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Les Cosaques/Texte entier

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Les Cosaques
Hachette (p. 1-172).


I


Le calme régnait dans les rues de Moscou ; on n’entendait qu’à de rares intervalles un grincement de roues sur la neige. Plus de lumière aux fenêtres, les réverbères même étaient éteints. Le son des cloches commençait à vibrer sur la ville endormie et annonçait l’approche du matin. Les rues étaient désertes : ici on apercevait un cocher de fiacre qui sommeillait dans l’attente d’un passant attardé ; là une vieille femme s’acheminait vers l’église, où les cierges allumés jetaient une lueur vacillante sur les châssis dorés des images. La population ouvrière s’éveillait petit à petit, recommençant son rude labeur après le repos d’une longue nuit d’hiver.

Mais la jeunesse oisive n’avait pas encore achevé sa soirée.

À une des fenêtres de l’hôtel Chevalier on voyait à travers les fentes du volet fermé la lumière interdite par la loi. Une voiture, des traîneaux, des fiacres et une troïka de poste stationnaient à la porte de l’hôtel. Le portier, enveloppé dans sa pelisse, se serrait à l’angle de la maison.

« Que restent-ils là à baguenauder toute la nuit ? se demandait un garçon d’hôtel, le visage pâle et tiré, assis dans l’autre chambre. C’est toujours ma chance quand je suis de service. »

On entendait les voix de trois jeunes gens qui soupaient dans la chambre voisine. Ils étaient autour d’une table où se voyaient les restes du souper. L’un, petit, maigre, propret et très laid, regardait d’un air de bonté le voyageur prêt à partir. Le second, un grand jeune homme, était couché sur un divan près de la table, couverte de bouteilles vides. Le troisième, en pelisse courte, marchait par la chambre, et s’arrêtait de temps à autre pour prendre et écraser des amandes, de ses mains fortes et épaisses, mais soignées. Il souriait sans cesse, ses yeux brillaient, ses joues étaient enflammées. Il parlait avec feu, gesticulait beaucoup, cherchait les paroles qui lui manquaient souvent pour exprimer sa pensée et ce qui lui pesait sur le cœur.

« Je puis tout dire en ce moment, dit-il. Je ne cherche pas à me justifier, mais je voudrais que tu me comprennes comme je me comprends moi-même, et non comme la foule envisage l’affaire. Tu dis que j’ai tort envers elle, ajouta-t-il en se tournant vers celui qui le regardait avec bonté.

— Oui, tu as tort, dit le petit laid, et son visage exprima encore plus de douceur et de lassitude.

— Je sais ce qui te porte à le penser, reprit le partant. À ton avis, être aimé suffit et vaut mieux que d’aimer soi-même.

— Oui, chère âme, c’est plus que suffisant, dit le petit homme, ouvrant et fermant les yeux.

— Mais pourquoi ne pas aimer soi-même ? disait le partant après un moment de réflexion et regardant son ami avec une certaine pitié. Pourquoi ne pas aimer soi-même ? C’est un véritable malheur de se savoir aimé et de se sentir coupable parce qu’on ne peut partager l’amour qu’on inspire. Ah ! grand Dieu ! »

Il fit un geste de désespoir.

« Si encore tout se faisait en connaissance de cause, mais non ! Tout se fait inconsciemment, en dehors de notre volonté. J’ai l’air d’avoir surpris, volé cette affection : tu es de cet avis, ne cherche pas à le nier ! Pourtant, veux-tu le croire ? de toutes les sottises que j’ai faites (et j’en ai passablement à me reprocher !), c’est la seule dont je ne me repente pas. Ni avant, ni après. Je ne lui ai menti, ni à elle, ni à ma conscience. J’étais persuadé que je l’aimais ; puis j’ai vu que je me trompais, que c’était un mensonge involontaire, que ce n’était pas de l’amour. Je me suis arrêté, mais son amour à elle allait en grandissant. Suis-je donc coupable de ne pouvoir aimer ? que devais-je faire ?

— Il n’y a plus à en parler, tout est fini maintenant, dit son ami, allumant un cigare pour dissiper sa somnolence. Je te dirai une seule chose, c’est que tu n’as pas encore aimé, et tu ne sais même pas ce que c’est que l’amour. »

Le partant voulut répondre, saisit sa tête de ses deux mains, mais les paroles lui firent défaut.

« Jamais aimé !… Au fond, c’est vrai ! je n’ai jamais aimé, mais j’ai un violent désir de connaître l’amour ; pourtant existe-t-il comme je le comprends ? Le dernier mot n’a pas été dit. Mais pourquoi en parler ? J’ai gâté mon existence, et tout est fini, tu as raison. Je m’en vais recommencer une nouvelle vie.

— Que tu gâteras de nouveau », dit le jeune homme couché sur le divan.

Le partant ne l’entendit pas.

« Je suis peiné de partir, dit-il, et j’en suis heureux en même temps. Pourquoi j’en suis peiné, je ne sais. »

Le partant continuait à parler de lui-même, sans s’apercevoir que ce sujet de conversation intéressait médiocrement ses compagnons. Jamais l’homme n’est aussi égoïste que lorsqu’il se laisse aller à l’exaltation du moment ; il lui paraît que rien n’est aussi intéressant que lui.

« Dmitri Andréitch ! le yamchtchik ne consent plus à attendre, dit en entrant un jeune valet en pelisse de voyage et en cache-nez de laine. Ses chevaux attendent depuis minuit, et il est quatre heures. »

Dmitri Andréitch jeta les yeux sur Vania et crut voir dans son costume de voyage, ses bottes de feutre et son visage endormi l’appel à une nouvelle existence, existence de privation, de labeur et d’activité.

« Il est réellement temps, dit-il ; adieu, mes amis ! »

Il boutonna sa pelisse. Ses amis lui conseillèrent d’envoyer un pourboire au cocher de poste et de le faire encore attendre, mais il refusa, mit son bonnet fourré et s’arrêta au milieu de la chambre. Ses amis prirent congé de lui et l’embrassèrent une, deux, trois fois. Le partant s’approcha de la table, vida un verre de vin, et, prenant la main du petit laid, il rougit.

« Dis-moi encore…, je puis, je dois te parler franchement, parce que j’ai beaucoup d’amitié pour toi… Dis-moi donc…, l’as-tu aimée ? je l’ai toujours soupçonné,… dis,… oui ?

— Oui, répondit le petit jeune homme, souriant doucement.

— Alors peut-être…

— Je vous prie, messieurs, j’ai l’ordre d’éteindre les bougies, dit le garçon d’hôtel, qui ne pouvait s’expliquer pourquoi ces jeunes gens répétaient toujours la même chose. — À qui remettrai-je la note ? est-ce à vous, monsieur ? fit-il en se tournant vers le grand jeune homme, sachant d’avance à qui s’adresser.

— À moi, dit-il. Combien à payer ?

— Vingt-six roubles. »

Le grand jeune homme réfléchit un moment, mais ne répondit rien et mit la note dans sa poche. Les deux autres continuaient à causer.

« Adieu donc ! tu es un bien brave garçon ! » dit le petit maigre au doux sourire.

Les yeux des deux jeunes gens étaient humides. Ils descendirent sur le perron. Le partant se tourna en rougissant vers le grand jeune homme.

« À propos, dit-il, tu feras, n’est-ce pas ? mes comptes avec Chevalier, et tu me les enverras ?

— Oui, oui », répondit l’autre en mettant ses gants, et il ajouta d’une manière tout à fait inattendue : « Comme je t’envie de partir !

— Eh bien ! partons, dit le voyageur, s’enveloppant dans sa pelisse et faisant place dans le traîneau à celui qui l’enviait. Sa voix tremblait.

— Adieu, Mitia ! dit son ami, que Dieu t’accorde… » Il s’arrêta — lui-même ne lui désirait pas autre chose que de partir au plus vite.

Ils se turent un moment, puis quelqu’un cria : « Adieu ! » un autre : « Partez ! » et le yamchtchik fouetta ses chevaux.

« Elisar ! ma voiture ! cria un de ceux qui restaient. Les cochers agitèrent les rênes, les roues de la voiture grincèrent sur la neige.

— Quel excellent garçon que cet Olénine ! dit l’un des jeunes gens, mais quelle idée d’aller au Caucase, et d’y aller comme porte-enseigne ! Je n’y serais allé pour aucun prix. Dînes-tu au club, demain ?

— Certainement. »

Et les jeunes gens se séparèrent.

Le voyageur avait chaud, il s’assit au fond du traîneau et déboutonna sa pelisse. Les trois chevaux au poil hérissé l’emportèrent de rue en rue, dans l’obscurité, passant devant des maisons qu’il n’avait jamais vues. Olénine se dit que les partants seuls passent par de pareilles rues. Tout était sombre, silencieux et lugubre autour de lui, et son âme débordait de souvenirs, d’affections et de regrets.



II


« Quels braves cœurs ! que je les aime ! » répétait-il, et ses larmes étaient prêtes à couler. Mais pourquoi ? et qui étaient ceux qu’il aimait ? Il n’aurait pas su le dire. Il regardait machinalement la maison devant laquelle il passait et s’étonnait qu’elle fût si mal construite ; ou bien il se demandait pourquoi Vania et le yamchtchik, qui lui étaient complètement étrangers, étaient pourtant si près de lui et obligés de l’accompagner et de subir les secousses imprimées par les chevaux de volée, qui tiraient brusquement les traits raidis par le froid. Puis il répétait encore : « Qu’ils sont bons ! Que je les aime ! » Une fois même, il dit : « C’est admirable ! » et, se ravisant, il se demanda s’il n’était pas gris. Il avait, à la vérité, pris deux bouteilles de vin, mais le vin seul ne le grisait pas ; il pensait aux paroles affectueuses, si bien senties, qui lui avaient été dites au moment du départ, aux serrements de mains, aux regards, au silence même et au son de voix de celui qui avait dit : « Adieu, Mitia ! » Il se rappelait ses propres aveux, et tout avait pour lui un sens mystérieux et touchant. Au moment de son départ, parents et amis, étrangers peu sympathiques, tous avaient l’air de s’être donné le mot pour lui témoigner un vif intérêt et lui pardonner ses torts, comme à la veille de la communion ou de la mort.

« Il se peut que je ne revienne plus », pensait-il, et il lui parut qu’excepté ses amis il aimait et regrettait encore quelqu’un, et une émotion profonde s’empara de lui.

Ce n’était pourtant pas son affection pour ses camarades qui amollissait son âme au point de lui arracher des paroles incohérentes, ni l’amour pour une femme — il n’avait jamais aimé ; — non, c’était l’amour de lui-même amour chaud, complet, rempli d’attente et de force ; amour de tout ce qu’il croyait beau et bon en lui, et qui le faisait pleurer et murmurer tout bas des paroles sans suite.

Olénine n’avait jamais achevé de cours à aucun collège, il n’avait servi nulle part, il était inscrit au bureau d’un ministère quelconque et comptait au service ; il avait dépensé une grande partie de sa fortune, et à vingt-quatre ans il ne s’était encore décidé pour aucune carrière et ne s’était occupé de rien ; il était ce qu’on appelait alors à Moscou « un jeune homme de la société ». À dix-huit ans, Olénine était déjà aussi libre de ses actions que l’étaient en Russie, il y a vingt ans, les jeunes gens de famille riches, restés orphelins en bas âge. Il n’avait ni frein ni entrave morale, et pouvait penser et agir comme bon lui semblait. N’ayant ni famille, ni patrie, ni foi, il ne croyait à rien et ne se soumettait à aucune autorité. Il n’était pourtant ni philosophe, ni ennuyeux, ni ennuyé, et cédait facilement à toute espèce d’entraînement. Il avait décidé que l’amour n’est qu’un vain mot, et pourtant il tressaillait à la vue d’une jeune et belle femme.

Il prétendait mépriser le rang et la position des hommes haut placés, et pourtant il éprouvait une certaine satisfaction quand le prince Serge l’approchait au milieu d’un bal et lui adressait une parole amicale. Mais il ne cédait à un entraînement qu’autant qu’il ne s’en rendait pas esclave. Dès qu’il pressentait une difficulté, une lutte, la lutte mesquine avec l’existence, il s’empressait d’éloigner l’entrave et de recouvrer sa liberté. C’est ainsi qu’il commença la vie sociale, le service de l’État, les occupations agraires, la musique, à laquelle il s’était un moment voué, et l’amour des femmes qu’il désavouait. Il se demandait comment utiliser les forces de la jeunesse, qui ne se donne qu’une fois : fallait-il les consacrer aux arts, à la science, ou aux femmes ? Non pas les forces de l’intelligence, du cœur, de l’éducation morale, mais ce puissant élan que la jeunesse seule peut donner à l’homme et qui le rend maître de l’univers par la pensée. Il y a des hommes qui ignorent cette force irrésistible : ceux-là, dès l’entrée de la vie, mettent un licou et le gardent jusqu’à la fin de leurs jours, travaillant honnêtement et placidement toute leur existence. Mais Olénine sentait en lui ce Dieu tout-puissant, qui concentre toutes nos facultés en un seul désir, celui de vouloir et d’agir, de se jeter tête baissée dans un abîme, sans trop savoir pourquoi. Il était heureux et fier de cette force inconsciente, de cet élan vers l’inconnu. Il n’avait jusqu’à ce moment aimé que lui-même, il se croyait capable de belles actions et n’avait pas eu le temps de se désillusionner. Tout en s’avouant ses fautes, il se persuadait qu’elles n’étaient que l’effet du hasard, qu’il n’avait pas voulu mal agir, et qu’il allait commencer une nouvelle existence, où il n’y aurait ni faute ni repentir et où il trouverait à coup sûr le bonheur.

Quand on part pour un lointain voyage, on garde, les premières heures, le souvenir vivant des lieux qu’on a quittés ; puis on se réveille avec de nouvelles impressions, on ne songe plus qu’au but du voyage et l’on commence à bâtir de nouveaux châteaux en Espagne. C’est ce qui arriva à Olénine : après avoir quitté la ville, il jeta les yeux sur les plaines de neige, se réjouit d’être seul au milieu des champs, s’enveloppa dans sa pelisse et se mit à sommeiller. Les adieux à ses amis l’avaient énervé ; il songea aux dernières heures passées à Moscou, et les images du passé se dressèrent en foule devant lui, ramenant mille souvenirs confus auxquels il aurait voulu échapper.

Il faisait jour quand Olénine arriva au troisième relais ; il aida Vania à transporter le portemanteau et les malles dans un autre traîneau de poste, et s’y plaça au milieu de ses effets, content de savoir où chaque chose se trouvait, son argent, son passeport et la quittance de la chaussée ; ce sentiment de satisfaction et le long trajet en perspective lui mirent le cœur à l’aise, et son voyage lui apparut comme une véritable partie de plaisir.

Il passa une partie de la journée à calculer la distance qui lui restait à parcourir jusqu’au prochain relais, jusqu’à la ville prochaine, jusqu’au dîner, au thé du soir, jusqu’à Stavropol, et le chemin qu’il avait déjà fait. Il n’oubliait pas non plus ses dettes et calculait combien il en pouvait acquitter, combien d’argent il lui resterait en sus, et quelle part de ses revenus il pouvait dépenser par mois. Après avoir pris son thé, le soir, il se dit qu’il lui restait jusqu’à Stavropol les sept onzièmes de la route à faire, qu’il devait économiser strictement pendant sept mois pour payer toutes ses dettes, et qu’elles lui prendraient la huitième partie de sa fortune. Après cela, il se calma, s’enfonça dans son traîneau et commença à sommeiller.

La voix de Vania et un moment d’arrêt interrompirent son sommeil ; à demi endormi il changea de traîneau et continua sa course.

Le lendemain c’était de nouveau les relais, le thé, la croupe des chevaux trottant rapidement, de courtes conversations avec Vania, les mêmes rêves indécis et le profond sommeil de la jeunesse pendant la nuit.


III


Arrivé sur le Territoire des Cosaques du Don, il changea son traîneau pour une charrette ; passé Stavropol, l’air devint si tiède qu’Olénine se débarrassa de sa pelisse. On était en plein printemps, printemps inattendu qui ravit le jeune homme. Il ne voyageait plus de nuit, on ne lui permettait pas de quitter la stanitsa le soir, — il y avait du danger. Vania en fut alarmé et tenait son fusil chargé. Olénine se sentait de plus en plus heureux. À un des relais le chef lui parla d’un meurtre affreux commis depuis peu. On apercevait des gens armés sur la route. « Voilà où commence la nouvelle ère ! » se dit Olénine, et il attendait avec impatience les montagnes aux cimes de neige, dont on lui avait tant parlé. Un soir, le yamchtchik lui indiqua du bout de son fouet la chaîne qui s’estompait au-dessus des nuages. Olénine y porta avidement ses regards — mais les montagnes s’effaçaient dans la vapeur des nuées. — Olénine aperçut quelque chose de vague, de gris, de moutonné, rien de beau. Il se dit avec dépit que montagnes et nuages avaient le même aspect, et que leur prétendue beauté n’était qu’une déception, comme la musique de Bach et l’amour, et il cessa d’y rêver.

Le lendemain, la fraîcheur de l’air le réveilla avec l’aube ; il jeta un regard indifférent à droite. La matinée était belle et sereine ; il aperçut tout à coup (il lui parut que c’était à vingt pas) des masses énormes d’une blancheur éclatante se dessiner en légers contours et en lignes capricieuses sur un ciel lointain. Quand il comprit combien ces hauteurs imposantes étaient loin de lui, il sentit leur incomparable beauté, fut saisi d’une terreur secrète et se crut le jouet d’un rêve. Il se secoua pour s’assurer qu’il était bien réveillé. Oui, les montagnes étaient là, bien réellement devant lui.

« Qu’est-ce ?… que vois-je ? s’écria-t-il.

— Mais ce sont les montagnes, répondit d’un ton indifférent le yamchtchik.

— Je les admire depuis longtemps, dit Vania ; est-ce beau ? Personne chez nous n’y croirait. »

La chaîne paraissait fuir à l’horizon devant l’allure rapide de la troïka, et ses cimes neigeuses se coloraient d’une teinte rose sous les premiers rayons du soleil.

Olénine fut d’abord frappé de stupeur, puis ravi ; à mesure qu’il admirait tantôt l’un, tantôt l’autre de ces sommets éblouissants, il voyait toute la chaîne se dérouler du fond des steppes et fuir devant lui. Il se pénétrait peu à peu de sa beauté et finit par la sentir profondément. Depuis ce moment tout ce qu’il vit, tout ce qu’il pensait, se ressentit du cachet majestueux des montagnes. Les souvenirs du passé, ses fautes, son repentir, ses folles illusions, tout s’effaça.

« C’est maintenant que tu commences à vivre ! » lui murmura à l’oreille une voix mystérieuse. Le Térek qui serpentait au loin, les stanitsas, les Cosaques, tout prit un aspect solennel à ses yeux. Il regardait le ciel et rêvait aux montagnes, regardait Vania et ne songeait qu’aux montagnes, toujours aux montagnes. Deux Cosaques parurent à cheval, leur fusil par-dessus l’épaule ; la fumée bleue de deux habitations tcherkesses s’élevait au delà du Térek ; le soleil levant éclairait les roseaux qui bordent le fleuve ; une arba[1] quittait la stanitsa ; des femmes paraissaient sur le bord du chemin, des femmes jeunes et belles ; des alrikes[2] couraient dans les steppes, — Olénine ne les craignait pas — il était jeune, vigoureux, bien armé, et il rêvait aux montagnes, toujours aux montagnes !


IV


La contrée du Térek, où sont disposés les bourgs des Cosaques de Grebenskoy, porte sur toute son étendue de quatre-vingts verstes le même caractère. Le Térek, qui sépare les Cosaques des montagnards tcherkesses, roule des eaux troubles et rapides, mais son courant est déjà plus calme et son lit plus large à cet endroit. Ses eaux amoncellent sans cesse un sable gris sur la rive droite, plate et couverte de roseaux, tandis qu’elles creusent la rive gauche, escarpée et couverte de chênes séculaires et de tchinaras[3]. À droite sont les habitations tcherkesses des tribus amies, mais pourtant pas entièrement pacifiques ; sur la rive gauche sont les habitations des Cosaques, situées à une demi-verste de l’eau, sur une étendue de sept à huit verstes. Jadis ces stanitsas étaient au bord même du Térek ; mais le fleuve, déviant chaque année au nord des montagnes, a miné la rive, et l’on ne voit plus maintenant des anciennes habitations que des jardins abandonnés et des arbres fruitiers enlacés de mûriers et de pampres sauvages. Personne n’y habite, et l’on n’y rencontre que les traces des cerfs, des loups, des lièvres et des faisans.

La route d’une stanitsa à l’autre est percée dans la forêt ; elle a la longueur d’une portée de canon. Des cordons se trouvent le long du chemin, de distance en distance ; des sentinelles montent la garde sur des échauguettes entre les cordons. Une étroite langue de terre, fertile et boisée, d’un kilomètre à peu près de longueur, forme la propriété des Cosaques. Au nord commencent les terres sablonneuses des Nogaïs, qui se perdent dans les steppes des Tourkmènes d’Astrakhan et des Kirghiz-Kaïssak. Au sud du Térek est la grande Tchetchnia, la chaîne de Katchkalassow, les montagnes Noires, et plus loin la chaîne de neige, qu’on aperçoit à l’horizon, mais où personne n’a encore osé pénétrer. La langue de terre fertile couverte d’une riche végétation est habitée depuis un temps immémorial par une race guerrière, riche et belle : ce sont des schismatiques russes qui s’appellent Cosaques de Grebenskoy[4].

Il y a des siècles que ces schismatiques ont fui la Russie et sont venus s’établir sur le Térek, parmi les habitants de la grande Tchetchnia, au pied de la première chaîne. Ils s’allièrent aux Tchétchènes, s’approprièrent leurs us et coutumes, tout en conservant pures et intactes leur ancienne religion et leur langue maternelle. Une légende, conservée jusqu’à présent parmi les Cosaques, dit que le tsar Jean le Terrible vint un jour en personne sur le Térek, et somma les anciens des Cosaques de paraître devant lui : il leur fit don de la terre qui est de ce côté du fleuve et les engagea à vivre en paix avec les Russes, leur promettant, en revanche, liberté entière de conscience et d’action. Jusqu’à ce moment les Cosaques se regardent comme parents des Tchétchènes. L’amour de la liberté, de la guerre, de la rapine, est le trait qui les caractérise. La puissance de la Russie ne s’y fait sentir que par les troupes qui y cantonnent en passant, par quelque gêne qu’on impose à leurs élections et par la défense d’avoir des cloches à leur chapelle schismatique. Le Cosaque a, au fond, moins de haine pour le djighite[5] qui a tué son frère, que pour le soldat russe qui loge chez lui pour défendre sa stanitsa, mais qui fume dans sa cabane[6]. Il estime son ennemi le montagnard, et méprise le soldat, qu’il regarde comme un intrus. Le paysan russe est pour le Cosaque un être grossier et sauvage ; il croit le voir dans les marchands ambulants et les Petits-Russiens qui pénètrent parfois dans la stanitsa et auxquels les Cosaques donnent un nom méprisant. La suprême élégance du Cosaque consiste à imiter le costume tcherkesse. C’est chez les Circassiens qu’ils se procurent les plus belles armes, qu’ils volent leurs meilleurs chevaux. Les jeunes Cosaques se font fort de parler le tatare[7], et le parlent entre eux quand ils sont en veine de s’amuser. Malgré cela cette petite tribu chrétienne, jetée dans un coin isolé de l’univers, entourée de musulmans à demi sauvages, cette petite tribu conserve le sentiment de sa dignité, n’estime que le Cosaque et méprise tout le reste de l’humanité.

Le Cosaque passe son temps au cordon, ou bien en expédition militaire, à la chasse ou à la pêche. Il ne travaille presque jamais à la maison ; s’il y est, c’est par exception » et alors il s’amuse, c’est-à-dire il boit. Le Cosaque fabrique lui-même son vin, et l’ivrognerie chez lui n’est pas un vice, mais un usage, qu’il doit observer strictement. La femme est pour lui la source du bien-être ; une jeune fille peut être oisive et s’amuser, mais la femme mariée doit travailler toute sa vie jusqu’à la vieillesse la plus avancée, et être soumise et laborieuse comme la femme d’Orient. Sous ce régime sévère, la femme cosaque se développe singulièrement, au physique comme au moral, et, quoique résignée en apparence, elle n’en acquiert pas moins plus d’autorité réelle dans le foyer domestique que les femmes de l’Occident. Éloignée de la vie sociale, condamnée à de rudes travaux, c’est pourtant elle qui règne dans sa cabane. Le Cosaque croirait déroger en causant familièrement avec sa femme ou en ayant quelques égards pour elle en présence d’étrangers ; mais dans le tête-à-tête il reconnaît sa suprématie et sait que c’est elle qui, par son activité, apporte l’abondance dans le ménage. Le Cosaque trouve humiliant de travailler, et laisse tout l’ouvrage à son ouvrier, le Nogaïs, et à sa femme esclave, mais il s’avoue, bien que vaguement, que c’est à elle qu’il doit son bien-être et l’aisance, et qu’il est en son pouvoir de l’en priver. La femme cosaque, sans cesse courbée sous le poids du gros ouvrage et de soucis continuels, acquiert une force physique extraordinaire, beaucoup de bon sens, surtout d’indépendance et de fermeté de caractère. Elle est plus forte, plus intelligente, plus belle que les hommes de sa race. Sa beauté offre un mélange frappant du pur type tcherkesse avec celui de nos femmes du Nord. Elle porte le costume tcherkesse, qui consiste en une chemise tatare, un bechmet[8], des souliers tatares, mais elle attache le mouchoir sur sa tête à la russe. L’élégance recherchée dans sa toilette et l’exquise propreté dans sa cabane sont chez elle une habitude et une nécessité de l’existence. Les femmes, et surtout les jeunes filles, jouissent d’une grande liberté dans leurs rapports avec les hommes. La stanitsa Novomlinska forme le centre de la tribu cosaque de Grebenskoy. C’est là que se sont le mieux conservées les mœurs des anciens Cosaques, et les femmes y ont une grande réputation de beauté.

Comme moyens d’existence, la tribu a des vignobles, des vergers, des champs de melons d’eau, de courges, de millet, de maïs, puis la pêche, la chasse et les dépouilles de l’ennemi. La stanitsa Novomlinskaïa est séparée du Térek par une épaisse forêt de trois verstes de long. D’un côté du chemin, qui mène à la stanitsa, est le fleuve, de l’autre les vignobles, les jardins fruitiers, et au delà les sables mouvants des steppes des Nogaïs. La stanitsa est entourée d’un fossé planté de pruniers. On y entre par une haute porte cochère en pierre surmontée d’un toit en jonc ; d’un côté vous voyez sur un affût en bois un vieux canon, ancien trophée de guerre, rouillé depuis un siècle. Un Cosaque armé y monte ou n’y monte pas la garde, à volonté, et rend aussi, selon sa fantaisie, les honneurs militaires à l’officier qui passe. Une petite planche fixée sous la porte vous donne l’indication suivante : 266 maisons ; — population : 897 hommes, 1013 femmes.

Les cabanes sont toutes bâties sur des poteaux, à un mètre de terre ; les toits sont fort élevés et soigneusement recouverts de joncs. Toutes sont plus ou moins bien construites, propres, soignées, avec des perrons en guise de balcons ; elles ne sont pas accolées l’une à l’autre, mais pittoresquement groupées et formant des rues assez spacieuses. La plupart de ces cabanes sont à larges fenêtres et entourées de potagers, d’arbres de toute espèce, d’acacias aux fleurs odorantes et au tendre feuillage, et à côté le tournesol étale insolemment ses grosses fleurs jaunes — le pampre et les liserons y grimpent partout. La place publique au centre du village s’orne de trois boutiques, où l’on vend des cotonnades, des graines de tournesol, des pains d’épice et autres friandises. La maison du colonel s’élève au-dessus d’un grand mur et d’une rangée de vieux arbres. Elle est plus grande et plus spacieuse que les autres, et ses fenêtres s’ouvrent à deux battants. En été, pendant les jours de la semaine, on voit peu de monde dans les rues ; les Cosaques font le service au cordon ou sont en campagne ; les vieillards sont à la pêche, à la chasse ou aident les femmes à travailler dans les jardins. Les enfants et les impotents sont seuls à la maison.


V


C’était une de ces soirées comme il y en a seulement au Caucase. Le soleil se cachait derrière la chaîne, mais il faisait encore clair. Le blanc mat des montagnes tranchait sur les brillantes rougeurs du couchant. L’air était vif, calme et sonore. Les montagnes jetaient leur ombre allongée à une distance énorme. Au delà du fleuve, sur le chemin, dans les steppes, tout était calme et désert ; c’est à peine si de loin en loin on apercevait un Cosaque revenant du cordon, quelque Tchétchène quittant l’aoul[9] et on se demandait avec inquiétude si ce n’était pas un ennemi ; on se rapprochait des habitations ; les oiseaux et les bêtes seuls erraient sans crainte dans cette solitude. Les femmes, occupées à rattacher les ceps de vigne, se hâtent de rentrer avant la nuit ; les jardins deviennent déserts, la stanitsa s’anime, les habitants y rentrent de tous côtés, les uns à pied, les autres à cheval ou dans des arbas. Les jeunes filles courent, de longues branches à la main, à la rencontre du troupeau, qui avance dans un tourbillon de poussière et de moucherons. Les vaches grasses et les bufflonnes se dispersent dans les rues, suivies des femmes vêtues de bechmets bigarrés. Les joyeux propos, les éclats de rire se mêlent au mugissement du bétail. Un Cosaque à cheval, revenant du cordon, frappe à une croisée sans quitter sa monture ; une charmante tête de femme paraît à la fenêtre et l’on entend de douces paroles murmurées à voix basse. Un ouvrier nogaï, qui vient d’apporter sur son arba des roseaux du désert, dételle ses bœufs dans la cour de l’essaoul[10] et cause en tatare avec son chef. Au milieu de la rue est depuis nombre d’années une grande mare que les passants tâchent d’éviter en se serrant contre les haies ; une jeune femme y passe pieds nus, retroussant ses jupes et courbée sous un fagot de bois ; un Cosaque, revenant de la chasse, lui crie en riant : « Lève donc plus haut encore, éhontée ! » Et il la vise de sa carabine ; elle baisse rapidement sa robe et laisse tomber le fagot. Un vieux Cosaque, revenant de la pêche, porte des poissons encore frétillants dans un filet, et grimpe, pour abréger la route, par-dessus la haie déjà entamée de son voisin et se déchire aux épines. Une vieille femme passe en traînant une branche sèche ; des coups de hache retentissent ; des enfants crient en lançant leurs balles ; des femmes grimpent par-dessus les haies vives ; la fumée s’élève de toutes les cheminées, partout on prépare le repas qui précède la nuit.

