Les Cosaques/42

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Hachette (p. 168-172).
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XLII


Rentré chez lui, il resta une couple d’heures immobile sur son lit, puis il alla chez le chef de la compagnie et demanda à se rendre à l’état-major. Il ne prit congé de personne et chargea Vania de régler ses comptes avec l’hôte. Il partait pour la forteresse où se trouvait son régiment. Dadia Jérochka seul vint le reconduire.

Ils prirent plusieurs verres de vin ensemble. Une troïka de poste se tenait devant la porte, comme au moment du départ de Moscou ; mais Olénine n’analysait plus ses sentiments comme alors ; il ne rêvait plus une nouvelle existence : il aimait Marianna plus que jamais, et savait qu’elle ne partagerait jamais son amour.

« Adieu, père ! lui disait Jérochka. Quand tu feras une campagne, sois plus sage que moi ; écoute les conseils d’un vieillard : quand tu seras en face des fusils ennemis, ne reste pas dans les rangs ! Dès que vous êtes intimidés, vous autres, vous vous serrez les uns contre les autres ; c’est là qu’est le danger : on tire toujours dans le tas. Quant à moi, je m’isolais constamment, c’est pourquoi je n’ai jamais été blessé.

— Et la balle que tu as dans le dos ? observa Vania, qui rangeait la chambre.

— Oh ! ce n’est qu’une polissonnerie des Cosaques, répondit Jérochka.

— Comment ! des Cosaques ? demanda Olénine.

— Oui ! ils étaient tous ivres. Vanka Sitkne m’a flanqué un coup de pistolet là !

— C’était-il bien douloureux ? dit Olénine. — Vania, seras-tu bientôt prêt ?

— Eh ! pourquoi te hâter ? laisse-moi achever… La balle n’a pas touché l’os et est restée dans les chairs. Je lui dis : « Tu m’as tué, frère ! Qu’as-tu fait ? Nous ne sommes pas quittes : tu me dois pour cela un demi-seau d’eau-de-vie. »

— Souffrais-tu beaucoup ? demanda Olénine, qui écoutait à peine.

— Laisse-moi donc achever ! Il donna l’eau-de-vie, nous nous mîmes à boire, — et le sang coulait toujours, — le plancher en était couvert. Le vieux Bourdak disait : « Ce gars va passer ». « Donne encore un flacon d’eau-de-vie ou je te traduis en justice !… » On apporte le flacon, et avons-nous bu !…

— Est-ce que cela ne te faisait pas de mal ? demanda de nouveau Olénine.

— Quel mal ? Ne m’interromps pas, je n’aime pas cela ; laisse-moi achever ! Nous avons donc bu jusqu’au jour ; je me suis endormi sur le poêle. Le matin, pas moyen de remuer les membres !

— Cela faisait donc bien mal ? recommença Olénine, attendant toujours la réponse à sa question.

— Tu crois que cela faisait mal ? Non, mais j’avais les membres engourdis et ne pouvais marcher.

— Tu en es revenu, dit Olénine, qui n’avait pas le courage de sourire, tant son cœur était gros.

— J’ai guéri, mais la balle y est encore ; tâte par ici. »

Et le vieux, ouvrant sa chemise, découvrit ses larges épaules, où l’on sentait une petite balle, près de l’os.

« Sens-tu comme elle remue ? La voilà qui descend ! dit le vieux, qui s’amusait de cette balle comme d’un joujou.

— Loukachka restera-t-il en vie ? demanda Olénine.

— Dieu sait ! Il n’y a pas de médecin ; on est allé en chercher un.

— Où le prendra-t-on ? À Groznoïa ? dit Olénine.

— Oh non ! père ! Si j’étais tsar, il y a longtemps que j’aurais fait pendre tous vos docteurs russes. Ils ne savent que faire jouer le couteau ; ils ont coupé la jambe à notre Cosaque Baklaschew ; ils l’ont estropié, preuve qu’ils sont bêtes. À quoi Baklaschew est-il bon maintenant ? Non, père ! on est allé dans les montagnes chercher un vrai médecin. Autrefois, un de mes amis a été blessé à la poitrine ; vos docteurs l’ont condamné. Alors on a amené Saïb, qui l’a guéri. Ceux des montagnes connaissent les simples.

— Allons donc ! ce ne sont que des billevesées ! répondit Olénine ; Je vous enverrai un médecin de l’état-major.

