L’Italie du XIIIe siècle rajeunissait ainsi les vieilles traditions populaires en y plaçant la figure des hommes à qui elle devait une histoire tantôt glorieuse, tantôt terrible.

La plus haute de ces figures, c’était l’empereur Frédéric II. Il semblait très grand, par la témérité de son œuvre politique, par sa lutte insolente et désespérée contre Rome et l’Eglise, très grand encore par la ruine même de cette œuvre, le mystère de sa mort, la fin héroïque de son fils Manfred à Bénévent, le martyre de son petit-fils Conradin à Naples. Cet empereur révolutionnaire qui écrasait en Italie le régime féodal, ce prince hérésiarque qui voulut faire du pape son chapelain et qui vénérait le Coran plus que l’Evangile, ce docteur couronné qui commentait Aristote et conviait le monde latin à l’école des Arabes, devait garder longtemps un incomparable prestige. En portant sur l’Italie l’axe de l’Empire, en fixant sur les provinces napolitaines, la Grande-Grèce et la Sicile, la scène principale de l’histoire, Frédéric II avait rendu au parti gibelin et césarien ce rare service de se considérer désormais, de bonne foi, comme un parti italien et national. Lui, il avait été réellement roi d’Italie, royauté que Charlemagne, les Othons et son grand aïeul Barberousse n’avaient occupée que d’une manière tout idéale. On lui pardonna ses violences et son despotisme oriental pour ne se souvenir que de sa justice et de son génie. On oublia les cruautés de ses vicaires, Pierre de la Vigne et Azzolino da Romano, Milan saccagée, Padoue torturée, pour ne plus voir que la noblesse de son rêve : l’Empire relevé selon la tradition romaine, la paix rétablie entre les religions de bonne volonté, l’Europe chrétienne embrassant l’Asie musulmane. Frédéric II s’intitulait lui-même, dans ses actes diplomatiques, la loi vivante sur la terre. Le Novellino le proclame le miroir du monde pour la bonne vie : Spechio del mundo in costumi. « Il aima beaucoup, ajoute-t-il, le parler délicat et s’étudia à donner de sages réponses ». Et cette fois, ce n’est plus la Florence bourgeoise, mais l’Italie gibeline, qui compile les contes du recueil.

Comme il avait inventé, pour l’Italie féodale, la tyrannie entendue à la façon antique, on se souvenait de maintes sentences où éclatait l’idée qu’il s’était faite du pouvoir absolu. Un jour, à la chasse, il lance sur une grue son faucon « souverain », qui « lui était plus cher qu’une ville ». L’oiseau file au plus haut des airs, aperçoit un aiglon, fond dessus et l’étrangle. L’empereur accourt et trouve l’oiseau impérial souillé de sang. Il appelle son bourreau et fait couper la tête au faucon, « parce qu’il avait tué son seigneur ». « Au siège de Milan, son autour favori s’était enfui dans la ville. L’empereur l’envoya quérir par ambassadeurs. Le podestat tint conseil; on fît beaucoup de discours, et les magistrats furent unanimes pour rendre l’oiseau, « par courtoisie ». Seul un vieux Milanais conseille de le garder. « Puissions-nous, dit-il, tenir l’empereur comme nous tenons l’autour! » Les ambassadeurs revinrent et contèrent ce qui s’était dit. « Est-il possible, s’écria Frédéric, qu’il y ait eu à Milan un homme qui ait osé contredire son maître? — Oui, messire. — Et quel homme était-ce? — Messire, un vieillard. — Non, il ne se peut qu’un vieillard ait dit si grande injure et fût si peu de bon sens. Voyons, quel air avait-il et quel costume? — Messire, il était tout chenu et vêtu d’une robe chamarrée. — Alors c’était un fou. »

Mais cette loi vivante, d’un orgueil sans limites, aimait la justice. Ses deux « sages » de prédilection étaient messire Bolgaleo et messire Martino. Un jour, comme ils se tenaient, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, l’empereur les consulta : « Messires, votre loi permet-elle que je prenne à l’un de mes sujets pour donner à l’autre, étant le seigneur, et la loi disant que ce qui plaît au seigneur doit contenter ses sujets? » L’un des sages répondit : « Maître, ce qui te plaît, tu peux le faire sans aucune faute. » L’autre dit : « Maître, je ne le crois pas, car la loi est très juste, et quand on prend, elle veut savoir pourquoi. » Et comme les deux conseillers avaient dit la vérité, il donna des présens à tous deux: au premier, un chapeau de drap écarlate et un palefroi blanc ; à l’autre, la permission de faire une loi d’après sa raison propre. Les docteurs disputaient sur le point de savoir lequel des deux avait été le plus richement récompensé. Ils reconnurent que le premier sage, pour avoir flatté le maître, avait été payé de sa peine comme un jongleur; mais l’autre, qui suivait la justice, avait eu l’honneur de créer une loi.