Oulita, femme de khorounji[11] (qui est aussi maître d’école), est comme les autres au seuil de sa cabane, attendant le bétail, que sa fille Marianka est allée chercher. Elle n’a pas le temps d’ouvrir la claie, qu’une énorme bufflonne, poursuivie par les moucherons des steppes, s’y précipite en mugissant et enfonce la porte ; elle est suivie par des vaches dont les grands yeux se tournent familièrement vers leur maîtresse. La belle Marianka les suit, ferme la claie, jette sa branche, et court, de toute la vitesse de ses pieds légers, faire rentrer le reste du bétail. « Déchausse-toi, fille du diable ! lui crie sa mère, tu abîmes tes souliers ! » Sans s’offenser de cette apostrophe, et la prenant pour une caresse, Marianka continue gaiement sa besogne. Sur sa tête est posé un mouchoir, qui couvre en partie son visage ; elle est vêtue d’une chemise rose et d’un bechmet bleu. Elle disparaît sous l’auvent de la basse-cour et on l’entend cajoler d’une voix caressante la bufflonne, qu’elle va traire. « Reste donc en place, ma mignonne ! Allons donc ! » Plus tard la vieille femme et la jeune fille rentrent dans l’izbouchka[12], portant le lait qu’elles viennent de traire. La fumée du cornouiller s’élève bientôt au-dessus de la cheminée en terre glaise, le lait va être caillé ; la jeune fille entretient le feu pendant que la vieille retourne sur le seuil de la porte. La nuit est tombée ; on sent dans l’air l’odeur des légumes, du bétail et le parfum odorant du cornouiller. Les filles cosaques traversent la rue en courant, tenant dans leurs mains des chiffons allumés. Partout le mugissement du bétail dans les cours se mêle aux voix des femmes et des enfants. Rarement une voix masculine se fait entendre pendant la semaine.

Une grande et robuste femme, sur le retour, traverse la rue et vient demander du feu à Oulita.

« Eh bien ! babouchka[13], avez-vous déjà achevé la besogne ? demande-t-elle.

— La fille chauffe le poêle, répond Oulita ; qu’y a-t-il à ton service ? te faut-il du feu ? »

Les femmes entrent dans la cabane ; les mains dures et calleuses d’Oulita, peu habituées à manier de menus objets, ouvrent gauchement une boîte d’allumettes, luxe rare chez les Cosaques. La nouvelle venue s’assied sur le seuil avec l’intention évidente de causer.

« Ton maître est-il à l’école ? dit-elle.

— Oui, la mère, toujours avec ses écoliers, mais il vient de nous écrire qu’il passera les fêtes à la maison.

— Quel homme instruit que ton mari !

— Oui, certes !

— Quant à mon Loukachka, il est au cordon, on ne lui permet pas de rentrer. »

La femme du khorounji ne l’ignorait pas, mais la nouvelle venue avait envie de parler de son fils, qui venait d’entrer au service, et qu’elle voulait marier avec Marianka.

« Reste-t-il au cordon ?

— Il y est, la mère. Il n’est pas rentré depuis la fête dernière. Je lui ai envoyé des chemises par Fomouchkine, qui m’a rapporté que ses chefs l’aimaient. Il dit encore qu’on est sur la piste des Abreks, et que Lucas a l’air content et heureux.

— Eh bien ! que Dieu en soit loué ! répondit Oulita, ton fils est un véritable ourvane[14]. »

On avait surnommé ainsi Lucas pour avoir sauvé un petit garçon qui se noyait.

« Dieu merci ! oui, c’est un bon fils, un brave garçon, dit sa mère ; si je parvenais à le marier, je mourrais tranquille.

— Qu’à cela ne tienne ; il y a bien des jeunes filles à la stanitsa, dit la rusée vieille en fermant la boîte aux allumettes.

— Il y en a ; certes assez, dit la mère de Lucas, branlant la tête, mais on chercherait loin la pareille à ta Marianouchka. »

Oulita devinait la pensée secrète de sa compagne, et Loukachka lui paraissait un parti convenable, mais elle cachait son jeu, parce qu’elle était riche et femme d’officier, tandis que Loukachka était orphelin et simple Cosaque. Elle n’avait pas non plus envie de se séparer sitôt de sa fille, et en troisième lieu les bienséances exigeaient qu’elle agît ainsi.

« Certainement, quand Marianka sera d’âge, elle ne sera pas plus mal qu’une autre, dit-elle d’un air réservé.

— Après la vendange je t’enverrai mes compères[15], dit la mère de Lucas, je viendrai moi-même te saluer et faire ma demande à Ilia Vassilitch.

— Pourquoi Ilia ? dit la vieille avec hauteur, c’est à moi qu’il faut s’adresser, mais tout a son temps. »

La mère de Loukachka comprit qu’elle ne devait pas en dire davantage, elle alluma son chiffon et se leva.

« Ne m’en veux pas, la mère, fit-elle, et n’oublie pas ce que je viens de dire. Je m’en vais chauffer mon poêle. »

En repassant la rue, elle rencontra Marianka, qui la salua.

« Belle comme une reine et bonne ouvrière, pensa la mère de Loukachka. Quand elle sera d’âge !… C’est maintenant qu’il faut la marier et la marier à Loukachka. »

Oulita resta encore longtemps plongée dans de pénibles réflexions, assise sur le seuil de sa porte, jusqu’à ce que la voix de sa fille l’eut rappelée.


VI


Les hommes de la stanitsa passent leur vie en expéditions militaires ou au cordon, comme les Cosaques nomment le rayon où ils font sentinelle. Loukachka, dont les deux femmes avaient parlé, était ce même soir à Nijni-Prototsk, montant la garde au haut d’une échauguette, sur le bord du Térek. Appuyé sur la balustrade, il regardait au loin en clignant des yeux, ou bien les baissait vers ses camarades postés sous l’échauguette, et échangeait à de rares intervalles quelques mots avec eux. Le soleil descendait vers les cimes neigeuses des montagnes, au pied desquelles ondulaient des nuages moutonnés, qui devenaient de plus en plus sombres. Une agréable fraîcheur émanait de la forêt, mais il faisait encore très chaud près de l’échauguette. Les causeries des Cosaques s’entendaient de loin dans l’air transparent et sonore du soir. Les eaux troubles et rapides du Térek roulaient plus distinctement leurs masses brunes entre les rives immobiles ; l’eau baissait, et l’on apercevait çà et là le sable des bas-fonds. De l’autre côté du fleuve, juste vis-à-vis du cordon, tout était désert ; les joncs et les roseaux seuls couvraient la plaine lointaine jusqu’au pied des montagnes. À droite on apercevait les maisons en terre glaise, les toits plats et les cheminées à entonnoir d’un village tchetchène. Du haut de l’échauguette le jeune Cosaque suivait de ses yeux perçants les mouvements des femmes tchetchènes avec leurs robes rouges et bleues.

Les Cosaques s’attendaient d’heure en heure à une attaque des Abreks[16], qui choisissent pour leur invasion le mois de mai, quand l’eau est si basse qu’on peut traverser à gué le Térek et que la feuillée du bois est si touffue qu’on y passe avec peine. Les Cosaques avaient reçu depuis peu une circulaire du colonel, qui leur enjoignait d’être sur le qui-vive, vu que ses espions avaient apporté la nouvelle que huit Tchetchènes se préparaient à passer le Térek. Pourtant on ne remarquait aucun préparatif extraordinaire au cordon : les Cosaques étaient désarmés, ils avaient dessellé leurs chevaux, et restaient à pêcher à la ligne, à chasser et à boire. Seul le Cosaque de garde était armé, et son cheval sellé broutait à la lisière du bois. L’ouriadnik[17], grand, maigre, au dos démesurément large, et aux mains démesurément petites, était assis, l’uniforme déboutonné et les yeux fermés, sur le remblai de la cabane ; il avait la tête appuyée sur ses mains et l’air profondément ennuyé. Un vieux Cosaque à large barbe noire grisonnante, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise serrée à la taille par un ceinturon en cuir, était couché sur le rivage, suivant nonchalamment du regard les eaux troubles et uniformes du tournant du Térek. D’autres, accablés par la chaleur, à demi nus, lavaient leur linge ; les autres tressaient des bridons, ou bien, couchés sur le sable brûlant, chantonnaient à demi-voix. L’un d’eux, au visage maigre et pâle, était étendu ivre mort près de la cabane, dont l’ombre l’avait deux heures plus tôt préservé des rayons du soleil, qui, en ce moment, donnait en plein sur son visage.

Loukachka montait la garde sur l’échauguette : c’était un grand et beau garçon de vingt ans ; ses formes anguleuses, comme celles d’un très jeune homme, accusaient une grande force physique et morale. Bien que depuis peu au service, on voyait, à l’expression de son visage et au calme de son maintien, qu’il s’était déjà approprié la tenue fière d’un guerrier et qu’il était pénétré de sa dignité de Cosaque et d’homme d’armes. Son large caftan était un peu usé, son bonnet à poil rejeté sur la nuque, à la tchetchène. Son costume n’était pas riche, mais il le portait avec élégance, élégance qui consiste à imiter le Tchétchène. Un véritable djighite doit avoir de belles armes ; quant à son uniforme, il peut être usé et porté avec négligence. Un caftan déchiré joint à de belles armes donne au Cosaque un certain cachet que n’acquiert pas qui veut, et que Loukachka possédait au suprême degré : tout montagnard reconnaissait en lui le véritable djighite. Ses mains, rejetées en arrière, étaient croisées sur son bonnet à poil ; il clignait des yeux en regardant l’aoul lointain. Ses traits n’étaient pas réguliers, mais il frappait à première vue par sa vigoureuse structure, son air intelligent, ses sourcils noirs, et l’on s’écriait involontairement : Quel beau garçon !

« Que de femmes, que de femmes dans l’aoul ! » dit-il d’un ton bref et montrant ses dents, d’une blancheur éblouissante.

Nazarka, qui était couché sous l’échauguette, leva précipitamment la tête :

« Elles vont sans doute à la fontaine, dit-il.

— Quelle peur on leur ferait par un coup de fusil ! dit Loukachka en souriant, cela ferait une fameuse panique !

— Ton fusil ne portera pas si loin.

— Ha ! ha ! il portera plus loin encore. Attends seulement leur fête, j’irai prendre de la bière avec leur Ghirey-Khan », répondit Lucas, chassant avec impatience les moucherons qui l’importunaient.

Un léger bruissement dans les taillis attira l’attention des Cosaques. Un chien de chasse bigarré, agitant violemment sa queue, accourait vers le cordon. Lucas reconnut la bête de son voisin Jérochka, et le vieux chasseur lui-même parut un moment plus tard.

Diadia[18] Jérochka était un vieux Cosaque d’une taille athlétique, à l’épaisse barbe blanche ; ses épaules et sa large poitrine étaient si bien proportionnées que, en le voyant venir du fond du bois, on n’était pas frappé d’abord de sa stature gigantesque. Il était vêtu d’un caftan déguenillé et retroussé ; ses pieds étaient enveloppés de morceaux d’étoffe de laine recouverts de peau de daim et attachés par des ficelles ; sa tête était coiffée d’un petit bonnet à poil hérissé. Il portait sur une de ses épaules une kabilka, arme dont on se sert pour prendre les faisans, et un sac où étaient un épervier et un poulet pour servir d’appât. Par-dessus l’autre épaule pendait un chat sauvage qu’il venait de tuer ; il avait à la ceinture encore un sac avec des balles, de la poudre et du pain ; une crinière pour se défendre contre les moucherons, un grand poignard à étui échiqueté et barbouillé de sang, et deux faisans tués. Il s’arrêta devant le cordon.

« Holà ! Liane », cria-t-il à son chien d’une voix de stentor, qui retentit dans le bois, et à laquelle l’écho répondit au loin.

Il rejeta sur l’épaule son grand fusil à piston et souleva son bonnet.

« Bonjour, bonnes gens ! dit-il de la même voix vigoureuse et rude, sans aucun effort, mais comme s’il voulait se faire entendre de quelqu’un de l’autre côté de la rivière.

— Bonjour, bonjour, diadia ! s’écrièrent de tous côtés les voix joyeuses des jeunes Cosaques.

— Qu’avez-vous vu ? dites ! cria Jérochka, essuyant d’un pan de son caftan la sueur de son visage enflammé.

— Écoute, diadia, quelque épervier est blotti dans cette tchinara !… Hier soir il tournoyait sans cesse au-dessus de l’arbre, dit Nazarka, faisant signe de l’œil à ses camarades.

— Tu mens ! dit le vieux avec défiance.

— Vrai ! tu n’as qu’à faire le guet », dit Nazarka en riant.

Les Cosaques éclatèrent de rire.

Le malin Nazarka n’avait vu aucun épervier, mais les jeunes gens avaient l’habitude de taquiner Jérochka chaque fois qu’il venait au cordon.

« Tu n’as que des sottises à dire ! dit Lucas à Nazarka, qui se tut à l’instant.

— Eh bien ! j’attendrai ici, dit Jérochka à la grande joie des Cosaques. N’avez-vous pas vu de sangliers ?

— Où les voir ? dit l’ouriadnik, enchanté de l’occasion de causer, et se grattant le dos des deux mains ; nous avons les Abreks à guetter et non les sangliers. N’as-tu rien entendu, hein ? ajouta-t-il en clignant des yeux et en montrant ses dents blanches.

— À propos des Abreks ? demanda le vieux, non, rien. Avez-vous de l’eau-de-vie ? donnez-m’en un petit verre, bonnes gens ! Je suis très fatigué. Donne-m’en une goutte, dit-il à l’ouriadnik, et je t’apporterai sous peu de la chair de sanglier ; vrai, je t’en apporterai.

— Vas-tu rester ici ? demanda l’ouriadnik, faisant semblant d’ignorer la demande du vieux.

— Je passerai la nuit ici, répondit Jérochka ; il se peut que pour la grande fête j’abatte du gibier, et tu en auras ta part, vrai comme Dieu existe. »

— Holà ! diadia ! » cria d’en haut Loukachka d’une voix perçante pour attirer l’attention des causeurs.

Les Cosaques se tournèrent vers lui. « Remonte le torrent, tu y trouveras tout un troupeau : je te jure que je ne mens pas ! un des nôtres a tué un sanglier l’autre jour, je te le jure ! ajouta-t-il d’un ton sérieux et convaincant.

— Ha ! Loukachka, l’ourvane est ici ! s’écria le vieux chasseur, levant les yeux vers l’échauguette ; où le sanglier a-t-il été tué ?

— Suis-je si mignon que tu ne m’aies pas aperçu ? dit Lucas. Le sanglier était près du fossé ; mon fusil était dans une housse, c’est Hiouchka qui l’a tué. Je te montrerai l’endroit, vieux, c’est près d’ici ; je connais toutes les menées de la bête. Diadia Mosséi ! s’adressa-t-il d’un ton d’autorité à l’ouriadnik, il est temps de relever la sentinelle. » Et, sans attendre l’ordre du chef, il prit son fusil et descendit.

« Descends » dit l’ouriadnik, jetant les yeux autour de lui ; est-ce ton tour, Gourko ?… va ! C’est un fin matois, ton Loukachka ! ajouta-t-il en s’adressant au vieux chasseur ; comme toi, il ne reste jamais en place ; il a tué une bête ces jours-ci. »


VII


Le soleil était couché, et les ombres de la nuit descendaient rapidement sur la forêt. Les Cosaques avaient terminé leur service au cordon et se réunissaient pour souper dans l’izba. Le vieux chasseur restait seul sous la tchinara, attendant l’oiseau de proie et tiraillant la ficelle attachée à la patte de l’épervier. Loukachka préparait lentement des lacs pour les faisans et chantait une chanson après l’autre. Malgré sa haute taille et ses grandes mains tout menu ouvrage lui était familier.

« Holà ! Loukachka ! cria la voix perçante de Nazarka du fond du taillis, les Cosaques vont souper. »

Il parut sur le sentier, se frayant un chemin à travers les ronces et portant sous le bras un faisan vivant.

« Oh ! fit Lucas, d’où as-tu ce beau coq ? c’est probablement le mien. »

Nazarka était du même âge que Lucas et était entré au service au printemps, en même temps que lui. Ils étaient voisins et camarades. Nazarka était petit, laid, maigre ; sa voix clapissante faisait tinter les oreilles. Lucas était assis sur l’herbe, à la tatare, et veillait à ses filets.

« Je ne sais, c’est peut-être le tien.

— Tu l’auras pris dans le trou près de la vieille tchinara ; certes, c’est le mien, je l’ai posé près des lacs. »

Loukachka se leva, examina le faisan et passa la main sur la tête bigarrée du coq, qui roulait des yeux épouvantés.

« Nous en ferons un pilau ; tords-lui le cou et plume-le.

— Est-ce que nous allons le manger, ou bien le donneras-tu à l’ouriadnik ?

— Inutile ! il en a assez.

— Mais je n’aime pas à tuer ces bêtes, dit Nazarka.

— Je m’en charge. Et Lucas tira un petit couteau de dessous son poignard et en griffa la gorge du faisan ; l’oiseau tressaillit, mais n’eut pas le temps d’étendre ses ailes, que sa tête ensanglantée pendait déjà de côté.

— Voilà ! » dit Lucas jetant l’oiseau sur l’herbe.

Nazarka frissonna.

« Sais-tu, dit-il en relevant le faisan, que ce grand diable (il voulait dire l’ouriadnik) nous envoie de nouveau au secret[19] ? C’est le tour de Thomouchkine, et il l’a envoyé chercher de l’eau-de-vie. C’est sur nous qu’il pèse de tout son poids. Que de nuits nous avons déjà fait le service ! »

Lucas s’acheminait en sifflant vers le cordon.

« Prends la ficelle ! » criait-il à Nazarka, qui se soumettait à toutes ses volontés.

« Je le lui dirai ce soir, continua-t-il, vrai, je le lui dirai. Refusons net, nous sommes abîmés de fatigue, dis-le-lui, je t’en prie, il aura égard à toi. Cela n’a pas de nom, je t’assure.

— Il y a bien de quoi parler ! dit Lucas pensant à autre chose ; cette misère ! passe encore si on nous chassait de la stanitsa, on s’y amuse ; mais rester au cordon ou aller au secret, n’est-ce pas égal ?

— Quand iras-tu à la stanitsa ?

— Pour la fête.

— On dit que ta Dounaïka passe son temps avec Thomouchkine, dit Nazarka, changeant tout à coup de conversation.

— Eh ! qu’elle aille au diable ! dit Lucas montrant les dents sans sourire ; est-ce que je n’en trouverai pas d’autre ?

— Gourko raconte qu’il est venu chez elle, le mari était absent, et Thomouchkine était là, attablé, vis-à-vis d’un gâteau. Gourko est resté un moment, puis il est sorti et s’est arrêté sous la fenêtre, il l’entend qui dit : « Ce diable n’est plus là, que ne manges-tu pas, chéri ? Passe la nuit avec moi ». Et Gourko de leur crier de dessous la fenêtre : Bravo !

— Tu mens !

— Vrai ! comme Dieu existe ! »

Lucas se tut un moment, puis dit :

« Eh bien ! si elle en a trouvé un autre, que le diable l’emporte ! peu m’en chaut. Il y a bien d’autres filles.

— Quel satané gaillard tu es ! dit Nazarka. Tu aurais dû essayer de Marianka, la fille du khorounji ! N’a-t-elle pas d’amant ? »

Lucas fronça les sourcils.

« Pourquoi Marianka ?… elle ne vaut pas mieux qu’une autre.

— Oui-da ! essaye !

— Voilà une idée ! on dirait qu’il y a peu de filles à la stanitsa. »

Lucas se remit à siffler et avançait vers le cordon, arrachant les feuilles des branches sur son passage. Il s’arrêta devant un mince arbrisseau droit et dénudé, tira son couteau et le coupa.

« Cela me fera une fameuse baguette pour mon fusil », dit-il, en fendant l’air de la tige coupée.

Les Cosaques soupaient assis à terre dans le vestibule de la cabane, autour d’une table basse tatare. Ils se demandaient qui irait cette nuit au secret.

« Qui donc est de service aujourd’hui ? cria l’un d’eux à l’ouriadnik, par la porte entrebâillée.

— Le tour de qui est-ce ? répondit l’ouriadnik de l’autre chambre ; Bourlak y a été ; Thomouchkine de même, ajouta-t-il d’une voix incertaine. Lucas n’ira-t-il pas avec Nazarka ? Puis Ergouchow, qui, j’espère, a assez cuvé son vin.

— Il paraît que toi, tu n’es pas bien réveillé ! » dit Nazarka à voix basse.

Les Cosaques se mirent à rire.

Ergouchow était le Cosaque enivré qui dormait à la porte de l’izba ; il venait de s’éveiller et entrait en se frottant les yeux.

Loukachka se leva et examina son fusil.

« Soupez et partez vite », dit l’ouriadnik ; et, sans attendre l’assentiment des Cosaques, il ferma brusquement la porte, comptant peu sur la soumission de ses subalternes.

« Si je n’avais pas d’ordre précis, je n’aurais envoyé personne, mais le centenier peut survenir, et puis on dit que huit Abreks ont passé l’eau.

— Eh bien ? il faut partir, dit Ergouchow, il n’y a pas de temps à perdre ; le service l’exige, partons ! »

Lucas tenait de ses deux mains un morceau de faisan et regardait tantôt Nazarka, tantôt le chef, riant sous cape de ce qui se passait. Les Cosaques se préparaient à partir, quand Jérochka, après avoir vainement épié jusqu’à la nuit une proie imaginaire sur la tchinara, entra dans le vestibule obscur. Sa grosse voix de basse vibra comme une cloche et couvrit les autres voix.

« Enfants, dit-il, je vais avec vous : vous ferez la chasse aux Abreks, et moi aux sangliers. »


VIII


Il faisait tout à fait sombre quand le vieux Jérochka et les trois Cosaques de service, enveloppés dans leurs bourkas[20] et leurs fusils sur l’épaule, longèrent le Térek pour se rendre au « secret ». Nazarka essaya de refuser de les suivre, mais Lucas l’apostropha si violemment qu’il n’osa pas regimber. Ils firent quelques pas en silence, entrèrent dans un sentier à peine visible parmi les roseaux et s’approchèrent du Térek. Une grosse poutre noire, rejetée par l’eau, était sur le rivage, et les roseaux étaient fraîchement froissés tout autour.

« Est-ce ici ? demanda Nazarka.

— Et où donc, si ce n’est ici ? répondit Lucas. Assieds-toi là, je reviens à l’instant.

— C’est le meilleur point possible, dit Ergouchow ; on ne peut nous voir, et nous voyons tout : restons ici. »

Il se blottit derrière la poutre avec Nazarka ; Lucas et Jérochka allèrent plus loin.

« C’est près d’ici, disait Lucas, marchant légèrement et sans bruit devant le vieux homme ; je t’indiquerai où les bêtes ont passé, moi seul le sais.

— Tu es un brave ourvane, répondit le vieux à voix basse, montre-moi l’endroit. »

Après avoir fait quelques pas, Lucas s’arrêta devant une mare et siffla.

« Vois-tu, dit-il à voix basse, c’est ici qu’ils viennent s’abreuver. » Et il montrait les traces récentes du sanglier.

« Que le Christ te sauve, dit le vieux ; ils viendront ici ; je reste ; et toi, va-t’en. »

Lucas serra sa bourka autour de son corps, et revint sur ses pas, le long de la rive, jetant de rapides regards tantôt vers les roseaux, tantôt vers le Térek, qui grondait sourdement dans ses bords. « Ils nous guettent aussi, se dit-il en pensant aux Abreks ; l’un d’eux se glisse peut-être ici pour nous surprendre. »

Un craquement subit dans les roseaux et un clapotement de l’eau le firent tressaillir ; il saisit sa carabine. La forme noire d’un sanglier, se détachant de la surface miroitante du fleuve, disparaissait dans les roseaux. Lucas visa, mais la bête s’enfuit avant qu’il eût eu le temps de lâcher la détente. Lucas fit un geste de dépit et continua son chemin. En approchant du secret, il siffla ; un sifflet pareil lui répondit, il avança vers ses camarades.

Nazarka dormait enveloppé dans sa bourka ; Ergouchow était assis sur ses pieds repliés ; il fit place à Lucas.

« Il fait bon veiller ici, dit Ergouchow, l’endroit est excellent. As-tu reconduit le vieux ?

— Je l’ai reconduit, répondit Lucas, étendant à terre sa bourka. Quel beau sanglier j’ai fait lever, près de l’eau ! L’as-tu entendu ?

— Oui, dit Ergouchow, j’ai entendu le craquement des joncs et je me suis dit que tu faisais lever une bête. »

Ergouchow s’enveloppa de sa bourka.

« Je m’en vais faire un petit somme, réveille-moi au second chant du coq ; le service l’exige ; puis tu dormiras et je veillerai.

— Merci, je n’ai nullement sommeil », répondit Lucas.

La nuit était calme, tiède et sombre. De rares étoiles brillaient d’un côté de l’horizon ; la plus grande partie du ciel était couverte d’un gros nuage noir, qui, se fondant au loin avec les montagnes, avançait lentement et envahissait la partie étoilée du ciel. Le Cosaque avait en face de lui le Térek, par derrière et de côté, un rempart de joncs. De temps en temps, et sans cause apparente, les roseaux commençaient à s’agiter et à se frôler. Vus d’en bas, ces roseaux se détachaient comme une masse d’arbres sur le fond clair du ciel. En face, le fleuve grondait. La masse brune et luisante de l’eau se ridait uniformément autour des bancs de sable et du rivage. Plus loin, l’eau, les rives et le nuage noir se confondaient en d’opaques ténèbres. Des ombres flottantes couraient sur l’eau, et l’œil exercé du Cosaque y reconnaissait des branches sèches arrachées au rivage. De rares éclairs, se reflétant dans l’eau comme dans une glace sombre, dessinaient momentanément la rive opposée.

Le murmure des roseaux, le ronflement des Cosaques, le bourdonnement des insectes, le courant du fleuve, tous les bruits monotones de la nuit étaient troublés de temps à autre par une détonation lointaine, la chute d’un morceau de gravier détaché du rivage, le clapotement d’un grand poisson se jouant dans l’eau ou le craquement d’une bête fauve dans les taillis. Un oiseau de nuit, frappant en cadence ses ailes, volait le long du rivage ; arrivé au-dessus des Cosaques, il tourna vers la forêt, où l’on entendit encore longtemps le froissement de ses plumes dans les branches de la vieille tchinara. À chaque bruit inattendu, le jeune Cosaque prêtait avidement l’oreille, clignait des yeux, et tâtait lentement la détente de son fusil.

La nuit avançait. Le nuage noir courait vers l’Occident ; les déchirures de ses flancs laissaient apercevoir le ciel étoilé et le croissant doré de la lune, éclairant les montagnes de sa pâle lueur. L’air fraîchissait vivement. Nazarka se réveilla, causa un moment et se rendormit. Lucas s’ennuyait de son inaction ; il se leva, tira son couteau et se mit à ratisser la baguette de son fusil. Ses pensées se portèrent vers les Tchétchènes, qui vivent dans les montagnes et, bravant les Cosaques, passent le fleuve. Et s’ils allaient le traverser à un autre endroit ? Lucas tendait le cou, scrutait du regard le fleuve, mais n’apercevait rien, excepté la rive opposée faiblement éclairée par le croissant. Il cessa de songer aux Tchétchènes et attendait impatiemment le moment de réveiller ses camarades et de retourner à la stanitsa.

Dounka, sa douchinka[21], comme les Cosaques appellent leur maîtresse, lui, revint à la mémoire ; il songeait à elle avec dépit. L’approche de l’aube se faisait sentir : un brouillard argenté s’élevait du fond de l’eau ; des aiglons commençaient à siffler d’une voix stridente et à battre des ailes. Le premier chant du coq se fit entendre au loin dans la stanitsa, un second plus prolongé lui répondit, puis d’autres encore.

Il est temps de les réveiller, pensa Lucas, qui sentait ses yeux s’appesantir. Il se tourna vers ses compagnons, tâchant de deviner quelles jambes appartenaient à tel individu, lorsque le léger clapotement d’une vague le frappa ; il jeta les yeux vers les montagnes, qui s’estompaient à l’horizon sous le croissant renversé de la lune, vers le bord opposé du Térek et les branches flottantes… Il lui parut que le rivage se mouvait et que le fleuve était immobile ; mais ce ne fut qu’une illusion d’un instant. Il regarda fixement l’eau, et un tronc noir, surmonté d’une longue branche, le frappa particulièrement. Ce tronc flottait d’une manière étrange, sans tournoyer au milieu du fleuve ; il lui parut même qu’il allait contre le courant et coupait le Térek dans ses bas-fonds. Lucas, le cou tendu, les yeux fixés, le suivait ardemment du regard. Le tronc aborda à l’un des bancs de sable ; cela parut suspect à Lucas ; il lui sembla même qu’une main paraissait derrière le tronc. « Ha ! fit-il en saisissant son fusil Je tuerai à moi seul un Abrek ! »

Il plaça rapidement le support, y appuya le fusil, l’arma en retenant sa respiration et, ne perdant pas de vue l’ennemi, il le visa. « Je l’aurai ! » pensait-il. Cependant son cœur battait si violemment qu’il attendit un instant et prêta l’oreille. Le tronc fit un bruyant plongeon, puis recommença à flotter lentement, fendant l’eau dans la direction de notre rive.

Si j’allais le manquer ? pensait le Cosaque. La lueur incertaine de la lune éclaira faiblement un Tatare près du tronc. Lucas visa la tête : elle paraissait tout près, au bout du canon du fusil ; il leva un peu les yeux. « C’est un Abrek ! » se dit-il avec joie, et, se jetant brusquement à genoux, il mit en joue, visa de nouveau, et, cédant machinalement à une habitude d’enfance, il murmura : « Au nom du Père, du Fils… » et lâcha la détente. Le coup de feu éclaira momentanément l’eau, les roseaux, se répercuta sur le fleuve et alla se perdre au loin en un sourd grondement. Le tronc et la branche ne fendaient plus le fleuve, mais tournoyaient emportés par le courant.

