Les Conversations d’Émilie/10

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Humblot (1p. 304-367).

DIXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, vous voilà enfin ! Bon ſoir, ma chere Maman ! Que je ſuis aiſe de vous revoir ! Comment vous portez-vous à préſent ? Mieux que tantôt. Je vois cela à votre air, & je m’en vais danſer de joie. Tenez, je ne peux pas vous voir ſoufrir ; c’eſt au deſſus de mes forces : notez cela dans vos tabletes ; mais ne l’oubliez plus. Vous m’avez envoyée aux Tuileries : eh bien, j’y ai été & j’y ai vu quelque choſe de bien extraordinaire.

La Mere.

Et quoi donc ?

Emilie.

Une petite demoiſelle bien parée, qui n’était pas plus grande que moi, & qui regardait toujours ſes nœuds de manches, tournant toujours ſes yeux de la gauche à la droite, & de la droite à la gauche.

La Mere.

Bon ! On ne s’attend pas à un événement de cette importance.

Emilie.

Elle ne regardait pas ſeulement autre choſe ; auſſi tout le monde riait & ſe moquait d’elle.

La Mere.

Comment, tout le monde s’occupait de ces nœuds de manches ? Vous avez raiſon de vous vanter d’avoir vu quelque choſe d’extraordinaire.

Emilie.

Eh bien, elle ne s’apercevait de rien de tout cela.

La Mere.

Toujours à cauſe de ſes nœuds de manches ? Et vous, vous étiez du côté de tout le monde qui riait ?

Emilie.

A vous dire la vérité, Maman, cela ne m’a pas paru bien plaiſant ; mais j’entendais dire tout autour de moi que c’était bien ridicule.

La Mere.

C’eſt que le ridicule n’eſt pas toujours plaiſant. Et vous ne connaiſſez pas cette petite demoiſelle aux nœuds de manches ?

Emilie.

Non, Maman, je ne la connais pas, ni ma bonne non plus. Mais la bonne de Mademoiſelle de Solanges, que nous avons rencontrée à la promenade, a dit que c’était ſûrement la fille de quelque cuiſiniere, que ſa maîtreſſe s’était divertie à parer, parce que ſi c’était une demoiſelle de condition, elle ne ſerait pas ſi étonnée d’être bien miſe & d’avoir des nœuds de manches.

La Mère.

Vraiment voilà une remarque bien noble & bien belle !

Emilie.

Et puis, elle s’eſt tout de ſuite retournée vers ſon éleve, & lui a dit avec un ton fort aigre : Pour vous, Mademoiſelle, c’eſt encore pis : car vous voyez fort bien quand on ſe moque de vous ; mais vous ne vous en ſouciez nullement, & vous allez toujours votre train.

La Mère.

Voilà après une remarque très-fine, une leçon de morale donnée très-à-propos ! Et vous, comment avez-vous trouvé cette remarque & cette morale ?

Emilie.

Mais vous ſavez bien, Maman, que ce ne ſont pas mes principes qu’on reprene les enfans comme cela devant le monde. Cela ne peut faire plaiſir ni à ceux à qui cela s’adreſſe, ni à ceux qui en ſont témoins par occaſion. Je crois que Mademoiſelle de Solanges penſe comme moi ſur ce chapitre.

La Mère.

A moins qu’elle ne ſoit comme ſa bonne la dépeint, également inſenſible à l’éloge & à l’improbation.

Emilie.

Cela ſerait bien triſte. L’improbation eſt le contraire de l’approbation, n’eſt-ce pas ?

La Mère.

Oui, c’eſt le blâme, la critique. Mais vous, ma chere amie, avez-vous un peu penſé à vos nœuds de manches pendant ce temps-là ?

Emilie.

Comment mes nœuds de manches ? Vous voyez bien, Maman, qu’avec une robe à la polonaiſe, je n’en ai pas pu avoir.

La Mère.

Je croyais que tout le monde avait les ſiens, c’eſt-à-dire, ſes défauts, ſes ridicules, & qu’il ne s’agiſſait que d’imiter la petite fille & de tenir les yeux fixés deſſus.

Emilie.

Ah, vous le prenez dans ce ſens ? Vous êtes drôle, ma chere Maman, avec vos nœuds de manches.

La Mère.

Je penſe que ſi tout le monde fixait les yeux ſur les ſiens, on ne verrait pas tant ceux des autres, & chacun s’en trouverait mieux.

Emilie.

Cela rappelle la fable de la beſace.

La Mère.

Qu’eſt-ce qu’elle dit cette fable ?

Emilie.

C’eſt celle où tous les animaux ſont contens de leur figure ?

La Mère.

Ils ſe trouvent tous parfaits & critiquent leurs camarades. Je voudrais me ſouvenir des derniers vers.

Emilie.

Nous nous pardonnons tout, & rien aux autres hommes.
On ſe voit d’un autre œil qu’on ne voit ſon prochain.
Le fabricateur ſouverain
Nous créa beſaciers tous de même maniere,
Tant ceux du temps paſſé que du temps d’aujourd’hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derriere,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui.

La Mère.

Voilà les nœuds de manches changés en beſaces. La robe à la polonaiſe ne vous a pas empêchée, je penſe, de porter vos deux beſaces aux Tuileries ?

Emilie.

Oui, oui, je vous entends, Maman.

La Mère.

Et laquelle avez-vous rapporté la mieux garnie, celle de devant ou celle de derriere ?

Emilie.

En vérité, Maman, j’étais ſi preſſée de vous revoir, que je n’y ai pas pris garde.

La Mère.

Comme je vous ai fait un peu attendre, je croyais que vous aviez eu le loiſir d’y regarder.

Emilie.

J’y regarderai ce ſoir.

La Mère.

Et pour y mieux voir, mettez la conſcience de la partie. Je crois qu’il y a du temps que vous ne lui avez parlé. Elle eſt bonne à conſulter ; perſonne ne voit comme elle le fond

d’une beſace.
Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, ce ſoir je ferai avec elle un déménagement général de mes deux beſaces. Tout ce qu’il y a dans la beſace de derriere, je le logerai dans celle de devant, & avec ce qu’il y a dans celle-ci, je meublerai la beſace de derriere.

La Mere.