L’empereur souabe se plaît à rendre familièrement ses sentences, comme eût fait un khalife des Mille et une Nuits. Il est sévère aux grands et indulgent aux humbles, ainsi qu’il convient aux despotes avisés. Il chasse de sa cour, sans pitié, un vieux chevalier lombard qui, n’ayant point de fils, avait dépensé allègrement son bien, espérant mourir à temps sur son dernier florin ; mais il avait mal calculé, il vivait toujours, et, tombé dans l’extrême misère, alla mendier chez Frédéric : « Je te défends, sous peine de mort, de reparaître en mes domaines, toi qui as voulu qu’après ta vie personne ne jouît plus de tes biens. » Plus heureux est ce forgeron, dénoncé par la police impériale, « qui tout le temps travaillait son art et ne respectait ni dimanche, ni jour de Pâques, ni aucune autre fête, si grande qu’elle fût. » L’empereur, qui règne à l’aide de quatre religions d’État, les deux Églises chrétiennes, l’islamisme et le judaïsme, veut qu’on pratique son culte, « car il est le maître et seigneur de la loi. » Il appelle à lui l’artisan et l’interroge : « Il me faut, dit le compère, gagner quatre sous par jour: je donne douze deniers à Dieu, douze à mon père, car il est si vieux qu’il ne peut plus gagner; j’en jette douze par la fenêtre, ceux que je donne à ma femme ; les douze derniers sont pour ma dépense. » L’empereur se résout sans peine à donner dispense du repos dominical, à la condition que le forgeron saura tenir sa parole et éviter un piège. Il ne révélera à personne au monde le sujet de cette conversation, sous peine d’une grosse amende, avant d’avoir vu cent fois la face du prince. Les sages de la cour lui sont bientôt dépêchés par Frédéric, et le questionnent sur l’emploi de son argent. Le forgeron se fait d’abord remettre cent besans d’or, qui portent, d’un côté, la tête de l’empereur, de l’autre, l’empereur à cheval. Après avoir contemplé, l’une après l’autre, les cent effigies sacrées, il raconte aux docteurs sa façon de vivre. Rappelé par Frédéric, il explique à « son cher père et seigneur » qu’il a bien tenu sa promesse, ayant vu cent fois, avant de rien dire, la face de l’empereur ; il a d’ailleurs gardé les cent pièces d’or. L’empereur se met à rire et dit : « Va, bonhomme : tu as été plus fort que mes sages. Que Dieu te donne bonne aventure ! »

Dante, plus catholique cette fois que gibelin, amis Frédéric II dans la cité dolente, mais sans le flétrir, là où les hérésiarques et les impies, dressés tout debout sur leurs sépulcres de fer rouge, semblent « avoir l’enfer en grand mépris. » Il a montré et fait parler ses concitoyens Farinata et Cavalcanti, mais il n’a pas osé évoquer le fantôme du César souabe, dont la fière devise avait été : Potius mori quam fœdari. Il se trouva plus à l’aise avec l’atroce Azzolino, le bourreau de l’Italie lombarde : il le plonge « jusqu’aux cils » dans la rivière de sang vermeil bouillonnant, le bollor vermiglio, réservé aux assassins et aux massacreurs de peuples. Or, sur ce point encore, il est curieux de remarquer l’indulgence des traditions gibelines choisies par le Novellino : « Dire combien il fut redouté serait un long travail : et beaucoup de personnes le savent. » Et c’est tout, deux lignes vagues jetées dans une suite d’histoires où le tyran de Padoue n’est vraiment sévère qu’à l’égard d’un juge embarrassé sur le cas d’un voleur et à qui Azzolino, tout en traversant la salle d’audience, avait répété trois fois : « Eh bien! pendez-le. » Le juge, pour avoir fait la sourde oreille, fut pendu et le voleur absous. Les autres contes ne témoignent que d’un despotisme tempéré, qui ne va pas sans une certaine grâce humoristique. Un jour, Azzolino annonce qu’il distribuera de grandes aumônes, des vêtemens neufs et des vivres à tous les pauvres besogneux, « hommes et femmes », réunis dans le pré de la ville. La foule fut énorme, un vrai pardon de Bretagne. Les sénéchaux dépouillèrent et déchaussèrent tout ce monde ; puis on les vêtit à neuf et on servit le dîner. Mais les convives réclamèrent leurs vieilles loques : Azzolino refusa de les rendre, fit entasser toutes ces guenilles sur une colline, et l’on y mit le feu. Dans les cendres il trouva tant d’or et d’argent qu’il paya la dépense et au delà. « Puis il renvoya ces pauvres à la grâce de Dieu. » Sancho, gouverneur de Barataria, n’eût pas été plus subtil. Voici encore un jugement bien digne du vicaire de Frédéric II : Un paysan se plaint de son voisin, qui lui a volé des cerises à l’arbre. « C’est faux, plaide raccusé, le cerisier est entouré d’un buisson d’épines trop touffu pour qu’on puisse y toucher. » Et Azzolino de condamner à l’amende l’accusateur, « parce qu’il s’était fié à la protection des épines plus qu’à celle de son seigneur. » Je trouve enfin, rapprochés l’un de l’autre, Azzolino et Frédéric, dans ce conte très bref, d’une impression étrange, où Ton entrevoit, comme à la lueur d’un éclair, l’incessante angoisse de cet empereur trop absolu, qui avait détruit, dans son royaume d’Italie, la religion féodale : « L’empereur chevauchait avec ses chevaliers et Azzolino ; tous deux ils se portèrent un défi à qui avait la plus belle épée. Les gages furent convenus. Et l’empereur tira du fourreau son épée merveilleusement ouvragée d’or et de pierres précieuses. Alors messire Azzolino dit : « La vôtre est très belle, mais la mienne est beaucoup plus belle. » « Et il la tira, toute nue et sans ornemens. Et deux cents chevaliers qui étaient avec lui tirèrent tous la leur. Quand l’empereur vit la nuée d’épées, il avoua que celle d’Azzolino était plus belle que la sienne. »

La civilisation toute rationnelle fondée par Frédéric semblerait écarter le merveilleux de la légende impériale. Les modernes aperçoivent l’empereur dans une lumière historique très claire, entouré de géomètres, de logiciens et d’alchimistes, occupé de politique réaliste, incrédule au surnaturel. Mais le moyen âge le voyait d’une façon bien différente. Il était pour les bons chrétiens un être diabolique, « la bête qui monte de la mer », écrivait le pape Grégoire IX dans une encyclique furibonde, « un nouveau Lucifer qui tente d’escalader le ciel », écrit l’avocat pontifical d’Innocent IV. Ses relations avec les Arabes, les Sarrasins, les Mongols, le Soudan d’Egypte et l’empereur grec de Nicée prêtèrent à sa figure un trait de mystère inquiétant. Parmi les fables dont l’écho se retrouve dans la chronique naïve de Salimbene, la magie asiatique avait sans doute sa place. Or, les deux seuls contes du Novellino où se rencontre le merveilleux oriental se rapportent à Frédéric II. Ici, le prêtre Jean, « très noble seigneur indien, » en qui Marco Polo n’avait vu qu’un chef de tribu, rival de Gengis Khan, se montre véritablement sorcier! Il a fait cadeau à l’empereur de trois pierreries enchantées, dont celui-ci ignore les vertus occultes ; puis il les fait reprendre par son joaillier. L’une après l’autre, l’homme d’Asie place les pierres dans le creux de sa | main : « Messire, celle-ci vaut votre meilleure ville, cette autre votre meilleure province, et la troisième vaut plus que tout votre empire. » A peine a-t-il refermé la main, il devient invisible aux yeux étonnés du prince, et s’en retourne vers « messire le prêtre Jean, » à qui il rend les diamans magiques.