« Arrête ! s’écria Ergouchow se dressant de derrière la poutre et cherchant son fusil.

— Tais-toi, mille diables ! murmura Lucas d’une voix étouffée et les dents serrées ; ce sont les Abreks !

— Loukachka ! qui as-tu tué ? » demandait Nazarka.

Mais le Cosaque se taisait et rechargeait son fusil, en suivant des yeux le tronc que le courant emportait : un banc de sable l’arrêta, et une masse noire s’éleva en chancelant au-dessus de l’eau.

— Qu’as-tu tué ? dis donc ! répétaient les Cosaques.

— Les Abreks ! ce sont les Abreks ! répondait Lucas.

— Tu radotes ! ton fusil aura éclaté.

— J’ai tué un Abrek ! s’écria Lucas d’une voix entrecoupée, et sautant sur ses jambes : il nageait là, vois-tu !… près du bas-fond, et je l’ai tué !…

— Tu radotes ! répétait Ergouchow en se frottant les yeux.

— Vois plutôt ! » s’écria Lucas ; et, le saisissant par les épaules, il le fit replier sur lui-même avec une telle force qu’Ergouchow poussa un gémissement. Il suivit des yeux l’indication de Lucas, aperçut le corps et changea subitement de ton.

« Hai ! ha ! il y en aura encore, dit-il à voix basse et armant son fusil ; celui-là était l’éclaireur, les autres suivent, crois-moi ! »

Loukachka décrocha sa ceinture et jeta à terre son caftan.

« Que fais-tu, imbécile ? cria Ergouchow, tu cours à une mort certaine ! S’il est tué, il ne t’échappera pas. Donne un peu de poudre, Nasar ! cours au cordon, mais ne suis pas le rivage, on te tuerait.

— Tu crois que j’irai seul ? merci ! vas-y toi-même ! » dit Nazarka avec humeur.

Lucas s’était déshabillé et allait vers l’eau.

« Inutile, lui criait Ergouchow, vois, il ne bouge pas. Attends qu’on accoure du cordon, il va faire clair. Va donc, Nazarka ; fi donc ! quel poltron ! Ne crains rien, te dis-je.

— Lucas ! hé, Lucas ! disait Nazarka, dis donc comment tu l’as tué ? »

Lucas s’était ravisé.

« Allez tous deux au cordon, dit-il, je resterai ici. Dites aux Cosaques d’accourir ; si les autres ont passé, il faut les prendre tous.

— Il ne faut pas qu’ils nous échappent », dit Ergouchow en se levant.

Ergouchow et Nazarka se signèrent et coururent vers le cordon, évitant le rivage et se frayant un chemin à travers les épines et les ronces.

« Prends garde, Lucas ! cria encore Ergouchow, si tu remues, c’en est fait de toi !

— Va-t’en ! je sais ce que j’ai à faire », répondit Lucas, et, après avoir examiné son fusil, il s’accroupit derrière la poutre.

Resté seul, il ne quittait pas des yeux le banc de sable et prêtait l’oreille, dans l’attente des Cosaques. Mais il y avait loin jusqu’au cordon, et il était torturé d’impatience ; il tremblait de manquer les Abreks, qui devaient, selon lui, suivre de près celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre cette proie comme le sanglier qui lui était échappé la veille. Il jetait les yeux autour de lui, prêt à tirer si l’ennemi paraissait. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’il pouvait être tué lui-même.


IX


Il commençait à faire jour. On voyait distinctement le cadavre du Tchétchène ballotté sur les bas-fonds. Des pas se firent tout à coup entendre non loin du Cosaque, — les têtes des roseaux s’inclinèrent. Lucas arma et murmura : « Au nom du Père, du Fils… » Au cliquetis du fusil, les pas s’arrêtèrent.

« Holà ! les Cosaques ! n’allez pas tuer le diadia ! dit d’une voix calme et basse Jérochka, écartant les roseaux et approchant de Lucas.

— Vrai Dieu ! j’ai failli tirer » s’écria Lucas.

— Et qu’as-tu tué ? demanda le vieux. Sa voix puissante résonna sur le fleuve et dans le bois et dissipa subitement le silence mystérieux de la nuit qui entourait le jeune Cosaque. Le jour parut plus clair.

— Tu n’as rien vu, toi, dit Lucas en désarmant son fusil avec calme ; et moi, j’ai tué une bête fauve. »

Le vieux avait déjà porté ses regards vers les bas-fonds, et ne quittait pas des yeux la forme humaine qui faisait rider la surface de l’eau.

« Il nageait avec la branche attachée à son dos ; je l’ai aperçu de loin… Vois ! pantalon bleu… — fusil, à ce qu’il paraît… Le vois-tu ?

— Comment ne pas le voir ? dit le vieux d’un ton irrité, et son visage prit une expression solennelle et sévère. C’était un djighite ! ajouta-t-il avec compassion.

— J’étais accroupi là, continua Lucas, lorsque je vois flotter quelque chose de noir sur l’autre bord. Chose étrange ! une branche, une énorme branche, flottait sur l’eau, mais le courant ne la portait pas, elle coupait le fleuve dans sa largeur. Voilà qu’une tête paraît par-dessus la branche ; je ne la distingue pas bien de derrière les roseaux, je me soulève… le coquin l’entend, aborde à un bas-fond et se glisse sur le sable. Attrape ! pensais-je, tu ne m’échapperas pas !… Il reparut en rampant… (quelque chose me gêne dans le gosier…). J’arme et je reste immobile… Il recommence à nager,… la lune donne en plein sur lui et je vois clairement son dos… « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Le coup part… je le vois se débattre à travers la fumée… Il pousse un gémissement — ou bien, ai-je cru entendre… Dieu soit loué ! pensai-je, je l’ai tué ! Il essaye de se soulever, les forces lui manquent, il tressaille et tombe raide… J’ai tout vu distinctement ; il doit être mort. Les Cosaques ont couru au cordon ; pourvu que les autres ne nous échappent pas !

— C’est ainsi que tu l’as surpris,… il est loin maintenant… » Et le vieux branlait tristement la tête.

Les cris bruyants des Cosaques se firent entendre ; ils accouraient, les uns à cheval, les autres à pied.

« Apportez-vous la nacelle ? leur cria Lucas.

— Bravo, Loukachka ! s’écria un des Cosaques, amène-le vers le rivage ! »

Loukachka, sans attendre davantage, se déshabilla sans quitter des yeux sa proie.

« Attends donc, Nazarka, avec la nacelle ! criait Touriadnik.

— Imbécile ! prends ton poignard ! il respire peut-être encore ! criait un autre Cosaque.

— Bêtise ! » répondait Lucas, ôtant son haut-de-chausses. Il se signa et s’élança dans l’eau, la faisant rejaillir de tous côtés ; il plongea, reparut à la surface et nagea vers les bas-fonds, fendant le Térek de ses bras blancs et vigoureux. Les Cosaques restés sur la rive parlaient à haute voix. Trois hommes à cheval étaient allés faire la ronde. Nazarka traînant la nacelle parut au détour du chemin. Lucas se dressa sur le banc de sable et secoua le cadavre. « Il est bien mort ! » cria-t-il d’une voix perçante.

La balle avait frappé à la tête le Tchétchène. Il était vêtu d’un haut-de-chausses bleu foncé, d’une chemise et d’un caftan ; il portait un fusil et un poignard attachés sur son dos, et, par-dessus, cette énorme branche qui avait commencé par induire en erreur Lucas.

« Voilà comme on pêche les carpes ! dit un des Cosaques groupés autour du cadavre, qu’on avait tiré de l’eau et étendu sur l’herbe.

— Qu’il est jaune ! disait quelqu’un.

— Où les nôtres sont-ils allés chercher les Abreks ? dirait un autre ; ils sont probablement de l’autre côté de l’eau ; si celui-ci n’était pas l’éclaireur, pourquoi se serait-il hasardé seul ?

— C’est le plus entreprenant, un véritable djighite ! dit ironiquement Lucas, étanchant l’eau des habits du Tchétchène et frissonnant sans cesse ; sa barbe est peinte et taillée.

— Écoute, Loukachka, dit l’ouriadnik, qui tenait dans ses mains les armes du défunt, prends le caftan et le poignard et laisse-moi le fusil, je t’en donnerai trois pièces de monnaie. Le plomb y est, ajouta-t-il en soufflant dans le canon du fusil, je le garderai comme souvenir. »

Lucas ne répondit rien ; il était vexé de l’avidité du chef, mais il savait devoir lui céder. Il fronça le sourcil et jeta à terre le caftan du Tchétchène.

« Si ce diable avait du moins un habit convenable, dit-il ; mais non, une véritable guenille.

— Elle te servira pour aller couper du bois, dit un Cosaque.

— Mosé ! je m’en vais à la maison, dit Lucas à l’ouriadnik, oubliant son dépit et voulant tirer parti du cadeau qu’il lui faisait.

— C’est bon, va ! Enfants, traînez le corps vers le cordon, dit l’ouriadnik sans cesser d’examiner le fusil, et faites une hutte de branchages pour le garantir de la chaleur ; on viendra peut-être le racheter.

— Il ne fait pas si chaud, observa quelqu’un.

— Non, mais les chacals peuvent le déchirer, répliqua l’un des Cosaques.

— Nous posterons une garde ; on viendra le racheter, et il ne serait pas bon qu’on le trouvât déchiré par les chacals.

— Eh bien ! Lucas, fais comme tu l’entends, mais donne un seau d’eau-de-vie aux camarades, dit l’ouriadnik.

— Certainement ! certainement ! crièrent à l’unisson les Cosaques ; vois quelle chance Dieu te donne : pour ton premier coup tu abats un Abrek !

— Achète le poignard et le caftan, répondit Lucas ; donne-m’en bon prix, et que Dieu te bénisse ! Je vends aussi le haut-de-chausses, je n’y entrerais pas ; ce diable était maigre comme une allumette. »

Un des Cosaques acheta le caftan pour une pièce d’argent ; un autre promit deux seaux d’eau-de-vie pour le poignard.

« Buvez, mes amis, dit Lucas, je vous donne un seau d’eau-de-vie ; je l’apporterai de la stanitsa.

— Et le pantalon ? le donneras-tu aux filles pour qu’elles s’en fassent des mouchoirs ? » dit Nazarka.

Les Cosaques éclatèrent de rire.

« Assez de rires, dit l’ouriadnik, traînez plus loin le corps ; pourquoi l’avez-vous laissé si près de l’izba ?

— À quoi bayez-vous ? cria impérieusement Lucas aux Cosaques, qui hésitaient à tirer le cadavre ; traînez-le par ici ! » Tous obéirent comme si Lucas était le chef. Au bout de quelques pas ils s’arrêtèrent et lâchèrent les jambes du cadavre, qui tombèrent raides et inertes sur le gazon. Nazarka s’approcha et souleva la tête du mort pour voir ses traits et la trace sanglante qu’il avait à la tempe. « Il l’a marqué au front, dit-il, il ne se perdra pas, les siens le reconnaîtront. »

Personne ne répondit : l’ange du silence touchait de son aile tous les Cosaques.

Le soleil était levé, et ses rayons se jouaient dans la rosée ; le Térek grondait en roulant ses eaux à travers la forêt ; les faisans saluaient de leurs cris le réveil de la nature. Les Cosaques entouraient le cadavre, recouvert seulement du haut-de-chausses imbibé d’eau et serré à la taille par une ceinture. C’était un homme beau et bien fait ; ses mains musculeuses pendaient, raidies, le long des flancs ; son front hâlé tranchait vivement avec la blancheur bleuâtre de sa tête rasée ; le sang s’était figé près de la blessure ; les yeux ternes et vitreux étaient ouverts et semblaient regarder au loin ; les lèvres, minces et tendres, semblaient sourire avec bonhomie et finesse sous la moustache rousse ; les doigts crispés étaient couverts de poils aux jointures, et les ongles teints en rouge.

Lucas ne s’était pas encore habillé, son cou était très rouge, ses yeux brillaient plus que d’ordinaire, un mouvement nerveux agitait ses larges pommettes, une vapeur presque imperceptible s’élevait de son corps jeune et robuste, frissonnant à l’air froid du matin.

« C’était un homme ! murmura Lucas, admirant malgré lui la beauté du cadavre.

— Oui-da ! observa un des Cosaques, s’il pouvait te saisir maintenant, il ne te lâcherait pas. »

L’ange du silence s’était envolé. Les Cosaques se remirent en mouvement, et les gais propos recommencèrent. Deux d’entre eux allèrent tailler des branches pour la hutte, d’autres retournèrent au cordon. Lucas et Nazarka coururent se préparer au départ pour la stanitsa.

Une demi-heure plus tard, tous deux traversaient en courant les épais taillis qui séparent le Térek de la stanitsa, et ils ne cessaient de parler entre eux.

« Ne lui dis pas que c’est moi qui t’envoie, disait Lucas d’un ton bref ; sache seulement si le mari est à la maison.

— Et moi, j’irai chez Jamka ; ferons-nous bombance ce soir ? demanda Nazarka, toujours prêt à obéir.

— Certainement ! aujourd’hui ou jamais ! » répondit Lucas.

Arrivés à la stanitsa, les deux Cosaques se rafraîchirent d’un verre d’eau-de-vie, et se jetèrent à terre pour dormir jusqu’au soir.


X


Trois jours après l’événement qui vient d’être raconté, deux compagnies d’un régiment d’infanterie venaient prendre leurs quartiers à Norumlinsk. Les fourgons dételés occupaient la place publique ; les cuisiniers militaires apportaient des bûches mal gardées dans les cours, et préparaient le souper. Les sergents faisaient rappel de leurs hommes ; les fourriers enfonçaient des pieux pour le piquet ; les quartiers-maîtres allaient de rue en rue décider, comme de droit, où loger officiers et soldats. On voyait au milieu du bourg les caissons peints en vert, les chariots à munitions, les chevaux, les chaudrons où fumait la soupe ; le capitaine, le lieutenant et le sergent, tous étaient là. Les compagnies avaient reçu l’ordre de loger dans ce bourg, les soldats étaient donc chez eux. Mais pourquoi était-ce précisément ce bourg qu’il fallait occuper ? qui étaient ces Cosaques ? étaient-ils schismatiques ? de quel œil voyaient-ils les compagnies s’installer chez eux ? Qu’importe ! personne ne le savait et ne se souciait de le savoir. Les soldats, fatigués et couverts de poussière, se dispersent dans le bourg comme un essaim d’abeilles, ignorant le mécontentement visible des habitants, causant gaiement entre eux, pénétrant dans les cabanes, y déposant leurs munitions et leurs sacs, et interpellant gaiement les femmes. Les groupes se forment sur la place publique autour du chaudron, place de prédilection des soldats, qui, la pipe à la bouche, regardent le feu pétiller comme du cristal fondu dans l’air pur du soir, ou suivent des yeux la légère vapeur qui s’élève d’abord presque imperceptible vers le ciel et finit par se condenser en un nuage compact. Les soldats plaisantent entre eux et rient des us et coutumes des Cosaques, si différents de ceux des Russes. Les cours se remplissent de militaires ; on entend leurs rires bruyants et les cris perçants des femmes défendant leur propriété et refusant l’eau et les ustensiles les plus indispensables. Petits garçons et petites filles se pressent contre leurs mères en groupes serrés ; ils regardent avec un étonnement mêlé d’une certaine terreur les soldats inconnus, ou courent après eux, mais à une distance respectueuse. Les vieux Cosaques sortent de leurs demeures, s’asseyent sur le terre-plein de leurs cabanes et suivent en silence d’un regard sombre les mouvements des soldats, se demandant intérieurement ce que tout cela signifie.

Olénine était depuis trois mois porte-enseigne dans un régiment du Caucase ; on lui avait assigné un logement dans une des meilleures maisons du bourg, celle du khorounji Ilia Vassiliévitch, chez la vieille Oulita.

« Qu’allons-nous devenir, Dmitri Andréitch ? s’écriait Vania hors d’haleine et, s’adressant à Olénine, qui, monté sur un cheval de la Kabarda, acheté à Grosnoïa, entrait gaiement dans la cour du khorounji, après une marche de cinq heures.

— Eh quoi ? Ivan Vassilitch ? » dit-il, caressant son cheval et regardant en souriant son serviteur ébouriffé et couvert de sueur, qui rangeait les effets avec lesquels il venait d’arriver.

L’aspect d’Olénine avait entièrement changé ; son visage, autrefois rasé, se couvrait de barbe, et de jeunes moustaches ; son teint, jauni par les veilles, avait cédé à un hâle vigoureux et sain ; l’élégant habit noir avait fait place à une tcherkeska usée à larges plis et à des armes. Au lieu de la chemise blanche amidonnée, il avait un bechmet en kanaouss rouge, dont le haut col serrait son cou hâlé. Il portait mal l’habit tcherkesse ; à première vue on reconnaissait en lui le Russe, et personne ne l’aurait pris pour un djighite. C’était ça et ce n’était pas ça, mais il était content de lui-même et respirait le bonheur et la santé.

« Vous riez ! dit Vania, mais parlez un peu à ces gens-là, on n’en obtient rien, ils ne répondent même pas, et tout est dit. Vania poussa impatiemment un seau de fer de côté. On dirait qu’ils ne sont pas Russes.

— Tu aurais dû t’adresser au chef de la stanitsa.

— Mais je ne sais où le trouver, répondit Vania d’un air piqué.

— Qu’est-ce qui te vexe à ce point ? demanda Olénine regardant autour de lui.

— Que le diable les emporte ! il n’y a pas de maître de maison ici ; je le demande, on répond qu’il est à je ne sais quelle kriga[22]. Quant à la vieille, c’est un vrai démon, que le Seigneur nous en préserve ! s’écriait Vania en se saisissant la tête, comment vivrons-nous ici ? Ils sont pires que des Tatares, je vous jure, bien qu’ils se disent chrétiens. Un Tatare même aurait plus de dignité. Il est allé à la kriga ! Que signifie kriga ? personne ne le sait, ils l’ont inventé eux-mêmes ! »

Et Vania se détourna.

« Ah ! ce n’est pas comme chez nous à la campagne ! dit Olénine, pour le taquiner et sans quitter sa monture.

— Donnez donc votre cheval, dit Vania, fort en peine du nouvel ordre de choses, mais s’y résignant.

— Un Tatare a donc plus de dignité ? hé ! Vania ! continua Olénine descendant de cheval et frappant de la main sur la selle.

— Riez, monsieur, il y a vraiment de quoi rire ! grogna Vania.

— Allons ! ne te fâche pas, Ivan Vassilitch ! dit Olénine souriant toujours, j’irai trouver l’hôte et j’arrangerai tout Tu verras quelle joyeuse vie nous mènerons ; ne te fâche pas. »

Vania ne répondit pas, mais, souriant avec dédain et clignant des yeux, il suivit du regard son maître et hocha la tête.

Vania ne croyait voir en Olénine que son maître, et Olénine en lui rien que son valet de chambre ; pourtant ils se trompaient, et tous deux auraient été fort étonnés d’apprendre qu’au fond ils étaient amis intimes, sans s’en douter. Vania était entré à onze ans dans la maison seigneuriale ; Olénine était alors du même âge. À quinze ans il commença à s’occuper de l’éducation de Vania et lui enseigna un peu de français, ce dont Vania tirait vanité, et maintenant encore, dans ses bons moments, il disait quelques mots de français, les accompagnant toujours d’un rire bête.

Olénine monta en courant le perron de la cabane et poussa la porte du vestibule. Marianna, vêtue seulement d’une chemise rose, selon l’usage des filles cosaques, s’éloigna d’un bond de la porte et s’adossa au mur, se couvrant une partie du visage de sa large manche tatare.

Olénine vit dans le demi-jour du vestibule la taille haute et élancée de la jeune Cosaque ; il dévora rapidement des yeux ses formes vigoureuses et virginales que dessinait sa fine chemise en toile imprimée, ses beaux yeux noirs qui le regardaient avec une curiosité d’enfant effarouché. « La voilà ! » pensa-t-il. Puis il se dit qu’il en verrait encore bien d’autres, et il ouvrit la porte de la chambre. La vieille Oulita, aussi en seule chemise, balayait à demi courbée le plancher.

« Bonjour la mère ! dit-il, je suis venu à propos du logement… »

La vieille tourna vers lui son visage courroucé, où se voyait un reste de beauté.

« À qui en as-tu ? te moques-tu de moi ? Ah ! je t’en donnerai des nouvelles ! Que la peste t’étouffe ! » criait-elle en fronçant les sourcils et le regardant de travers.

Olénine avait toujours pensé que son brave régiment, exténué de fatigue, serait surtout bien reçu par les Cosaques, comme frères d’armes ; cette réception le frappa de stupeur. Pourtant, sans perdre contenance, il tâcha d’expliquer à la vieille qu’il payerait son loyer.

« Pourquoi viens-tu ? quelle plaie ! Hure rasée ! Le patron va venir et il t’en montrera bien d’autres ! Je n’ai nul besoin de ton maudit argent. Voyez-vous cela ! venir empester ma maison de tabac et m’en offrir la paye ! Fi de ton argent !… Que mille bombes te percent les entrailles ! criait-elle d’une voix perçante, interrompant Olénine.

— Vania a raison, pensa-t-il, un Tatare aurait plus de dignité. » Et il quitta la cabane, poursuivi par les vociférations de la vieille.

Au moment où il sortait, Marianna, toujours en chemise rose, mais la tête couverte jusqu’aux yeux d’un mouchoir blanc, s’élança hors du vestibule, glissa devant lui et descendit en courant du perron, clapotant de ses pieds nus sur les marches en bois. Puis elle s’arrêta, se tourna brusquement, jeta de ses grands yeux riants un rapide regard au jeune homme et disparut à l’angle de la maison.

La démarche ferme de la jeune fille, ses yeux étincelants sous le mouchoir blanc, ses regards de biche effarouchée, sa taille élancée et bien prise, frappèrent encore plus Olénine. C’est elle ! se dit-il, et, pensant bien plus à la belle Marianna qu’à son logement, il s’approcha de Vania.

« Voyez, dit celui-ci, la fille est tout aussi sauvage que le reste ! une vraie cavale des steppes ! »

Vania déballait les effets apportés par le chariot et s’était rasséréné.

« La femme ! » ajouta-t-il en français d’un ton haut et solennel, et il partit d’un éclat de rire.


XI


Le khorounji revint de la pêche vers le soir et, apprenant que le logement lui serait payé, il calma sa femme et accéda aux exigences de Vania.

Les maîtres de la maison cédèrent leur cabane d’été à Olénine et déménagèrent eux-mêmes dans celle de l’hiver. Sa chambre mise en ordre, Olénine déjeuna et s’endormit. Il se réveilla assez tard, fit sa toilette avec soin, puis se mit à la fenêtre qui donnait sur la rue. La chaleur diminuait, l’ombre de la cabane avec son faîte ciselé s’allongeait en biais à travers la rue et se brisait à la maison d’en face dont le toit de jonc étincelait aux rayons du soleil couchant. L’air fraîchissait, tout était silence, les soldats étaient installés, le troupeau et la population ouvrière n’étaient pas rentrés. La maison qu’occupait Olénine était presque au bout de la stanitsa ; de sourdes détonations s’entendaient au loin, au delà du Térek, des endroits d’où arrivait Olénine. Il se sentait à l’aise après trois mois de bivouac, son visage rafraîchi par l’eau, son corps reposé, ses membres dégourdis. Au moral il était de même frais et dispos. Il se rappela la dernière campagne, les dangers qu’il avait courus, la manière honorable dont il s’était conduit, — pas plus mal que les camarades qui l’avaient accepté membre de la brave armée du Caucase. Les souvenirs de Moscou avaient disparu, l’ancienne existence s’effaçait à jamais, il entrait dans une nouvelle phase où il n’y avait pas encore eu de fautes ; il pouvait, au milieu d’une nouvelle société, reconquérir sa propre estime, et il éprouvait un sentiment de contentement inexplicable et irraisonné. Il jetait les yeux tantôt sur les petits garçons qui jouaient à la balle à l’ombre de la cabane, tantôt sur sa nouvelle demeure, et il se disait qu’il allait jouir en plein de cette vie de Cosaque qui lui était entièrement inconnue. Il contemplait le ciel et la chaîne lointaine et se pénétrait d’admiration pour les splendides beautés de la nature, qu’il mêlait à tous ses souvenirs, à tous ses rêves. La nouvelle ère n’avait pas commencé comme il se l’était tracée en quittant Moscou, mais elle valait bien mieux encore : elle avait le charme de l’imprévu. Et les montagnes ? les montagnes étaient toujours présentes à sa pensée.

« Diadia Jérochka a caressé la chienne ! il a léché la cruche ! il a troqué son poignard pour de l’eau-de-vie ! s’écrièrent tout à coup les enfants cosaques, se tournant vers la petite rue. Il a embrassé la chienne ! criaient les enfants se ruant les uns sur les autres et reculant devant Jérochka, qui avançait, sa carabine sur l’épaule et trois faisans pendus à sa ceinture.

— J’ai péché, mes enfants, j’ai péché ! répondit-il en agitant ses bras et en jetant ses yeux vers les fenêtres des maisons des deux côtés de la rue. Oui, j’ai donné ma chienne pour de l’eau-de-vie ! » continua-t-il, feignant l’indifférence, et, au fond, très vexé des railleries des enfants.

Olénine était étonné de l’insolence des petits Cosaques, mais encore plus frappé de la taille athlétique et du visage expressif du vieux chasseur.

« Holà ! le Cosaque ! lui cria-t-il, approche. »

Le vieux se tourna vers la fenêtre et s’arrêta.

« Bonjour, brave homme, dit Jérochka, soulevant son bonnet et découvrant ses cheveux coupés ras.

— Bonjour, brave homme, répondit Olénine ; que signifient les cris de ces gamins ? »

Jérochka approcha de la fenêtre.

« Ils me taquinent ! J’aime cela ! Ils n’ont qu’à faire des gorges chaudes sur le vieux diadia ! dit-il avec l’intonation peu traînante habituelle aux vieilles gens. Es-tu le chef de la compagnie ?

— Non, je suis porte-enseigne. Où as-tu tiré ces faisans ?

— Dans le bois ; j’ai tué trois femelles, répondit le vieux, se tournant pour montrer à Olénine son large dos, où pendaient les trois faisans, leurs petites têtes passées sous la ceinture et teignant de leur sang le caftan du Cosaque. N’en as-tu jamais vu ? Tiens ! en voici une paire. »

Et il lui tendait par la fenêtre les deux faisans.

« Es-tu chasseur ?

— Oui, j’ai tué quatre faisans pendant la campagne.

— Quatre ! Quelle masse ! dit le vieux d’un air moqueur. Es-tu buveur ? sais-tu déguster le tchikhir[23] ?

— Pourquoi pas ! Je l’aime à son temps.

— Hé ! je vois que tu es un brave ! Nous serons kounak[24] ! dit Jérochka.

— Mais entre donc, nous prendrons un verre ensemble.

— Bon ! j’entrerai, dit Jérochka ; mais prends donc les faisans. »

Le porte-enseigne avait plu au vieux, qui combina tout de suite qu’il serait régalé d’eau-de-vie, et offrit les faisans.

Au bout d’un moment Jérochka parut à la porte de la chambre, et alors seulement Olénine se rendit compte de la taille gigantesque et de la force musculaire de cet homme dont la barbe était entièrement blanche et le visage bronzé entièrement sillonné de profondes rides, creusées par l’âge et le travail. Il avait les épaules larges et les muscles fermes d’un jeune homme. Sa tête portait des cicatrices, qui se dessinaient sous ses cheveux ras ; son cou était gros, veineux et couvert de cannelures croisées comme celui d’un taureau. Ses mains calleuses étaient couvertes d’égratignures. Il enjamba prestement le seuil, se débarrassa de son fusil, le plaça dans un angle de la chambre, qu’il inspecta d’un rapide regard, appréciant chaque objet à sa juste valeur. Il avança doucement, marchant sans bruit dans ses chaussures molles et apportant avec lui une odeur forte mais non désagréable d’eau-de-vie, de poudre et de sang figé. Il salua les images, lissa sa barbe et, s’approchant d’Olénine, lui tendit sa grosse main noire.

« Cochkildy ! lui dit-il ; ça veut dire en tatare : « Je vous souhaite bonne santé ; que la paix soit avec vous ! »

— Je le sais, répondit Olénine en lui prenant la main, cochkildy !

— Hé ! tu ne sais rien du tout, que tu es bête ! s’écria Jérochka, hochant la tête d’un air de reproche ; quand on te dit cochkildy, tu dois répondre : Alla razi bossoun, « Dieu vous garde ! » et non répéter cochkildy ! Je t’instruirai. C’est ainsi qu’un de vos Russes, Ilia Masséitch, était ici ; nous étions kounak. C’était un brave garçon, buveur, brigand, chasseur, et quel chasseur encore ! et c’est moi qui l’ai initié à tout.

— Que m’enseigneras-tu ? demanda Olénine, de plus en plus intrigué.

— Je te mènerai à la chasse, à la pêche, je te montrerai les Tchétchènes ; veux-tu une bonne amie ? je t’en procurerai une. Voilà quel homme je suis ! un vrai farceur ! » Et le vieux se mit à rire. « Je suis fatigué, père, puis-je m’asseoir ? — karga ? ajouta-t-il.

— Et que signifie ce mot ? demanda Olénine.

— Cela veut dire : « bien » en géorgien. C’est mon mot de prédilection, mon dicton favori ; quand je dis karga, c’est que je suis de bonne humeur. Mais, dis donc, pourquoi ne sert-on pas d’eau-de-vie ? Tu as probablement un soldat à ton service ?

— Oui. Ivan ! cria-t-il.

— Tous les vôtres se nomment donc Ivan ?

— Le mien se nomme réellement ainsi. Vania ! va, je te prie, demander de l’eau-de-vie à notre hôte et apporte-nous-en.