Si vous êtes capable d’effectuer ce déménagement, j’aurai une grande conſidération pour vous ; & vous vous en trouverez d’ailleurs parfaitement bien. Les deux beſaces deviendront tous les jours plus légeres. Vous ne mettrez preſque jamais rien dans la beſace des défauts d’autrui, parce que vous ne vous en occuperez point ; & vous vuiderez inſenſiblement la beſace de vos défauts, parce que les voyant ſans ceſſe, vous voudrez les corriger.

Emilie.

Si cela arrive, Maman, jamais déménagement n’aura valu autant de profit.

La Mere.

Ce qui m’en plaît, c’eſt que je m’apercevrai dès demain matin, ſi le déménagement a eu lieu.

Emilie.

Juſqu’à préſent, ma chere Maman, vous n’avez fait que vos exclamations ſur mon hiſtoire, & j’ai fort bien vu que vous vous moquiez de moi ; mais dites-moi à préſent, là ſérieuſement, comment vous la trouvez, & ce que vous penſez de cette petite fille.

La Mere.

Je n’en penſe rien du tout. Elle a peut-être eu des motifs particuliers & que nous ne pouvons pas deviner, pour regarder toujours à droite & à gauche ; peut-être auſſi eſt-ce une tête bien vuide & bien vague, qui ne peut être fixée que par des nœuds de manches. Mais qu’eſt-ce que cela me fait, & pourquoi voulez-vous que je m’occupe d’une telle niaiſerie ? Si nous avions été enſemble aux Tuileries, il y a à parier qu’elle aurait paſſé & repaſſé vingt fois devant nous, ſans que je l’euſſe remarqué, ni peut-être vous non plus.

Emilie.

Cela pourrait bien être ; mais comme tout le monde la regardait, on ne pouvait pas s’empêcher de regarder auſſi de ce côté-là.

La Mere.

L’hiſtoire de tout le monde me paraît bien plus ſinguliere que celle de la petite fille. Convenez que ce monde n’avait pas la tête moins vuide qu’elle, pour s’occuper d’un objet ſi frivole & ſi peu digne d’attention. Cela m’a même paru ſi extraordinaire que j’étais tentée de croire un moment que tout ce monde ſe bornait à Emilie, Mademoiſelle de Solanges & leurs deux bonnes.

Emilie.

Non, je vous aſſure, Maman, que la moitié de l’allée regardait & en parlait.

La Mere.

Il faut donc qu’elle ait eu dans ſa figure ou dans ſon allure quelque choſe de particulier, & qu’une action, en elle-même très-inſipide & très-plate, en ait reçu un tour original & comique. Mais trouvez-vous un grand plaiſir à vous amuſer des ridicules des autres ?

Emilie.

Moi, Maman ? Aucunement. Je vous avoue que cela me paraît triſte.

La Mere.

Et à moi auſſi, à moins qu’il ne ſoit queſtion de mes propres ridicules ou de ceux de mes amis intimes, comme d’Emilie, par exemple ; alors j’en plaiſante volontiers.

Emilie.

Ah oui, je ſais bien ; c’eſt pour me corriger.

La Mere.

Je parle de tous mes amis intimes & de moi-même ; mais pour les indifférens & les inconnus, j’avoue que je n’ai pas aſſez de temps de reſte, pour m’occuper de leurs défauts.

Emilie.

Je crois que dorénavant je n’en aurai pas non plus pour eux.

La Mere.

Ne croyez-vous pas auſſi qu’il faut bien autant d’eſprit, de fineſſe & de tact pour ſaiſir les belles & bonnes qualités d’une perſonne, que pour découvrir ſes ridicules ?

Emilie.

Et vous, Maman, qu’en croyez vous ?

La Mere.

Moi, j’en ſuis convaincue, d’autant que j’ai vu des gens d’un eſprit très-commun & même très-borné, ſaiſir les ridicules dans la grande perfection, & que j’ai eu plus d’une fois occaſion de remarquer, qu’une des propriétés les plus conſtantes d’un eſprit lumineux & pénétrant, d’un grand eſprit, du véritable eſprit enfin, c’était de percer l’écorce pour découvrir le mérite & le bien, & que les hommes d’une certaine trempe mépriſaient trop les imperfections, pour en faire un objet d’occupation ou d’amuſement.

Emilie.

Propriété veut dire qualité ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, ma chere amie.

Emilie.

Ah, je crois bien qu’il y a plus de plaiſir à s’occuper du bien que du mal.

La Mere.

Et plus de mérite auſſi, parce que les imperfections ſautent aux yeux de tout le monde, tandis que la modeſtie cache ſouvent ſous ſon voile, les bonnes, les grandes, les nobles, les touchantes qualités de l’ame.

Emilie.

Je lui enleverai ſon voile, ſi je puis. Mais, Maman, comment trouvez-vous la conduite de la bonne de Mademoiſelle de Solanges ?

La Mere.

Je laiſſe à Madame de Solanges le ſoin de la trouver bonne ou mauvaiſe.

Emilie.

Je ne m’en mêlerai donc pas non plus. Mais vous n’approuvez pas au moins le ton aigre ?

La Mere.

Ni moi, ni perſonne, je penſe. Cependant avant de la condamner ici, il faudrait ſavoir juſqu’à quel point Mademoiſelle de Solanges eſt acoutumée à exercer la patience de ſa gouvernante. Car ſi par haſard elle en abuſait continuellement, il ne faudrait pas s’étoner qu’à la fin la pauvre bonne ſe trouvât au bout de ſa proviſion.

Emilie.

Cela eſt vrai pourtant.

La Mere.

Je crois qu’une jeune perſonne habituellement indocile & revêche à la raiſon peut changer le caractere d’une bonne gouvernante, & le rendre à la longue tout à fait mauvais.

Emilie.

— Mais non, Maman, c’eſt tout le contraire ; il faut que la bonne change le mauvais caractere de ſon éleve.

La Mere.

Oui, c’eſt là le but de l’éducation ; mais malheureuſement il eſt plus aiſé de faire tort à un bon arbre, que de redreſſer un méchant arbriſſeau. Nos bonnes n’ont pas toujours reçu elles-mêmes des principes aſſez ſûrs, une inſtruction & une éducation aſſez ſoignées pour venir à bout d’une beſogne ſi difficile, & pour être en état de ſervir de modele parfait & irréprochable aux jeunes perſonnes qu’on leur confie.