Une autre fois, trois nécromans s’étaient présentés à Frédéric au moment où il allait se mettre à table, et tandis qu’il demandait l’eau pour les mains: « Quel est de vous trois le maître? » dit l’empereur. — « Moi, messire, » répondit l’un d’eux.— «Faites donc vos prestiges avec courtoisie. » Les nécromans commencèrent leurs enchantemens. Le temps se troubla tout à coup, avec pluie, éclairs, coups de tonnerre : on eût dit la fin du monde. La grêle se mit à tombera comme champignons d’acier. » Les chevaliers s’enfuirent de tous côtés dans les chambres. Le temps s’éclaircit et les magiciens prirent congé. L’empereur, cédant à leur caprice, leur prêta le comte Boniface pour les protéger, au dehors, contre leurs ennemis. Le comte monta à cheval ; il entra dans des villes magnifiques, se vit saluer par de très nobles seigneurs qui lui prodiguèrent les tournois; puis il rencontra les ennemis des nécromans, les chassa du pays, livra trois batailles rangées, conquit un royaume, se maria, eut des enfans. Quand l’aîné eut atteint sa quarantième année, le comte se sentit vieillir. Les magiciens lui firent alors visite. « Voulez-vous retourner chez l’empereur? — Il doit être bien changé, répondit Boniface, pourquoi y retourner? » Les magiciens dirent en riant : « Nous voulons vous ramener là-bas. » Ils se mirent en route et firent un long voyage. Ils arrivèrent à la cour au moment où l’empereur et les chevaliers se lavaient encore les mains avant le dîner. Tournois, batailles et mariage, près d’un demi-siècle d’aventures, n’avaient été qu’illusion et tenaient en quelques minutes. Vision familière au moyen âge des anachorètes et des moines, que berçait un rêve d’éternité, qu’inquiétait la fuite rapide de la vie. Mille anni ante oculos tanquam dies hesterna quæ præteriit, avait dit le Psalmiste. L’oiseau bleu chantait dans les ténèbres des forêts mystiques et les saints s’endormaient en un songe paradisiaque de trois cents ans, compris entre le premier et le dernier tintement de la cloche lointaine de leur monastère. Mais le rôle des nécromans rattache aussi ce conte singulier au moyen âge musulman. On sait que l’ange Gabriel souleva de son lit Mahomet et l’emporta, à travers sept cieux, jusqu’au trône d’Allah, avec qui il eut quatre-vingt-dix mille conversations. Quand le prophète retomba sur son lit, celui-ci était encore chaud, et l’eau d’une aiguière, renversée par l’aile de l’ange au moment du ravissement, achevait de se répandre goutte à goutte sur le pavé de la cellule.


V

L’importance extraordinaire accordée par le Novellino au souvenir de Frédéric II explique comment la chevalerie et la croisade font dans ce livre une si pauvre figure. L’empereur avait formé ses armées de Sarrasins et de mercenaires: il en avait écarté la noblesse féodale. Il s’était ainsi isolé si fort de l’aristocratie napolitaine que ses successeurs, Manfred et Conradin, se trouvèrent presque dépourvus, en face des Angevins, d’armée italienne. Quant à la croisade, il fallut les colères et les excommunications de Grégoire IX pour décider Frédéric à voguer vers la Palestine. La chrétienté et Rome furent déconcertées par cette entreprise plus diplomatique encore que religieuse. L’empereur ne partit d’Italie qu’après avoir signé le traité de paix avec le Soudan d’Egypte ; il entra dans Jérusalem sans avoir versé une seule goutte de sang. Le pape cria bien haut qu’il s’était rendu en Terre-Sainte non comme chevalier et pèlerin, mais comme pirate musulman. Il lui rendit dès lors la vie si dure, frappa si maladroitement d’interdit le saint-sépulcre et la ville sainte, que Frédéric, découragé, quitta l’Asie, désertant la seule croisade dont les résultats aient eu des chances de longue durée.

Mais l’Italie n’était point elle-même un pays de chevalerie. Cette grande institution militaire ne prospéra que dans les contrées où l’ordre féodal aboutissait à une suzeraineté très haute et unique. La féodalité italienne, partagée entre l’Empire et l’Eglise, manqua toujours soit d’une suzeraineté nationale, soit d’une dynastie souveraine. Et, de très bonne heure, les communes et les petites tyrannies achevèrent de la ruiner. Quand l’Italie eut besoin de chevaliers pour ses poèmes romanesques, elle les fit venir de France et leur confia des rôles héroï-comiques. Aussi n’eut-elle jamais pour la croisade qu’un enthousiasme limité. Elle s’y prêta toujours d’une façon oblique, faisant payer comptant le concours de ses galères, s’inquiétant beaucoup plus de la fortune de ses comptoirs du Levant que du salut de la Terre-Sainte, parfois même allant chercher dans les chrétientés primitives des reliques utiles à sa politique. Ainsi fît Venise, qui, en quête des ossemens de saint Nicolas, patron des navigateurs, eut l’heureuse chance de trouver, dans un couvent d’Anatolie, enfouis sous le même autel, deux saints Nicolas. Elle en donna un à Pise, et mit l’autre dans l’église du Lido, qui veille de loin sur Saint-Marc, le Grand-Canal et l’entrée de l’Adriatique.