— Ivan ou Vania, c’est tout comme ! Mais pourquoi tous vos soldats se nomment-ils Ivan ? répétait le vieux. Ivan ! demande à la vieille de l’eau-de-vie du tonneau déjà entamé, c’est le meilleur de toute la stanitsa. Mais ne lui donne pas plus de 30 kopeks pour un huitième de litre ! la vieille sorcière ne demanderait pas mieux que de se graisser la patte. Nos gens sont bêtes en diable, continua-t-il sur un ton de confidence, après que Vania eut quitté la cabane ; ils vous prendront pour des brutes, vous êtes à leur avis pires que des Tatares, — des enfants de perdition, des Russes ! Quant à moi, tout homme est homme, à mon avis, fût-ce même un soldat : il a une âme. N’ai-je pas raison ? Ilia Masséitch était soldat, et quel cœur d’or ! Est-ce ainsi, père ? Voilà pourquoi les nôtres ne m’aiment pas, mais je ne m’en soucie guère. Je suis bon vivant, j’aime tout le monde, je suis Jérochka ! C’est ça ! n’est-ce pas, père ? »

Et le vieux tapa sur l’épaule du jeune homme d’un air caressant.


XII


Vania était de la meilleure humeur ; il avait eu le temps de mettre son ménage en ordre : il s’était même fait faire la barbe par le barbier du régiment ; il avait tiré son pantalon par-dessus ses bottes, en témoignage des bons quartiers occupés par la compagnie. Il avait jeté un regard scrutateur et malveillant à Jérockha, qui lui paraissait un animal inconnu et étrange, et il avait branlé la tête en voyant le plancher souillé de boue. Il prit de dessous un banc deux flacons vides et alla trouver les maîtres de la maison.

« Bonjour, mes très chers, leur dit-il, décidé à être très aimable ; mon maître voudrait acheter du vin nouveau ; donnez-m’en, mais du bon. »

La vieille ne répondit pas. La jeune fille se tenait devant un petit miroir et ajustait un mouchoir sur sa tête ; elle se tourna en silence vers Vania.

« Je payerai, mes respectables amis, continua Vania, faisant sonner des gros sous dans sa poche. Soyez bons, nous le serons aussi ; vaut mieux être d’accord qu’autrement.

— Combien t’en faut-il ? demanda brusquement la vieille.

— Un huitième de litre.

— Va, mon enfant, dit Oulita à sa fille, prends du tonneau commencé, ma chérie. »

La jeune fille prit les clefs, une carafe, et quitta, la chambre, suivie de Vania.

« Dis-moi qui est cette femme ? » disait Olénine au vieux Cosaque, voyant Marianna passer sous sa fenêtre.

Le vieux cligna de l’œil et poussa du coude le jeune homme.

« Attends ! dit-il, et il mit la tête à la fenêtre. Hem ! hem ! il se mit à tousser et à grogner : « Marianouchka ! hé ! Marianouchka ! aime-moi, ma chère âme ! » Suis-je farceur ? » dit-il bas à Olénine.

La jeune fille ne tourna pas la tête et continua son chemin de ce pas élastique et ferme particulier aux femmes cosaques, mais elle coula un long regard vers le vieillard, de ses yeux noirs et voilés.

« Aime-moi, et tu seras heureuse ! cria Jérochka. Faisant signe au jeune homme : « Suis-je farceur ? Est-elle belle, cette reine-là ! hein ? »

— Bien belle, dit Olénine ; fais-la venir ici.

— Ni, ni, ni ! répondit le vieux. Lucas veut l’épouser : Lucas, le jeune Cosaque, le djighite qui a tué l’Abrek. Je t’en trouverai une plus belle, une cousue de soie et d’or ; je l’ai dit, et je tiendrai parole.

— Que dis-tu, vieux ? C’est un péché, lui dit Olénine.

— Péché ! Où est le péché ? répondit le vieux d’un ton décidé ; est-ce pécher que de regarder une jolie fille ! L’aimer, est-ce un péché ? C’est votre idée, à vous autres ! Non, père, ce n’est pas le péché, mais le salut ! Dieu, qui t’a créé, a aussi créé la femme. Il a tout créé. Non, admirer une jolie fille n’est pas un péché ! Elle est faite pour être aimée et admirée. Voilà mon opinion à moi, mon brave ! »

Marianna traversa la cour et entra dans un cellier rempli de tonneaux ; elle fit la prière d’usage en approchant de la tonne. Vania restait à la porte et souriait en regardant la jeune fille ; elle lui paraissait bien drôle, avec sa chemise tendue par derrière et plus courte par devant ; mais c’était surtout son collier en monnaies d’argent qui l’amusait. Il se disait qu’on rirait bien dans son village, en Russie, en voyant fille pareille. La fil, comme cé très bié, pour changer, dirai-je à mon maître, pensait-il.

« À quoi bayes-tu, diable ? cria tout à coup la jeune Cosaque ; donne le flacon. »

Elle remplit la carafe de vin rouge et la présenta à Vania.

« Donne ça à ma mère », dit-elle, repoussant la main de Vania qui lui offrait l’argent.

Vania sourit.

« Pourquoi êtes-vous si méchante, ma chère petite ? » dit-il avec bonhomie, se dandinant d’un pied sur l’autre pendant que la jeune fille bouchait le tonneau.

Elle se mit à rire.

« Et vous ? Seriez-vous bons, par hasard ?

— Nous sommes très bons, mon maître et moi, répondit Vania avec conviction. Nous sommes si bons, que, partout où nous avons demeuré, les maîtres de maison nous étaient très reconnaissants. Mais c’est que nous sommes nobles. »

La jeune fille s’était arrêtée pour l’écouter.

« Est-il marié, ton maître ?

— Non, il est jeune et garçon. Les gentilshommes ne se marient jamais très jeunes.

— Voyez-moi cela ! Gros comme un buffle, et trop jeune pour se marier ! Est-il votre chef à tous ? demanda la jeune fille.

— Mon maître est porte-enseigne, c’est-à-dire pas encore officier ; mais il a plus d’importance qu’un général ; c’est un grand personnage, car non seulement notre colonel, mais le tsar lui-même le connaît, dit Vania avec orgueil. Nous ne sommes pas des va-nu-pieds comme certains officiers d’armée : notre papa est sénateur, — il avait plus de mille âmes, et l’on nous envoie plusieurs milliers de roubles, à nous : c’est pourquoi on nous aime beaucoup. À quoi sert d’être capitaine, par exemple, si on n’a pas le sou ?

— Va-t’en, que je ferme la porte ! » interrompit la jeune fille.

Vania porta le vin à Olénine, et lui dit en français que la fil, cé tré jouli, et éclata d’un rire bête.


XIII


On venait de sonner la diane ; les habitants revenaient des champs ; le troupeau se pressait en beuglant vers les portes cochères, au milieu d’un nuage de poussière à mille paillettes d’or. Les femmes et les filles cherchaient leurs bêtes. Le soleil avait disparu derrière la chaîne de neige ; le crépuscule envahissait terre et ciel. Les jardins disparaissaient dans l’ombre, les étoiles s’allumaient dans le ciel ; tout bruit cessait dans la stanitsa. Les femmes, après avoir achevé leur ménage, venaient s’asseoir au coin des rues, sur les terre-pleins des cabanes et grignotaient des graines de tournesol. Marianna, après avoir trait la bufflonne et les deux vaches, vint rejoindre un des groupes, composé de plusieurs femmes et d’un vieux Cosaque. On parlait de l’Abrek. Le Cosaque contait sa mort, les femmes le questionnaient.

« On lui donnera probablement une récompense, disait l’une d’elles, parlant de Lucas.

— Certainement ; on assure qu’il recevra la croix.

— Mossew a voulu lui faire un passe-droit ; il lui a pris le fusil, et c’est parvenu au chef, à Kizliar.

— Quel misérable, ce Mossew ?

— On dit que Loukachka est rentré, dit une des jeunes filles.

— Il est chez Jamka avec Nazarka. (Jamka était une fille qui tenait un cabaret.) On dit qu’ils ont pris un demi-litre à eux deux.

— Quelle chance a cet ourvane ! dit l’une des femmes, mais c’est que c’est un brave garçon, droit et adroit. Son père était ainsi ; toute la stanitsa a pleuré quand on l’a tué. Mais les voilà ! continua-t-elle, montrant les Cosaques qui venaient le long de la rue. Ergouchow est avec eux ; ce vieil ivrogne a trouvé le temps de les rejoindre. »

Lucas, Nazarka et Ergouchow, après avoir vidé un demi-seau d’eau-de-vie, s’approchaient, tous trois, surtout le vieux Cosaque, plus rouges que de coutume. Ergouchow chancelait, riait bruyamment, poussait Nazarka.

« Pourquoi ne chantez-vous pas, pécores ? cria-t-il aux femmes ; je veux que vous chantiez pour notre plaisir.

— Bonsoir ! bonsoir ! cria-t-on de tous côtés aux jeunes gens.

— Pourquoi chanter ? répondit une des femmes, ce n’est pas fête aujourd’hui.

— Tu t’es gorgé de vin, tu n’as qu’à chanter. »

Ergouchow éclata de rire et poussa Nazarka.

« Chante, dit-il, je chanterai aussi, je suis prêt, te dis-je.

— Eh bien ! les belles ! dormez-vous ? dit Nazarka, nous avons quitté le cordon pour fêter Loukachka, et voilà ! »

Lucas s’approcha lentement, leva son bonnet à poils et s’arrêta devant les jeunes filles. Ses larges pommettes et son cou étaient rouges. Il parlait doucement, posément, et pourtant, dans tous ses mouvements et dans ses paroles, il y avait plus d’animation et de vie que dans le bavardage et l’agitation de Nazarka. On aurait pu comparer Lucas à un cheval vigoureux qui, la queue au vent, se cabre en hennissant, puis retombe sur ses quatre pieds et reste immobile. Lucas se tenait devant les jeunes filles, les yeux riants, parlant peu et regardant tantôt ses compagnons ivres, tantôt les femmes. Quand Marianna s’approcha, il lui fit place et souleva lentement son bonnet, puis se plaça vis-à-vis d’elle, le pouce passé dans la ceinture et jouant négligemment avec la garde de son poignard. Marianna répondit à son salut par une légère inclination de tête ; elle s’assit sur le terre-plein et prit des graines dans le gousset de sa chemise. Lucas ne la quittait pas des yeux et grignotait aussi des graines, crachant la pelure. Quand Marianna parut, il se fit un silence.

« Eh bien ! dit au bout de quelques instants une des femmes, êtes-vous ici pour longtemps ?

— Jusqu’à demain matin, répondit gravement Lucas.

— Que Dieu te comble de ses bienfaits ! dit le vieux Cosaque, je suis heureux pour toi, — je viens de le dire.

— Et moi de même, s’écria l’ivrogne Ergouchow en riant. Voyez que de monde nous arrive ! ajouta-t-il en désignant un soldat qui passait. J’aime l’eau-de-vie des militaires, elle est excellente.

— On nous a mis à dos trois grands diables, dit l’une des femmes ; mon vieux est allé se plaindre à notre chef, mais il n’y peut rien.

— Ah ! ah ! te voilà bien en peine, dit Ergouchow.

— Ont-ils empesté la cabane de tabac ? demanda une autre.

— Ils n’ont qu’à fumer dans la cour, nous ne les laisserons pas entrer dans la chambre. Si même le chef l’ordonnait, je ne les laisserais pas entrer. Ils nous dévaliseraient encore. Le chef de la stanitsa est bien avisé, fils du diable qu’il est ! Il n’y a pas de soldats chez lui.

— Ils te déplaisent ? dit Ergouchow.

— Ce n’est pas tout, dit Nazarka, tâchant d’imiter Lucas et rejetant comme lui son bonnet sur la nuque ; on dit qu’il sera ordonné aux filles cosaques de faire leurs lits et de les régaler de miel et de vin. »

Ergouchow éclata bruyamment de rire et, saisissant celle qui était tout près de lui, il l’embrassa en répétant :

« C’est vrai ! c’est juste !

— Laisse-moi, glu que tu es ! criait la jeune fille, je me plaindrai à ta femme.

— Plains-toi ! s’écriait Ergouchow ; Nazarka dit vrai, il sait, lui, il a lu l’ordonnance imprimée. — Et il embrassa la fille suivante.

— Ne m’ennuie pas, racaille ! » criait en riant la fraîche et ronde jeune Oustinka, le menaçant du poing.

Le Cosaque trébucha.

« Voyez, dit-il, si les femmes n’ont pas de force ! Celle-ci a failli me tuer.

— Va-t’en, glu du diable ! Quel malin esprit t’a amené ici ! »

Et Oustinka se détournait en éclatant de rire.

« Dis donc, tu as manqué l’Abrek ? S’il t’avait escofié, toi, cela aurait mieux valu.

— Tu en aurais gémi, pas vrai ? demandait en riant Nazarka.

— Certes, je n’aurais pas manqué !

— Voyez donc, l’indifférente ! disait Ergouchow. Hé ! Nazarka ! aurait-elle gémi ? »

Lucas se taisait pendant ce temps et ne quittait pas des yeux Marianna, que ses regards embarrassaient.

« Marianna, dit-il enfin, se rapprochant d’elle, vous avez logé un des chefs ? »

Marianna, comme d’habitude, ne répondit pas immédiatement et leva lentement les yeux. Lucas riait, et l’on sentait, en dehors des paroles, une affinité secrète entre le Cosaque et la jeune fille.

Une vieille femme répondit pour Marianna.

« Il est heureux qu’ils aient deux cabanes. Tomouchkeni n’en a qu’une seule et on a logé chez lui un des chefs, qui a encombré toute la chambre, et la famille ne sait plus où se fourrer. Est-ce croyable qu’on ait envahi notre stanitsa de cette horde ! Qu’allons-nous devenir ? On dit qu’ils vont travailler à quelque œuvre infernale.

— Ils construiront un pont sur le Térek, dit une des jeunes filles.

— J’ai entendu autre chose, dit Nazarka, s’adressant à Oustinka ; ils creuseront un énorme trou et y jetteront les filles qui n’aiment pas les jeunes gars. »

Tout le monde se mit à rire ; Ergouchow saisit dans ses bras une femme âgée, laissant de côté Marianna, dont c’était le tour.

« Pourquoi n’embrasses-tu pas Marianka ? demanda Nazarka ; il ne faut pas en manquer une.

— J’aime mieux la vieille, elle est plus appétissante, s’écria Ergouchow, couvrant de baisers la vieille Cosaque, qui se débattait.

— Il m’étouffe ! » criait-elle en riant.

Les rires furent interrompus par un bruit cadencé au bout de la rue. Trois soldats en redingote militaire, le fusil sur l’épaule, avançaient d’un pas mesuré ; ils allaient relever la sentinelle près de la caisse de la compagnie.

Le vieux caporal qui les conduisait les fit passer de manière que Lucas et Nazarka, qui se tenaient au milieu de la rue, durent leur faire place. Nazarka recula, mais Lucas ne bougea pas, et, tournant la tête, il cligna les yeux.

« Vous nous voyez, dit-il, regardant les soldats de travers et, faisant un signe de tête méprisant, faites le tour. »

Les soldats passèrent en silence, soulevant la poussière de leurs pas cadencés.

Marianna se prit à rire et toutes les jeunes filles avec elle.

« Quels élégants ! dit Nazarka, on dirait des premiers chantres à longues robes ! » Et il se mit à marcher, contrefaisant les soldats.

Les assistants éclatèrent de rire.

Lucas se rapprocha lentement de Marianna.

« Où loge l’officier ? » demanda-t-il.

Elle réfléchit un moment, puis répondit :

« Dans la nouvelle cabane.

— Est-il jeune ou vieux ? demandait Lucas, s’asseyant auprès d’elle.

— Qu’en sais-je ? Je suis allée chercher du vin pour lui, et je l’ai vu à la fenêtre avec Jérochka. Il a les cheveux roux, ce me semble ; il a amené toute une arba remplie d’effets. »

Elle baissa les yeux.

« Que je suis heureux qu’on m’ait laissé venir, dit Lucas, se rapprochant de la jeune fille et la regardant fixement.

— Es-tu ici pour longtemps ? demanda Marianna avec un léger sourire.

— Jusqu’à demain matin. Donne-moi des graines, » dit-il en tendant la main.

Marianna sourit franchement et tendit au jeune homme le gousset ouvert de sa chemise.

« Ne prends pas tout, dit-elle.

— Je mourais d’envie de te revoir, je te jure, dit Lucas à demi-voix, s’approchant toujours davantage de la jeune fille, et, prenant les graines dans son gousset, il baissa la voix et chuchota quelque chose en souriant.

— Je ne viendrai pas ; c’est dit une fois pour toutes, dit subitement tout haut Marianna, en s’éloignant de lui.

— Je t’assure que j’ai quelque chose à te dire ; viens, Machinka ! »

Marianna fit un signe de tête négatif sans cesser de sourire.

« Marianka ! sœur Marianka ! maman t’appelle pour souper ! criait en accourant vers le groupe le petit frère de Marianna.

— Je vais venir, répondit la jeune fille ; va, enfant, va seul ; je viens dans l’instant. »

Lucas se leva et ôta son bonnet.

« Il est aussi temps que je rentre », dit-il, feignant l’indifférence ; et, cherchant à dissimuler un sourire, il disparut à l’angle de la maison.

Il faisait nuit ; des myriades d’étoiles brillaient dans un ciel foncé ; les rues étaient vides et obscures. On entendait les rires de Nazarka et des femmes restées sur le terre-plein. Lucas s’était éloigné à pas lents, mais, dès qu’il eut tourné le coin, il se baissa et, retenant son poignard, il s’élança comme un chat, sans bruit, vers la cabane du khorounji. Après avoir traversé deux rues en courant, il s’arrêta et s’accroupit à l’ombre d’une haie, ramenant vers lui les pans de sa redingote.

« Que diable ! fit-il en pensant à Marianna, est-elle fière, celle-là ? Une véritable khorounjikha[25]. Mais attends ! »

Des pas de femme le tirèrent de ses réflexions ; il prêta l’oreille. Marianna, la tête baissée, venait droit à lui, marchant d’un pas rapide et cadencé, et frappant la haie d’une longue branche qu’elle tenait à la main. Lucas se souleva ; Marianna tressaillit et s’arrêta.

« Vilain maudit ! comme tu m’as effrayée ! Tu n’es donc pas allé à la maison ? » Et elle éclata de rire.

Lucas saisit d’une main la taille de la jeune fille et de l’autre lui prit le visage.

« C’est que j’avais quelque chose à te dire… Je te prie… »

Sa voix était tremblante et entrecoupée.

« Qu’y a-t-il à parler, la nuit ? répondit Marianna ; maman m’attend, et toi, va chez ta bonne amie ! »

Elle se débarrassa de ses bras et s’éloigna de quelques pas. Elle s’arrêta à la haie de sa cabane et se tourna vers le Cosaque, qui la suivait, la suppliant d’attendre un moment.

« Eh bien ! rôdeur de nuit, qu’as-tu à me dire ? demanda-t-elle en riant.

— Ne te moque pas de moi, je te supplie, Marianna ! qu’est-ce donc que j’aie une bonne amie ? Je l’enverrai à tous les diables. Dis un mot, et je n’aimerai que toi,… je ferai tout ce que tu voudras. Entends-tu ? (Il fit sonner l’argent dans sa poche.) Nous aurions pu bien nous amuser. Tout le monde s’amuse, et moi, grâce à toi, je n’ai aucune joie, Marianouchka ! »

La jeune fille ne répondait pas ; d’un rapide mouvement des doigts elle brisait en petits morceaux la branche qu’elle tenait.

Lucas serra tout à coup les poings et grinça des dents.

« Pourquoi toujours attendre et attendre ? Est-ce que je ne t’aime pas assez ?… Fais de moi ce que tu veux », dit-il avec un transport de rage, saisissant les deux mains de la jeune fille.

Marianna ne changeait pas de visage et restait calme.

« Ne radote pas, Loukachka, et écoute-moi, dit-elle, sans retirer ses mains, mais tenant le Cosaque à distance ; je ne suis qu’une jeune fille, mais tu dois m’écouter. Je ne dépends pas de moi-même ; si tu m’aimes, écoute-moi. Laisse mes mains libres, j’ai à te parler. Je t’épouserai, oui, mais n’attends pas que je fasse des sottises pour toi,… jamais !

— Tu m’épouseras ; on arrangera cela sans nous, mais aime-moi, Marianouchka », disait Lucas, devenu subitement humble et doux, de féroce qu’il était, et regardant la jeune fille avec un tendre sourire.

Marianna se serra contre lui et l’embrassa sur les lèvres.

« Frère[26], murmura-t-elle en le serrant convulsivement ; puis elle s’arracha de ses bras, s’enfuit sans se retourner et entra dans la cour, sans égard aux instances du Cosaque, qui la conjurait de l’écouter.

— Va-t’en, on te verra ! s’écria-t-elle à voix basse ; voilà notre diable de locataire qui marche par la cour.

Khorounjikha ! pensait Lucas ; elle m’épousera ! cela va sans dire, mais je voudrais qu’elle m’aimât avant cela. »

Il alla rejoindre Nazarka chez Jamka, et, après avoir bu avec lui, il alla chez Douniachka et y passa la nuit, malgré l’infidélité de la fille.


XIV


Olénine était dans la cour quand Marianna rentra, et il l’avait entendue dire : « Notre diable de locataire… ». Il avait passé toute la soirée avec Jérochka sur le perron, où il avait fait apporter une table, la bouilloire et une bougie. Il prenait le thé et fumait son cigare en écoutant les récits de Jérochka, assis à ses pieds sur l’une des marches du perron. L’air était doux ; pourtant la bougie fondait, et la flamme vacillante jetait sa lueur tantôt sur la table et le service de thé, tantôt sur la tête blanche du vieux Cosaque. Les phalènes tournoyaient, répandant la fine poussière de leurs petites ailes, s’ébattant sur la table et dans les verres, entrant étourdiment dans la flamme de la bougie et disparaissant subitement dans l’obscurité au delà du cercle lumineux. Olénine et Jérochka vidèrent cinq bouteilles de vin nouveau. Chaque fois que Jérochka remplissait son verre, il trinquait avec Olénine, lui souhaitant bonne santé. Il parlait sans discontinuer. Il contait la manière de vivre des anciens, de son père, qui portait sur son dos un sanglier de dix pouds et buvait sans s’arrêter deux seaux de vin. Il parla de son bon vieux temps à lui, de son ami Guirtchik, qui l’aidait, en temps de peste, à apporter des bourkas d’au delà du Térek. Il conta ses chasses, comme quoi il avait tué deux cerfs en une matinée, et comment sa douchinka accourait la nuit le rejoindre au cordon. Il parlait avec tant d’éloquence et faisait des descriptions si pittoresques qu’Olénine ne voyait pas fuir les heures.

« Voilà, père, comme nous vivions ! C’est dommage que tu ne m’aies pas connu dans ma jeunesse !… Aujourd’hui Jérochka n’est plus bon à rien ; autrefois il faisait parler de lui. Qui avait le plus beau cheval, la plus belle arme ? Avec qui s’amuser, boire un coup ? Qui envoyer dans les défilés pour tuer Ahmet-Khan ? toujours Jérochka ! Les femmes, qui aimaient-elles ? toujours Jérochka ! C’est que j’étais un véritable djighite ; ivrogne, bandit, voleur de chevaux, bon chanteur, j’étais tout cela ! Il n’y a plus de pareils Cosaques maintenant ; on n’a même aucune envie de les regarder. Ils portent des bottes ridicules et s’en réjouissent comme des imbéciles. Ou bien ils s’enivrent, et encore ne boivent-ils pas comme des hommes, mais je ne sais comment… Et moi donc, qui étais-je ? Jérochka, le bandit. Ce n’est pas à la stanitsa seule qu’on me connaissait, mais dans toute la chaîne des montagnes. Des princes arrivaient-ils, j’étais leur ami, Tatare avec les Tatares, Arménien avec les Arméniens, soldat avec le soldat, officier avec l’officier. Je ne faisais aucune différence entre eux, pourvu qu’ils bussent sec. On me disait : « Tu dois te purifier à cause de tes rapports avec les mondains, ne bois pas avec le soldat, ne mange pas avec le Tatare ! »

— Qui disait cela ? demanda Olénine.

— Nos docteurs de la loi. Écoute, d’autre part, un mollah ou un cadi tatare : ils disent que nous sommes des giaours infidèles et qu’il ne faut pas s’attabler avec nous. En somme, chacun tient à sa religion. À mon avis, toute foi est bonne. Dieu a créé l’homme pour être heureux ; il n’y a péché à rien. Prends exemple de la bête : elle se couche dans nos roseaux comme dans ceux des Tatares ; elle choisit son gîte où elle le trouve ; elle prend ce que Dieu envoie. Et les nôtres qui assurent qu’en punition nous lécherons des poêles ardentes ! Je suis persuadé que c’est faux, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

— Qu’est-ce qui est faux ? demanda Olénine.

— Ce que disent nos docteurs en religion. Nous avions à la tcherulenaïa un chef de sotnia, un ami à moi, un brave et beau garçon comme moi-même. Les Tchétchènes l’ont tué. Il avait l’habitude de dire que ces docteurs de la loi inventaient ce qu’ils nous enseignaient. « Nous mourrons tous, disait-il, l’herbe croîtra sur notre tombe, et c’est tout ! » (Le vieux se mit à rire.) C’était-il un enragé, celui-là !

— Quel âge as-tu ? demanda Olénine.

— Dieu sait ! Peut-être bien soixante-dix ans. Je n’étais plus un enfant que votre tsarine régnait encore ; compte donc mon âge ! Soixante-dix ans au moins.

— Oui, mais tu es encore très vert.

— Dieu merci, je me porte bien, très bien ! Seulement, une maudite sorcière m’a jeté un sort…

— Comment cela ?

— Oui, elle m’a jeté un sorti…

— Ainsi donc, après notre mort, l’herbe croîtra sur notre tombe ? » répéta Olénine.

Jérochka ne voulait pas s’expliquer plus clairement. Il garda le silence pendant quelques moments.

« Et que croyais-tu ? Mais bois donc ? » s’écria-t-il en souriant et en présentant son verre.


XV


« Que te disais-je ? continua Jérochka, rassemblant ses souvenirs. Oui ! voilà quel homme je suis ! Je suis chasseur, je n’ai pas mon pareil sous ce rapport parmi les Cosaques. Je trouverai et t’indiquerai toute espèce de bête ou d’oiseau. J’ai des chiens, deux carabines, des filets, et un épervier, et tout ce dont j’ai besoin, Dieu merci. Si tu ne mens pas et que tu sois véritablement amateur de chasse, je te conduirai aux bons endroits. Voilà quel homme je suis, je trouverai la piste de la bête ; je sais où elle se repose, où elle s’abreuve, où elle se vautre. Je m’arrange un affût, et j’y passe la nuit ; pourquoi rester à la maison ? On y est induit en tentation, on s’enivre ; les femmes viennent bavarder, les enfants crient. Quelle différence de se lever avant le jour, d’aller chercher une bonne petite place, d’y aplatir les roseaux et de s’y asseoir au gué en brave garçon. On voit ce qui se passe dans la forêt, on regarde le ciel, on observe les étoiles et l’on devine l’heure. Jette-t-on les yeux autour de soi : on voit la feuillée s’agiter, on s’attend au craquement d’un sanglier qui avance, au sifflement des aiglons, au chant du coq dans la stanitsa ou aux cris des oies. Si l’on entend les oies : preuve qu’il n’est pas minuit. Je connais tout cela. Si un coup de fusil retentit au loin, mille pensées m’assaillent : je me demande qui a tiré. Est-ce un Cosaque comme moi, qui guette une proie ? A-t-il tué la bête ou l’a-t-il seulement blessée ? Et la pauvrette teint inutilement les roseaux de son sang. Oh ! que je n’aime pas cela ! Imbécile ! imbécile, dis-je, pourquoi tourmentes-tu cette bête ? Ou bien je me dis que c’est un Abrek qui a tué un pauvre petit Cosaque. Tout cela me trotte par la tête. Je vis, un jour que j’étais assis sur le rivage, un berceau flotter sur l’eau, un berceau dont le bord seul était un peu cassé ; c’est alors que des pensées m’assaillirent en foule ! D’où vient ce berceau ? Ce sont probablement vos diables de soldats qui se sont emparés de l’aoul, ont emmené les femmes, tué l’enfant… Quelque démon l’aura saisi par les pieds et lui aura cassé la tête. Est-ce que cela ne se fait pas ? Hé ! ces gens-là n’ont pas de cœur ! Tant de pensées me venaient, que j’en étais ému. On a jeté le berceau, me disais-je, et l’on a enlevé la mère, incendié la cabane ; le djighite a pris la carabine et vient commettre ses brigandages de notre côté. Je reste ainsi à songer ; tout à coup j’entends tout dans le fourré !… Je tressaille ! Approchez, petites mères ! Elles me flairent de loin, pensé-je, et je reste immobile, mon cœur bat à me soulever ; doun, doun, doun ! — Ce printemps, toute une portée de laie approchait, une belle portée. — « Au nom du Père, du Fils… » J’allais tirer, lorsque la laie cria subitement à ses petits : « Malheur ! enfants, un homme est là !… » Et toute la portée de se sauver à travers les broussailles. Je l’aurais dévorée de rage.

— Comment la laie a-t-elle expliqué à ses petits qu’un homme les guettait ? demanda Olénine.

— Et que crois-tu donc ? Est-ce que tu t’imagines que la bête est sotte ? Non, elle a plus d’intelligence qu’un homme, bien qu’elle ne soit qu’une laie. Elle sait tout ; l’homme passe devant une piste sans la remarquer, tandis que la laie le voit tout de suite et se sauve, preuve qu’elle a de l’esprit ; elle sent ton odeur, et toi non. Il est vrai que tu cherches à la tuer, et elle ne songe qu’à vivre et à se promener dans la forêt. Tu as ton idée, — elle a la sienne. Elle n’est qu’une truie, mais elle n’est pas pire que toi, et elle est aussi une créature du bon Dieu. Eh ! eh ! que l’homme est bête, bête, bête ! » répéta le vieux, et, baissant la tête, il se perdit dans ses réflexions.

Olénine rêvait aussi ; il descendit le perron et, croisant ses mains derrière le dos, il traversa la cour en silence.

Jérochka revint à lui, leva la tête et se mit à observer une phalène qui tournoyait autour de la lumière et se laissait prendre à la flamme.

« Sotte ! sotte ! disait-il, où vas-tu ? sotte ! sotte ! »

Il se leva et chassa la phalène de ses grosses mains.