Emilie.

Mais tant pis, Maman, tant pis.

La Mere.

J’en conviens ; mais il ne dépend pas de nous d’éviter cet écueil. J’ai oui dire qu’en pays étranger il était aſſez commun de trouver dans une certaine claſſe, des perſonnes bien nées, bien élevées, qui ont reçu elles-mêmes une éducation éclairée & ſenſée, & qui ſe deſtinent enſuite au métier pénible & honorable de gouvernante ; on peut donc leur confier ſes enfans ſans inquiétude. Nous n’avons pas chez nous le même avantage. Rarement une bonne qui ſe voue à cet emploi important, a reçu une meilleure éducation que celles que leur fortune condamne à la ſervitude domeſtique. Elles peuvent être honnêtes & fidelles ; mais on n’en doit pas attendre ni exiger des ſervices plus eſſentiels & plus élevés.

Emilie.

Elles n’ont qu’à faire comme la bonne de Mademoiſelle de Perſeuil. Je parie, Maman, que vous ne trouvez rien à redire à celle-là, & qu’elle vous paraît comme une bonne en

pays étranger.
Le Mere.

Il eſt vrai qu’elle a le maintien le plus décent & le plus convenable, & que je lui trouve tout à fait l’air d’une perſonne de mérite & bien élevée.

Emilie.

Vous me l’avez dit, & je l’ai remarqué comme vous ; mais vous ne l’entendez pas parler à ſa petite amie. Maman, c’eſt avec une ſageſſe, une douceur ; il n’y a jamais ni trop, ni trop peu.

La Mere.

Malheureuſement les perſonnes de ce mérite ſont preſqu’introuvables. Mais ſavez-vous à quoi cette diſete engage ?

Emilie.

Je crois, ma chere Maman, que nous autres enfans nous n’avons qu’à être bien raiſonnables ; cela rend le métier de bonne plus aiſé.

La Mere.

Je penſe comme vous, qu’un enfant bien né peut rendre une gouvernante médiocre bonne. Voilà pour les enfans. Et les meres ?

Emilie.

Ah, je ne me mêle pas des meres.

La Mere.

Je crois qu’en France une mere a une obligation d’autant plus étroite de ſe former elle-même pour être en état de veiller ſur l’éducation de ſes enfans, qu’elle a moins de ſecours à attendre des perſonnes avec qui elle voudrait partager ce ſoin.

Emilie.

Je vois que c’eſt un rôle bien difficile que celui d’une mere ; mais ce ne ſont pas mes affaires, dieu merci. Quant à ma bonne & moi, nous n’avons jamais de différend enſemble. Elle me dit : C’eſt la volonté de Madame votre mere ; & c’eſt fini. Seulement elle me dit qu’elle s’ennuie de ne me pas voir davantage ; mais je lui réponds : C’eſt la faute de Maman ; pardonnez-moi, ſi je ne m’ennuie pas d’être avec elle ; & c’eſt fini.

La Mere.

Je ſuis fort contente de votre bonne. Elle a tout le zele qu’il faut, & elle n’en a pas plus que je n’en déſire.

Emilie.

Et moi auſſi j’en ſuis fort contente. Toutes les bonnes, au moins en ce pays-ci, ne peuvent pas reſſembler à celle de Mademoiſelle de Perſeuil… Mais à propos, Maman ; j’allais oublier le plus eſſentiel. J’ai lu hier une belle hiſtoire dans ce livre que vous m’avez prété. J’étais venue ce matin pour vous en parler ; mais quand je vous ai vu ſoufrante… Oh, tenez, ne penſons plus à cela. Parlons de notre hiſtoire. Elle eſt belle, belle, belle. Savez-vous, Maman, qu’elle a fait pleurer mon frere ?

La Mere.

Lequel ?

Emilie.

Mon frere cadet.

La Mere.

Et vous ?

Emilie.

Moi, je n’ai pas pleuré !

Le Mere.

L’hiſtoire ne vous a donc pas paru touchante ?

Emilie.

Ecoutez, Maman, je m’en vais, vous la conter ; vous direz ſi j’ai mal fait de ne pas pleurer.

La Mere.

Sans ſavoir votre hiſtoire, je vous dirai d’avance que vous avez bien fait de ne pas pleurer, dès qu’elle ne vous a pas aſſez touchée pour provoquer vos larmes, & que votre frere a bien fait de pleurer, dès qu’il était atendri.

Emilie.

Mais je n’entends pas cela. Nous n’avons pas fait la même choſe, & nous avons bien fait tous deux !

La Mere.

Oui, parce que tous les deux vous avez ſuivi le mouvement de votre cœur. Le ſien s’eſt atendri, il l’a écouté ; le vôtre ne vous a rien dit, vous ne pouviez donc pas pleurer.

Emilie.

Reſte à ſavoir lequel de nos deux cœurs avait raiſon.

La Mere.

Celui qui était le plus acceſſible à l’impreſſion de la vérité.

Emilie.

Maman, que je vous conte mon hiſtoire que j’ai lue, & vous verrez.

La Mere.

Je le veux bien.

Emilie.

Or écoutez & ſoyez toute oreille.

La Mere.

J’écoute au moins de toutes mes oreilles.

Emilie.

Il y avait deux vieux bons hommes qui étoient une fois ſur les montagnes… les montagnes…

La Mere.

Tout eſt-il écrit avec cette élégance ?

Emilie.

Mais, Maman, je n’ai pas retenu les mots, je vous conte les choſes d’après moi. J’ai oublié le nom de la montagne ; mais c’eſt égal.

La Mere.

Comment égal ? Vous voulez me faire grimper ſur une montagne ſans nom ?

Emilie.

Mais je ne le ſais pas, Maman.

La Mere.

En ce cas, dites-moi du moins dans quel pays elle eſt.

Emilie.

Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Je ne ſaurai donc pas la patrie de ces bons vieillards ?

Emilie.

Ah, voilà que je m’en ſouviens. C’était au bord de la mer… Non, non, ils devaient y aller… Mais non, ils ſont reſtés dans les Alpes, proche de la Savoie, ſi je ne me trompe.