Les chevaliers du Novellino n’ont point le respect de la hiérarchie féodale. Master Polo, seigneur de Romagne, reçoit de leur part les plus étranges affronts. Trois d’entre eux ont fait construire un banc où ils se prélassent d’habitude, ne permettant à personne d’y prendre place à leurs côtés, et Master Polo n’ose aspirer à l’honneur de ce siège auguste. Encouragés par cette première impertinence, les autres chevaliers rétrécissent la porte d’un de leurs palais, de telle sorte que le suzerain, qui est très corpulent, grosso di persona, n’y peut plus passer qu’en simple chemise. Les trois chevaliers du banc se divertissent, durant les beaux jours, à leur château de campagne, qu’entoure « un beau fossé, avec un beau pont-levis. » Master Polo se présente, en grande compagnie, à la tête du pont; ils le relèvent, et le seigneur de Romagne s’en retourne, tout penaud, à la ville. Les chevaliers de Henri, fils rebelle du roi d’Angleterre et patron du fougueux Bertrand de Born, volent effrontément la vaisselle d’argent de leur maître, et, une belle nuit, pillent sa chambre à coucher et lui retirent du corps jusqu’à sa couverture. Une autre fois, c’est au trésor du vieux roi Henri II qu’ils s’attaquent, et, quand la piraterie est achevée, le jeune prince partage entre eux les monnaies d’or et les vases précieux. Guillaume de Bergadam, chevalier provençal, se vante d’être l’amant de toutes les nobles dames de la contrée, qui se réunissent pour le bâtonner. Rinieri de Montenero, « chevalier de cour », en Sardaigne, se contente d’une seule dame. Le mari le fait chasser de l’île par le seigneur d’Alborea. Il reparaît bientôt, sans vergogne, monté sur un roussin maigre, et, par un mot bouffon, désarme la justice du suzerain. Mais ici, ne sommes-nous pas à mille lieues du monde des troubadours?

Nous sommes plus loin encore de la croisade. Le héros des Novelle antiche, après Frédéric II, n’est autre que Saladin, le terrible Soudan d’Egypte qui battit Lusignan, arracha aux chrétiens Jérusalem et la Palestine et força l’Europe à entreprendre la troisième croisade. Les qualités chevaleresques de Saladin étonnèrent le moyen âge, qui nous a laissé sur le prince musulman une légende très riche. Il est intéressant d’y signaler un double courant de traditions. Les plus anciennes sont hostiles au Soudan; elle se révèlent dans le Novellino par une perfidie que déjoue heureusement le roi Richard d’Angleterre. Celui-ci ayant reçu du Sarrasin un beau cheval, le fit monter d’abord par un de ses chevaliers : le cheval fila tout aussitôt vers le camp des infidèles. Mais le conteur adopte, pour les autres récits, la tradition favorable, celle que Dante a lui-même acceptée. Dans les limbes où les nobles âmes païennes converseront éternellement, en une demi-béatitude, à l’ombre des arbres, au bord d’une belle rivière, le poète a placé Averroès, « qui fit le grand Commentaire », et seul, à part, dédaigneux ou farouche, Saladin:


Solo in parte vidi il Saladino.


C’était, dit le Novellino, « un très noble seigneur, preux et libéral. » Parmi ses prisonniers, était un chevalier chrétien qu’il aimait beaucoup et traitait en ami. Un jour, celui-ci parut très mélancolique ; Saladin l’interrogea : « Messire, je me souviens de mes gens et de mon pays. — Eh bien ! répondit le Soudan, je te fais grâce et te laisse libre. » Il ordonna à son trésorier de compter au chevalier deux mille marcs d’argent. Le scribe, sur son registre, écrivit par inadvertance trois mille, et comme il allait corriger l’erreur : « Ecris, dit Saladin, quatre mille marcs. Ce serait mauvaise aventure si ta plume était plus généreuse que moi. » Un jour de trêve, il fit visite au camp des croisés. Il vit manger les seigneurs à des tables « couvertes de nappes très blanches. » Il vit le repas du roi de France et en loua fort le bel ordre. « Mais il vit les pauvres gens assis misérablement à terre et blâma hautement cela, disant que les amis de leur Seigneur Dieu mangeaient d’une façon plus vile que les autres. » L’histoire était bien plus ancienne que Saladin : on la trouve dans Pierre Damien, le faux Turpin, et deux vieux poèmes chevaleresques, s’appliquant à quatre rois sarrasins différens. Autre leçon donnée aux chrétiens par l’infidèle : les chevaliers admis à le saluer dans sa tente ayant foulé aux pieds un tapis parsemé de croix et « craché dessus comme sur la terre nue, » il leur dit sévèrement : « Vous prêchez la croix, et vous l’avez outragée sous mes yeux : vous n’aimez votre Dieu qu’en paroles et non en action. »

Il suffit maintenant d’une légère évolution de la conscience pour atteindre à l’indifférence religieuse. Et le Novellino n’y a pas manqué. La vieille foi juive, mère du christianisme et de l’islam, si durement traitée en Occident comme en Orient, prendra sous le patronage de Saladin sa revanche de l’Evangile et du Coran. « Le Soudan avait besoin d’argent ; il fit venir un riche juif, afin de le dépouiller. Il lui demanda quelle était la meilleure religion. Si le juif répondait : la juive, c’était une injure à la foi du maître ; s’il disait : la sarrasine, c’était une apostasie ; dans l’un et l’autre cas un bon prétexte à confiscation. Mais l’enfant d’Israël tenait en réserve une histoire qui fut peut-être inventée jadis sur les fleuves de Babylone : « Messire, dit-il, il était une fois un père qui eut trois fils et un anneau orné d’une pierre précieuse, la meilleure du monde. Chacun des fils priait le père de lui laisser la bague en mourant. Et le père, pour contenter chacun, appela un bon orfèvre et lui dit : « Maître, fais-moi deux anneaux semblables à celui-ci et mets à chacun une pierre pareille à celle-ci. » Le maître fit les anneaux si ressemblans que personne, hormis le père, ne pouvait distinguer le vrai. Il fit venir ses fils chacun à part et dit le secret à chacun, et chacun crut recevoir le vrai anneau, que le père seul connaissait bien. C’est l’histoire des trois religions, messire. Le père qui les a données sait quelle est la meilleure, et chacun de ses fils, c’est-à-dire nous autres, nous croyons que nous avons la bonne. » Le Soudan fut émerveillé et laissa le juif s’en aller sans lui faire de mal. »

