Les Cosaques/01

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Hachette (p. 1-5).
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I


Le calme régnait dans les rues de Moscou ; on n’entendait qu’à de rares intervalles un grincement de roues sur la neige. Plus de lumière aux fenêtres, les réverbères même étaient éteints. Le son des cloches commençait à vibrer sur la ville endormie et annonçait l’approche du matin. Les rues étaient désertes : ici on apercevait un cocher de fiacre qui sommeillait dans l’attente d’un passant attardé ; là une vieille femme s’acheminait vers l’église, où les cierges allumés jetaient une lueur vacillante sur les châssis dorés des images. La population ouvrière s’éveillait petit à petit, recommençant son rude labeur après le repos d’une longue nuit d’hiver.

Mais la jeunesse oisive n’avait pas encore achevé sa soirée.

À une des fenêtres de l’hôtel Chevalier on voyait à travers les fentes du volet fermé la lumière interdite par la loi. Une voiture, des traîneaux, des fiacres et une troïka de poste stationnaient à la porte de l’hôtel. Le portier, enveloppé dans sa pelisse, se serrait à l’angle de la maison.

« Que restent-ils là à baguenauder toute la nuit ? se demandait un garçon d’hôtel, le visage pâle et tiré, assis dans l’autre chambre. C’est toujours ma chance quand je suis de service. »

On entendait les voix de trois jeunes gens qui soupaient dans la chambre voisine. Ils étaient autour d’une table où se voyaient les restes du souper. L’un, petit, maigre, propret et très laid, regardait d’un air de bonté le voyageur prêt à partir. Le second, un grand jeune homme, était couché sur un divan près de la table, couverte de bouteilles vides. Le troisième, en pelisse courte, marchait par la chambre, et s’arrêtait de temps à autre pour prendre et écraser des amandes, de ses mains fortes et épaisses, mais soignées. Il souriait sans cesse, ses yeux brillaient, ses joues étaient enflammées. Il parlait avec feu, gesticulait beaucoup, cherchait les paroles qui lui manquaient souvent pour exprimer sa pensée et ce qui lui pesait sur le cœur.

« Je puis tout dire en ce moment, dit-il. Je ne cherche pas à me justifier, mais je voudrais que tu me comprennes comme je me comprends moi-même, et non comme la foule envisage l’affaire. Tu dis que j’ai tort envers elle, ajouta-t-il en se tournant vers celui qui le regardait avec bonté.

— Oui, tu as tort, dit le petit laid, et son visage exprima encore plus de douceur et de lassitude.

— Je sais ce qui te porte à le penser, reprit le partant. À ton avis, être aimé suffit et vaut mieux que d’aimer soi-même.

— Oui, chère âme, c’est plus que suffisant, dit le petit homme, ouvrant et fermant les yeux.

— Mais pourquoi ne pas aimer soi-même ? disait le partant après un moment de réflexion et regardant son ami avec une certaine pitié. Pourquoi ne pas aimer soi-même ? C’est un véritable malheur de se savoir aimé et de se sentir coupable parce qu’on ne peut partager l’amour qu’on inspire. Ah ! grand Dieu ! »

Il fit un geste de désespoir.

« Si encore tout se faisait en connaissance de cause, mais non ! Tout se fait inconsciemment, en dehors de notre volonté. J’ai l’air d’avoir surpris, volé cette affection : tu es de cet avis, ne cherche pas à le nier ! Pourtant, veux-tu le croire ? de toutes les sottises que j’ai faites (et j’en ai passablement à me reprocher !), c’est la seule dont je ne me repente pas. Ni avant, ni après. Je ne lui ai menti, ni à elle, ni à ma conscience. J’étais persuadé que je l’aimais ; puis j’ai vu que je me trompais, que c’était un mensonge involontaire, que ce n’était pas de l’amour. Je me suis arrêté, mais son amour à elle allait en grandissant. Suis-je donc coupable de ne pouvoir aimer ? que devais-je faire ?

— Il n’y a plus à en parler, tout est fini maintenant, dit son ami, allumant un cigare pour dissiper sa somnolence. Je te dirai une seule chose, c’est que tu n’as pas encore aimé, et tu ne sais même pas ce que c’est que l’amour. »

Le partant voulut répondre, saisit sa tête de ses deux mains, mais les paroles lui firent défaut.