La Mere.

Dieu merci, me voilà orientée ! A préſent je les vois d’ici, ces bonnes gens.

Emilie.

Vous les voyez d’ici ? Je voudrais bien les voir auſſi.

La Mere.

Ou, ſi je ne les vois pas, je ſais au moins où les prendre ; je ſais mon chemin de Paris en Savoie.

Emilie.

C’était tout ce que je déſirais de ſavoir hier en liſant leur hiſtoire ?

La Mere.

Une fois en Savoie & au pied des Alpes, je les découvrirai peut-être.

Emilie.

Ou je vous aiderai à grimper la montagne : car s’il faut grimper, ma chere Maman, je crois que j’en ſais plus long que vous. Mais c’eſt d’ici en Savoie que mon chemin m’embaraſſe. Eſt-il long, eſt-il court, je n’en ſais rien.

La Mere.

J’avais cependant oui dire que vous vous livriez à l’étude de la géographie.

Emilie.

Cela eſt vrai. J’avais prié mon frere aîné de me la montrer un peu à votre inſu : je voulais vous ſurprendre agréablement avec ma ſcience ; mais c’eſt un mauvais maître, il n’a point de patience.

La Mere.

Peut-être avec ceux qui n’ont point d’attention.

Emilie.

Le fait eſt, ma chere Maman, que j’ai fort mal profité de ſes leçons.

La Mere.

Il faudra donc chercher un autre maître : car enfin il ſera bientôt temps de ſavoir trouver ſon chemin d’ici en Savoie.

Emilie.

Eh bien, Maman, ces deux vieillards étaient-là. Ils s’étaient fait une petite maiſon, & ils avaient un lit avec deux matelas & un ſommier de crin, & puis des livres, & puis deux chaiſes de paille ; & puis ils priaient le bon dieu, & puis…

La Mere.

Et ils étaient là avec tous ces Et Puis ?

Emilie.

Mais non, Maman ; c’eſt que je conte.

La Mere.

Je vous ai quelquefois conté des hiſtoires, mais je ne me rappelle plus ſi je vous ai fait trébucher d’Et puis en Et puis. En ce cas ce ſerait une repréſaille de votre part, & j’aurais tort de vous chicaner.

Emilie.

Allons, allons, je m’en vais bien dire. Il leur était arrivé bien des malheurs à ces deux meſſieurs. Il y en avait un qui était bien riche, bien riche.

La Mere.

C’eſt un malheur dont on ſe conſole ordinairement.

Emilie.

Oui ; mais l’autre ne l’était pas.

La Mere.

Et pourquoi ne l’était-il pas ? Qu’eſt-ce qu’ils faiſaient tous deux ſur cette montagne avec un lit & des livres, l’un d’eux étant ſi riche ?

Emilie.

Mais non, Maman, un moment de patience ; c’eſt qu’il ne l’était plus, comme vous allez voir.

La Mere.

Voyons donc.

Emilie.

C’eſt-à-dire, qu’il n’eſt devenu riche qu’à la fin de mon conte.

La Mere.

Vous le commencez donc par la fin ? Il fallait m’en prévenir, car ce n’eſt pas l’ordinaire.

Emilie.
Oh Maman, cela n’y fait rien.
La Mere.

Pour vous qui ſavez votre hiſtoire ; mais pour moi !

Emilie.

Pardonnez-moi, Maman, vous la ſaurez auſſi.

La Mere.

Mais ſi vous euſſiez commencé à la lire par la fin & à rebours, croyez-vous que vous l’euſſiez aſſez compriſe pour me la ſi bien conter, & que votre frere eût pu pleurer ?

Emilie.

Fort bien, Maman, moquez-vous de moi ! Tout cela vient de ce que j’ai mal commencé. Mais auſſi pourquoi avez-vous voulu ſavoir le nom de la montagne tout de ſuite ? Cela m’a brouillée. Or, quand on embrouille ſes écheveaux en commençant, il n’y a plus de remede ; il faut couper avec les ciſeaux. Tenez, Maman, coupons.

J’ai toujours oui dire que les plus courtes ſotiſes ſont les meilleures. Si vous voulez, nous parlerons d’autre choſe.

La Mere.

Comment, vous ſeriez capable de me laiſſer là au beau milieu des Alpes avec vos deux vieillards que je ne connais ni de près, ni de loin ?

Emilie.

Eh bien, Maman, contez-moi le commencement, ſeulement pour me remettre, & puis je vous dirai bien la fin.

La Mere.

Vous voulez que je vous conte votre hiſtoire ? Je n’en ſais ni le commencement ni la fin. Tâchez de vous remettre, & puis vous la recommencerez, là poſément.

Emilie.

Ah, Maman, dieu m’en préſerve ! Je craindrais de vous ennuyer à la mort. Mais puiſque vous ne pouvez pas vous détacher de ces deux meſſieurs, je vais continuer… J’ai beau me remettre, il ne me vient rien… Ah, j’y ſuis ; je l’eſpere du moins… Celui qui était bien riche a tout donné, parce que l’autre n’avait rien. Il lui a dit : Prends tout, mon frere.

La Mere.

Comment, ces meſſieurs étaient freres ?

Emilie.

Sans doute, Maman. Vous ne ſaviez pas cela ?… Tenez, je m’en ſouviens à préſent, ils ont eſſuyé une tempête parce qu’ils étaient embarqués… Ah… C’eſt qu’ils demeuraient à Bruxelles, & ils voulaient ſe rendre en Italie.

La Mere.

Ils ſont allés de Bruxelles par mer ſur les Alpes ?

Emilie.

Mais, Maman, je ne ſuis pas obligée de ſavoir toutes leurs allées & venues, je ne les connais que depuis hier au ſoir ; d’ailleurs l’hiſtoire eſt bien longue, & je n’aurais pas fini d’ici à demain ſi je voulais tout expliquer. L’eſſentiel, c’eſt qu’ils ſont très heureux ſur cette montagne, excepté l’un d’eux qui eſt triſte, parce qu’il a perdu ſa femme, qui eſt morte dans la priſon en nouriſſant ſon enfant. C’était ſon boulanger, ſon boucher & puis d’autres qui en étaient la cauſe… Ah, oui, ſon frere arriva malheureuſement trop tard dans la priſon, parce qu’elle était morte.

