Les Cosaques/34

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Hachette (p. 144-147).
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XXXIV


Il était tard quand, après avoir achevé sa lettre, Olenine entra chez son hôte. La vieille était assise sur un banc et filait de la soie. Marianna, tête nue, cousait à la lueur d’une chandelle. Elle sauta de sa place en voyant entrer Olénine, et, prenant un mouchoir, alla vers le poêle.

« Reste avec nous, Marianouchka ! »dit la mère.

« Non ! je suis nu-tête. » Et elle grimpa sur le poêle.

Olénine pouvait voir son genou et sa jambe fine. Il régala la vieille de thé, et elle lui offrit de la caillebotte, que Marianna apporta par son ordre ; après avoir placé l’assiette sur la table, elle remonta sur le poêle. Olénine sentait son regard. Il causa ménage avec la vieille, qui, saisie de générosité, lui offrit du raisin trempé et l’engagea à goûter de son vin avec cette rude hospitalité que possèdent les gens qui gagnent leur pain à la sueur de leur front. Cette vieille femme, dont la grossièreté avait frappé jadis Olénine, le touchait maintenant par la tendresse avec laquelle elle parlait de sa fille.

« Dieu soit loué ! nous avons tout ce qu’il nous faut, et du vin, et des salaisons ; nous avons trois tonnes de raisin à vendre, et nous en aurons assez pour notre propre consommation. Reste encore, ne t’en va pas. Tu viendras t’amuser chez nous à la noce.

— À quand la noce ? » demanda Olénine.

Tout son sang se porta au visage, et les battements de son cœur devinrent précipités et douloureux.

Il entendit remuer et craquer des graines derrière le poêle.

« Mais il faudrait que ce fût la semaine prochaine. Nous sommes prêts, dit la vieille avec calme et simplicité, comme si Olénine n’existait pas pour elle. J’ai tout préparé pour Marianouchka ; nous la dotons bien. Le mal est que notre Loukachka se dérange ; il boit et fait des sottises. Un Cosaque de sa sotnia est venu nous dire, l’autre jour, qu’il était allé chez les Nogaïs.

— Il s’aventure beaucoup, dit Olénine.

— C’est ce que je dis. « Prends garde, Loukachka », lui ai-je dit. Il est jeune et fait le fanfaron, mais il y a mesure à tout. Il a volé des chevaux, tué un Abrek ; eh bien ! cela suffit, il devrait se tenir tranquille maintenant, mais non, il pousse les choses trop loin.

— Je l’ai vu une couple de fois pendant l’expédition ; il a encore vendu un cheval », dit Olénine en jetant un regard vers le poêle.

De grands yeux noirs étincelants le regardaient avec une sévère inimitié.

« Eh bien ! dit subitement Marianna, c’est son propre argent qu’il dépense, il ne fait de mal à personne. »

Elle sauta à terre et quitta la chambre en frappant la porte avec violence.

Olénine la suivait des yeux. Quand elle eut disparu, il continua à regarder la porte sans plus écouter la vieille Oulita.

Quelques moments après vinrent des visites : un vieux frère d’Oulita et diadia Jérochka ; ils étaient suivis de Marianna et d’Oustinka.

« Bonjour, dit Oustinka de sa voix flûtée s’adressant à Olénine ; que fais-tu dehors ?

— Je m’amuse », répondit-il.

Il était confus et mal à l’aise. Il aurait voulu s’en aller et n’en avait pas le courage ; il lui était aussi impossible de se taire. Le vieux Cosaque le tira d’embarras ; il lui demanda du vin, et ils en burent chacun un verre ; puis Olénine en prit encore avec Jérochka ; mais, plus il prenait du vin, plus il sentait le poids de son cœur s’alourdir. Les deux vieux devenaient bruyants. Les jeunes filles s’étaient blotties sur le poêle et chuchotaient en regardant boire les hommes. Olénine buvait plus que les autres. Les vieux Cosaques criaient ; la vieille tâchait de les mettre dehors et refusait de servir encore du vin.

Il était dix heures quand les convives quittèrent la chambre, demandant à Olénine d’achever la fête chez lui. Oustinka retourna chez elle en courant. Jérochka mena le vieux Cosaque chez Vania ; la vieille mère alla ranger son garde-manger ; Marianna resta seule. Olénine était frais et dispos comme s’il venait de s’éveiller ; il laissa passer les deux Cosaques et rentra dans la cabane.

Marianna se mettait au lit. Il s’approcha d’elle, voulut parler, mais la voix lui manqua. Elle s’accroupit sur le lit, repliant sous elle ses pieds et se serrant contre le mur ; elle le regardait en silence, d’un œil farouche et épouvanté : il lui faisait peur, et Olénine le sentait. Il eut honte et pitié, et pourtant il était content de lui inspirer ne fût-ce que ce sentiment.

« Marianna ! dit-il, n’auras-tu jamais pitié de moi ? Je ne saurais dire combien je t’aime ! »

Elle se recula encore vers le mur.

« C’est le vin qui parle en toi, tu n’obtiendras rien !

— Non, je ne suis pas ivre. Refuse Loukachka, je t’épouserai. »

« Qu’ai-je dit ? pensait-il en prononçant ces paroles ; les répéterai-je demain. — Oui, certes, maintenant et après ! » répondait sa conscience.

« M’épouseras-tu ? »

Elle le regardait d’un air sérieux, son effroi avait passé.

« Marianna ! je deviens fou ! ordonne, — je ferai ce que tu voudras. »

Et des paroles passionnément insensées sortaient à flots de sa bouche.

« Que radotes-tu ? interrompit-elle en saisissant la main qu’il lui tendait ; elle ne la repoussait pas et la serrait dans ses mains dures et vigoureuses. Est-ce qu’un gentilhomme peut épouser une fille cosaque ? Va-t’en !

— M’épouseras-tu ? tout au monde…

— Et que ferons-nous de Loukachka ? » demanda-t-elle en riant.

Il dégagea la main qu’elle tenait et serra la jeune fille dans ses bras, mais elle se dégagea, sauta pieds nus à terre et s’enfuit comme une biche effarouchée. Olénine revint à lui avec effroi : il eut horreur de lui-même, mais n’eut pas l’ombre de repentir. Rentré chez lui, il ne jeta pas un regard aux Cosaques attablés, mais se coucha et s’endormit d’un profond sommeil, qu’il ne connaissait plus depuis longtemps.