Les Conti di antichi Cavalieri avaient déjà tenté un timide rapprochement entre la foi chrétienne et l’islamisme : « Saladin, disent-ils, permit « à des frères chrétiens » venus « pour sauver son âme » et l’arracher « à une loi de damnation », de disputer avec ses docteurs. Ceux-ci demandent au maître le supplice des moines. Saladin refuse : « Ils sont venus, dit-il, pour sauver mon âme; j’offenserais Dieu en leur donnant la mort comme récompense. » « Il leur fit grand honneur et les laissa aller. » Mais, dans le conte des Trois Anneaux, l’Italie gibeline, mûrie trop vite, se détachait du christianisme aussi résolument qu’avait fait la France albigeoise. L’Église romaine et l’Italie guelfe, les moines mendians et leurs tiers-ordres virent avec terreur, à la cour de Frédéric II, se dresser la Babel théologique, cathédrale et basilique, synagogue et mosquée, où officiaient fraternellement les clergés de tous les rites du monde. La conscience chrétienne protesta par la voix de Dante contre les incrédules, les tièdes et les épicuriens « qui font mourir l’âme avec le corps », et la Nouvelle dut faire pénitence pour les péchés de sa première jeunesse. Avec l’honnête conteur Francesco da Barberino, nous reculons doucement vers le moyen âge.


VI

Il était né, une année avant Dante, en 1264, dans la région montagneuse qui sépare Florence de Sienne, tout près de Certaldo, berceau de Boccace. Il étudia les sept arts à Florence et put y recevoir les conseils littéraires de Brunetto Latini. Puis il suivit, à Bologne, les cours de droit écrit et de droit canonique. De Bologne, il passa à l’université de Padoue. De 1309 à 1313, nous le trouvons en Avignon, près de Clément V, en Bourgogne, en Auvergne, à Paris, près de Philippe le Bel; en Picardie, à la cour de Louis le Hutin, héritier présomptif de Philippe, il connut l’historien de saint Louis, Joinville, qui avait alors quatre-vingt- dix ans. Il remplissait sans doute, durant ces quatre années, quelque longue mission d’ordre juridique et ecclésiastique. A son retour en Italie, il prit le grade de docteur en droit. Il fut dès lors notaire et demeura jusqu’à sa mort le conseil de l’évêque de Florence. La commune estimait fort le personnage; il s’acheminait, sans se tourmenter beaucoup, vers les plus hautes magistratures de la cité, quand la peste de 1348, la peste du Décaméron, arrêta inopinément sa carrière, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Boccace a loué, en latin, sa science, son intégrité et même, je pense avec un demi-sourire, la splendeur de son génie, splendidi ingenii sui nobilitatem. Car ce notaire avait été moraliste et poète, et ce poète avait parsemé ses vers de contes en prose. A regarder les choses de plus près, on peut le signaler comme l’inventeur, à Florence, de la morale expérimentale et pratique. Dans ses deux grands ouvrages versifiés, le Reggimento e Costumi di Donna, — Éducation et Mœurs de la Femme, — et les Documenti d’arnore, Préceptes d’amour, enfin, dans ses Fiori di novelle, aujourd’hui perdus, c’est bien de la Florentine et du Florentin qu’il a voulu assurer le bonheur par la vertu et aussi par mille petites recettes ingénieuses contre la malice ou la perversité du prochain. Ses Nouvelles ne sont que des preuves à l’appui de ses préceptes. Aussi convient-il, avant de prêter l’oreille au conteur, d’écouter le moraliste. Et nous n’aurons pas perdu notre temps.

Barbe ri no, quand il prêche les bonnes mœurs, est loin d’être ennuyeux. La naïveté et l’ironie, la bonhomie, la droiture de cœur, la timidité et le bon sens le plus fin, forment en lui un mélange très piquant des meilleures qualités de la conscience et de l’esprit. Ce qu’il prise surtout dans la vie morale, c’est la modération, la réserve, la prudence. Il recommande la chasteté et la virginité pour la paix et la dignité qu’elles assurent à la femme, non pour l’auréole dont elles couronnent les vierges de la Légende Dorée. Il nous met sans cesse en garde contre les enthousiasmes irréfléchis, les illusions du cœur et de l’imagination, les entraînemens de la passion. Il souhaite, tel qu’un disciple d’Epictète, que l’on considère les choses comme elles sont, non comme elles paraissent. Si l’on endure quelque calamité, la sagesse veut que l’on pense à une plus grande encore qui pourrait survenir, et qu’on se résigne, en tirant du mal le meilleur parti possible, avec l’espérance obstinée d’un retour heureux de la fortune. Il n’a pas l’âme chevaleresque, méprise les tournois des seigneurs provençaux, les dangers brillans et inutiles. Mais il hait encore plus la lâcheté : « Mieux vaut mort d’honneur que vie mauvaise. » L’adresse est néanmoins à ses yeux une bien belle vertu : « Les adroits sont supérieurs aux forts; l’habileté, l’art et la patience emportent plus que la violence les villes et les provinces ; mais là où toutes ces qualités sont d’accord, elles font le succès certain. » Avec ces vieux Florentins, on va toujours à leur cher fils Machiavel.