La Mere.

La priſon ?

Emilie.

Mon dieu, non, Maman, vous ſavez bien qui. Cette pauvre femme mourut ; mais le frere emporta l’enfant.

La Mere.

Dieu merci, voilà déja un enfant ſauvé. Si vous mettiez dans vos récits autant d’ordre & de clarté que de rapidité & de mouvement, je crois que vous feriez des chef-d’œuvres. Je ne vous ai jamais vu cette volubilité.

Emilie.

C’eſt que je voudrais vous débaraſſer de mon conte ; il doit vous paraître inſupportable, tout beau qu’il était… Ah, pardonnez-moi, j’y ſuis à préſent. C’eſt le feu qui avait brûlé tout ſon bien la nuit, qui était dans ſon porte-feuille, & puis…

La Mere.

La nuit était dans ſon porte-feuille ?

Emilie.

Mais non, Maman, c’était ſon bien qui était dans ſon porte-feuille. Mais tout eſt réparé : ils ſont vieux, mais très-heureux & riches auſſi. Vous diſiez qu’ils n’avaient qu’un lit & des livres. Détrompez-vous, Maman ; ils ont des vaches, des chevres, une laiterie. Je voudrais que nous puſſions leur demander à goûter. C’eſt la meilleure crême & le meilleur beure à vingt lieues à la ronde. Et l’enfant n’eſt plus un enfant. Il s’eſt marié, & ſa femme a ſoin de ſon vieux pere, qui pleure les jours d’atendriſſement, & qui vivra cent ans, quoiqu’il ait eu bien des chagrins ; mais ils ſont oubliés, & les deux vieillards diſent tous les ſoirs à leurs enfans, quand gens & bêtes ſe portent bien : La providence de dieu ſoit bénie ! Elle eſt au deſſus de la ſageſſe humaine… Ah !

La Mere.

Je ne doute pas, ma chere amie, qu’avec tous ces ingrédiens ; une montagne, une tempête, une priſon, un boulanger, un boucher, un porte-feuille brûlé, un Prends tout, mon frere ; des vaches, des chevres, une laiterie, un vieillard qui pleure d’atendriſſement, & de petits enfans qui jouent entre ſes jambes, on ne puiſſe faire une hiſtoire fort intéreſſante. Il ne s’agit que de trouver un joueur d’échecs aſſez habile pour nous aider à mettre chacune de ces pieces à ſa véritable place.

Emilie.

Je parie, Maman, que vous l’aurez fait, avant que nous nous couchions,

La Mere.

Non, je vous aſſure ; je ne ſuis pas aſſez habile pour cela. .

Emilie.

Tenez, Maman, je vous dirai franchement, cette petite fille aux nœuds de manches, & puis ces gouvernantes qu’on ne trouve qu’en pays étranger… & puis encore avant toutes choſes votre mauvaiſe conduite de ce matin, tout cela m’a barbouillé la tête au point que je n’ai rien dit qui vaille.

La Mere.

Il eſt vrai que je ne me rappelle pas de vous avoir vu la tête dans un pareil déſordre ; vous avez inventé le modele du découſu & du galimatias.

Emilie.

C’eſt que, pour vous dire mon ſecret, j’étais excédée de cette hiſtoire, & je voulais m’en débaraſſer vîte, vîte.

La Mere.

Vous n’avez pas choiſi le plus ſûr moyen. Mais qui vous obligeait à me faire ce conte ? Moi, j’étais à cent lieues de votre montagne ; vous m’y avez entraînée avec une admiration qui vous a ſaiſie ſubitement, & que je me flatais de gagner auſſi.

Emilie.

Cela ſerait arrivé, Maman ; mais malheureuſement je n’étais pas en train ; mais c’eſt que je n’en ſavais rien, ſans quoi je n’aurais pas commencé. Quand on a commencé, il faut ſauter le foſſé, dit Monſieur de Boiſy ; on ne peut plus reculer.

La Mere.

Si vous voulez ſavoir la vérité, je vous dirai que ce ne ſont ni les nœuds de manches, ni les gouvernantes des pays étrangers qui vous ont ſi fort embrouillé votre hiſtoire.

Emilie.

Qui donc ?

La Mere.

Vous toute ſeule, parce que vous l’avez lue hier ſans aucune attention.

Emilie.

Hem ! Cela pourrait bien être. Mais dites-moi donc, Maman, comment vous faites pour tout deviner ; car vous n’y étiez point, & vous m’apprenez là un fait que je ne ſavais pas moi-même.

La Mere.

Il ne faut pas être ſorciere pour deviner que, ſi vous aviez lu avec attention, vous auriez conté avec clarté & néteté.

Emilie.

A préſent je me rappelle comment tout cela s’eſt paſſé. Quand j’ai vu mon frere pleurer, je me ſuis reproché de n’avoir pas lu avec plus d’attention… Car c’était moi qui liſais, mais ma tête trotait toujours… Je me ſuis dit : Si je n’étais pas ſî étourdie, je pleurerais auſſi à préſent. Mais il n’y avait plus moyen, car nous étions déja à la providence de dieu, quand cette réflexion m’eſt venue.

La Mere.

Mais au moins ne fallait-il pas avoir l’étourderie de vouloir me conter une hiſtoire que vous ne ſaviez pas.

Emilie.

Autre ſotiſe ! J’ai cru qu’en l’annonçant comme très-belle, cela me la ferait retrouver, parce que quand on eſt engagé, il faut s’en tirer avec honneur.

La Mere.

Cette reſſource ſerait excellente, ſi elle pouvait réparer les diſtractions paſſées ; mais on ne peut retrouver ce qu’on n’a jamais poſſédé.

Emilie.

Auſſi vous voyez comme je m’en ſuis tirée ?

La Mere.

Vous ignorez, je crois, un plus grand danger que vous avez couru.

Emilie.

Quel danger donc ?

La Mere.

Celui de prendre de l’humeur.

Emilie.

Moi de l’humeur, Maman ; & quand je ſuis avec vous ! Jamais, jamais. C’eſt trop laid cela. Tenez, cela ne peut pas arriver ; l’humeur eſt tout ce que je déteſte le plus au monde.