— Billevesées ! dit le vieux, en le contrefaisant ; imbécile ! imbécile ! tu enverras un médecin. Mais, si les vôtres avaient le sens commun, nos Cosaques iraient se traiter chez vous, tandis que ce sont vos officiers qui font venir nos médecins des montagnes. Tout est mensonge chez vous, tout ! »

Olénine ne répondit pas : il était lui-même d’avis que tout n’était que mensonge dans la société qu’il avait quittée et qu’il allait retrouver.

« As-tu vu Loukachka ? Comment va-t-il ?

— Il est comme mort ; il ne mange, ni ne boit ; il prend seulement de l’eau-de-vie. Il me fait de la peine ; c’est un brave garçon, un djighite comme moi-même. Je me mourais un jour, les vieilles femmes hurlaient autour de moi, ma tête brûlait, on m’avait déjà étendu sous les saintes images. Je reste immobile et j’entends une foule de petits tambours qui battent la retraite sur le poêle ; je leur crie de cesser, et eux de tambouriner de plus belle ! (Le vieux se mit à rire.) Les femmes amènent un de nos prêtres pour m’enterrer. C’était un galant qui faisait l’amour, pervertissait le monde, mangeait gros et jouait de la balalaïka. Je me confesse à lui : « J’ai péché », dis-je. Il me parle de la balalaïka. « Montre-moi le maudit instrument, que je le brise, me dit-il. — Je n’en ai pas », que je réponds. Je l’avais caché dans le garde-manger, sachant qu’on ne l’y trouverait pas.

« Enfin, on m’a laissé tranquille, et j’en suis revenu, et j’ai recommencé à jouer de la balalaïka. Mais que te disais-je donc ? Oui ! suis mon conseil : ne reste pas dans les rangs, on te tuerait, et tu me fais pitié. Tu bois sec, j’aime cela. Tes compatriotes aiment à escalader les monticules ; un des vôtres était venu de Russie ; dès qu’il voyait une colline, il courait. Un jour il courut à cheval, et était très content d’y être ! Mais voilà qu’un Tchétchène le vise et l’abat. Et ces Tchétchènes sont adroits ; il y en a de plus lestes que moi. Je n’aime pas qu’on tue un homme inutilement. Je suis tout stupéfait en regardant vos soldats ; sont-ils bêtes ! ils vont tous en masse, ces chers cœurs, et portent des collets rouges : comment ne pas être tués ? L’un tombe, on l’emporte ; un autre prend sa place ; est-ce bête ! répétait le vieux en hochant la tête. Pourquoi ne pas s’éparpiller, s’isoler ? Ce serait bien plus raisonnable. Fais ce que je te dis, l’ennemi ne te touchera pas.

— Merci, diadia, dit Olénine en se levant et allant vers la porte ; nous nous reverrons un jour, si Dieu veut. »

Le vieux Cosaque restait assis à terre.

« Est-ce qu’on se sépare ainsi, imbécile ? lui dit-il. Nous nous sommes tenu compagnie une année entière, et adieu ! tout est dit ! Et moi, qui t’aime tant, tu me fais de la peine, pauvret que tu es, et toujours seul ! Insociable que tu es ! Il m’arrive de ne pas dormir la nuit et toujours penser à toi, tellement tu m’as fais pitié. La chanson dit vrai : « Il est pénible, cher frère, de vivre en pays étranger ! »

— Adieu donc », dit Olénine.

Le vieux se leva et lui tendit une main, qu’il serra.

« Non, donne-moi la tête, » dit le vieux, et il prit la tête d’Olénine dans ses grosses mains, l’embrassa trois fois et fondit en larmes.

« Je t’aime, adieu ! »

Olénine prit place dans la charrette.

« Eh bien ! tu pars sans me rien donner en souvenir ? Donne-moi une de tes carabines, tu en as deux », disait le vieux, en versant des larmes.

Olénine prit une de ses carabines et la lui donna.

« Que n’avez-vous pas déjà donné à ce vieux ! grommela Vania ; il n’a jamais assez, ce vieux grigou !

— Tais-toi ! lui cria le vieux en riant ; avare, va ! »

Marianna sortait en ce moment du garde-manger ; elle jeta un regard indifférent sur les partants, leur fit un léger salut de la tête et entra dans la cabane.

« La fil ! dit Vania, avec un clignement d’œil et un rire bête.

— Partons ! cria Olénine en colère.

— Adieu, père ! adieu ! je penserai à toi ! » criait Jérochka.

Olénine se retourna : Diadia Jérochka et Marianna causaient entre eux de leurs affaires ; ni le vieux Cosaque ni la jeune fille ne lui jetèrent un dernier regard.