Pour l’honneur et la sécurité des femmes, Barberino est d’une inépuisable sollicitude. On n’a vu jamais de directeur d’âmes plus scrupuleux ni plus méthodique. Afin de ne négliger aucun bon conseil, il classe, comme en des cartons d’archives, tous les âges, toutes les conditions sociales et religieuses de la femme, depuis l’adolescence jusqu’à la vieillesse, de la reine à la plus humble servante, même à l’esclave. La jeune fille en âge de prendre mari; la fille qui se marie à l’âge où elle ne l’espérait plus; la femme mariée, du premier au quinzième jour après les noces, puis du premier au troisième mois de vie conjugale; la veuve, jeune, vieille, entre deux âges; la veuve qui prend un second, même un troisième époux; la béguine, la nonne, la recluse, la dame de compagnie, la nourrice; puis, la toilette, les divertissemens, les conversations, les jeux d’esprit, les oraisons, notre notaire a tout prévu, tout analysé, tout réduit en préceptes. Il parle en son nom, ou passe le discours à des personnages allégoriques comme il s’en trouve au Roman de la Rose. Mais Guillaume de Lorris et Jean de Meung sont bien scolastiques, gâtés par les universaux, et les abstractions qu’ils font mouvoir ont la figure inerte et le geste raide des sculptures gothiques. Ce Florentin, au contraire, est très vivant; on sent en lui une sorte de confesseur laïque de vaste expérience, consulté par les familles, par les femmes en danger de perdition, par les maris tourmentés de mauvais songes. Chacun de ses vers semble renfermer le souvenir d’un aveu, l’écho d’un mea culpa. « Garde-toi, dit-il aux jeunes dames, garde-toi des pèlerins avec leurs barbes et leurs sébiles, qui demandent l’aumône, vont s’asseoir près des femmes; puis font des prophéties où les sottes se laissent prendre. Garde-toi du médecin, qui regarde moins la maladie que les charmes de la malade. Si tu es jeune, ne va pas pour tes procès aux cours de justice, mais laisse aller tes procureurs. Prends garde au tailleur qui offre gratuitement ses services et, prenant ses mesures, tourne autour de toi en t’admirant. Ne va pas de nuit aux offices ou aux étuves, si tu es prudente. Si tu veux aller au bal où se trouvent aussi des cavaliers, qu’il fasse au moins grand jour ou que les lumières soient assez vives pour que l’on voie ceux qui chatouillent la paume de la main : « Chessiveggia chi man gratta. » Il dénonce le péril et « le serpent » jusque dans l’ombre des petites chapelles, sur les degrés du confessionnal ou de l’autel. Il ferme au prêtre la porte de la maison, et il défend à la femme de l’entr’ouvrir pour lui. Il ne veut pas qu’elle consulte le moine en secret; elle lui parlera en plein air, « devant les églises. « Il se méfie des dévotes, « qui marchent dans la rue leur rosaire à la main et n’ont au cœur que des pensées de vanité, » ou qui « étalent ouvertement leurs aumônes, font parade de leurs jeûnes et se frappent fortement la poitrine. » Ce guelfe, légiste épiscopal, si timoré, avait embrassé la religion intérieure prêchée jadis à l’Italie par François d’Assise. Pour lui, la vraie piété était l’amour de Dieu. « Quand vous priez, fait-il à l’abbesse du Reggimento, ayez dans le cœur ce qui est dans vos paroles. » « Adorez en tous lieux, dit-il dans les Documenti, car Dieu est présent partout. » « Priez tout bas, car Notre Seigneur ne regarde que le cœur. » C’était la maxime même de Dante en son Convitto et la pure doctrine du Père Séraphique.

D’un homme si raisonnable il ne faut point attendre un sentiment exalté de l’amour. S’il a lu la Vita nuova ou les sonnets de Guido Cavalcanti, il a dû les juger dangereux pour la paix de l’âme; les poésies de l’école sicilienne ou des troubadours lui ont semblé sans doute des lectures d’une condamnable sensualité. Ne lui parlez ni de volupté ni d’extase amoureuse. Sa gaie science est tout aristotélique. Amor, — écrit-il au Commentaire latin, encore inédit, des Documenti, — est medium inter duo extrema. Il considère l’amour comme une sorte d’entéléchie, une qualité noble des cœurs tranquilles, une vertu aussi éloignée du rêve mystique que de l’appétit charnel. Au fond, il n’y voit guère qu’une disposition très saine au mariage. Pour lui, le véritable amant est absolument discret, et la femme aimée aussi réservée et hautaine que pure. « Les femmes honnêtes, dit-il, aiment moins, mais sont parfaites. » De cette première vue excellente découle logiquement toute la morale en action de Francesco. Il proscrit toutes les faiblesses humaines qui mettent en péril la chasteté : la gourmandise, le jeu, la richesse excessive, les regards complaisans portés sur les femmes légères. « Fuis comme la peste les femmes sans pudeur, n’écoute que les dames sages ; arrête peu tes yeux sur leur visage et moins encore sur leurs mains. » Le conseil vaut pour la campagne comme pour la ville : « Si tu trouves l’hôtesse agréable, feins de ne point la voir, car elle te vendra bien cher son amer sourire. » Quant à l’épouse à rechercher, j’ose à peine dire à aimer, qu’elle ne soit ni belle, ni laide, ni lettrée, ni bavarde; qu’elle ne chante pas trop souvent à sa fenêtre ; qu’elle n’aime point la promenade; que, dans la rue, elle ne regarde ni à droite ni à gauche. Ce notaire, si Florence avait suivi sa doctrine, n’aurait assurément point rédigé beaucoup de contrats de mariage.