La Mere.

Il eſt vrai que je ne vous y ai pas vu fort diſpoſée juſqu’à préſent ; & je vous en félicite. Malgré cela, il y a des momens où je crains que vous ne ſoyez menacée de cette maladie.

Emilie.

Comment pouvez-vous craindre de ces choſes-là ?

La Mere.

Tenez, de votre volubilité, de la rapidité que vous avez miſe dans votre narration, à l’impatience ; & de l’impatience à l’humeur, il n’y avait qu’un pas.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais je ne l’ai pas fait ce pas.

La Mere.

Je vous rends cette juſtice.

Emilie.

Je me le rappelle à préſent, Maman, vous m’avez dit l’autre jour que l’humeur eſt toujours un aveu de notre faibleſſe. Croyez-vous qu’on ſoit bien curieuſe de s’avouer & de montrer aux autres qu’on eſt ſi faible ?

La Mere.

Non ſûrement ; mais ce que vous redoutez ſi fort & avec raiſon, peut vous arriver par un côté d’où vous ne l’attendez point du tout.

Emilie.

Voyons donc ce côté, Maman, & fermons-le vîte : car je ne me ſoucie pas, mais abſolument pas d’être mauſſade.

La Mere.

Je m’en vais vous l’indiquer. C’eſt que je vous crois naturellement un peu pareſſeuſe.

Emilie.

Penſez-vous cela, Maman ? Cela ſerait fâcheux. Je vais pourtant toujours de bon cœur à mes devoirs.

La Mere.

J’en conviens ; mais dès qu’il s’agit de faire un léger éfort de mémoire ou d’application, il me ſemble que la force vous abandonne.

Emilie.

Mais auſſi quand je l’ai fait cet éfort, j’avance comme un petit ange enſuite.

La Mere.

Dans vos jeux, qu’il vous arrive la plus petite contrariété, vous aimez mieux les quiter que de la ſurmonter.

Emilie.

Vous avez obſervé cela ?

La Mere.

N’eſt-ce pas là l’allure d’un eſprit pareſſeux ?

Emilie.

Je le crains ; mais, Maman, quand cela ſerait, quelle liaiſon y a-t-il entre la pareſſe & l’humeur ? Elles ne ſont pas même parentes de loin.

La Mere.

Vous vous trompez, elles ſont tout au contraire très-proches parentes, comme vous allez voir. C’eſt un fait certain, & vous l’avez éprouvé plus d’une fois, que rien ne rend heureux comme l’occupation, rien ne rend triſte comme l’oiſiveté. Or il n’y a point d’occupation ſans application, ſans une certaine contention de la tête.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt que la contention ?

La Mere.

C’eſt la plus forte attention dont une tête eſt capable. Un eſprit actif trouve un grand contentement à déployer cette attention, parce qu’elle lui fait faire des progrès, qu’elle lui fait découvrir tous les jours des objets nouveaux, & qu’elle lui procure encore le ſentiment très-ſatisfaiſant de ſes propres forces. Un eſprit pareſſeux ne connaît aucun de ces plaiſirs. La moindre peine qu’il faut prendre l’éfarouche ; la moindre difficulté qu’il faut vaincre le décourage. Avec cette diſpoſition il eſt impoſſible de faire le moindre progrès. Ainſi, à la place des plaiſirs que procure l’occupation, arrivent l’humiliation, l’ennui, le dégoût & l’humeur.

Emilie.

Maman, voilà une vilaine généalogie.

La Mere.

C’eſt la même hiſtoire avec les contradictions. Vous ſavez que la vie en eſt remplie. Un eſprit actif les ſurmonte, & parvient à ſon but en dépit d’elles ; il jouit par conſéquent de ſa victoire. Un eſprit pareſſeux n’oſe rien entreprendre, la moindre contradiction l’arrête & l’abat, & le force de renoncer à ſes projets : pour toute conſolation il lui reſte l’humeur.

Emilie.

Fort bien ! Et deux ! Mais pourquoi dites-vous donc quelquefois que le ſage ſe ſoumet aux contradictions de la vie ſans murmure ? Je n’ai qu’à me faire ſage, & n’ayant point de murmure, je n’aurai point d’humeur.

La Mere.

A merveille : mais ſavez-vous quand & pourquoi le ſage ſe ſoumet aux contradictions ſans murmure ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Parce qu’avant de s’y ſoumettre, il a eſſayé tous les moyens de les vaincre. Il ne s’y ſoumet qu’après s’être convaincu qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir de les ſurmonter. Alors la raiſon lui dit que l’homme doit ſe réſigner à ce qu’il ne peut changer.

Emilie.

Il n’y a point d’humiliation à cela.

La Mere.

Ni d’humeur à avoir. J’ai connu une petite perſonne qui s’occupait beaucoup dans ſa journée de rubans, de pompons, d’ajuſtemens.

Emilie.

Mais, Maman, ce n’était pas pour elle. Vous ſavez bien qu’elle avait une poupée, dame de qualité, dont c’était ſon devoir de faire la toilete. Quand on eſt en condition, on ne choiſit pas ſes occupations.

La Mere.

Je conviens que ce n’eſt pas pour elle que la jeune perſonne s’occupait de chifons, mais ce n’était pas non plus pour ſa poupée.

Emilie.

Pourquoi donc, Maman ?

La Mere.

Parce qu’elle était pareſſeuſe.

Emilie.

Je ne comprends pas cela, par exemple.

La Mere.

C’eſt que pour penſer à ces fadaiſes, ſon eſprit, ſa mémoire n’avaient aucun éfort à faire, & par conſéquent ſa pareſſe eſpérait y trouver ſon compte. Mais ſa pareſſe la trompait ; car ſon eſprit, quoique pareſſeux, déſirait une nouriture plus ſolide & plus active. Ainſi, quand elle avait donné beaucoup de temps à ces niaiſeries, elle était toute étonée de n’y pas trouver la ſatisfaction qu’elle s’en était promiſe ; elle ſentait du vuide, de l’ennui, c’eſt-à-dire, qu’elle était toute diſpoſée à l’humeur.

Emilie.

Allons, nous y voilà encore. Mais, Maman, pourquoi ſa mere (car je crois qu’elle en avait une & bien tendre,) ne l’a-t-elle pas empêchée de perdre ſon temps avec les chifons ?