« Tu périras, petite sotte ! Viens par ici, l’espace ne te manque pas, » ajouta-t-il d’une voix tendre ; et ses gros doigts essayaient de saisir les petites ailes de la phalène pour la mettre en sûreté. « Tu te perds, et tu me fais pitié. »

Il resta longtemps à bavarder et à boire, pendant qu’Olénine était dans la cour. Un léger murmure près de la porte cochère attira l’attention d’Olénine ; il retint sa respiration et entendit un rire étouffé, une voix d’homme et le bruit d’un baiser. Il s’éloigna, froissant à dessein l’herbe de ses pieds, afin d’avertir de sa présence. Au bout d’un moment il entendit craquer la haie ; un Cosaque en habit foncé et en bonnet à poils blancs (c’était Lucas) passait le long de la haie, et une femme de haute taille, en mouchoir blanc, passa devant lui. Marianna semblait dire, de sa démarche décidée : « Je ne me soucie pas de toi, et tu n’as rien à redire ». Olénine la suivit des yeux jusqu’à la porte de sa cabane et la vit, par la fenêtre, s’asseoir sur un banc et ôter son mouchoir. Il se sentit tout à coup si seul, que mille désirs indéfinis et une jalousie secrète et inconsciente envahirent tumultueusement son âme.

Les dernières lumières s’éteignaient dans les cabanes, les dernières rumeurs s’affaiblissaient. Le bétail, qu’on distinguait à peine dans les cours, les haies, les toits des maisons, les platanes élancés, tout parut s’endormir d’un sommeil doux et profond. On entendait seulement le coassement des grenouilles dans un marais lointain. Les étoiles devenaient plus rares à l’orient et semblaient se fondre en une seule lueur au milieu du ciel, où elles étaient plus éclatantes et plus serrées. Le vieux Cosaque sommeillait, la tête appuyée sur sa main. Le coq chanta dans la cour, et Olénine marchait toujours, perdu dans ses pensées. Une chanson chantée par plusieurs voix frappa son oreille, il s’approcha de la haie et écouta. Des voix jeunes chantaient gaiement en chœur, et l’une d’elles, perçante et forte, couvrait toutes les autres.

« Sais-tu qui chante ? dit le vieux en se réveillant. C’est Loukachka, le djighite : il a tué un Tchétchène et fête son exploit. Il y a vraiment de quoi se réjouir ! Imbécile ! imbécile !

— Et toi, n’as-tu jamais tué personne ? » demanda Olénine.

Le vieux Cosaque se souleva brusquement sur ses coudes et approcha son visage de celui d’Olénine.

« Démon ! cria-t-il, que demandes-tu ? Il ne faut pas en parler. Est-ce chose facile de perdre son âme ? Oh ! est-ce facile ? — Adieu, père, ajouta-t-il en se levant ; je suis gris. Faut-il venir demain pour la chasse ?

— Viens.

— Prends garde, sois prêt de bonne heure, ou gare l’amende !

— Je serai levé avant toi », dit Olénine.

Le vieux s’en alla. Les chansons avaient cessé ; on entendit un bruit de pas et de joyeux propos. Au bout de quelques moments, les chants recommencèrent, et la voix puissante de Jérochka s’y mêlait. « Quels hommes, et quelle existence ! » pensa Olénine, et il rentra chez lui en soupirant.


XVI


Jérochka était un ancien Cosaque en retraite. Il y avait vingt ans que sa femme s’était enfuie après avoir passé à la religion orthodoxe, et avait épousé un sergent russe. Il n’avait pas d’enfants. Il disait vrai quand il assurait avoir été le plus beau garçon de la stanitsa. On le connaissait à l’armée pour ses prouesses ; il avait plus d’un meurtre à se reprocher : il avait assassiné et des Tchétchènes et des Russes. Il avait hanté les montagnes, dévalisé des Russes et était allé deux fois en prison. Il passait la plus grande partie de son temps à la chasse dans la forêt, où il se nourrissait de pain et d’eau, des journées entières. En revanche, de retour à la stanitsa, il s’enivrait du matin au soir. Rentré de chez Olénine, il dormit une couple d’heures, se réveilla avant le jour, et, couché sur son lit, il pensait à l’homme dont il venait de faire la connaissance.

La simplicité d’Olénine lui plaisait : il nommait simplicité la quantité de vin que le jeune homme lui avait offert. Olénine, du reste, lui plaisait aussi par lui-même. Il se demandait avec étonnement d’où venait que les Russes étaient tous riches, simples et ignorants, malgré leur éducation. Il tâchait de résoudre ce problème et se demandait ce qu’il pourrait extorquer d’Olénine à son profit.

La cabane de Jérochka était assez spacieuse et encore neuve, mais on y remarquait l’absence de la femme : la chambre était malpropre et en très grand désordre, malgré l’amour des Cosaques pour la propreté. Sur la table étaient jetés un caftan souillé de sang, les débris d’une galette et une corneille plumée destinée à l’épervier. Des chaussures molles en cuir, un fusil, un poignard, un petit sac, des habits encore humides et différentes guenilles traînaient sur les bancs. On voyait dans un coin un baquet d’eau où croupissaient des morceaux de cuir, et à côté une carabine et la kabilka.

Un filet et des faisans traînaient à terre ; une petite poule, attachée par la patte, sautillait autour de la table et picotait le plancher sale. Un tesson ébréché rempli d’un liquide laiteux était dans le poêle non chauffé. L’épervier criait sur le poêle et s’efforçait de s’arracher à la ficelle qui le retenait ; un petit épervier gris sale était perché sur le rebord du poêle et, penchant sa tête de côté, regardait en dessous la petite poule. Jérochka lui-même était étendu sur le dos sur un lit trop court, placé entre le poêle et le mur ; il était en chemise et avait appuyé ses pieds contre le poêle ; il arrachait de ses gros doigts les croûtes que les écorchures de l’épervier, qu’il dressait sans mettre de gants, y avaient laissées. La chambre était imprégnée d’une odeur forte et désagréable que le vieux Cosaque portait partout avec lui.

« Es-tu à la maison, diadia ? dit en tatare sous la fenêtre une voix perçante, que le vieux reconnut tout de suite pour celle de Loukachka.

— J’y suis ! entre, voisin Marka ! cria-t-il ; est-ce Lucas Marka qui est venu voir le diadia ? T’en vas-tu au cordon ? »

L’épervier tressaillit aux cris du patron et battit des ailes, s’efforçant de s’arracher de son attache.

Le vieux Cosaque aimait Lucas, qu’il excluait du mépris dont il enveloppait la jeune génération. Lucas et sa mère, voisins du vieux, lui apportaient souvent du vin, de la caillebotte et autres produits de leur ménage, qui manquaient à Jérochka. Celui-ci, qui toute sa vie n’avait vécu que de l’entraînement du moment, expliquait d’une manière toute pratique la bonté de ses voisins. « Ces gens sont aisés, se disait-il à lui-même ; je leur apporte des faisans, du sanglier, et eux, à leur tour, me donnent des gâteaux et des galettes. »

« Bonjour, Marka ! heureux de te voir, » criait gaiement le vieux, et, descendant vivement ses pieds nus, il fit quelques pas sur le plancher, qui craquait ; il regarda ses pieds ; quelque chose le frappait plaisamment, il se mit à rire, frappa des talons à terre et fit un pas de danse. « Est-ce bien ? » demanda-t-il ; et ses petits yeux étincelaient.

Lucas sourit à peine.

« T’en vas-tu au cordon ?

— Je t’apporte le vin que je t’ai promis.

— Que le Christ te sauve ! » dit le vieux, et, ramassant les diverses parties de ses vêtements épars, il s’habilla, serra son ceinturon en cuir, versa sur ses mains l’eau du tesson, les essuya à son vieux pantalon, peigna sa barbe avec un débris de peigne et se campa devant Lucas.

« Prêt ! » dit-il.

Lucas alla chercher un gobelet, ressuya, y versa du vin et, s’asseyant sur un banc, le présenta au diadia.

« À ta santé ! Au nom du Père, du Fils ! dit le vieux, en acceptant le gobelet avec solennité ; que tu obtiennes ce que tu désires ; que tu sois toujours un brave et qu’on te donne une croix ! »

Lucas fit aussi une prière avant de boire et plaça son verre sur la table. Le vieux alla chercher un poisson séché, qu’il mit sur le seuil de la porte, et le frappa d’un bâton pour le rendre plus mou, puis il le mit sur l’unique assiette en faïence bleue qu’il possédait, et le servit.

« J’ai tout ce qu’il me faut, Dieu soit loué ! dit-il avec orgueil, et le morceau qu’on mange après le vin, aussi. Eh bien ! que fait Mossew ? »

Lucas lui raconta comme quoi l’ouriadnik lui avait pris la carabine ; il demanda l’avis du vieux là-dessus.

« Laisse-lui la carabine, dit le vieux ; si tu ne lui en fais pas cadeau, tu n’aurais pas de récompense.

— Quelle récompense, diadia ? On dit que je n’y ai pas droit, étant encore mineur[27]. C’est un bon fusil de Crimée, qui vaut quatre-vingts monnaies.

— Eh ! n’y pense plus ! Je me suis querellé ainsi un jour avec un centenier pour un cheval qu’il voulait me prendre. « Donne-moi le cheval, disait-il, et tu seras avancé, khorounji » ; j’ai refusé, et voilà !

— Que faire, diadia ? Je dois m’acheter un cheval, et l’on dit que je ne puis l’avoir au delà du fleuve à moins de cinquante roubles. Ma mère n’a pas encore vendu de vin.

— Eh ! eh ! cela ne nous troublait pas, nous autres ! dit le vieux ; à ton âge, Jérochka volait des troupeaux entiers aux Nogaïs et passait le fleuve avec. Il m’est arrivé de vendre un très beau cheval pour un flacon d’eau-de-vie ou une bourka.

— Est-ce que les chevaux étaient à si bon compte ? demanda Lucas.

— Imbécile ! dit le vieux avec mépris ; on ne peut faire autrement : quand on vole, il faut être généreux. Quant à vous, vous ne savez probablement pas comment enlever des chevaux ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?

— Que répondre ? dit Lucas ; les hommes ont changé depuis.

— Imbécile ! les hommes ont changé ! dit le vieux, contrefaisant le jeune Cosaque ; oui, j’étais autre que toi à ton âge.

— Mais quoi donc ? » demanda Lucas.

Le vieux branla la tête d’un air méprisant.

« Diadia Jérochka était sans malice et généreux ; aussi toute la Tchetchnia était de mes amis. Quand l’un d’eux venait chez moi, je l’enivrais, je lui cédais mon lit ; — quand j’allais chez lui, je lui portais un cadeau. C’est ainsi que nous faisions, et pas comme vous. La jeunesse d’à présent prend son plaisir à grignoter des graines et à en cracher la pelure, conclut le vieux, contrefaisant ceux qui mangent et qui crachent.

— Tu as raison, dit Lucas, c’est juste !

— Veux-tu être un brave Cosaque ? Sois donc djighite et non paysan. Ce n’est pas malin d’acheter un cheval comme un vilain, de le payer et de l’emmener. »

Ils se turent tous deux quelques moments.

« Tu ne saurais croire quel ennui c’est au cordon et à la stanitsa ! Ils sont tous si craintifs, à commencer par Nazarka. Nous étions, l’autre jour, dans l’aoul. Guireï-Khan nous engageait à aller enlever des chevaux aux Nogaïs ; eh bien ! personne ne s’y est décidé, et je ne puis pourtant pas y aller seul.

— Et le diadia, est-il mort ? Non, j’existe ! Donne-moi un cheval et j’irai tout de suite chez les Nogaïs.

— Pourquoi parler inconsidérément ? reprit Lucas ; dis-moi plutôt comment faire avec Guireï ? Il m’engage à lui amener les chevaux jusqu’au Térek, et il trouvera bien le moyen de les cacher. Mais comment se fier à ce front d’airain ?

— Tu peux te fier à Guireï : il est d’une bonne race ; son père était un ami sûr. Mais, écoute, je ne t’enseignerai rien de mauvais : fais-lui prêter serment, tu peux alors être tranquille ; pars avec lui, mais aie toujours un pistolet à ta portée. Surtout sois sur tes gardes quand vous ferez le partage des chevaux. Un Tchétchène a manqué me tuer un jour que je lui demandais dix monnaies par cheval. Fie-toi à lui, mais ne quitte pas tes armes, même en dormant. »

Lucas écoutait attentivement.

« Est-ce vrai, dit-il après un moment de silence, que tu aies une herbe magique ?

— Non, ce n’est pas vrai ; mais je te dirai où la trouver, parce que tu es un bon garçon et que tu as soin du vieux diadia. Veux-tu ?

— Je t’en prie.

— Connais tu la tortue ? C’est le diable !

— Comment ne pas la connaître ?

— Trouve son nid, fais un treillage en branches tout autour, afin qu’elle ne puisse passer. Elle reviendra, tournoiera autour, s’en ira chercher l’herbe magique et l’apportera pour casser le treillage. Le lendemain matin, viens de bonne heure et cherche où la haie est cassée ; là tu trouveras l’herbe ; prends-la et garde-la : tout te réussira.

— En as-tu essayé, diadia ?

— Non ; mais les bonnes gens y croient. Je n’ai jamais eu d’autre talisman que le salut au moment de me mettre en selle.

— Qu’est-ce donc que ce salut ?

— Tu ne le sais pas ? Oh ! les gens d’aujourd’hui ! Tu fais bien de me consulter ; écoute et répète après moi. »

(L’exorcisme commence par : « Salut, vous qui habitez Sion… ». Le reste est intraduisible.)

« Eh bien ! l’as-tu retenu ? Répète ! »

Lucas se mit à rire.

« Mais, diadia, est-ce à cause de cela qu’on ne t’a pas tué ? Peut-être n’est-ce que l’effet du hasard ?

— Vous croyez tous être pétris d’esprit ! Apprends ces mots et répète-les, tu ne t’en trouveras pas plus mal. »

Et le vieux se mit à rire.

« Pourtant ne va pas chez les Nogaïs, Lucas !

— Et pourquoi pas ?

— Les temps et les hommes sont changés ; vous n’êtes plus que de la racaille ! Et puis, voyez, que de Russes on nous a envoyés ! Ils vous mettront aussitôt sous jugement. Laisse cela ! ma foi, tu n’en es pas capable ! C’était bien autrement quand j’allais avec Guirtchik… »

Et le vieux commença un de ses interminables récits. Loukachka mit la tête à la fenêtre.

« Il fait jour, dit-il, interrompant le vieux ; il est temps… Viens me voir.

— Que le Christ te garde ! et moi, je vais chez l’officier ; j’ai promis de le mener à la chasse, il me paraît bon diable. »


XVII


Quand Lucas revint chez lui, un épais brouillard s’élevait de terre et enveloppait tout le bourg. On entendait de différents côtés le mouvement du bétail ; les coqs chantaient de plus en plus. L’air s’éclaircissait et la population s’éveillait. Ce ne fut qu’en approchant que Lucas reconnut la haie de sa cour tout humide de rosée, le petit perron de sa cabane et la claie ouverte. Sa mère était levée et jetait des bûches dans le poêle. La sœur cadette de Lucas dormait encore sur le lit.

« Eh bien ! Loukachka, dit la mère à demi-voix, t’es-tu assez amusé ? Où as-tu passé la nuit ?

— J’ai été à la stanitsa », répondit le fils de mauvaise grâce, enlevant la housse de la carabine et l’examinant.

La mère hocha la tête.

Après avoir versé de la poudre sur le bassinet, Lucas ôta d’un petit sac plusieurs cartouches vides qu’il remplit, les fermant soigneusement par une balle enveloppée dans un chiffon. Il tira avec ses dents les bouchons des cartouches fermées, et, les ayant examinés avec soin, il les mit dans le sac.

« Mère, dit-il, je t’ai dit de raccommoder les paniers ; l’as-tu fait ?

— Certainement, la muette les a raccommodés hier soir. Est-ce que tu t’en vas déjà au cordon ? Je ne t’ai pas du tout vu.

— Dès que je serai prêt, il faut que je parte, dit Lucas, emballant la poudre. Où donc est la muette ? Est-elle sortie ?

— Elle coupe du bois, probablement. Elle s’afflige de ne pas te voir. « Je ne le verrai plus ! » dit-elle à sa manière. Elle montre son visage, fait claquer ses doigts et presse ses mains contre son cœur pour montrer combien elle t’aime. L’appellerai-je ? Elle a tout compris ce qui concerne l’Abrek.

— Appelle-la », dit Lucas.

La vieille sortit, et au bout de quelques instants les planches du perron crièrent sous les pas de la sourde-muette. Elle était de six ans plus âgée que son frère, et l’on aurait pu dire que sa ressemblance avec lui était frappante, n’eût été l’expression hébétée et grossièrement mobile particulière aux sourds-muets. Elle était vêtue d’une chemise de grosse toile toute rapiécée, ses pieds étaient nus et sales, sa tête était couverte d’un vieux mouchoir bleu. Son cou, ses mains, son visage étaient musculeux comme ceux d’un paysan. Ses vêtements et tout son extérieur témoignaient du gros ouvrage qu’elle faisait habituellement. Elle venait d’apporter une brassée de bois, qu’elle jeta dans le poêle ; puis elle s’approcha de son frère, et un joyeux sourire crispa son visage. Elle toucha Lucas à l’épaule et se mit à lui faire rapidement des signes des yeux, des mains et de tout son corps.

« C’est bon ! c’est bon ! Stepka, répondit Lucas, lui faisant un signe de tête ; tu as tout rapiécé et préparé, bonne fille ! Prends, voilà pour toi. » Il tira de sa poche deux pains d’épice, qu’il lui donna.

La muette devint rouge et mugit de joie. Elle saisit les pains d’épice et se mit à faire des signes encore plus rapides, montrant la main dans la même direction et passant ses gros doigts sur ses sourcils et son visage. Lucas comprit et sourit légèrement en hochant la tête. Elle lui disait qu’il devait donner des friandises aux jeunes filles, et que l’une d’elles, Marianka, était plus belle que les autres et qu’elle aimait Lucas. Elle indiquait Marianna en montrant sa cabane et en passant ses mains sur son sourcil et son visage. « Elle t’aime ! » voulait-elle dire en passant ses mains sur son cœur, en baisant sa main et en faisant semblant d’embrasser quelqu’un. La mère rentra, et, devinant de quoi il s’agissait, elle sourit et branla la tête. La muette lui montra les pains d’épice et mugit de nouveau.

« J’ai parlé, l’autre jour, à Oulita, dit-elle, et elle a paru m’écouter avec complaisance. »

Lucas regarda sa mère en silence.

« Quoi donc, mère ! il me faut un cheval ; il faut vendre le vin.

— Quand le temps sera venu, je mettrai le vin en vente et je dresserai les tonnes, dit la mère, ne voulant pas que le fils se mêlât des affaires du ménage. En t’en allant, prends le petit sac dans le vestibule, on me l’a prêté pour toi, ou bien veux-tu que je le mette dans la sacoche ?

— C’est bon, dit Lucas. Si Guereï-Khan venait, envoie-le-moi au cordon, car on ne me laissera pas revenir de longtemps, et j’ai affaire à lui. »

Il se disposait à partir.

« Je te l’enverrai, Loukachka, je te l’enverrai, dit la vieille. As-tu passé la nuit chez Jamka ? Je me suis levée pour soigner le bétail et j’ai cru t’entendre chanter. »

Lucas ne répondit pas. Il passa dans le vestibule, jeta sa giberne par-dessus l’épaule, retroussa son caftan, prit sa carabine et s’arrêta sur le seuil.

« Adieu, mère, dit-il ; envoie-moi un petit tonneau de vin par Nazarka ; je l’ai promis aux camarades. »

Il sortit et ferma derrière lui la porte cochère.

« Que le Christ veille sur toi, Loukachka ! Que Dieu te garde ! Je t’enverrai du vin de la nouvelle tonne, dit la vieille, s’approchant de la haie ; mais écoute », ajouta-t-elle, se penchant par-dessus la haie.

Le Cosaque s’arrêta.

« Tu t’es amusé ici, et que Dieu en soit loué ! un jeune homme doit s’amuser, et le Seigneur t’a envoyé bonne chance : c’est très bien. Mais là, mon fils, prends garde !… Avant tout, sois respectueux avec tes chefs, il le faut. Quant au vin, je le vendrai, tu auras un cheval et tu épouseras la jeune fille.

— C’est bon ! c’est bon ! » dit le fils en fronçant les sourcils.

La muette jeta un cri pour attirer son attention ; elle lui montrait sa main et sa tête, ce qui signifiait une tête rasée, un Tchétchène. Elle fronça les sourcils, fit mine d’armer un fusil et se mit à secouer la tête : elle voulait que Lucas tuât encore un Abrek.

Lucas comprit, sourit, et, soutenant sa carabine sous la bourka, il s’éloigna d’un pas léger et disparut bientôt dans l’épais brouillard du matin.

La vieille resta quelque temps en silence près de la haie, puis elle rentra dans la cabane et se remit à l’ouvrage.

XVIII


Loukachka s’en alla au cordon ; Jérochka siffla ses chiens, grimpa par-dessus la haie et passa par les arrière-cours jusqu’au logement d’Olénine ; il évitait de rencontrer des femmes en allant à la chasse. Olénine dormait encore ; même Vania, quoique réveillé, était encore au lit et se demandait s’il était temps oui ou non de se lever, quand Jérochka, son fusil sur l’épaule et en plein attirail de chasseur, ouvrit la porte.

« Mille coups de bâtons ! cria-t-il de sa voix de basse, — sonnez l’alarme : les Tchétchènes sont là ! Ivan ! chauffe la bouilloire ! Et toi, vite, lève-toi ! Qu’est-ce à dire ? Les filles sont levées et vont chercher l’eau, — vois plutôt par la fenêtre — et tu dors ! »

Olénine se réveilla et sauta à bas de son lit. Il se sentit frais et dispos à la vue du vieux Cosaque et au son de sa voix.

« Vite ! vite ! Vania, s’écria-t-il.

— Est-ce ainsi que tu vas à la chasse ? Les honnêtes gens déjeunent, et toi, tu dors ! — Lamm ! ici ! cria-t-il à son chien. — Ton fusil est-il en ordre ? disait-il avec des éclats de voix, comme si la chambre était remplie de monde.

— Je suis en faute, je l’avoue. Vania ! la poudre, la bourse, disait Olénine.

— L’amende ! criait le vieux.

Du thé, voulez-vous ? disait Vaniouchka en français et en souriant.

— Que marmottes-tu, diable ? Un baragouin inconnu ? criait le vieux, souriant et laissant voir des tronçons de dents.

— On pardonne une première faute, disait Olénine en plaisantant et mettant ses bottes hautes.

— Je pardonne cette fois, répondit Jérochka, mais, à la seconde, tu me délivreras un litron de vin. Dès que l’air se réchauffe, on ne trouve plus le cerf.

— Si même nous le trouvions, il est plus intelligent que nous et nous échapperait, dit Olénine, répétant les paroles du vieux dites la veille.

— Tu ris ! Non, tue-le et puis donne-m’en des nouvelles. Allons vite ! voilà le patron qui vient, dit Jérochka, regardant par la fenêtre. Voyez donc comme il s’est fait beau ! il a endossé un nouveau caftan, afin que tu saches qu’il est officier. Euh ! quel pauvre sire ! »

Vania vint annoncer que l’hôte voulait voir son maître.

« L’argeane ! » dit Vania d’un air significatif, prévenant son maître du but de la visite du khorounji, qui entra vêtu d’un uniforme neuf à galons d’officier ; ses bottes étaient cirées, chose rare chez un Cosaque. Il marchait en se dandinant et le sourire à la bouche, et souhaita la bonne fête à Olénine.

Ilia Vassilitch était un Cosaque civilisé ; il était allé en Russie ; il était maître d’école, mais, avant tout, gentilhomme ; il tenait surtout à le paraître. Mais, sous son clinquant d’emprunt, son parler affecté, ses manières dégagées et son air d’assurance, on devinait le même Cosaque que diadia Jérochka ; on le devinait à son teint hâlé, à ses mains, à son nez rouge. Olénine l’engagea à s’asseoir.

« Bonjour, père ; bonjour, Ilia Vassilitch, dit Jérochka se levant et saluant profondément et d’un air ironique, à ce qu’il parut à Olénine.

— Bonjour, diadia ! tu es déjà là ? » répondit le khorounji avec un signe de tête nonchalant.

Le khorounji était un homme de quarante ans, maigre, élancé, bien de figure et très frais pour son âge ; il avait la barbe en pointe et grisonnante. Il craignait visiblement qu’Olénine ne le prît pour un simple Cosaque et voulait de prime abord le pénétrer de son importance.

« C’est notre Nemrod d’Égypte, dit-il d’un air satisfait en montrant Jérochka ; c’est un grand chasseur devant l’Éternel. Il est propre à tout. Vous le connaissez déjà ? »

Diadia Jérochka, le regard arrêté sur sa chaussure humide, branlait la tête et paraissait frappé des connaissances du khorounji.

« Nemrod d’Égypte ! murmura-t-il, que n’invente-t-il pas !

— Nous allons ensemble à la chasse, dit Olénine.

— C’est ça, c’est ça, reprit le khorounji, et moi, j’ai une petite affaire à régler avec vous.

— Je suis à vos ordres.

— Vous êtes noble, commença le khorounji ; je suis aussi officier, nous pourrons nous entendre, comme on le fait entre gentilshommes. (Il s’arrêta et sourit en regardant le jeune homme et le vieux Cosaque.) Si vous désirez mon consentement à moi, car ma femme a l’intelligence obtuse de sa condition et ne vous a pas compris l’autre jour… Mon logement aurait pu être loué à l’aide de camp du régiment à raison de six monnaies, sauf l’écurie, et comme gentilhomme je puis ne pas y consentir. Je suis officier, et comme tel je ferai mes conditions avec vous.

— Il parle éloquemment », marmotta le vieux.

Le khorounji parla encore longtemps dans le même style, et Olénine finit par comprendre, non sans peine, qu’il voulait six roubles par mois pour sa cabane ; il y consentit volontiers et proposa un verre de thé à l’hôte, qui refusa.

« Vu nos absurdes préjugés, dit-il, nous croyons pécher en nous servant d’un verre qui ne nous appartient pas. Certainement, grâce à mon éducation, je devrais être au-dessus du préjugé, mais ma femme, vu la faiblesse de son sexe…

— Eh bien ! désirez-vous du thé ?

— Je vous en prie, mais je demanderai mon propre verre », répondit le khorounji. Il sortit sur le perron et cria : « Apporte un verre ! »

Quelques instants après, la porte s’entr’ouvrit, un bout de manche rose et une jeune main hâlée passèrent un verre, que le khorounji prit en disant quelques mots à voix basse à sa fille. Olénine versa du thé dans le verre du khorounji et donna un des siens à Jérochka.

« Je ne veux pas vous retenir, dit le khorounji, se hâtant d’avaler son thé et se brûlant les lèvres. J’ai la passion de la pêche : je ne suis ici que pour peu de temps, en vacance pour ainsi dire. Je m’en vais tenter la chance et essayer si je n’aurai pas une part aux dons du Térek[28]. J’espère que vous me ferez l’honneur de venir, un jour, prendre le vin de mes pères chez moi, selon l’usage de notre stanitsa. »

Le khorounji fit son salut, serra la main d’Olénine et sortit. Pendant qu’Olénine faisait ses préparatifs de chasse, il entendait la voix impérative du khorounji, donnant ses ordres chez lui ; au bout de quelques moments, il le vit passer devant la fenêtre, en pantalon retroussé, le caftan en loques et un filet sur l’épaule.

« Quel coquin ! dit Jérochka achevant son verre. Vas-tu réellement lui donner six monnaies ? Cela s’est-il jamais entendu ? On peut louer la plus belle cabane pour deux monnaies. Ah ! canaille ! Mais je te céderai la mienne pour trois monnaies.

— Non, répondit Olénine, j’aime mieux rester ici.

— Six monnaies ! c’est de l’argent jeté aux chiens. Eh ! eh ! Ivan ! donne du vin ! »

Il était près de huit heures quand, après avoir mangé un morceau et pris un petit verre, Olénine et le vieux sortirent.

Ils se heurtèrent contre une arba attelée devant la porte cochère. Marianna, le visage caché jusqu’aux yeux par un mouchoir blanc, un bechmet passé sur sa chemise, chaussée de bottes et une longue branche à la main, entraînait les bœufs.

« Mamouchka » ! s’écria Jérochka, faisant mine de vouloir l’embrasser.

Marianna le menaça de sa branche, et enveloppa le vieux et le jeune homme d’un regard de ses beaux yeux riants.

Olénine se sentit encore plus à l’aise.

« Allons, allons donc ! dit-il, jetant son fusil sur l’épaule et sentant sur lui le regard de la jeune fille.

— Ghi ! ghi ! » résonna derrière lui la voix de Marianna, et l’arba grinça en se mettant en mouvement.

Tant que le chemin menait par le bourg, Jérochka ne cessa de parler et d’injurier le khorounji.

« Qu’as-tu contre lui ? demandait Olénine.

— C’est qu’il est ladre, je n’aime pas cela ; pour qui amasse-t-il ? Il crèvera et n’emportera rien avec lui. Il a deux maisons, il a fait un procès à son frère et lui a pris son jardin. En fait de paperasses, il est passé maître ; on vient des autres stanitsas lui faire écrire des placets ; il le fait adroitement. Pour qui amasse-t-il ? Il n’a qu’un gamin et une fille qui se mariera, et c’est tout.

— Il faut une dot à sa fille, dit Olénine.

— Une dot ? On la prendra sans dot, c’est une superbe fille, mais ce diable voudrait la marier à un homme riche. Le Cosaque Lucas, mon voisin et neveu, un beau garçon (celui qui a tué l’Abrek), la demande en mariage depuis longtemps ; eh bien ! non, il refuse, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre : la fille est trop jeune, dit-il. Et moi, je sais ce qu’il veut : il veut qu’on le prie ! Que d’histoires il y a déjà eu à cause de cette fille ! Mais Lucas l’obtiendra ; il est le premier Cosaque de la stanitsa, c’est un djighite, il a tué un Abrek et il aura la croix.

— Qui était-ce hier soir qui embrassait cette fille pendant que je marchais par la cour ?

— Tu mens ! cria le vieux en s’arrêtant.

— Je te jure que non.