« Jamais aimé !… Au fond, c’est vrai ! je n’ai jamais aimé, mais j’ai un violent désir de connaître l’amour ; pourtant existe-t-il comme je le comprends ? Le dernier mot n’a pas été dit. Mais pourquoi en parler ? J’ai gâté mon existence, et tout est fini, tu as raison. Je m’en vais recommencer une nouvelle vie.

— Que tu gâteras de nouveau », dit le jeune homme couché sur le divan.

Le partant ne l’entendit pas.

« Je suis peiné de partir, dit-il, et j’en suis heureux en même temps. Pourquoi j’en suis peiné, je ne sais. »

Le partant continuait à parler de lui-même, sans s’apercevoir que ce sujet de conversation intéressait médiocrement ses compagnons. Jamais l’homme n’est aussi égoïste que lorsqu’il se laisse aller à l’exaltation du moment ; il lui paraît que rien n’est aussi intéressant que lui.

« Dmitri Andréitch ! le yamchtchik ne consent plus à attendre, dit en entrant un jeune valet en pelisse de voyage et en cache-nez de laine. Ses chevaux attendent depuis minuit, et il est quatre heures. »

Dmitri Andréitch jeta les yeux sur Vania et crut voir dans son costume de voyage, ses bottes de feutre et son visage endormi l’appel à une nouvelle existence, existence de privation, de labeur et d’activité.

« Il est réellement temps, dit-il ; adieu, mes amis ! »

Il boutonna sa pelisse. Ses amis lui conseillèrent d’envoyer un pourboire au cocher de poste et de le faire encore attendre, mais il refusa, mit son bonnet fourré et s’arrêta au milieu de la chambre. Ses amis prirent congé de lui et l’embrassèrent une, deux, trois fois. Le partant s’approcha de la table, vida un verre de vin, et, prenant la main du petit laid, il rougit.

« Dis-moi encore…, je puis, je dois te parler franchement, parce que j’ai beaucoup d’amitié pour toi… Dis-moi donc…, l’as-tu aimée ? je l’ai toujours soupçonné,… dis,… oui ?

— Oui, répondit le petit jeune homme, souriant doucement.

— Alors peut-être…

— Je vous prie, messieurs, j’ai l’ordre d’éteindre les bougies, dit le garçon d’hôtel, qui ne pouvait s’expliquer pourquoi ces jeunes gens répétaient toujours la même chose. — À qui remettrai-je la note ? est-ce à vous, monsieur ? fit-il en se tournant vers le grand jeune homme, sachant d’avance à qui s’adresser.

— À moi, dit-il. Combien à payer ?

— Vingt-six roubles. »

Le grand jeune homme réfléchit un moment, mais ne répondit rien et mit la note dans sa poche. Les deux autres continuaient à causer.

« Adieu donc ! tu es un bien brave garçon ! » dit le petit maigre au doux sourire.

Les yeux des deux jeunes gens étaient humides. Ils descendirent sur le perron. Le partant se tourna en rougissant vers le grand jeune homme.

« À propos, dit-il, tu feras, n’est-ce pas ? mes comptes avec Chevalier, et tu me les enverras ?

— Oui, oui », répondit l’autre en mettant ses gants, et il ajouta d’une manière tout à fait inattendue : « Comme je t’envie de partir !

— Eh bien ! partons, dit le voyageur, s’enveloppant dans sa pelisse et faisant place dans le traîneau à celui qui l’enviait. Sa voix tremblait.

— Adieu, Mitia ! dit son ami, que Dieu t’accorde… » Il s’arrêta — lui-même ne lui désirait pas autre chose que de partir au plus vite.

Ils se turent un moment, puis quelqu’un cria : « Adieu ! » un autre : « Partez ! » et le yamchtchik fouetta ses chevaux.

« Elisar ! ma voiture ! cria un de ceux qui restaient. Les cochers agitèrent les rênes, les roues de la voiture grincèrent sur la neige.

— Quel excellent garçon que cet Olénine ! dit l’un des jeunes gens, mais quelle idée d’aller au Caucase, et d’y aller comme porte-enseigne ! Je n’y serais allé pour aucun prix. Dînes-tu au club, demain ?

— Certainement. »

Et les jeunes gens se séparèrent.

Le voyageur avait chaud, il s’assit au fond du traîneau et déboutonna sa pelisse. Les trois chevaux au poil hérissé l’emportèrent de rue en rue, dans l’obscurité, passant devant des maisons qu’il n’avait jamais vues. Olénine se dit que les partants seuls passent par de pareilles rues. Tout était sombre, silencieux et lugubre autour de lui, et son âme débordait de souvenirs, d’affections et de regrets.