Mais Barberino, une fois son client marié, le suit à travers la vie, avec une sollicitude touchante, et, à chaque pas, l’avertit d’un danger, lui dénonce une embûche. Comptez de combien de gens il veut qu’on se méfie : les gens calmes comme eau dormante, les gens tristes, ceux qui ne regardent pas en face, ceux qui froncent les sourcils, ceux qui clignent de la paupière, les bellâtres, ceux qui baissent la tête en société, ceux qui vont pompeusement, « comme s’ils portaient une poutre », ceux qui marchent en sautillant comme les petits garçons ! Si l’on est en compagnie d’honnêtes gens authentiques, qu’on s’entretienne de Dieu avec les gens d’Église, de remèdes avec les médecins, de morale avec les philosophes, de plaisirs purs avec les jeunes gens, de belles petites histoires, belle novelette, aussi neuves que possible, avec les dames vertueuses.

Pour les voyages, il a tout prévu. On emportera double bagage, double bourse. On n’étalera jamais son argent. Il faut des chevaux qui ne soient ni blancs ni marqués d’un signe particulier. En quittant l’hôtellerie, on ne dira point le chemin qu’on va suivre. À l’occasion, il est utile de changer de nom et de vêtemens. Ne liez pas conversation avec les premiers venus. Un pont est toujours préférable à un gué. Pour les montagnes, il convient d’emporter des fourrures. On ne s’aventurera dans les cols qu’à l’heure recommandée par les gens du pays. On ne boira point à une fontaine sans s’être informé sur la nature de l’eau. En mer, autres affaires : un bon navire, un patron qui ne louche pas ; des poules et des chapons, de bons vins, un moulin à bras, un barbier, un médecin, un aumônier. Si l’on découvre au loin quelque navire suspect, il faut, sans retard, mettre le cap vers le rivage. « Enfin, dit Francesco, toujours en ses Préceptes d’amour, si vous naviguez avec votre femme à bord, munissez-vous d’un cercueil pour le cas où Madame mourrait en mer, d’une croix à lui mettre entre les mains, d’une inscription priant de l’enterrer honorablement si le flot la porte au rivage. Il y faudra joindre une bourse d’argent pour les messes funéraires et pour la tombe. »

Il est aisé de prévoir, dès à présent, le caractère dominant des nouvelles de maître Barberino : ce sont des moralités.

Elles inspirent l’horreur du péché et l’amour de la vertu. Elles étalent les conséquences lamentables non seulement du vice, mais de la simple galanterie, de la légèreté, de la coquetterie, de toutes les vanités mondaines. Elles sont écrites en langue sèche et claire, appuyées de témoignages et de preuves, presque toutes historiques et empruntées pour la plupart aux troubadours provençaux, dont notre conteur avait lu les ouvrages. On connaissait les nouvelles éparses dans le Reggimento, M. Antoine Thomas nous a révélé celles que renferme le manuscrit du Commentaire des Documens. Francesco, pour ajouter à l’autorité de son récit, paraît parfois lui-même comme témoin : « Je me souviens d’avoir rencontré une noble dame. » « Comme je me trouvais en cette abbaye, l’abbé, en me contant une histoire, me montra un jeune homme qui descendait des personnages dont il me parlait. » « En passant par l’Auvergne, on me fit voir près de Notre-Dame du Puy un château. » Il faut bien croire sur parole un narrateur si exact, même quand l’aventure a tout l’air d’un conte bleu. Telle est celle d’un chevalier savoyard à qui le roi d’Angleterre, séduit par la renommée de ses mérites, offre en mariage sa propre fille, « fontaine de toutes les beautés. » Il passe la Manche, se rend à la cour, admire la fiancée, mais se laisse bien plus charmer par la bonne éducation d’une petite fille de neuf ans, la fille de messire Guillaume, son hôte. Le Savoyard, sans hésiter, renonce à la princesse, demande la main de la petite Gioietta, l’obtient, épouse l’enfant « sans dot » et l’emporte dans un panier d’osier attaché au des d’un cheval. L’histoire est invraisemblable, mais la moralité en est radieuse. Un chevalier normand avait deux filles : une belle, de tête folle, âgée de 15 ans; l’autre, de 13 ans, moins belle mais très sage. L’aînée, Margarita, ne pensait qu’au mariage et feignit, pour décider son père, d’être la maîtresse d’un écuyer. La voilà mariée, et mal mariée, avec le rustre. La sage, Joanna, déclara qu’elle resterait fille, et, en récompense de sa réserve, épousa, onze années plus tard, le frère du duc de Normandie. Celui-ci étant mort sans héritier direct, Joanna devint duchesse « et s’assit sur le trône ducal, tandis que la belle Margarita demeura à terre comme les autres. »

Tout ceci est à la fois édifiant et enfantin. Mais Francesco a dans son répertoire d’autres Nouvelles réellement atroces, qu’il conte avec une parfaite sérénité. Une dame jeune, ni belle ni laide, passait par la ville d’Orange. Quelques chevaliers la suivent par désœuvrement, avec des louanges sur ses grâces qui lui font perdre la tête. Elle se pare et ne quitte plus sa fenêtre, la rue ou les églises. Toute la jeunesse d’Orange la suit à son tour. Elle a toujours sur les talons un cortège d’admirateurs ironiques. Ni son père, ni son mari ne parviennent à la guérir de sa ridicule fantaisie. Un jour, les enfans d’Orange se mirent de la fête et «lui jetèrent tant de pierres qu’elle mourut. »

Ce conte, emprunté au troubadour Pierre Vidal, n’est encore qu’un accident tragique. Celui-ci, qui sort de la même source, n’est plus qu’un crime abominable. Un jour, le frère du duc de Bourgogne, revenant de France, vit sa belle-sœur accourir à lui ; il la pressa si tendrement sur son cœur que le duc, témoin de cette effusion, conçut aussitôt les plus graves soupçons. Le soir, il dit à sa femme: « Que signifient de pareilles manières? » Elle lui répondit : « C’est par amour pour vous que votre frère a agi ainsi, et moi, en le laissant faire, je ne crois pas avoir mal fait. — Au contraire, vous deviez lui adresser des reproches sévères. » La conversation en resta là, mais, quelques jours après, le duc invita son frère, le plaça à côté de sa femme et leur versa secrètement du poison à tous deux : trois jours après ils étaient morts.

