Les Cosaques/21

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Hachette (p. 91-95).
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XXI


Tout à coup la lumière se fit dans l’âme d’Olénine. Il entendit parler le russe, entendit le bruit cadencé du Térek, et au bout de quelques pas il aperçut les eaux brunes et rapides du fleuve, avec ses sables ondoyants, ses bas-fonds, les steppes, la chaîne des montagnes, et de ce côté l’échauguette du cordon et le cheval sellé broutant parmi les ronces. Le soleil se détacha comme un globe rouge du sein des nuages et éclaira gaiement de ses derniers rayons le fleuve, les roseaux, l’échauguette et les Cosaques, parmi lesquels se trouvait Lucas, qui attira involontairement l’attention d’Olénine par son air fier et vigoureux.

Olénine se sentit de nouveau heureux, sans savoir pourquoi. Il était arrivé à un poste cosaque vis-à-vis d’une habitation de Circassiens amis. Il salua les Cosaques, puis entra dans la cabane, où il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Les Cosaques le reçurent froidement. Il passa dans le vestibule et alluma une cigarette. Les Cosaques ne firent aucune attention à lui, premièrement parce qu’il fumait, puis parce qu’autre chose les préoccupait. Des Tchétchènes, parents de l’Abrek qui avait été tué, étaient arrivés avec un drogman pour racheter le corps. On attendait les chefs cosaques. Le frère du défunt, grand, bien découplé, la barbe teinte en rouge, avait, malgré ses habits déguenillés, l’air calme et majestueux d’un souverain. Il ressemblait d’une manière frappante à son frère. Il n’honorait personne d’un regard, ne jeta pas même les yeux sur le cadavre, et restait accroupi sur ses pieds croisés, fumant une pipe courte, et donnant de temps à autre, d’une voix gutturale et impérieuse, quelques ordres à son compagnon. C’était évidemment un djighite qui avait eu plus d’une rencontre avec les Russes. Olénine s’approcha du cadavre, mais le frère du défunt lui jeta un regard de calme mépris et dit brusquement quelques mots au drogman, qui s’empressa de couvrir le visage du mort. Olénine était frappé de l’air sévère du djighite ; il essaya de lui demander de quel aoul il était, mais le Tchétchène le regarda à peine et se détourna. Olénine, étonné de cette indifférence à son égard, l’attribua à l’ignorance de la langue russe et aussi à la bêtise du Tchétchène. Il s’adressa à son compagnon, qui était espion, émissaire et drogman en même temps, tout aussi déguenillé que le Tchétchène, mais noir et pas rouge, très éveillé, ayant des dents blanches et des yeux noirs étincelants. Il entra volontairement en conversation et demanda une cigarette.

« Ils étaient cinq frères, contait-il en mauvais russe ; c’est le troisième qui périt de la main des Cosaques. Celui-ci est un djighite, un vrai djighite. Quand Ahmet-Khan (c’est le nom du défunt) fut tué, celui-ci était sur l’autre bord, caché dans les joncs ; il a vu comment on a mis le cadavre dans la nacelle, et comment on l’a porté sur le rivage. Il est resté jusqu’à la nuit dans sa cachette ; il voulait tirer sur le vieux, mais on l’en a empêché. »

Lucas s’approcha des causeurs et s’assit à côté d’eux.

« De quel aoul sont-ils ? demanda-t-il.

— Vois-tu dans les montagnes un étroit défilé bleuâtre ? lui dit le drogman, le lui montrant au delà du Térek. Connais-tu Souak-Sou ? c’est dix verstes plus loin.

— Connais-tu à Souak-Sou Guireï-Khan ? demanda Lucas, qui tirait vanité de cette connaissance ; c’est un de mes amis.

— C’est mon voisin », dit le drogman.

Le chef de la sotnia et celui de la stanitsa arrivèrent bientôt, suivis de deux Cosaques. Le centenier était un jeune officier, avancé depuis peu ; il salua les Cosaques, qui ne répondirent pas en criant, selon l’usage des soldats : « Souhaitons bonne santé ! » et quelques-uns même ne lui rendirent pas le salut. Plusieurs pourtant, et entre autres Lucas, se levèrent et se redressèrent. L’ouriadnik fit son rapport : tout était en ordre au poste. Tout cela parut drôle à Olénine : les Cosaques avaient l’air de jouer aux soldats. Bientôt toute étiquette fut mise de côté, et le centenier se mit à parler alertement tatare avec le drogman. On écrivit quelque chose sur un papier, qu’on remit au drogman ; on lui prit l’argent et l’on s’approcha du cadavre.

« Qui de vous est Lucas Gavrilow ? » demanda le centenier.

Lucas se découvrit et s’avança.