— La femme est un vrai démon, dit Jérochka en réfléchissant. Comment était-il, ce Cosaque ?

— Je n’ai pas pu le distinguer.

— Avait-il un bonnet à hauts poils blancs ?

— Oui.

— Un caftan rouge ? Était-il de ta taille ?

— Non, plus grand.

— Alors c’est lui ! » Et Jérochka éclata de rire. « C’est mon Marka ! c’est-à-dire Loukachka ; je l’appelle Marka pour plaisanter. C’est lui-même, j’aime ça. J’étais ainsi autrefois. Il ne faut pas prendre garde aux parents. Il arrivait que ma douchinka dormait avec sa mère et sa belle-sœur, et malgré cela je parvenais jusqu’à elle. Elle logeait très haut. La mère était une vraie sorcière, une diablesse, et ne pouvait me souffrir. Je venais sous sa fenêtre avec mon ami Guirtchik, je grimpais sur ses épaules, levais la croisée et tâtonnais ; elle dormait sur un banc près de la fenêtre. Une nuit, je la réveille ; elle ne me reconnaît pas, jette un cri : « Qui est-ce ? » Et moi, je n’ose parler, la mère remuait ; j’ôte mon bonnet, et je lui ferme la bouche avec ; elle me reconnaît aussitôt à l’ourlet du bonnet, saute de son banc et vient me rejoindre. Je ne manquais de rien alors ; elle m’apportait du lait caillé, du raisin, de tout au monde, ajouta Jérochka, et elle n’était pas la seule. Quelle existence !

— Et maintenant donc ?

— Suivons le chien, plantons un faisan sur l’arbre et tirons dessus !

— Tu aurais dû faire la cour à Marianna.

— Fais attention aux chiens ; je t’en donnerai des nouvelles ce soir, » dit le vieux, montrant son favori Lamm.

Ils gardèrent le silence.

Au bout de cent pas, le vieux s’arrêta devant une branche tombée au travers du chemin.

« Vois-tu ? dit-il, crois-tu que ce ne soit qu’une branche tombée par hasard ? Non, il y a du malin là-dessous.

— Comment cela ? »

Le Cosaque sourit.

« Tu n’as l’idée de rien ; écoute : quand tu vois un bâton en travers du chemin, ne l’enjambe jamais, fais le tour ou bien jette-le de côté en disant : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! » Puis continue ta route à la grâce de Dieu, il ne t’arrivera pas malheur. Mes pères m’ont enseigné cela.

— Allons donc ! quelle sottise ! dit Olénine ; parlons plutôt de Marianna. Est-ce que Loukachka lui fait la cour ?

— Chut ! tais-toi maintenant, interrompit le vieux à voix basse ; attention ! nous allons traverser le bois. »

Et le vieux, marchant sans bruit dans sa chaussure molle, tourna dans un sentier qui menait dans l’intérieur de la forêt sauvage. Il se retournait de temps en temps et fronçait les sourcils en regardant Olénine, qui faisait du bruit avec ses grosses bottes et accrochait de son fusil les branches qui barraient le passage.

« Silence, soldat ! tout doux ! » disait le vieux d’une voix basse et sévère.

On sentait que le soleil était levé ; le brouillard se dissipait, mais couvrait encore la cime des arbres, qui paraissaient d’une hauteur inaccessible. À chaque pas le passage changeait : ce qui avait paru de loin un arbre n’était qu’un buisson, et un mince roseau faisait l’effet d’un arbre.


XIX


Le brouillard s’élevait, découvrant les toits de joncs tout humides, ou retombant en rosée, humectant le chemin et l’herbe près des haies. La fumée s’élevait de toutes les cheminées ; les habitants de la stanitsa allaient, les uns à la rivière, les autres à l’ouvrage, les troisièmes au cordon. Les deux chasseurs marchaient de front le long du sentier couvert d’herbe ; les chiens, agitant leurs queues, les précédaient, se retournant de temps en temps et se jetant de côté.

Des myriades de moucherons bourdonnaient dans l’air, poursuivaient les chasseurs et couvraient leur dos, leurs mains et leurs visages. On sentait le parfum de l’herbe et de l’humidité. Olénine se retournait sans cesse pour regarder l’arba et Marianna excitant les bœufs de sa branche. Tout était calme. Le bruit de la stanitsa s’affaiblissait de plus en plus ; les chiens seuls faisaient craquer les roseaux, et l’on entendait parfois le cri des oiseaux qui s’appelaient. Olénine savait que la forêt n’était pas sûre, que les Abreks s’approchaient, qu’une carabine est une arme indispensable dans ce lieu sauvage ; ce n’est pas qu’il tremblât, mais il sentait qu’un autre à sa place aurait eu peur. Les nerfs un peu tendus, il scrutait les profondeurs du bois humide et brumeux, prêtait l’oreille aux bruits devenus rares, tenait son fusil prêt et éprouvait une sensation agréable et toute nouvelle pour lui. Diadia Jérochka le précédait, s’arrêtant à chaque mare où étaient des pistes de bêtes fauves, les observant attentivement et les faisant remarquer à Olénine. Il ne parlait presque plus et à de rares intervalles faisait quelque observation à voix basse. Le sentier qu’ils suivaient avait été frayé par une arba, mais l’herbe avait poussé dessus depuis longtemps. Les platanes d’Orient et les ormeaux poussaient si touffus de tous côtés, qu’on ne pouvait rien voir à travers leur feuillée. Presque tous les arbres étaient enveloppés de haut en bas de pampre sauvage, et des buissons épineux croissaient à leur pied. La moindre petite clairière était couverte de roseaux à têtes panachées. On voyait par-ci par-là la large empreinte des animaux ou la petite trace des faisans, qui se perdaient dans l’épaisseur du bois. La puissance de cette végétation sauvage frappait Olénine à chaque pas. Cette forêt solitaire, le sentiment du danger, le vieux Cosaque avec son chuchotement mystérieux, Marianna avec sa taille élancée, la chaîne des montagnes, — tout lui faisait l’effet d’un rêve.

« Un faisan ! murmura le vieux, en se retournant et enfonçant son bonnet jusqu’aux yeux. Cache ton museau : un faisan ! »

Il fit signe d’un air irrité à Olénine et se mit à ramper à quatre pattes.

« Il n’aime pas le museau de l’homme. »

Olénine était encore en arrière, quand le vieux s’arrêta et se mit à observer l’arbre. Olénine aperçut le faisan, contre lequel le chien aboyait. Une détonation comme celle d’un canon partit de la grosse carabine de Jérochka ; le faisan fit un mouvement pour s’envoler et tomba, perdant ses plumes. En s’approchant, Olénine en fit lever un second, qui s’élança comme une flèche dans les airs. Olénine saisit son fusil, visa, et le coup partit ; le faisan tomba comme une pierre dans le taillis, s’accrochant aux branches.

« Bravo ! » cria le vieux chasseur, qui ne savait pas tirer au vol.

Ils ramassèrent les oiseaux et continuèrent leur chemin… Olénine, excité par le mouvement et le succès, entrait sans cesse de nouveau en conversation avec le vieux.

« Attends, dit celui-ci, j’ai vu ici hier des pistes de cerf. »

Ils tournèrent dans l’épaisseur de la forêt, et au bout de trois cents pas ils se trouvèrent dans une clairière couverte de roseaux et arrosée d’eau par endroits. Olénine restait toujours en arrière ; il était à vingt pas de Jérochka, quand celui-ci s’arrêta, se baissa et se mit à lui faire des signes mystérieux. Olénine le rejoignit et vit l’empreinte de pas humains, que le vieux lui montrait.

« Vois-tu ?

— Je vois ; quoi donc ? dit Olénine s’efforçant de paraître calme ; ce sont des pas d’homme. »

Il se souvint involontairement du Patfaynder de Cooper, des Abreks, et, voyant la mine mystérieuse du vieux, il se demandait si c’était uniquement la chasse ou bien le danger qui la provoquait.

« Eh ! c’est l’empreinte de mes pieds, à moi », répondit-il simplement.

Et il lui montra sur l’herbe la piste à peine visible d’une bête.

Le vieux avançait ; Olénine ne le quittait plus. Au bout de quelques vingtaines de pas, ils descendirent une pente et arrivèrent à un poirier branchu sous lequel la terre était noire et où l’on voyait les traces du séjour d’un cerf.

Cet endroit, tout enchevêtré de pampres sauvages, avait l’aspect d’un charmant berceau de verdure ombragé et frais.

« Il y a été ce matin, dit le vieux en soupirant ; le gîte est encore chaud. »

Un violent craquement retentit subitement à dix pas d’eux. Ils tressaillirent et saisirent leurs fusils ; on ne voyait rien, on n’entendait que le craquement des branches qui se brisaient. Un galop rapide et cadencé retentit un moment ; le craquement se perdait dans le lointain et faisait place à un bruit sourd, qui, en s’éloignant, se répandait dans la profondeur du bois.

Olénine était saisi ; il cherchait en vain du regard dans le taillis, et se tourna enfin vers le vieux Cosaque. Jérochka était immobile, son fusil convulsivement serré contre sa poitrine, son bonnet sur la nuque, ses yeux brillant d’un éclat extraordinaire ; sa bouche béante laissait méchamment à découvert ses vieilles dents jaunâtres ; il avait l’air pétrifié.

« Un vieux cerf ! » articula-t-il enfin.

Et, jetant son fusil à terre, il s’arrachait la barbe.

« Il était là !… Il fallait approcher par le sentier… Imbécile ! idiot !… Imbécile ! cuistre ! » répétait-il en continuant à s’arracher la barbe.

Quelque chose d’étrange semblait planer dans le brouillard au-dessus de la forêt ; le bruit du cerf qui s’enfuyait résonnait comme un roulement de tonnerre lointain, devenait plus sourd en s’éloignant et se perdait dans la profondeur du bois…

Il commençait à faire sombre quand Olénine, affamé, fatigué, mais heureux et dispos, revint à la maison. Le dîner était servi. Il mangea, but un verre avec le Cosaque, se sentit ranimé et alla s’asseoir sur le perron. Les montagnes reparurent devant lui à l’horizon, le vieux recommença ses interminables récits sur les chasses, les Abreks, ses maîtresses et ses prouesses d’autrefois. La belle Marianna passait et repassait dans la cour ; les formes vigoureuses et virginales de la jeune beauté se dessinaient sous la toile qui les recouvrait.


XX


Le lendemain, Olénine alla seul, sans le vieux Cosaque, à l’endroit où ils avaient fait lever le cerf. Au lieu de passer par la porte cochère, il grimpa par la haie vive des prunelliers, à l’instar des Cosaques. Il n’eut même pas le temps de détacher son habit, accroché aux épines, que son chien fit lever deux faisans. À peine était-il entré dans les prunelliers, que les faisans se levaient à chaque pas. Le vieux Cosaque ne lui avait point parlé de cet endroit, le réservant pour lui-même. Sur douze coups, Olénine abattit cinq faisans ; il se fatigua à tel point, en les cherchant dans les arbres, qu’il se mit en nage. Il rappela son chien, désarma son fusil, serra la balle, et, chassant les moucherons avec les longues manches de sa tcherkeska, il s’achemina lentement vers l’endroit où il avait été la veille. Mais il lui fut impossible d’arrêter son chien, et il se laissa entraîner à tuer encore deux faisans ; il était midi quand il reconnut l’endroit qu’il cherchait.

La journée était chaude et calme, le ciel sans nuages. La rosée avait entièrement séché, même dans le bois, et des myriades de moucherons s’abattirent sur le visage, le cou, les mains d’Olénine. Son chien noir paraissait gris, tellement il était couvert de moucherons. Ils piquaient Olénine à travers son habit, devenu gris de même ; il ne savait comment leur échapper et se disait qu’il n’y avait pas moyen de vivre en été à la stanitsa.

Il allait rebrousser chemin quand il se dit que d’autres que lui y vivaient pourtant, et il se décida de s’armer de patience et à se laisser dévorer. Chose étrange ! vers midi cette sensation lui parut presque agréable. Il lui sembla même que, s’il n’était pas enveloppé de cette atmosphère bourdonnante, de cette masse compacte de moucherons qui s’écrasaient sous sa main quand il essuyait la sueur de son visage et qui irritaient sa peau, le bois aurait perdu de son caractère sauvage et de son attrait. Ces myriades d’insectes allaient bien à cette puissante végétation, à cette sombre verdure, à cette foule d’oiseaux et de bêtes qui remplissaient la forêt, à cet air brûlant, à ces filets d’eau échappés au Térek et jaillissant çà et là sous la feuillée, et il finit par trouver du charme à ce qui lui avait paru insoutenable et affreux. Il parcourut l’endroit où le cerf avait été la veille, et, n’y trouvant rien, il songea à se reposer. Les rayons du soleil dardaient perpendiculairement sur les arbres et lui brûlaient le dos quand il traversait une clairière. Sept faisans pendus à sa ceinture pesaient lourdement sur ses reins. Il trouva les traces du cerf, pénétra dans le fourré, sous les broussailles où l’animal avait été blotti, et se coucha dans son gîte. Il promena ses regards sur la sombre verdure qui l’entourait, sur le creux où se voyaient les traces de l’animal, l’empreinte de ses jambes, un morceau de terre noire retournée, et la trace de ses propres pas. Il se sentit à l’aise, au frais ; il ne pensait à rien, ne désirait rien. Il fut saisi tout à coup d’une ineffable sensation de bonheur, d’un indicible amour pour toute la création, et, cédant à une habitude d’enfance, il fit le signe de la croix et murmura une prière…

Une idée subite vint clairement à l’esprit d’Olénine ; il se dit : « Moi, Dmitri Olénine, être privilégié entre tous, me voilà couché seul, Dieu sait où, là où vivait un vieux cerf, un cerf superbe, qui n’a jamais vu d’homme, et dans un creux où jamais personne n’a pénétré, auquel jamais personne n’a songé. Je suis assis, entouré d’arbres jeunes et vieux : l’un d’eux est enlacé de vigne sauvage ; les faisans voltigent autour de moi, se pourchassent, sentant peut-être que je viens de tuer leurs frères. » Il palpa ses faisans, les examina et essuya sa main ensanglantée aux pans de sa tcherkeska. « Les chacals mécontents flairent le sang et vont rôder ailleurs ; les moucherons bourdonnent follement au-dessus de ma tête et parmi les feuilles, qui probablement leur paraissent des îles gigantesques ; il y en a un, deux, trois, quatre, cent, mille, des milliards, qui tous ont raison d’être et de bourdonner, et chacun d’eux est un moi distinct, un être à part, comme moi, Dmitri Olénine. » Il crut distinguer clairement ce que pensaient et disaient les moucherons dans leur susurrement continuel : « Ici, mes amis, ici ! en voilà un qu’on peut assiéger, dévorer ! » Et il comprit clairement qu’il n’était nullement un gentilhomme russe, membre de la société moscovite, ami et parent de tel ou tel, mais simplement un être vivant, un cerf, un faisan, un insecte, comme ceux qui tournoyaient autour de lui. — « Comme eux, comme Jérochka, je vivrai peu de jours et je mourrai ; il a raison, l’herbe poussera sur ma tombe, et ce sera tout ! Le grand mal que l’herbe croisse sur ma tombe ! Il n’en faut pas moins croire et tâcher de jouir ; je désire le bonheur, n’importe que je sois insecte ou animal destiné à mourir, ou que je sois un corps qui recèle une parcelle de la divinité : je veux jouir. Mais comment ? Et pourquoi jusqu’à présent n’ai-je pas été heureux ? » Il récapitula sa vie passée et se fit horreur. Il se vit égoïste, au plus haut degré exigeant, tandis qu’au fond il n’avait besoin de rien. Il jetait les yeux autour de lui, sur la feuillée transparente, qui laissait percer le soleil et un pan de ciel bleu, et il se sentait inconsciemment heureux.

« Pourquoi suis-je heureux en ce moment et pourquoi ai-je vécu jusqu’ici ? Comme j’étais exigeant ! Je cherchais midi à quatorze heures, et je ne trouvais que honte et regret. » Une lumière subite se fit en lui. « Le bonheur, se dit-il, le bonheur consiste à vivre pour les autres, c’est clair. L’homme aspire au bonheur ; donc, c’est un désir légitime. S’il tâche d’y parvenir dans un but égoïste, en cherchant l’opulence, la gloire, l’amour, il se peut qu’il ne l’obtienne jamais, et ses désirs resteront inassouvis. Ce sont donc ces aspirations égoïstes qui sont illégitimes, et non le désir d’être heureux. Quels sont les rêves permis qui peuvent se réaliser en dehors des conditions extérieures ?… l’amour et le dévouement. »

Il se leva en sursaut, heureux et agité de la découverte de cette prétendue nouvelle vérité, et il cherchait avec impatience qui aimer, à qui faire du bien, à qui se dévouer. « Je n’ai besoin de rien pour moi-même : pourquoi ne pas vouer aux autres mon existence ? »

Il prit son fusil et quitta le fourré, avec l’intention de retourner à la maison et de bien réfléchir à la manière de faire le bien. Arrivé à une clairière, il se retourna : le soleil était descendu derrière les arbres, l’air avait fraîchi ; le paysage lui sembla tout autre. Le ciel et la forêt avaient changé d’aspect : des nuages assombrissaient l’horizon, le vent s’engouffrait dans les arbres ; on ne voyait que des roseaux et du bois mort. Olénine appela son chien, qui courait à la piste de quelque bête, et sa voix résonna creux dans la solitude. Il eut peur. Les Abreks, les meurtres dont on parlait lui vinrent à l’esprit ; il s’attendait à voir un Tchétchène bondir de derrière un buisson, et à devoir lutter pour sauver sa vie. Il songea à Dieu et à la vie future, comme il y avait longtemps qu’il ne l’avait fait. Tout était sauvage et solitaire, lugubre autour de lui. « Vaut-il la peine de penser à soi, se dit-il, quand d’un moment à l’autre on peut mourir sans que personne le sache et sans avoir rien fait de bon ! »

Il prit le chemin qu’il croyait être celui de la stanitsa. Il ne pensait plus à la chasse, il était harassé et jetait des regards terrifiés à chaque buisson, à chaque arbre, s’attendant à trouver la mort à chaque pas. Il erra longtemps sans savoir où il allait, et parvint à un canal où coulait une eau froide et trouble ; il se décida à en suivre le cours, sans savoir où il aboutirait. Les roseaux craquèrent tout à coup derrière lui ; il tressaillit et saisit son fusil. Il eut honte ; c’était son chien qui, hors d’haleine, avait plongé dans le canal et en buvait avidement l’eau froide.

Olénine se désaltéra aussi et suivit le chien, persuadé qu’il prendrait la bonne direction. Malgré ce fidèle compagnon, les alentours lui paraissaient de plus en plus sinistres. Le bois devenait plus sombre, le vent s’engouffrait de plus en plus dans le creux des vieux arbres ; de grands oiseaux planaient en sifflant au-dessus de leurs nids, la végétation devenait plus rare, les roseaux plus fréquents, et l’on apercevait de plus en plus de petites plaines sablonneuses portant la trace de bêtes fauves. Un bruit monotone et sinistre se mêlait au sifflement du vent. Olénine était morne et sombre. Il compta ses faisans ; il en manquait un, et sa petite tête ensanglantée restait seule accrochée à la ceinture. La terreur s’empara du jeune homme ; il eut peur et se mit à prier. Il craignait avant tout de mourir sans avoir rien fait d’utile ; il désirait ardemment vivre, et vivre pour accomplir quelque grand acte de dévouement.

XXI


Tout à coup la lumière se fit dans l’âme d’Olénine. Il entendit parler le russe, entendit le bruit cadencé du Térek, et au bout de quelques pas il aperçut les eaux brunes et rapides du fleuve, avec ses sables ondoyants, ses bas-fonds, les steppes, la chaîne des montagnes, et de ce côté l’échauguette du cordon et le cheval sellé broutant parmi les ronces. Le soleil se détacha comme un globe rouge du sein des nuages et éclaira gaiement de ses derniers rayons le fleuve, les roseaux, l’échauguette et les Cosaques, parmi lesquels se trouvait Lucas, qui attira involontairement l’attention d’Olénine par son air fier et vigoureux.

Olénine se sentit de nouveau heureux, sans savoir pourquoi. Il était arrivé à un poste cosaque vis-à-vis d’une habitation de Circassiens amis. Il salua les Cosaques, puis entra dans la cabane, où il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Les Cosaques le reçurent froidement. Il passa dans le vestibule et alluma une cigarette. Les Cosaques ne firent aucune attention à lui, premièrement parce qu’il fumait, puis parce qu’autre chose les préoccupait. Des Tchétchènes, parents de l’Abrek qui avait été tué, étaient arrivés avec un drogman pour racheter le corps. On attendait les chefs cosaques. Le frère du défunt, grand, bien découplé, la barbe teinte en rouge, avait, malgré ses habits déguenillés, l’air calme et majestueux d’un souverain. Il ressemblait d’une manière frappante à son frère. Il n’honorait personne d’un regard, ne jeta pas même les yeux sur le cadavre, et restait accroupi sur ses pieds croisés, fumant une pipe courte, et donnant de temps à autre, d’une voix gutturale et impérieuse, quelques ordres à son compagnon. C’était évidemment un djighite qui avait eu plus d’une rencontre avec les Russes. Olénine s’approcha du cadavre, mais le frère du défunt lui jeta un regard de calme mépris et dit brusquement quelques mots au drogman, qui s’empressa de couvrir le visage du mort. Olénine était frappé de l’air sévère du djighite ; il essaya de lui demander de quel aoul il était, mais le Tchétchène le regarda à peine et se détourna. Olénine, étonné de cette indifférence à son égard, l’attribua à l’ignorance de la langue russe et aussi à la bêtise du Tchétchène. Il s’adressa à son compagnon, qui était espion, émissaire et drogman en même temps, tout aussi déguenillé que le Tchétchène, mais noir et pas rouge, très éveillé, ayant des dents blanches et des yeux noirs étincelants. Il entra volontairement en conversation et demanda une cigarette.

« Ils étaient cinq frères, contait-il en mauvais russe ; c’est le troisième qui périt de la main des Cosaques. Celui-ci est un djighite, un vrai djighite. Quand Ahmet-Khan (c’est le nom du défunt) fut tué, celui-ci était sur l’autre bord, caché dans les joncs ; il a vu comment on a mis le cadavre dans la nacelle, et comment on l’a porté sur le rivage. Il est resté jusqu’à la nuit dans sa cachette ; il voulait tirer sur le vieux, mais on l’en a empêché. »

Lucas s’approcha des causeurs et s’assit à côté d’eux.

« De quel aoul sont-ils ? demanda-t-il.

— Vois-tu dans les montagnes un étroit défilé bleuâtre ? lui dit le drogman, le lui montrant au delà du Térek. Connais-tu Souak-Sou ? c’est dix verstes plus loin.

— Connais-tu à Souak-Sou Guireï-Khan ? demanda Lucas, qui tirait vanité de cette connaissance ; c’est un de mes amis.

— C’est mon voisin », dit le drogman.

Le chef de la sotnia et celui de la stanitsa arrivèrent bientôt, suivis de deux Cosaques. Le centenier était un jeune officier, avancé depuis peu ; il salua les Cosaques, qui ne répondirent pas en criant, selon l’usage des soldats : « Souhaitons bonne santé ! » et quelques-uns même ne lui rendirent pas le salut. Plusieurs pourtant, et entre autres Lucas, se levèrent et se redressèrent. L’ouriadnik fit son rapport : tout était en ordre au poste. Tout cela parut drôle à Olénine : les Cosaques avaient l’air de jouer aux soldats. Bientôt toute étiquette fut mise de côté, et le centenier se mit à parler alertement tatare avec le drogman. On écrivit quelque chose sur un papier, qu’on remit au drogman ; on lui prit l’argent et l’on s’approcha du cadavre.

« Qui de vous est Lucas Gavrilow ? » demanda le centenier.

Lucas se découvrit et s’avança.

« J’ai fait mon rapport au colonel ; j’ai demandé pour toi la croix, car c’est trop tôt de t’avancer ouriadnik. Sais-tu lire ?

— Non.

— Quel beau garçon ! dit le centenier ; de quelle famille es-tu ? des Gavrilow Chéraki ?

— C’est leur neveu, répondit l’ouriadnik.

— Je sais, je sais. Eh bien ! va aider les Cosaques. »

Lucas était rayonnant. Il remit son bonnet et se rassit près d’Olénine.

On déposa le corps de l’Abrek dans un bateau, le Tchétchène s’approcha du rivage, les Cosaques se retirèrent, lui faisant involontairement place.

Il frappa violemment la terre du pied et sauta dans la nacelle. Olénine remarqua que pour la première fois le Tchétchène jeta les yeux sur les Cosaques et fit une brusque question à son compagnon ; celui-ci répondit en montrant Lucas. Le Tchétchène le regarda et, se détournant lentement, porta ses regards vers la rive opposée. Ses yeux n’exprimaient pas la haine, mais un froid mépris. Il dit encore quelques mots.

« Que dit-il ? demanda Olénine.

— Vous nous battez, nous vous brisons ; tout est tohu-bohu », dit le drogman, prononçant à dessein ces paroles incohérentes. Il montra ses dents blanches, éclata de rire et sauta dans la nacelle.

Le frère du défunt était assis immobile et regardait fixement le rivage opposé. Il y avait en lui tant de mépris et de dédain concentrés, qu’il n’éprouvait aucune curiosité à ce qui se passait autour de lui. Le drogman était debout, manœuvrant adroitement la frêle embarcation, jetant les rames tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et parlant sans discontinuer. La nacelle fendait rapidement le fleuve dans sa largeur et diminuait de dimension à vue d’œil en s’éloignant ; le son des voix n’arrivait qu’indistinctement aux Cosaques. Les Tchétchènes abordèrent à l’autre rive, où les attendaient leurs chevaux. Ils enlevèrent le corps et le jetèrent en travers d’un cheval qui se cabrait ; puis ils montèrent en selle et passèrent au pas devant l’aoul, où la foule était accourue pour les voir.

Les Cosaques étaient animés et contents. On entendait de tous côtés leurs rires et leurs joyeux propos. Le centenier et le chef de la stanitsa entrèrent dans la cabane pour se rafraîchir. Lucas, le visage animé et tâchant vainement de prendre un air grave, restait assis, les coudes sur ses genoux et ratissant une baguette.

« Que fumez-vous ? dit-il à Olénine, feignant une curiosité qu’il n’avait pas ; est-ce bon ? »

Il s’adressait à Olénine parce qu’il le voyait mal à l’aise parmi les Cosaques.

« J’y suis habitué. Et quoi ? dit Olénine.

— Hem ! si l’un de nous osait fumer, malheur à lui ! Voyez-vous ces montagnes ? continua Lucas, lui montrant le défilé, elles paraissent bien près, mais vous n’y parviendrez pas. Comment ferez-vous pour revenir à la maison ? Il fait sombre ; je puis vous reconduire si vous voulez ; demandez à l’ouriadnik qu’il me laisse aller.

— Quel beau garçon ! pensait Olénine, admirant l’expression de franche gaieté du Cosaque. Il se rappela Marianna, le baiser furtif sous la porte cochère. L’ignorance et le manque complet d’éducation de Lucas lui firent de la peine. « Quelle folie et quel enchevêtrement d’idées ! pensa-t-il ; un homme en tue un autre, et il en est heureux et content comme s’il avait accompli un haut fait ! Est-il possible que rien ne lui fasse sentir qu’il n’y a pas de quoi se réjouir, qu’il n’y a de bonheur que dans le sacrifice, et non dans le meurtre ? »

« Prends garde maintenant et ne lui tombe pas sous la patte ! dit à Lucas un des Cosaques qui avait accompagné le Tchétchène à la nacelle ; as-tu entendu ce qu’il a demandé ? »

Lucas leva la tête.

« Qui, mon filleul ? dit-il, désignant ainsi le mort.

— Le « filleul » ne se lèvera plus ; c’est de son frère aux cheveux rouges que je veux parler.

— Il n’a qu’à prier Dieu de rester sain et sauf lui-même, répondit Lucas en riant.

— De quoi ris-tu ? demanda Olénine ; si l’on avait tué ton frère, cela te ferait-il plaisir ? »

Le Cosaque regardait Olénine en riant ; il paraissait avoir compris son idée, mais il était au-dessus de tout préjugé.

« Quoi donc ? cela peut bien arriver ; est-ce que parfois on n’égorge pas aussi des nôtres ? »


XXII


Le centenier et le chef étaient partis. Olénine, pour faire plaisir à Lucas, et aussi pour ne pas traverser seul la forêt dans l’obscurité, obtint de l’ouriadnik la permission de prendre Lucas avec lui. Il pensait que Lucas serait heureux de revoir Marianna, et lui-même était content d’avoir un compagnon aussi communicatif. Il unissait Lucas et Marianna dans son imagination et pensait à eux avec plaisir. « Il est amoureux de Marianna, se disait-il ; j’aurais pu l’aimer de même. » Un sentiment tout nouveau d’attendrissement s’empara de lui. Quelque chose comme de l’amitié semblait naître entre les deux jeunes gens. Ils se regardèrent en riant.

« Par quelle porte entres-tu ? demanda Olénine.

— Par celle du milieu ; je vous conduirai jusqu’au marais ; là vous n’avez rien à craindre.

— Mais ai-je donc peur ? dit Olénine en riant ; va-t’en, et merci ; je trouverai mon chemin.

— Mais non, qu’ai-je à faire ? Comment n’avoir pas peur ? il nous arrive aussi, à nous autres, d’avoir peur, répondit le Cosaque en riant, pour ménager l’amour-propre de son compagnon.

— Entre chez moi, nous causerons, nous prendrons un petit verre, et demain matin tu t’en iras.

— N’ai-je pas où passer la nuit ? répondit Lucas ; l’ouriadnik m’a prié de revenir.

— Je t’ai entendu chanter hier soir, et puis je t’ai vu…

— Je fais comme les autres, dit Lucas en hochant la tête.

— Est-ce que tu te maries ? dis ? demanda Olénine.

— Ma mère voudrait me marier, mais je n’ai pas encore de cheval.

— Es-tu au service régulier ?

— Oh non ! je m’y prépare, mais je n’ai pas de cheval, et je ne sais comment m’en procurer un ; c’est pourquoi je ne puis encore me marier.

— Que coûte un cheval ?

— J’en ai marchandé un l’autre jour au delà du fleuve, un cheval nogaï, mais on ne le cède pas pour soixante monnaies.