Francesco est assurément un chrétien de vieille roche, très convaincu de la perversité originelle de notre nature, préoccupé le la rude discipline à laquelle il convient de plier l’homme pour le rendre bon. Il croit à la tentation quotidienne de lame, et la vision triste du tentateur le hante. Voici un conte du Reggimento que Boccace eût écrit d’un ton bien différent, l’histoire d’une fille très belle, âgée de vingt-cinq ans, qui s’était retirée seule en une cellule, près de Noyon, en plein désert. L’ermitage semblait inaccessible. Néanmoins, tous les mauvais garçons de la contrée, « comme me l’a raconté un chanoine de la cathédrale », rôdaient sans cesse aux alentours, pour l’induire à mal ; elle leur parlait de sa petite fenêtre, « sans se laisser voir », et sa pureté constante était un vrai miracle. Vainement un sage religieux lui représenta-t-il le danger de ces colloques : « Je suis, dit-elle, si ferme dans l’amour divin que si le serpent d’Eve, avec la ruse de tous les démons, venait me tenter, je ne le craindrais point. » Mais ledit serpent l’avait bien entendue. La nuit d’après, elle eut un songe; elle se crut reine, et que le roi son époux « lui faisait grande fête. » Le lendemain, adieu rosaire, office, oraisons! elle ne pensait plus à Dieu. Le rêve infernal revint, et quand le serpent la sentit en humeur de damnation, il se présenta sous la forme d’une belle comtesse et lui annonça que le fils du roi demandait sa main. Elle répondit qu’elle était libre encore, n’ayant point fait vœu de virginité et qu’elle ne demandait pas mieux que d’obéir. Le diable alors fit signe à un des mauvais garçons de monter à l’ermitage ; mais Dieu eut pitié de la malheureuse et lui dépêcha un ange. La comtesse, exorcisée par l’ange, redevint serpent, et, vaincue, s’en alla en disant : « Je suis le serpent d’Eve : tu as cru en savoir plus que moi et je t’ai trompée. » La jeune fille s’évanouit, puis appela le bon religieux, lequel la conduisit, en toute hâte, à un couvent de femmes. Elle y pleura longtemps sa faiblesse, et y mourut enfin en renom de grande sainteté.

La fantastique histoire est contée très gravement par Barberino afin de prouver aux femmes vouées à la vie religieuse de quels périls le démon les menace jour et nuit. La nouvelle suivante est plus étrange encore ; elle semble sortir de quelque chronique monacale du Xe siècle. Des gentilshommes ont chassé des nonnes de leur couvent pour mettre à leur place leurs propres filles, âgées de dix-huit ans, sous la crosse d’une sainte abbesse. Mais bientôt les jeunes vierges ne pensent plus qu’à festiner, à se farder, « à se faire belles. » Dieu, résolu à les punir et à venger les anciennes résidentes, envoie un ange à Satan, et propose au tentateur de perdre les joyeuses petites sœurs. Satan ne se fait pas prier et charge de la mission un diable de confiance, très malin, nommé Rasis. Celui-ci commence par une visite à l’abbesse. Il a pris la figure d’une respectable vieille, et annonce la venue prochaine de trois filles naturelles du roi d’Espagne qui apporteront au monastère une riche dotation. Puis, sous la forme d’un jeune homme, Rasis racole dans le pays trois adolescens, -âgés de treize, quatorze et quinze ans, « très beaux et très blonds. » « Je veux, dit-il, vous rendre riches, vous raser la tête et la voiler à la mode des pucelles et vous faire entrer là dans ce couvent, où sont les plus belles créatures du monde, avec lesquelles vous aurez du plaisir. » Il leur donne à chacun, dans un panier d’osier, trois cents fleurs desséchées qu’il fait briller comme ducats d’or, leur en promettant mille pour le jour où ils quitteront la clôture. Il les laisse, et les attend, sous son masque de vieille dame, à la porte de l’abbaye. Il présente les fausses novices à l’abbesse avec quatre mille cailloux qui semblent autant de florins d’or. Voilà les loups dans la bergerie. Ils y firent un ravage terrible. Au bout de neuf mois, craignant un scandale inouï, ils s’enfuirent du bercail. Alors les gens de la contrée et les parens des douze petites nonnes, avertis de l’aventure, envahirent le couvent, lapidèrent les jeunes religieuses, enterrèrent toutes vives les servantes, brûlèrent la pauvre abbesse, rôtirent un frère convers qui s’était glissé dans la cellule d’une des nonnes, et rappelèrent les premières occupantes au monastère d’où on les avait chassées. Quant aux trois louveteaux, ils trouvent sur un pont le jeune homme aux paroles dorées avec qui ils avaient conclu le pacte diabolique et lui réclament naïvement les trois mille ducats. Rasis reçoit fort mal leur requête et les jette, par-dessus le parapet du pont, dans la rivière, où ils se noient.

Dans ce conte, la complicité du bon Dieu et de Satan me paraît bien inquiétante. Quoi! un si cruel martyre et la damnation éternelle à ces pauvres filles, pour un peu de fard aux joues et le trop grand amour des friandises monastiques! Et quel singulier phénomène que cette conscience du notaire florentin, si dégagée de la religion étroite, si libre du côté des hommes d’Eglise, où pénétraient cependant une théologie si trouble et des images si douloureuses ! Francesco tenait encore au bon vieux temps, celui où la peur du diable était le commencement de toute sagesse. Quelques années avant lui, le rédacteur du Novellino, d’un esprit plus clair et plus réellement italien, avait orienté le conte vers l’avenir. Moins soucieux de l’édification et de la discipline morale que de l’agrément de son lecteur, le scribe anonyme tendait de loin la main à Boccace.


EMILE GEBHART.