La Mere.

Sa mere diſait : Si je l’en empêche, ſi je lui dis : Emilie, ne faites pas cela, par amitié pour moi, elle ſe conformera de bon cœur à ma volonté ; mais elle croira que je lui ai enlevé un grand ſujet de ſatisfaction, une ſource de plaiſirs raviſſans. Il vaut mieux que ſa propre expérience la déſabuſe, & qu’elle voie que le bonheur n’eſt pas là. Il y aura un peu de temps perdu de cette façon ; mais auſſi elle ne ſera pas obligée de me croire ſur ma parole, & elle ſera détrompée pour ſa vie.

Emilie.

Et voilà peut-être pourquoi la poupée eſt allée paſſer l’été dans une de ſes terres, & la jeune perſonne eſt reſtée à Paris auprès de la plus aimable mere du monde.

La Mere.

Cette mere m’a dit : Ce n’eſt pas moi qui empêcherai la poupée de quiter ſa terre & de revenir ici diſpoſer des momens perdus de la petite perſonne : car je hais trop la tyrannie pour l’exercer même contre les poupées.

Emilie.

Si celle-ci revient l’hiver prochain à cauſe des longues ſoirées, j’eſpere qu’elle aura perdu la moitié de ſa paſſion pour les chifons & les ajuſtemens, & que je ne ſerai plus obligée de m’en occuper par état.

La Mere.

Quoi qu’il en ſoit, vous voyez toujours clairement que dans les contradictions de la vie, dans les occupations ſérieuſes, & même dans les occupations frivoles & dans les amuſemens, la pareſſe eſt tout ce qu’il y a de plus nuiſible au bonheur, & que ce n’eſt pas lui faire tort en lui reprochant l’humeur que vous déteſtez ſi fort, comme ſa plus proche parente.

Emilie.

Mais vous la retrouvez donc toujours cette vilaine parente ?

La Mere.

C’eſt que je voudrais bien qu’elle n’approchât jamais de la maiſon.

Emilie.

Savez-vous, Maman, ce que nous ferons ? Nous mettrons la pareſſe à la porte ; les deux parentes ſe rencontreront dans la rue, & s’en iront enſemble bien loin d’ici.

La Mere.

C’eſt ſans contredit le meilleur parti : car auſſi long-temps qu’une d’elles ſera dans la maiſon, on ne peut répondre qu’elle n’ouvre la porte à l’autre ; & ſi elles deviennent une fois maîtreſſes ici, adieu la joie, le bonheur & tous les vrais plaiſirs de la vie.

Emilie.

Mes freres, Maman, ſont-ils pareſſeux ou actifs ?

La Mere.

Vraiment, voilà une queſtion de conſcience. Mais ſi vos freres avaient des défauts, je penſe qu’ils déſireraient qu’on leur en parlât & non à leur ſœur.

Emilie.

Eh bien, je ne vous demande que leurs bonnes qualités.

La Mere.

Si vous mettez la pareſſe à la porte, comme c’eſt votre projet, je ſuis perſuadée qu’avec un peu de ſoin vous n’aurez pas beſoin de moi pour découvrir les bonnes qualités de vos freres. Ils ſont plus âgés & par conſéquent plus formés que vous ; ainſi leurs bonnes & mauvaiſes qualités doivent ſe remarquer plus aiſément.

Emilie.

Mais auſſi je les ai déja remarquées ; je voulais ſeulement ſavoir, ma chere Maman, ſi nous étions, vous & moi, du même avis là deſſus.

La Mere.

Eh bien, un jour, pendant une de nos promenades, nous éplucherons toutes leurs bonnes qualités, & nous verrons ſi nous ſommes d’acord.

Emilie.

Maman, je crois qu’on aime mieux mes freres que moi.

La Mere.

Qui croyez-vous qui aime mieux vos freres que vous ?

Emilie.

Mais tous ceux qui viennent ici. On vous fait ſouvent leur éloge, & de moi l’on ne dit mot.

La Mere.

C’eſt que mes amis ne ſont pas acoutumés à louer en face. Peut-être, lorſque vous n’y êtes pas, votre éloge les occupe-t-il auſſi.

Emilie.

Cela ſerait-il poſſible ? Me dites-vous vrai, ma chere Maman ? Ah, répétez-moi cela encore fois.

La Mere.

Ce n’eſt pas moi qui peux vous l’aſſurer ; mais comme vous devez avoir ce ſoir une entrevue avec votre conſcience, & faire un déménagement de beſaces fort important ; ſi elle vous certifie que vous annoncez quelques heureuſes diſpoſitions, que vous donnez quelques eſpérances fondées, vous pouvez compter que mes amis s’intéreſſent trop à ma ſatisfaction pour ne l’avoir pas remarqué.

Emilie.

En ce cas, c’eſt bien heureux que perſone ne m’ait entendu conter mon barbouillage.

La Mere.

Il eſt vrai qu’on n’y aurait pas remarqué un grand talent pour l’hiſtoire, & que l’effet n’en eût pas été bien brillant.

Emilie.

Ni par conſéquent l’éloge bien pompeux, quand j’aurais eu le dos tourné. Maman, vous n’en direz rien à mon frere ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Non, je vous le promets ; mais ſi vous le voulez, après ſouper, pendant notre petite aſſemblée de famille, nous propoſerons que chacun de nous conte une hiſtoire. Votre frere ayant encore les yeux tout humides d’hier au ſoir, ne manquera pas de nous conter l’hiſtoire des deux vieillards, qui l’a tant fait pleurer. Moi, je ne ferai pas ſemblant d’en avoir la moindre notion, & de cette maniere je l’apprendrai tout naturellement : car je vous avoue que je voudrais avoir le cœur net ſur ces bonnes gens de la montagne.

Emilie.

Et vous, Maman, vous conterez donc auſſi une hiſtoire ?

La Mere.

Il le faudra bien.

Emilie.

Oh, cela ſera charmant !.. Mais moi qu’eſt-ce que je ferai ?

La Mere.

Vous en conterez une également. Nous ne ferons grace à perſone.

Emilie.

Et comment ferai-je ? Je ne ſais pas d’autre hiſtoire que celle qui a fait pleurer mon frere.