— Consentirais-tu à être mon ordonnance ? Je te donnerai un cheval.

— Pourquoi me feriez-vous cadeau d’un cheval ? dit Lucas en riant. Dieu aidant, je m’en procurerai un.

— Vraiment ! pourquoi ne voudrais-tu pas être mon ordonnance ? » demanda Olénine, charmé de l’idée de donner un cheval à Lucas, mais un peu embarrassé, sans trop savoir pourquoi. Il cherchait ses paroles et ne les trouvait pas.

Lucas rompit le premier le silence.

« Avez-vous votre propre maison en Russie ? »

Olénine ne résista pas à l’attrait de raconter qu’il avait même plusieurs maisons.

« Et avez-vous des chevaux comme les nôtres ?

— J’en ai cent, à trois et quatre cents roubles par tête, mais pas comme les vôtres.

— Mais qu’êtes-vous donc alors venu faire ici ? est-ce malgré vous que vous êtes venu ? demanda Lucas avec une nuance d’ironie. Voilà où vous vous êtes trompé de chemin, ajouta-t-il en lui indiquant un sentier ; vous deviez prendre à droite.

— Je suis venu de plein gré, répondit Olénine, je voulais voir le pays, faire une campagne.

— Ah ! si je pouvais faire une campagne, dit Lucas. Entendez-vous hurler les chacals ? ajouta-t-il en prêtant l’oreille.

— N’as-tu aucun remords d’avoir tué un homme ? demanda Olénine.

— Pourquoi ? Ah ! si je pouvais faire une campagne ! répétait Lucas ; comme je le désirerais !

— Nous en ferons peut-être une ensemble ; notre compagnie se mettra en route avant les fêtes, et votre sotnia peut-être aussi.

— Quelle envie avez-vous eue de venir ici ? Vous avez votre maison, vos chevaux, probablement des serfs ? À votre place, je me serais joliment amusé, je n’aurais fait que cela. Quel grade avez-vous ?

— Je suis porte-enseigne et serai bientôt officier.

— L’existence est-elle agréable chez vous ?

— Très agréable », répondit Olénine.

Il faisait complètement nuit quand ils approchèrent, tout en causant, de la stanitsa. Ils n’avaient pas encore quitté la sombre forêt, le vent gémissait en s’engouffrant dans la cime des arbres, les chacals semblaient hurler, rire et pleurer tout près d’eux, mais ils entendaient déjà de loin des voix de femmes, l’aboiement des chiens, ils distinguaient le contour des cabanes, apercevaient des lumières et sentaient l’odeur du kiziak[29].

Olénine sentait ce soir plus distinctement que cette stanitsa était son véritable home, que là était sa famille, son bonheur, que nulle part ailleurs et jamais il ne serait aussi heureux. Il aimait tant tout le monde, et surtout Lucas. Ce soir-là, rentré dans son logement, il fit amener son cheval, acheté à Groznoï, pas celui qu’il montait, mais un autre, une bonne bête, mais très jeune, et, au grand étonnement de Lucas, il lui en fit cadeau.

« Pourquoi me donnez-vous ce cheval ? dit Lucas ; je ne vous ai rendu aucun service.

— Je t’assure qu’il ne me coûte rien, répondit Olénine ; prends-le, tu pourras me donner autre chose en échange… Nous ferons la campagne ensemble. »

Lucas se troubla.

« Que vous donnerai-je ? Un cheval coûte cher.

— Prends-le, prends-le ! Si tu ne l’acceptais pas, tu me ferais une insulte… Vania, remets-lui le cheval. »

Lucas prit la bride.

« Eh bien donc, merci ! vrai, je n’y avais jamais rêvé ! »

Olénine était heureux comme un enfant.

« Attache-le ici, c’est une bonne bête, je l’ai acheté à Groznoï. Vania, du vin ! Entrons. »

On apporta du vin, Lucas s’assit et prit la coupe.

« Je vous le revaudrai, avec la grâce de Dieu, dit-il, vidant son verre. Comment te nommes-tu ?

— Dmitri Andréitch.

— Eh bien ! Mitri Andréitch, que Dieu te garde ! Nous serons amis. Viens chez moi ; nous ne sommes pas riches, mais nous avons de quoi régaler nos amis. Je dirai à ma mère de t’apporter du fromage ou du raisin, si tu veux. Viens au cordon, j’y serai à ton service, je te mènerai à la chasse, au delà du fleuve, où tu voudras. Quel sanglier j’ai tué l’autre jour ! Quel dommage que je l’aie partagé entre les Cosaques ! Si j’avais pu prévoir, je t’en aurais apporté une part.

— C’est bon, merci. Mais n’attelle pas le cheval, il n’a jamais été aux traits.

— Quelle idée d’atteler un cheval ! Voilà ce que je propose, dit Lucas baissant la voix : je te mènerai chez mon ami Guireï-Khan ; il m’a engagé à venir sur la route des montagnes ; veux-tu y aller avec moi ? Je ne te trahirai pas ; je serai ton guide.

— Bien ! allons-y ensemble. »

Lucas paraissait tout à fait à l’aise ; il avait compris ses rapports avec Olénine. Son calme et la familiarité de ses manières étonnaient et choquaient même un peu Olénine. Ils causèrent longtemps ensemble, et il était tard quand Lucas se leva. Il tendit la main à Olénine et le quitta.

Olénine mit la tête à la fenêtre pour voir ce qu’il ferait. Lucas avançait, la tête baissée ; il prit le cheval, le mena hors de la cour, secoua vivement sa tête, monta à cheval avec l’agilité d’un chat, poussa le cri des djighites et lança son cheval à toute bride le long de la rue. Olénine avait cru qu’il irait faire part de sa bonne fortune à Marianna, et, bien qu’il ne l’eût pas fait, Olénine se sentait heureux comme jamais. Dans sa joie enfantine, il ne put s’empêcher de raconter à Vania le cadeau qu’il avait fait et de lui expliquer sa nouvelle théorie sur le bonheur, que Vania n’approuva pas, disant en français : l’argeane il n’y a pas — par conséquent, c’est une sottise.

Lucas passa à la maison, sauta à bas du cheval et recommanda à sa mère de l’envoyer au troupeau, car lui-même devait, cette nuit-là, retourner au cordon. La muette se chargea du cheval et expliqua, par signes, qu’elle se prosternerait devant celui qui l’avait donné à son frère. La vieille mère hocha la tête au récit de son fils ; elle était persuadée qu’il avait volé le cheval ; aussi enjoignit-elle à la muette de le mener au troupeau avant qu’il fît jour.

Lucas retourna au cordon, et, chemin faisant, réfléchit au procédé d’Olénine. À son avis, le cheval n’était pas bon, mais il valait bien quarante roubles, et Lucas en était satisfait. Mais il ne pouvait concevoir pourquoi ce cadeau lui avait été fait, et il n’en éprouvait aucune reconnaissance ; au contraire, mille doutes injurieux pour le porte-enseigne se glissaient dans sa tête. Quelles pouvaient être ses intentions ; il ne s’en rendait pas compte, mais il n’admettait pas qu’un étranger pût lui faire un cadeau de quarante roubles sans autre raison qu’une bonté de cœur. « S’il était pris de vin, pensait-il, cela se comprendrait, il l’aurait fait par fanfaronnade ; mais il était à jeun, par conséquent il veut me suborner pour quelque mauvaise action. Mais, attrape ! le cheval est à moi et je serai sur mes gardes ! Je ne suis pas si bête, nous verrons qui jouera au plus fin. »

Une fois sa méfiance éveillée, Lucas se laissa aller à un sentiment de malveillance contre Olénine. Il ne dit à personne comment il avait reçu le cheval : aux uns il disait qu’il l’avait acheté ; aux autres il répondait d’une manière évasive. On apprit pourtant bientôt la vérité ; la mère de Lucas, Marianna, Ilia Vassilitch et d’autres ne savaient qu’en penser et en éprouvèrent une certaine crainte ; en même temps, malgré leurs soupçons injurieux, ce procédé leur inspira un grand respect pour la simplicité de cœur et la richesse d’Olénine.

« Sais-tu que le porte-enseigne a donné un cheval de cinquante monnaies à Loukachka ? disait quelqu’un ; quel richard !

— Je sais, répondait un autre d’un air perspicace ; il lui aura rendu quelque service. Qui vivra verra. Quelle chance il a, ce Loukachka !

— Quels cerveaux brûlés que ces porte-enseigne ! s’écriait un troisième ; pourvu qu’ils ne mettent pas le feu chez nous ! »


XXIII


L’existence d’Olénine coulait d’une manière uniforme et égale. Il voyait peu ses chefs et ses camarades. Sous ce rapport, la position d’un porte-enseigne qui a de la fortune est fort agréable au Caucase ; on ne l’emploie ni à l’exercice, ni à la surveillance des travaux. Après la dernière campagne, on l’avait présenté pour être avancé officier, et jusque-là on le laissait en repos. Les officiers le tenaient pour un aristocrate et gardaient vis-à-vis de lui une certaine dignité ; lui-même ne cherchait pas à se rapprocher d’eux et ne se souciait pas de leurs bamboches, accompagnées de chants du régiment et de parties de cartes. L’existence des officiers a son pli reçu : dans les forteresses, chaque officier ou porte-enseigne prend du porter, joue aux jeux de hasard et suppute les récompenses qu’il peut recevoir ; dans les stanitsas, il boit le vin du pays avec son hôte, régale les jeunes filles de miel ou d’autres friandises, fait la cour aux femmes cosaques, devient amoureux d’elles, les épouse parfois. Olénine vivait toujours à sa manière et avait horreur des chemins battus. Ici, de même, il ne suivit pas la ligne tracée par les officiers du Caucase.

Il s’habitua tout naturellement à se lever avec le jour. Il prenait le thé sur son petit perron, et, après avoir admiré les montagnes, la belle matinée et Marianna, il mettait un habit usé en peau de buffle, la chaussure molle en cuir des Cosaques, ceignait son poignard, prenait son fusil, une petite sacoche avec le déjeuner et du tabac, appelait son chien et s’en allait dans la forêt vers six heures du matin. Il revenait à sept heures du soir, fatigué, affamé, avec cinq ou six faisans à la ceinture, et n’ayant ni touché à ses provisions, ni fumé ses cigarettes. Si ses pensées avaient pu être comptées comme les cigarettes dans la sacoche, on aurait vu qu’elles étaient de même intactes dans sa tête. Il rentrait moralement frais et dispos, et complètement satisfait. Il lui aurait été impossible de dire à quoi il avait pensé pendant la journée : ce n’étaient ni des souvenirs, ni des rêves, ni de profondes méditations, mais des fragments de tout cela ensemble. Il se demandait lui-même à quoi il avait pensé : tantôt il s’était figuré être Cosaque et se voyait travaillant au jardin avec sa femme cosaque ; tantôt il était Abrek dans les montagnes, tantôt sanglier s’échappant à lui-même. Et tout le temps il prêtait l’oreille et avait l’œil au guet, épiant un sanglier, un faisan ou un cerf.

Chaque soir régulièrement Jérochka venait lui tenir compagnie ; Vania apportait du vin. Olénine en prenait avec le vieux Cosaque, causait avec lui, et ils se quittaient fort contents de leur soirée. Le lendemain, c’était de nouveau la chasse, la saine fatigue, la causerie avec le vieux chasseur, le contentement complet. Les fêtes et les jours de repos, il ne quittait pas la maison ; son occupation spéciale était alors de suivre avidement des yeux chaque pas, chaque mouvement de Marianna, qu’il observait de sa fenêtre ou de son perron. Il croyait l’aimer, comme on aime la beauté des montagnes ou du ciel, et il ne songeait pas à d’autres relations avec elle. Il se persuadait qu’il ne pouvait exister entre elle et lui les rapports qu’elle avait avec Lucas ou ceux que peut avoir un officier riche avec une fille cosaque. Il se disait que, s’il suivait l’exemple de ses camarades, il aurait échangé ses jouissances contemplatives contre une vie de tourments, de désillusions et de remords. Grâce à cette jeune fille, il avait déjà fait un sacrifice, une œuvre de dévouement, qui lui avait valu sa récompense. Avant tout, il avait pour Marianna un saint respect et ne se serait jamais permis de lui dire à la légère des paroles d’amour banales.

Un jour, dans le courant de l’été, Olénine était resté à la maison. Il vit tout à coup entrer une de ses connaissances de Moscou, un jeune homme qu’il voyait dans le monde.

« Ah ! mon cher, mon très cher ! que j’ai été heureux d’apprendre que vous étiez ici ! s’écria le jeune homme en français moscovite, mêlant des mots français aux mots russes. On vous dit « Olénine ». Quel Olénine ? j’ai été enchanté !… le sort nous réunit. Eh bien ! comment cela va-t-il ? pourquoi êtes-vous ici ? »

Et le prince Béletsky raconta sa propre histoire : il était pour peu de temps dans ce régiment ; le général en chef voulait l’avoir comme aide de camp ; il irait le rejoindre après la campagne, bien qu’il ne s’en souciât pas.

« M’étant décidé à servir dans ce trou, je veux du moins faire ma carrière, recevoir un grade, une croix,… passer à la garde. C’est indispensable, si ce n’est pour moi, du moins par égard pour mes parents, mes amis. Le prince m’a parfaitement reçu, c’est un homme comme il faut, disait Béletsky, parlant sans s’arrêter. Je recevrai la croix de Sainte-Anne pour l’expédition ; je resterai ici jusqu’à nouvel ordre. C’est charmant ici, et quelles femmes ! Et vous, comment allez-vous ? Notre capitaine, — vous connaissez Startow ? un bon diable, mais bête ! — notre capitaine m’a dit que vous vivez en sauvage, ne voyant personne. Je conçois que vous ne vous rapprochiez pas des officiers, mais je suis heureux au possible de vous voir ; je loge chez l’ouriadnik. Quelle fillette ravissante il a ! Oustinka,… délicieuse ! »

C’était un flux de paroles russes et françaises, un écho du monde qu’Olénine croyait avoir quitté à jamais. On disait généralement de Béletsky que c’était un charmant garçon ; il l’était peut-être réellement, mais Olénine le trouva souverainement désagréable, malgré sa jolie figure franche et ouverte. Il apportait avec lui cette hideuse atmosphère qu’Olénine avait fuie. Ce qui le vexait le plus, c’est qu’il n’avait pas le courage de rebuter cet homme, comme si la société dont il venait et à laquelle Olénine avait appartenu conservait encore sur lui des droits incontestables. Il était furieux contre Béletsky, contre lui-même, et malgré cela il intercalait involontairement des mots français dans la conversation, feignait de s’intéresser au général en chef, à ses connaissances moscovites. Pourtant Olénine traita Béletsky en ami, promit d’aller le voir et l’invita chez lui. Et cependant il n’alla pas chez Béletsky. Celui-ci fit la conquête de Vania, qui disait de lui que c’était un vrai gentilhomme.

Béletsky se fit tout de suite à l’existence d’un officier riche : au bout d’un mois, on aurait pu croire qu’il avait passé sa vie au Caucase. Il faisait boire les vieux, donnait de petites fêtes, passait ses soirées chez les filles cosaques, se vantait de ses bonnes fortunes, de ses succès auprès des femmes et des jeunes filles, qui, on ne sait pourquoi, le surnommèrent diédouchka (grand-père). Les Cosaques trouvaient naturel qu’un jeune homme aimât les femmes et le vin ; ils le prirent en affection et le préféraient à Olénine, qui à leurs yeux était une énigme vivante.


XXIV


Il était cinq heures du matin, Vania chauffait le samovar sur le perron. Olénine était parti pour le Térek ; il se donnait le plaisir de baigner lui-même son cheval. La vieille Oulita était dans son garde-manger ; une fumée noire sortait de la cheminée qu’elle chauffait. Sa fille était dans l’étable à traire la bufflonne. « Veux-tu bien te tenir, maudite bête ! » lui disait-elle. Puis on entendait le bruit mesuré du lait qui coulait.

Le pas d’un cheval retentit près de la maison, et Olénine, monté sur son beau cheval gris, encore humide après le bain, approcha de la porte cochère. Marianna avança sa tête, couverte d’un mouchoir rouge, et la retira aussitôt. Olénine était vêtu d’une chemise en soie rouge et d’une redingote cosaque blanche, serrée à la ceinture par une courroie à poignard. Il portait un haut bonnet à poil et se tenait avec une certaine affectation sur le dos de son cheval bien nourri. Soutenant d’une main sa carabine, il se baissa pour ouvrir la porte cochère ; ses cheveux étaient humides, il respirait la jeunesse et la santé. Il se croyait beau, bien tourné et en tout semblable à un djighite ; mais là il se trompait, et l’œil exercé du Cosaque reconnaissait immédiatement en lui le soldat. Ayant aperçu la tête de la jeune fille, il se baissa vivement, poussa la claie, serra la bride d’une main, et de l’autre fendit l’air de son fouet cosaque, et entra dans la cour.

« Le thé est-il prêt, Vania ? » cria-t-il gaiement sans regarder du côté de l’étable. Il sentit avec satisfaction son cheval plier sur ses jarrets et prêt à s’élancer par-dessus la haie ; il le fit avancer au pas sur la terre glaise de la cour.

« Cé prêt !  » répondit Vania.

Olénine espérait que la charmante tête de Marianna reparaîtrait, mais il n’osait lui-même se tourner vers elle. Il sauta à bas du cheval, accrocha gauchement de sa carabine les colonnettes du perron et se retourna effrayé vers l’étable ; on n’y voyait personne et l’on n’entendait que le bruit uniforme du lait qui coulait.

Il entra dans sa cabane, en ressortit bientôt, un livre et sa pipe à la main, et s’assit pour déguster son thé sur le perron, inondé des rayons obliques du soleil levant. Il comptait rester toute la matinée à la maison et écrire des lettres qu’il remettait d’un jour à l’autre ; mais il n’avait aucune envie de quitter le perron, sa chambre lui faisait l’effet d’une prison. La vieille femme avait achevé de chauffer son poêle, la jeune fille avait renvoyé le bétail aux champs et rassemblait le fumier des brebis autour de la haie. Olénine lisait, mais ne comprenait pas un mot du livre qu’il tenait ouvert devant lui. Il quittait sans cesse sa lecture pour suivre des yeux la jeune et vigoureuse fille. Entrait-elle dans l’ombre de la maison, avançait-elle vers le milieu de la cour, éclairée par les rayons joyeux de la lumière matinale, sa taille élancée et ses vêtements de couleur éclatante rayonnaient au soleil et jetaient une ombre noire derrière elle.

Olénine craignait de perdre un seul de ses mouvements. C’était pour lui une vraie jouissance de voir sa taille se courber avec grâce et aisance. Sa chemise rose, son seul vêtement, drapait bien ses épaules ; et, quand elle se redressait, comme cette chemise dessinait bien les contours de son sein et de ses jambes fines ! Son pied étroit, chaussé de souliers rouges usés, se posait à terre sans se déformer ; ses bras énergiques, aux manches relevées, maniaient la pelle avec force, on aurait même dit avec colère ; ses beaux yeux profonds jetaient parfois un regard vers Olénine ; ses sourcils délicats se fronçaient, il est vrai, mais ses yeux exprimaient pourtant le plaisir d’être admirée et la conviction de leur beauté.

« Êtes-vous levé depuis longtemps, Olénine ? dit Béletsky, en uniforme d’officier, entrant dans la cour.

— Ah ! Béletsky ! s’écria Olénine, lui tendant la main. Pourquoi si matinal ?

— Que faire ? on m’a mis à la porte ; on donne un bal dans mes appartements. Marianna ! viens-tu chez Oustinka ? oui ? » dit-il s’adressant à la jeune Cosaque.

Olénine était confondu de ce que Béletsky osât parler sans aucune gêne à cette femme.

Marianna fit semblant de ne pas entendre, baissa la tête, jeta la pelle sur son épaule et rentra.

« Elle est confuse, la chère petite ! elle est confuse, » lui cria gaiement Béletsky, et il monta en courant le petit perron. « C’est vous, Olénine, qui l’embarrassez.

— Qui donne le bal ? Qui vous a mis à la porte ?

— Oustinka, la maîtresse de mon logis ; vous êtes invité. Il y a bal, c’est-à-dire gâteaux et réunion de jeunes filles.

— Qu’y ferons-nous ? »

Béletsky sourit malicieusement, cligna de l’œil et fit un signe de la tête du côté où Marianna avait disparu.

Olénine haussa les épaules et rougit.

« Vrai Dieu ! vous êtes étrange, dit-il.

— Allez donc ! vous m’en contez ! »

Le visage d’Olénine s’assombrit ; Béletsky s’en aperçut et sourit d’un air insinuant.

« Quoi donc ? dit-il, vous logez dans la même maison, et c’est une bonne et charmante fille, une beauté…

— Une beauté remarquable, dit Olénine ; je n’en ai jamais vu de pareille.

— Eh bien ! à quoi cela tient-il ? demanda Béletsky, n’y comprenant rien.

— Cela peut paraître étrange, répondit Olénine, mais pourquoi tairais-je la vérité ? Depuis que je suis ici, les femmes n’existent pas pour moi, et je m’en trouve fort bien, je vous assure ! Et puis, qu’y a-t-il de commun entre ces femmes et nous ? Jérochka, c’est autre chose ! la passion de la chasse nous rapproche.

— Voyez-vous cela ! quoi de commun ?… Et qu’y a-t-il de commun entre Mme Amélie et moi ? Si vous disiez que les femmes d’ici sont sales, j’en conviendrais, mais à la guerre comme à la guerre !

— Pour ma part, je n’ai jamais eu affaire à une Mme Amélie, et je n’aurais su que faire d’elle, répondit Olénine ; on ne peut estimer ses pareilles, tandis que j’estime celle-ci.

— Estimez-les, morbleu ! personne ne vous en empêche ! »

Olénine ne répondit pas, il voulait achever d’exprimer sa pensée ; elle lui tenait à cœur.

« Je sais, continua-t-il, que je fais exception à la règle générale. (Il se troubla.) Mon existence s’est organisée de manière que je ne vois pas la nécessité de dévier de mes principes et que je ne puis pas agir autrement ; je ne pourrais pas être aussi heureux que je le suis maintenant, si je suivais votre exemple. Je demande aux femmes autre chose que vous. »

Béletsky leva les sourcils d’un air méfiant.

« C’est égal, venez ce soir ; Marianna y sera, je vous ferai faire connaissance. Venez, je vous prie ! Si vous ne vous plaisez pas, vous nous quitterez. Viendrez-vous ?

— Je voudrais, mais, pour parler avec franchise, je crains de me laisser entraîner sérieusement.

— Oh ! oh ! cria Béletsky, venez et soyez tranquille. Viendrez-vous ? Parole ?

— Je voudrais, mais… Que ferons-nous ? quel rôle allons-nous jouer ?

— Venez, je vous en supplie !

— Fort bien, il se peut que je vienne.

— Pensez donc, des femmes ravissantes, comme nulle part ailleurs : et vous vivez en moine ! Quelle idée de s’abîmer l’existence et de ne pas profiter de ce qui s’offre à vous ! Avez-vous entendu dire qu’on envoie notre compagnie à Vozdvijensky ?

— Ce n’est pas probable, dit Olénine, on m’a dit que c’est la 8e compagnie qu’on mobilise.

— Non, j’ai reçu une lettre de l’aide de camp ; il m’écrit que le prince fera la campagne. Je serai content de le revoir, je commençais à m’ennuyer ici.

— Il paraît que nous aurons une expédition.

— Je l’ignore, mais j’ai ouï dire que K… avait reçu la croix de Sainte-Anne pour la dernière campagne ; il espérait être avancé lieutenant, et le voilà fort désappointé, dit Béletsky en riant, il est allé à l’état-major. »

La nuit approchait quand Olénine songea à la soirée. L’invitation qui lui avait été faite le tourmentait ; il avait envie de l’accepter, mais il pensait avec effroi à ce qui pourrait s’y passer. Il ne devait s’y trouver ni Cosaques, ni femmes âgées, rien que des jeunes filles. Qu’en adviendra-t-il ? Comment se tenir ? Que dire ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre lui et ces sauvages filles ? Béletsky lui avait parlé de rapports si étranges, si cyniques, et pourtant si chastes…

Il tremblait de se trouver dans la même chambre que Marianna, d’être à même de lui parler ; cela lui paraissait tout à fait impossible quand il se rappelait son port majestueux… Béletsky disait pourtant qu’il n’y avait rien de plus simple, et comment lui se comporterait-il avec Marianna ?

« Ce serait intéressant à savoir, pensait Olénine ; mais non, il vaut mieux ne pas y aller ! »

Il continuait à se torturer l’esprit, se demandant ce qui se passerait. Se croyant lié par sa parole, il sortit, ne s’étant décidé à rien, et arriva dans cette indécision jusqu’à l’habitation de Béletsky.

La cabane que celui-ci occupait était pareille à celle d’Olénine. Elle se dressait sur des pilotis élevés à deux archines de terre ; elle contenait deux chambres. Olénine monta un petit escalier très raide et entra dans la première pièce, garnie de lits de plume, de tapis, de couvertures rangées artistement et avec goût le long du mur de face. Sur les murs de droite et de gauche étaient suspendues des cuvettes en cuivre et des armes ; des melons d’eau et des courges se trouvaient sous les bancs. Il y avait un énorme poêle dans la seconde pièce, une table, des bancs et des images schismatiques. C’est là que Béletsky avait établi son lit de camp, ses malles, les mille brimborions de son nécessaire de voyage, et des portraits ; ses armes étaient attachées à un tapis suspendu au mur. Une robe de chambre en soie était jetée sur un banc. Béletsky lui-même, propret et joli garçon, était couché en chemise sur son lit et lisait les Trois Mousquetaires.

Il sauta de son lit.

« Voyez comme je suis logé ! Charmant, n’est-ce pas ? Vous avez bien fait de venir. Elles sont énormément occupées ; savez-vous de quoi se confectionne le gâteau ? De porc et de raisin ! Mais peu importe. Voyez comme tout cela grouille. »

Mettant la tête à la fenêtre, les jeunes gens virent une activité extraordinaire dans la cabane de leur hôte. Les filles entraient et ressortaient continuellement en courant.

« Serez-vous bientôt prêtes ? leur cria Béletsky.

— À l’instant ! Es-tu donc si affamé, diédouchka ? »

Et un rire sonore éclata dans la cabane.

Oustinka, jolie, grassouillette et fraîche, les manches retroussées, accourut dans l’appartement de Béletsky pour prendre des assiettes.

« Cesse ! cria-t-elle d’une voix perçante à Béletsky, je casserai les assiettes. — Tu devrais venir nous aider, cria-t-elle en riant à Olénine. — Apporte-nous des friandises.

— Marianka est-elle là ? demanda Béletsky.

— Comment donc ! elle a apporté la pâte.

— Savez-vous, dit Béletsky, que si l’on habillait autrement cette Oustinka, si on la décrassait et attifait un peu, elle serait plus belle que toutes nos beautés russes. Avez-vous vu la Cosaque B… ? elle a épousé un colonel, et quelle dignité ! D’où la prend-elle ?

— Je ne l’ai pas vue, mais il me paraît qu’il n’y a rien de plus gracieux que ce costume national.

— Je me fais à toute existence ! dit Béletsky en soupirant joyeusement ; je m’en vais voir ce qu’elles font. »

Il passa sa robe de chambre et sortit en courant.

« Occupez-vous du dessert ! » cria-t-il à Olénine.

Olénine envoya son ordonnance acheter des pains d’épice et du miel ; au moment de lui remettre l’argent, son cœur se souleva ; il lui semblait qu’il achetait quelqu’un, et il ne put répondre clairement au soldat, qui demandait quels pains d’épice il fallait acheter et combien.

« Achète comme tu l’entends, dit-il.

— Pour tout l’argent ? demanda le vieux soldat ; ceux à la menthe sont plus chers, soixante kopeks la livre.

— Pour tout l’argent, pour tout », répondit Olénine.

Il s’assit près de la fenêtre et s’étonnait de sentir son cœur battre à tout rompre, comme s’il allait commettre quelque grave ou mauvaise action.

Il entendit les cris et les éclats de voix provoqués par l’apparition de Béletsky parmi les jeunes filles ; au bout de quelques moments, il le vit ressortir et descendre en courant le petit perron, au milieu d’éclats de rire, de cris et de folâtres ébats.

« On m’a chassé », dit-il.

Un moment après, Oustinka entra et invita solennellement les jeunes gens à venir, disant que tout était prêt.

Quand ils entrèrent, Oustinka donnait un coup de main aux lits de plume le long du mur. La table était couverte d’une nappe beaucoup trop courte ; un flacon de vin et du poisson sec étaient servis. On sentait l’odeur de la pâte et du raisin. Les jeunes filles en jaquette élégante et tête nue, sans le mouchoir traditionnel, se serraient dans un coin derrière le poêle, chuchotant et ricanant.

« Je vous prie de faire honneur à mon ange gardien », dit Oustinka, engageant ses visiteurs à s’approcher de la table.

Olénine reconnut immédiatement Marianna au milieu de ces jeunes filles, qui pourtant étaient toutes jolies sans exception. Il se sentait mal à l’aise et se décida à imiter Béletsky. Celui-ci s’approcha gravement de la table, prit un verre d’un air assuré, but à la santé d’Oustinka et engagea les autres à suivre son exemple. Oustinka déclara que les filles ne prenaient pas de vin.

« On pourrait en goûter avec du miel », dit une voix dans le groupe.

On appela le vieux soldat, qui revenait avec le miel et les pains d’épice. Il regardait la société en dessous : était-ce envie ou mépris ? À son avis, ses maîtres se livraient à la débauche. Il leur remit les friandises achetées et allait s’expliquer sur le prix et le change, mais Béletsky le mit dehors.

Après avoir mêlé le miel au vin versé dans des verres, et jeté avec ostentation trois livres de pains d’épice sur la table, Béletsky tira de force les jeunes filles de leur coin, les fit asseoir et leur distribua les friandises…

Olénine remarqua involontairement que la petite main hâlée de Marianna avait saisi deux pains d’épice et ne savait qu’en faire. La conversation était contrainte et désagréable, malgré le ton dégagé d’Oustinka et de Béletsky et les efforts qu’ils faisaient pour animer la société. Olénine était embarrassé, se tourmentait l’esprit pour trouver quelque chose à dire ; il sentait qu’il excitait la curiosité, qu’il prêtait à rire et que son embarras gagnait les autres ; il rougissait et croyait que Marianna plus que les autres n’était pas à son aise.