« J’ai fait mon rapport au colonel ; j’ai demandé pour toi la croix, car c’est trop tôt de t’avancer ouriadnik. Sais-tu lire ?

— Non.

— Quel beau garçon ! dit le centenier ; de quelle famille es-tu ? des Gavrilow Chéraki ?

— C’est leur neveu, répondit l’ouriadnik.

— Je sais, je sais. Eh bien ! va aider les Cosaques. »

Lucas était rayonnant. Il remit son bonnet et se rassit près d’Olénine.

On déposa le corps de l’Abrek dans un bateau, le Tchétchène s’approcha du rivage, les Cosaques se retirèrent, lui faisant involontairement place.

Il frappa violemment la terre du pied et sauta dans la nacelle. Olénine remarqua que pour la première fois le Tchétchène jeta les yeux sur les Cosaques et fit une brusque question à son compagnon ; celui-ci répondit en montrant Lucas. Le Tchétchène le regarda et, se détournant lentement, porta ses regards vers la rive opposée. Ses yeux n’exprimaient pas la haine, mais un froid mépris. Il dit encore quelques mots.

« Que dit-il ? demanda Olénine.

— Vous nous battez, nous vous brisons ; tout est tohu-bohu », dit le drogman, prononçant à dessein ces paroles incohérentes. Il montra ses dents blanches, éclata de rire et sauta dans la nacelle.

Le frère du défunt était assis immobile et regardait fixement le rivage opposé. Il y avait en lui tant de mépris et de dédain concentrés, qu’il n’éprouvait aucune curiosité à ce qui se passait autour de lui. Le drogman était debout, manœuvrant adroitement la frêle embarcation, jetant les rames tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et parlant sans discontinuer. La nacelle fendait rapidement le fleuve dans sa largeur et diminuait de dimension à vue d’œil en s’éloignant ; le son des voix n’arrivait qu’indistinctement aux Cosaques. Les Tchétchènes abordèrent à l’autre rive, où les attendaient leurs chevaux. Ils enlevèrent le corps et le jetèrent en travers d’un cheval qui se cabrait ; puis ils montèrent en selle et passèrent au pas devant l’aoul, où la foule était accourue pour les voir.

Les Cosaques étaient animés et contents. On entendait de tous côtés leurs rires et leurs joyeux propos. Le centenier et le chef de la stanitsa entrèrent dans la cabane pour se rafraîchir. Lucas, le visage animé et tâchant vainement de prendre un air grave, restait assis, les coudes sur ses genoux et ratissant une baguette.

« Que fumez-vous ? dit-il à Olénine, feignant une curiosité qu’il n’avait pas ; est-ce bon ? »

Il s’adressait à Olénine parce qu’il le voyait mal à l’aise parmi les Cosaques.

« J’y suis habitué. Et quoi ? dit Olénine.

— Hem ! si l’un de nous osait fumer, malheur à lui ! Voyez-vous ces montagnes ? continua Lucas, lui montrant le défilé, elles paraissent bien près, mais vous n’y parviendrez pas. Comment ferez-vous pour revenir à la maison ? Il fait sombre ; je puis vous reconduire si vous voulez ; demandez à l’ouriadnik qu’il me laisse aller.

— Quel beau garçon ! pensait Olénine, admirant l’expression de franche gaieté du Cosaque. Il se rappela Marianna, le baiser furtif sous la porte cochère. L’ignorance et le manque complet d’éducation de Lucas lui firent de la peine. « Quelle folie et quel enchevêtrement d’idées ! pensa-t-il ; un homme en tue un autre, et il en est heureux et content comme s’il avait accompli un haut fait ! Est-il possible que rien ne lui fasse sentir qu’il n’y a pas de quoi se réjouir, qu’il n’y a de bonheur que dans le sacrifice, et non dans le meurtre ? »

« Prends garde maintenant et ne lui tombe pas sous la patte ! dit à Lucas un des Cosaques qui avait accompagné le Tchétchène à la nacelle ; as-tu entendu ce qu’il a demandé ? »

Lucas leva la tête.

« Qui, mon filleul ? dit-il, désignant ainsi le mort.

— Le « filleul » ne se lèvera plus ; c’est de son frère aux cheveux rouges que je veux parler.

— Il n’a qu’à prier Dieu de rester sain et sauf lui-même, répondit Lucas en riant.

— De quoi ris-tu ? demanda Olénine ; si l’on avait tué ton frère, cela te ferait-il plaisir ? »

Le Cosaque regardait Olénine en riant ; il paraissait avoir compris son idée, mais il était au-dessus de tout préjugé.

« Quoi donc ? cela peut bien arriver ; est-ce que parfois on n’égorge pas aussi des nôtres ? »