La Mere.

Comme celle-là ne vous promet pas un grand ſuccès, je vous conſeille d’en aller lire une à préſent dans le livre que je vous ai prêté. Vous nous la conterez, & vos freres ſeront tout étonés que vous en ſachiez une qui leur eſt inconnue.

Emilie.

C’eſt bien dit, Maman, c’eſt bien dit. Vous auriez fait un bon médecin, car vous ſavez toujours remede à tout. Allons, je m’en vais bien vîte, pour briller ce ſoir, & vous faire oublier mon pot-pourri de la montagne.

(Elle s’en va & revient ſur ſes pas.).

Maman, vous pourriez me rendre un grand ſervice & me faire un grand plaiſir.

La Mere.

Quoi donc ?

Emilie.

Contez-moi une petite hiſtoire, ſeulement longue comme cela. Je verrai comment vous faites, cela me mettra en train, & je conterai ce ſoir comme un petit ange.

La Mere.

Soit. Vous vous y prenez fort à propos. Votre papa m’a dit ce qui lui eſt arrivé ce matin, & je vais vous le redire.

Emilie.

En ce cas je rirai, car les contes de mon papa ſont toujours gais.

La Mere.

Vous verrez, & vous me direz votre ſentiment… Cependant, ſi je vous dis mon conte à préſent, qu’eſt-ce que je conterai à notre aſſemblée ?

Emilie.

Bon, Maman, vous en direz un autre. Vous en ſavez plus, je parie, que nous n’avons de doigts entre nous deux.

La Mere.

Eh bien, ſoit. Auſſi bien l’hiſtoire que vous allez apprendre eſt ſi courte qu’il n’y aurait pas de quoi briller convenablement dans l’aſſemblée de famille.

Emilie.

Voyons donc, recueillons-nous, & obſervons comment il faut conter.

La Mere.

Cela ſera bientôt vu, car mon conte n’a pas autant d’ingrédiens que celui que vous m’avez fait. C’eſt, comme je vous ai dit, un fait arrivé à votre pere ; vous ſavez qu’il eſt ſuccinct dans ſes récits.

Emilie.

Succinct, c’eſt-à-dire, précis & bref ?

La Mere.

Il a couru ce matin à pied pour ſes affaires ; il a voulu paſſer l’eau pour revenir de l’eſplanade des Invalides à la place de Louis XV. En montant dans le bateau, il a vu accourir une femme du peuple qui lui a demandé la permiſſion de profiter de l’occaſion. Pendant que le batelier les paſſe, votre pere, par déſœuvrement, demande à la femme où elle demeure.

— Au Gros-Caillou. — Ce qu’elle fait. — Elle éleve trois enfans, elle file, & ſon mari travaille dans les carrieres. — Et qu’allez-vous faire de l’autre côté de la riviere ? — Je vais au Roule chercher du pain chez mon boulanger. — Votre boulanger demeure bien loin de votre quartier. — J’y vais tous les trois jours réguliérement, & n’achete jamais mon pain ailleurs. — C’eſt donc pour perdre votre temps ? — Monſieur, Monſieur, vous jugez bien vîte. Mon boulanger eſt un brave homme. Il demeurait autrefois au Gros-Caillou. Mon pauvre mari tomba malade ; nous étions dans la peine, abandonnés de tout le monde. Mon boulanger ſeul m’a dit : Que cela ne vous inquiete pas, brave femme. Il nous a fourni pendant trois mois le pain à crédit. La bénédiction divine eſt revenue ; nous l’avons payé, graces à dieu. Depuis, les circonſtances l’ont forcé de quiter notre quartier & d’aller s’établir au Roule. Il n’y eſt pas encore achalandé comme chez nous, & j’y vais porter mon argent & chercher mon pain ; & eût-il la pratique du Roi, j’irais chercher mon pain chez lui, — Voilà mon conte, ma chere amie, ou plutôt celui de votre pere.

Emilie.

O les braves gens !

La Mere.

Qui ?

Emilie.

Mais le boulanger, & puis la femme auſſi.

La Mere.

Mais votre pere a eu un grand tort.

Emilie.

Quoi donc ?

La Mere.

Il lui a dit : Brave femme, combien avez-vous d’enfans ? — Deux garçons & une fille. — Et moi auſſi, brave femme, j’ai deux garçons & une fille. Tenez, à cauſe de vos trois enfans & des trois mois de crédit, il faut que je vous avance l’argent de votre pain pour trois mois. J’ai auſſi une brave femme chez moi, venez la voir & ſes trois enfans.

Emilie.

Il eſt drôle, mon papa, avec ſa brave femme & ſes trois enfans.

La Mere.

Et il lui a donné ſon adreſſe.

Emilie.

Eh bien, Maman, quel tort trouvez-vous donc à mon papa ? Serez-vous bien fâchée de voir arriver chez vous la brave femme ?

La Mere.

Ne voyez-vous pas que c’eſt ſon adreſſe qu’il fallait lui demander, & non lui donner la nôtre ? La brave femme ne paſſe la riviere que pour aller chez ſon boulanger ; je parie qu’elle ne quitera pas ſes trois enfans pour venir nous chercher.

Emilie.

Vous croyez, Maman ? Oh que j’en ſerais fâchée !

La Mere.

Si nous ſavions où la prendre, nous lui aurions fait une viſite en nous promenant.

Emilie.

Oh, Maman, tâchons de la découvrir. Il faut que mon papa, pour ſa pénitence, ſe mette à ſa piſte. De quoi s’aviſe-t-il auſſi d’être étourdi comme ſa fille ?

La Mere.

C’eſt qu’il ne s’attendait pas à un ſi beau paſſage de la riviere.

Emilie.

Vous avez bien raiſon, Maman, voilà véritablement un beau paſſage & une belle hiſtoire !

La Mere.

Eh bien, il faut que celle que vous nous conterez ſoit encore plus belle.

Emilie.

Ah ciel, j’étais à cent lieues de mon hiſtoire que je ne ſais pas encore ! Courons vîte, il n’y a pas un inſtant à perdre.

La Mere.

Mais ſi en faiſant de ces ſauts, vous vous caſſez le cou, adieu l’hiſtoire & l’hiſtoriene.