« Elles s’attendent à ce que nous leur donnions de l’argent, pensait-il ; comment faire ? Si on pouvait le donner vite et s’en aller ! »


XXV


« Comment, ne connais-tu pas ton locataire ? dit Béletsky en s’adressant à Marianna.

— Comment le connaitrais-je quand il ne vient jamais chez nous ? » répondit Marianna en jetant un regard à Olénine.

Olénine, épouvanté, rougit et, ne sachant que dire, balbutia :

« Je crains ta mère ; elle m’a reçu avec un torrent d’injures la première fois que je me suis présenté. »

Marianna éclata de rire.

« Et tu as eu peur ? » dit-elle en le regardant.

Puis elle se détourna.

C’était la première fois qu’Olénine voyait en plein le visage de la jeune fille ; jusqu’à ce moment, il ne l’avait vue que couverte jusqu’aux yeux d’un mouchoir. On avait raison de dire qu’elle était la plus belle fille de la stanitsa. Oustinka était jolie, forte, fraîche et rose ; elle avait des yeux bruns, pétillants de gaieté, un sourire constant sur ses lèvres vermeilles, toujours bavardant, toujours riant ; Marianna n’était pas une jolie fille, c’était une beauté parfaite. Ses traits auraient paru trop prononcés et trop grands, n’eût été sa haute taille élancée, sa puissante poitrine, ses larges épaules, et principalement cette expression à la fois tendre et sévère de ses longs yeux noirs ombragés de cils foncés, et ce sourire caressant de sa bouche. Elle souriait rarement, et son sourire frappait toujours. Elle était la force et la santé mêmes. Toutes ces jeunes filles étaient charmantes, mais elles toutes, et Béletsky, et le soldat qui avait apporté les friandises, tous regardaient involontairement Marianna, et, en se tournant vers les jeunes filles, on ne s’adressait qu’à Marianna. Elle avait l’air d’une jeune reine, heureuse et fière, entourée de ses sujets.

Béletsky, pour animer la soirée, bavardait sans relâche et obligeait les jeunes filles à lui offrir du vin ; il se démenait avec elles et faisait en français des remarques inconvenantes à Olénine sur la beauté de Marianna, qu’il nommait « la vôtre », engageant le jeune homme à suivre son exemple. Olénine sentait dans l’âme un poids qui allait s’alourdissant. Il cherchait un prétexte pour s’enfuir, quand Béletsky déclara qu’Oustinka devait, en honneur de sa fête, leur offrir du vin et les embrasser.

Elle y consentit, mais à condition qu’on lui mettrait de l’argent sur l’assiette, comme c’est l’usage aux noces.

« Quel diable m’a poussé dans cette maudite galère ! » pensait Olénine ; il se leva pour s’éloigner.

« Où allez-vous ?

— Je vais chercher du tabac », répondit-il, décidé à fuir ; mais Bélestky le saisit par le bras.

« J’ai de l’argent », dit-il en français.

« Impossible de m’esquiver. Il faut payer », pensa Olénine, et il s’en voulait de sa gaucherie.

« Pourquoi ne puis-je suivre l’exemple de Béletsky ? Il ne fallait pas venir du tout, mais, une fois venu, il ne faut pas gâter le plaisir d’autrui. Buvons donc à la cosaque ! »

Et, prenant une jatte en bois qui pouvait contenir huit verres, il la remplit de vin et la vida presque jusqu’au fond. Les filles le regardaient avec étonnement, avec terreur : cela leur parut étrange, inconvenant. Oustinka offrit du vin aux jeunes gens et les embrassa tous les deux.

« C’est maintenant que nous allons nous amuser ! » dit-elle en faisant sauter les quatre monnaies qu’ils avaient mises sur l’assiette.

Olénine n’était plus embarrassé, il devint causeur.

« À ton tour, Marianna ! offre-nous du vin et un baiser, dit Bélestky, saisissant le bras de la jeune fille.

— Tu peux attendre un baiser ! dit-elle, le menaçant en riant.

— On peut embrasser le diédouchka sans être payée pour cela, dit une des jeunes filles.

— En voilà une qui a de l’esprit ! s’écria Béletsky en embrassant la jeune fille, qui se débattait.

— Eh bien ! offre-nous donc du vin, persistait Béletsky, s’adressant à Marianna, offres-en au locataire. »

Il la prit par la main et la fit asseoir sur le banc à côté d’Olénine.

« Qu’elle est belle ! » dit Bélestky, lui mettant la tête de profil.

Marianna le laissait faire et souriait avec fierté. Elle jeta à Olénine un long regard de ses beaux yeux.

« Superbe fille ! » répétait Béletsky.

« Suis-je belle ? » disait le regard de Marianna. Olénine, ne se rendant plus compte de ce qu’il faisait, entoura Marianna de ses bras et allait l’embrasser, quand elle se dégagea vivement, bouscula Béletsky, renversa la table et se jeta vers le poêle. On criait, on riait. Béletsky chuchota un moment avec les filles ; elles s’élancèrent avec lui hors de la chambre, dans le vestibule, et fermèrent la porte à clef.

« Pourquoi as-tu embrassé Béletsky et ne veux-tu pas m’embrasser ? demandait Olénine.

— Je ne le veux pas, voilà tout ! répondit-elle avec un léger tiraillement des sourcils et de la lèvre inférieure. — Il est le diédouchka, » ajouta-t-elle en riant, et, s’approchant de la porte, elle se mit à frapper.

« Pourquoi avez-vous fermé à clef, diablesses que vous êtes ?

— Laisse-les, dit Olénine se rapprochant d’elle ; elles n’ont qu’à rester là, et nous ici ! »

Elle fronça les sourcils et l’éloigna d’un geste sévère ; elle était si majestueusement belle qu’Olénine se ravisa, eut honte de lui-même et se mit aussi à frapper à la porte.

« Béletsky ! quelle sotte plaisanterie ! ouvrez ! »

Marianna se mit à rire de son rire joyeux et franc.

« Aïe, tu as peur de moi ? dit-elle.

— C’est que tu es aussi méchante que ta mère !

— Et toi, tu aurais dû rester plus longtemps avec Jérochka. Cela aurait inspiré de l’amour aux filles. »

Elle souriait en le regardant en face, de très près.

Il ne savait que dire.

« Et si j’allais chez vous ? demanda-t-il inopinément.

— Ce serait bien autre chose ! » dit-elle en secouant la tête.

En ce moment, Béletsky poussa la porte et l’ouvrit ; Marianna se rejeta sur Olénine et le poussa de la hanche.

« Ce que je pensais naguère, et l’amour, et le sacrifice, et Loukachka, tout n’est que niaiserie ; il n’y a que le bonheur qui soit vrai ; qui sait être heureux a raison ! » Ces pensées traversèrent comme un éclair l’esprit d’Olénine ; il saisit la belle Marianna avec une force qu’il ne se connaissait pas et l’embrassa sur la joue et sur la tempe. Elle ne se fâcha pas, mais éclata de rire et courut rejoindre ses compagnes.

Ainsi finit la petite fête. La mère d’Oustinka revint de l’ouvrage, gronda vertement les jeunes filles et les mit dehors.


XXVI


« Oui, pensait Olénine en revenant chez lui, si je lâchais la bride à ma volonté, je deviendrais éperdument amoureux de cette fille cosaque. » Il se mit au lit avec cette pensée, tout en se disant que cette lubie passerait et qu’il reviendrait à son existence habituelle.

Mais l’ancienne existence ne revint pas ; ses rapports avec Marianna avaient changé, l’entrave qui les séparait était rompue ; Olénine accostait la jeune fille chaque fois qu’il la rencontrait.

Le khorounji, après avoir reçu le prix du loyer, s’était convaincu de la richesse et de la générosité d’Olénine et l’avait invité chez lui. La vieille femme l’accueillait avec bienveillance, et, après la petite fête chez Ouslinka, Olénine allait souvent passer ses soirées chez son hôte, où il restait jusqu’à la nuit. Rien ne paraissait changé à sa manière de vivre, et pourtant son âme était entièrement bouleversée. Il passait la journée dans la forêt, et vers les huit heures, au crépuscule, il entrait chez ses hôtes, quelquefois seul, quelquefois avec Jérochka. On s’était habitué à l’y voir, et sa présence n’étonnait personne : il payait cher son vin et se tenait modestement. Vania lui apportait son thé, qu’il prenait dans un coin de la chambre, près du poêle. La vieille femme s’occupait du ménage sans se gêner de sa présence. Olénine s’entretenait avec ses hôtes des Cosaques, de leurs voisins, de la Russie ; il racontait et on le questionnait. Parfois il prenait un livre et lisait. Marianna restait accroupie comme une biche sauvage sur le poêle ou dans un coin obscur de la chambre. Elle ne prenait jamais part à la conversation, mais Olénine voyait ses yeux, son visage, suivait ses moindres mouvements, entendait le bruit des graines qu’elle grignotait, savait qu’elle l’écoutait attentivement, et sentait sa présence quand il lisait, sentait son regard attaché sur lui, et quand, en levant les paupières, il rencontrait le feu de ses yeux, il cessait brusquement de parler et la regardait en silence. Elle se cachait aussitôt, et lui, affectant d’être absorbé dans sa causerie avec la vieille, prêtait avidement l’oreille à la respiration de la jeune fille, à ses légers mouvements et attendait encore son regard.

En présence d’un tiers, elle était douce et souriante avec lui, mais, dès qu’ils restaient seuls, elle redevenait dure et sauvage.

Il lui arrivait de venir avant que Marianna fût rentrée ; il entendait tout à coup ses pas fermes et entrevoyait sa chemise bleue à travers la porte entre-bâillée. Elle entrait, s’arrêtait au milieu de la chambre, souriait imperceptiblement en l’apercevant, et il était éperdu et tremblant.

Il n’attendait rien, ne demandait rien, mais la présence de la jeune fille lui devenait de jour en jour plus indispensable.

Olénine s’était tellement fait à sa manière de vivre à la stanitsa, que le passé n’existait plus pour lui ; il ne se souciait pas non plus de l’avenir, surtout d’un avenir en dehors du cercle qui l’entourait. Il était choqué des lettres de ses amis, qui avaient l’air de le plaindre, le considérant comme entièrement perdu, tandis que lui croyait perdus ceux qui vivaient en dehors de son existence. Il se persuadait qu’il ne se repentirait jamais de s’être arraché au passé et d’être entré dans cette existence solitaire et uniforme. Il s’était senti heureux pendant ses campagnes et dans les forteresses, mais ici, sous l’aile protectrice de Jérochka, à l’ombre de la forêt, et principalement vis-à-vis de Marianna et de Lucas, il voyait clairement les mensongères illusions de sa vie d’autrefois ; elle lui paraissait maintenant encore plus hideuse et plus ridicule. Chaque jour il se sentait devenir plus homme et plus libre. Le Caucase n’avait pas répondu à son attente et ne ressemblait en rien à ce qu’il s’était figuré dans ses rêves, ni à ce qu’il avait lu dans les romans. Il n’y avait ici ni Amalat-Bek, ni héros, ni grand criminel. « Les hommes, pensait-il, vivent ici selon les lois de la nature ; ils naissent, engendrent, se battent, mangent, boivent, jouissent de la vie, meurent et ne connaissent d’autres lois que celles imposées Invariablement par la nature au soleil, à la végétation, aux animaux. Il n’y en a pas d’autres. » Ces hommes lui semblaient meilleurs, plus énergiques, plus libres que lui ; en se comparant à eux, il avait honte et pitié de lui-même. L’idée lui venait de s’arracher entièrement au passé, de se naturaliser Cosaque, d’acheter une cabane, du bétail, d’épouser une Cosaque, mais pas Marianna, — il la cédait à Loukachka, — et de vivre avec Jérochka, d’aller avec lui à la chasse, à la pêche et en excursion avec les Cosaques.

« Pourquoi donc aviser ? Pourquoi attendre ? » se demandait-il. Il s’encourageait et se faisait honte. « Pourquoi craindre de faire ce qui est raisonnable et juste ? Quel mal y a-t-il à vouloir devenir simple Cosaque, à vivre selon la nature, à ne faire de mal à personne, au contraire à faire le bien ? Cela ne vaut-il pas mieux que mes rêves d’autrefois quand j’ambitionnais de devenir ministre ou chef de régiment ? »

Mais une voix secrète lui disait d’attendre, de ne pas se presser. Il sentait confusément qu’il ne se contenterait pas de la manière de vivre de Jérochka et de Lucas, qu’il y avait un autre genre de bonheur qui s’appelait dévouement et sacrifice. Il ne cessait de se réjouir de ce qu’il avait fait pour Lucas, et cherchait pour qui se dévouer encore, mais ne le trouvait pas. Il lui arrivait d’oublier ce moyen d’être heureux et de chercher à vivre comme Jérochka, mais il se ravisait bientôt, s’éprenait derechef de l’idée du sacrifice volontaire, et envisageait de nouveau avec calme et orgueil les hommes et leurs jouissances.


XXVII


Peu avant les vendanges, Lucas arrivait à cheval et était plus beau que jamais.

« Eh ! à quand ta noce ? » demanda gaiement Olénine, allant à sa rencontre.

Loukachka ne répondit pas à cette question.

« J’ai échangé votre cheval au delà du fleuve : un vrai cheval de la Kabarda. Je suis connaisseur. »

Les jeunes gens examinèrent ensemble la nouvelle bête et l’essayèrent dans la cour. Le cheval était remarquablement beau, un hongre bai, large et long, à poil lustré, à queue épaisse, à crinière de race. Il était si bien nourri qu’au dire de Lucas on pouvait dormir sur sa croupe. Ses sabots, ses yeux, ses dents, tout était parfait, comme chez un pur sang. Olénine ne se lassait pas de l’admirer, il n’avait pas vu au Caucase d’aussi noble bête.

« Et son pas ! son trot ! disait Lucas, et son intelligence ! il suit son maître.

— As-tu beaucoup ajouté pour l’avoir ? demanda Olénine.

— Je ne sais, répondit Lucas en souriant, c’est un ami qui me l’a procuré.

— Superbe bête ! combien en voudrais-tu ? demanda Olénine.

— On m’en a offert cent cinquante monnaies, répondit gaiement Lucas ; mais je vous la donnerai pour rien. Dites un mot, et elle est à vous.

— Non ! pour rien au monde !

— Prenez alors ce poignard que j’ai rapporté pour vous. » Et Lucas déboucla son ceinturon et prit un des deux poignards qui y étaient attachés. « Je l’ai trouvé au delà du fleuve.

— Merci.

— Ma mère vous apportera le raisin qu’elle vous a promis.

— C’est inutile, nous ferons un jour nos comptes ; car je ne veux pas te donner d’argent pour le poignard.

— Certainement non ! nous sommes amis. Ghireï-Khan m’a amené dans sa hutte et m’a fait choisir le poignard qui me plaisait le mieux. J’ai pris celui-ci. C’est l’usage chez nous. »

Ils rentrèrent dans la cabane et prirent un verre de vin.

« Vas-tu rester ici ? demanda Olénine.

— Non, je suis venu prendre congé. On m’envoie de l’autre côté du Térek avec la sotnia. Je pars avec Nazarka, mon camarade.

— À quand donc la noce ?

— Je reviendrai pour les fiançailles, puis je retourne à mon service, répondit à contre-cœur Lucas.

— Et tu ne verras même pas la fiancée ?

— Mais non ; pourquoi la verrais-je ? Quand vous irez en expédition, demandez à la sotnia Lucas le large. Que de sangliers il y a là-bas ! j’en ai tué deux. Je vous mènerai à la chasse.

— C’est bon ! Adieu ! que le Seigneur veille sur toi ! »

Loukachka se remit en selle, et, sans passer chez Marianna, il sortit en caracolant dans la rue, où Nazarka l’attendait.

« Passerons-nous, demanda Nazarka montrant de l’œil, du côté du cabaret de Jamka ?

— Voilà une idée ! dit Lucas ; prends mon cheval, mène-le chez elle, et, si je tarde, donne-lui du foin. Je serai à la sotnia avant le jour.

— Le porte-enseigne t’a-t-il donné encore quelque chose ?

— Non ! je suis content de m’être défait de lui en lui donnant un poignard ; il avait envie du cheval », dit Lucas, quittant sa monture et remettant la bride à Nazarka.

Il se glissa sous la fenêtre même d’Olénine sans être vu et s’approcha de la cabane du khorounji.

Il faisait tout à fait obscur. Marianna, en chemise, peignait ses cheveux pour la nuit.

« C’est moi ! » murmura le Cosaque.

Le visage sévère et indifférent de Marianna s’anima quand elle s’entendit appeler. Elle ouvrit la fenêtre et se pencha en dehors, effrayée et heureuse.

« Que veux-tu ? dit-elle.

— Laisse-moi entrer pour un instant. »

Il lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa.

« Causons, je t’en prie !

— Pourquoi radoter ? je t’ai dit, une fois pour toutes, que je ne te laisserais pas entrer. Pars-tu pour longtemps ? »

Il ne répondit pas et continuait à l’embrasser. Elle n’en demandait pas davantage.

« Je ne puis même pas t’embrasser à mon aise par la fenêtre ! disait Lucas.

— Marianouchka ! appela la vieille mère, qui est là ? »

Loukachka ôta vite son bonnet pour ne pas être reconnu et s’accroupit sous la fenêtre.

« Va-t’en, dit Marianna à voix basse… C’est Loukachka qui est venu demander mon père, dit-elle à la vieille.

— Dis-lui d’entrer.

— Il est déjà parti, il est très pressé. »

Lucas s’enfuyait, en effet, à pas précipités ; il repassa sous les fenêtres et courut chez Jamka.

Olénine seul l’avait vu.

Lucas prit plusieurs verres de vin en compagnie de Nazarka, puis tous deux quittèrent la stanitsa. La nuit était tiède, calme et sereine. Ils chevauchaient en silence, on n’entendait que le pas des chevaux. Lucas se mit à chanter la chanson du Cosaque Mingal, mais il s’interrompit au premier couplet et dit à Nazarka :

« Elle ne m’a pas laissé entrer.

— Oh ! s’écria Nazarka, j’en étais sûr ! Jamka m’a dit que le porte-enseigne allait souvent chez eux, et que Jerochka se vantait d’avoir arrangé l’affaire avec Marianka pour une carabine.

— Il ment, fils du diable ! dit Lucas avec colère. Cette fille en est incapable. Je casserai les côtes à ce vieux démon ! »

Et il entonna sa chanson favorite.


XXVIII


Les fiançailles eurent lieu. Lucas était arrivé à la stanitsa, mais n’alla pas chez Olénine ; celui-ci refusa l’invitation du khorounji d’assister à la cérémonie. Il était triste comme il ne l’avait pas été depuis qu’il habitait la stanitsa. Le soir il vit passer Lucas, en habit de gala, avec sa mère ; ils se rendaient chez le khorounji. La froideur que Lucas lui témoignait tourmentait Olénine ; il s’enferma dans sa chambre et s’occupa de son journal.

« J’ai beaucoup réfléchi et beaucoup changé ces derniers temps, écrivait-il ; j’en suis revenu à l’a b c. Pour être aimé, il faut aimer soi-même avec une abnégation entière, aimer tout le monde, tendre partout des filets et aimer ceux qui s’y prennent. C’est ainsi que j’ai pris dans mes filets : Vania, diadia Jérochka, Loukachka et Marianka. »

Au moment où Olénine achevait ces mots, Jérochka entra. Il était de la plus belle humeur. Quelques jours auparavant, Olénine l’avait trouvé dans sa cour, un couteau à la main, dépeçant un sanglier. Il avait l’air fier et heureux. Ses chiens, entre autres son favori Lamm, étaient couchés autour de lui, le regardant faire et agitant la queue. Des petits garçons l’observaient par-dessus la haie, d’un air respectueux et sans le narguer comme d’habitude. Ses voisins, qui ordinairement se souciaient peu de lui, le saluaient et lui apportaient, l’un un pot de vin, l’autre du lait caillé ou de la farine. Le lendemain, Jérochka, couvert de sang, était établi dans son garde-manger et échangeait la chair du sanglier pour du vin ou de l’argent. Son visage paraissait dire : « Dieu m’a donné bonne chance, j’ai tué une bête ! » À la suite de cela il se mit à boire, et il but quatre jours sans discontinuer ; aux fiançailles il s’enivra encore, et il était ivre mort quand il entra chez Olénine. Son visage était enflammé, sa barbe en désordre, mais il était vêtu d’un caftan neuf bordé de galons, et il tenait en main une balalaïka[30] qu’il avait été chercher au delà du fleuve : il avait promis cette récréation à Olénine et il était d’humeur joyeuse. Voyant Olénine occupé, il s’assombrit.

« Écris, écris, père, » dit-il à voix basse, comme s’il soupçonnait la présence d’un esprit entre le papier et le jeune homme, et qu’il craignît de l’effaroucher. Il s’assit à terre tout doucement. C’était sa place de prédilection quand il était gris. Olénine se tourna vers lui, fit apporter du vin et continua à écrire. Jérochka s’ennuyait de boire seul : il voulait causer.

« J’ai été aux fiançailles, dit-il, mais ce sont des brutes, je ne m’en soucie pas ; je suis venu chez toi.

— D’où as-tu cette balalaïka ? demanda Olénine, sans cesser d’écrire.

— J’ai été au delà de l’eau, père, et je me suis procuré une balalaïka, répondit-il toujours à demi-voix ; je suis passé maître sur cet instrument, je puis jouer ce que tu voudras : chanson cosaque, tatare, chanson de seigneur ou de soldat, indifféremment. »

Olénine lui jeta un regard en souriant et continua à écrire.

Ce sourire encouragea le vieux.

« Jette cela, père ! jette tout ! dit-il subitement d’un air décidé. On t’a fait de la peine ? eh bien ! moque-toi de cela ! Pourquoi rester à griffonner ? À quoi cela mène-t-il ? »

Il se mit à contrefaire Olénine, frappant à terre de ses gros doigts et grimaçant de sa grosse figure. « À quoi bon ces paperasses ? Amuse-toi, reprends courage ! »

Son cerveau n’admettait pas qu’on pût écrire dans un autre but que celui de chicaner quelqu’un.

Olénine éclata de rire, Jérochka de même. Il sauta sur ses jambes et fit parade de son talent à chanter des airs russes et tatares et à jouer de la balalaïka.

« À quoi bon écrire, mon brave ! écoute plutôt ce que je vais chanter. Une fois mort, tu n’entendras plus de chansons. Amuse-toi ! »

Il chanta d’abord un air de son cru, entremêlé de quelques pas de danse.

« A ! di, di, di, di, di, li ! Où l’ai-je vu ? au bazar où il vend des épingles. » Puis il dit une chansonnette qu’un sergent lui avait apprise :

Lundi je tombai amoureux,
Mardi je souffris le martyre,
Mercredi j’avouai mon amour,

Jeudi j’attendis la réponse.
Vendredi je la reçus.

On me disait de ne plus avoir d’espoir.
Samedi, je voulus me suicider.
Mais le dimanche soir je changeai d’idée !

Puis il reprenait : A ! di, di, di, di, di, li !

Et, clignant de l’œil, secouant ses épaules, il dansait en chantant :

Je t’embrasserai, je t’enlacerai dans mes bras.
Je te donnerai un ruban vermeil.
Tu seras mon Espérance, ma chère petite Espérance !
M’aimes-tu ? Me seras-tu fidèle ?

Il était tellement en train, qu’il dansait et sautait par la chambre.

Mais il ne chantait son di, di, li, et les airs de seigneur, comme il disait, que pour Olénine ; après trois verres de vin, il entonna la véritable chanson cosaque. Au milieu de ses airs favoris, sa voix se brisa, il se tut, mais ses doigts faisaient encore vibrer les cordes de la balalaïka.

« Ah ! mon ami ! » dit-il.

Olénine se retourna, frappé de l’accent étrange de sa voix ; le vieux Cosaque pleurait, une larme coulait sur sa joue.

« Mon temps, mon beau temps est passé et ne reviendra plus ! murmurait-il en sanglotant. — Bois donc ! » cria-t-il soudain d’une voix formidable et sans essuyer ses larmes.

Une chanson tcherkesse l’émotionnait particulièrement. Elle était courte, et son charme consistait en un refrain mélancolique : « Aï ! daï ! dalalaï ! » Jérochka en traduisit les paroles.

« Un jeune Tcherkesse était allé dans les montagnes ; les Russes vinrent en son absence, brûlèrent l’aoul, massacrèrent les hommes, emmenèrent les femmes en esclavage. Le jeune homme revint : il trouva la place vide, ni aoul, ni mère, ni frère, ni cabane ! Un arbre seul était debout. Il s’assit sous l’arbre et pleura. Il était seul comme toi et il se mit à chanter : Aï ! daï ! dalalaï ! »

Le vieux répéta plusieurs fois ce refrain mélancolique. Après le dernier, couplet il saisit une carabine accrochée au mur, s’élança hors de la cabane et déchargea dans la cour les deux canons. Puis il répéta d’un ton plus triste encore : « Aï ! daï ! dalalaï ! » puis se tut.

Olénine l’avait suivi sur le perron et regardait en silence le ciel sombre et étoilé du côté où les coups de fusil étaient partis. La cabane du khorounji était éclairée. Les jeunes filles étaient groupées dans la cour, près du perron, sous les fenêtres, et couraient sans cesse du vestibule dans le garde-manger. Plusieurs Cosaques s’élancèrent hors du vestibule et répondirent par les cris d’usage aux coups de fusil et au refrain de Jérochka.

« Pourquoi n’es-tu pas aux fiançailles ? demanda Olénine.

— Dieu les bénisse ! Dieu les bénisse ! répondit le vieux, qu’on avait probablement blessé de quelque manière ; je n’aime pas cela. Ah ! quelle engeance ! Rentrons. Ils n’ont qu’à s’amuser de leur côté et nous du nôtre. »

Olénine rentra.

« Loukachka a-t-il l’air heureux ? demanda-t-il, et ne passera-t-il pas chez moi ?

— Loukachka ?… non ! on lui a rapporté que je t’accointais avec la fille, répondit le vieux à voix basse. Mais la fille sera à nous si nous le voulons ! Ne ménage pas l’argent, et elle est à nous ! Je t’arrangerai l’affaire, vrai !

— Non, diadia, l’argent n’y peut rien, elle ne m’aime pas. Il vaut mieux ne pas en parler.

— Pauvres orphelins que nous sommes, personne ne nous aime ! » dit Jérochka, et il se prit à pleurer.

Olénine prit plus de vin que de coutume en écoutant les récits du vieux. « Voilà mon Loukachka heureux ! » pensait-il, mais lui-même était abattu. Le vieux Cosaque s’enivra à tel point qu’il tomba sur le plancher. Vania dut avoir recours aux soldats pour remporter. Il était tellement furieux de la conduite inconvenante du vieux, qu’il oublia même de parler français.


XXIX


On était au mois d’août. Il n’y avait pas un nuage au ciel depuis plusieurs jours, le soleil dardait des rayons brûlants, un vent chaud soufflait depuis le matin et soulevait sur le chemin des tourbillons de sable brûlant, qui remplissait l’air et se posait sur les roseaux, les arbres, les toits des maisons ; l’herbe et les feuilles en étaient couvertes ; le chemin et les prés salés étaient à découvert et durcis par la chaleur. Les eaux du Térek avaient baissé et, en s’écoulant dans les canaux, y séchaient rapidement. Les bords de l’étang de la stanitsa étaient à sec et foulés par le bétail. On entendait toute la journée les enfants barboter et crier dans l’eau. L’herbe et les roseaux des steppes se desséchaient, le troupeau mugissait et fuyait vers les champs. Les bêtes fauves s’éloignaient du Térek et se réfugiaient dans les montagnes. Des nuées de moucherons bourdonnaient au-dessus des plaines et de la stanitsa. Un brouillard gris voilait les cimes neigeuses des montagnes, l’air était lourd et brumeux. On disait que les Abreks, profitant des basses eaux, passaient le fleuve et infestaient les environs. Chaque soir, le soleil était rouge à son coucher.

C’était la saison du plus rude travail ; toute la population était occupée de la vendange et de la récolte des melons d’eau. Les jardins, tout enchevêtrés de plantes grimpantes, offraient seuls un abri rafraîchissant. De lourdes grappes perçaient partout sous la feuillée. Les arbas, chargées de raisin noir, grinçaient le long du chemin qui mène aux vergers, et des grappes tombées du chariot traînaient dans la poussière. Des petites filles et des petits garçons tout barbouillés de jus de raisin, des grappes à la main, suivaient leurs mères en courant. On rencontrait sans cesse des ouvriers déguenillés portant sur leurs robustes épaules des corbeilles pleines de raisin. Les filles cosaques, couvertes jusqu’aux yeux de leurs mouchoirs, guidaient les bœufs attelés à de hautes charrettes chargées de fruits. Les soldats qui les rencontraient leur demandaient du raisin, et les jeunes filles, sans arrêter l’attelage, grimpaient sur le chariot et jetaient à pleines mains le raisin, que les soldats recevaient dans le pan de leur redingote. On pressait déjà le raisin dans quelques cours, et l’odeur du jus remplissait l’air. Des boisseaux rouges étaient étalés sous les auvents, et les ouvriers nogaïs, aux jambes nues et aux mollets tatoués, travaillaient dans les cours. Les porcs dévoraient avidement le marc de raisin et s’y roulaient. Les toits plats des garde-manger étaient couverts de superbes grappes vermeilles, qui séchaient au soleil. Les pies et les corneilles picotaient les grains et voltigeaient de place en place.

On récoltait gaiement le fruit du labeur de l’année ! la récolte était très abondante. Des éclats de voix et de rire s’entendaient de toutes parts sous les ombrages des vergers, et dans cette mer de pampres on voyait partout les couleurs éclatantes du costume des femmes.

Marianna était assise dans son jardin, en plein midi, à l’ombre d’un pêcher, et préparait le repas de famille, qu’elle enlevait d’une arba dételée. Le khorounji était vis-à-vis d’elle, assis sur une housse étendue à terre ; il revenait de l’école et se lavait les mains avec l’eau d’une cruche. Son petit frère, accouru tout essoufflé de l’étang, s’essuyait avec ses manches et, dans l’attente du dîner, regardait avec inquiétude sa sœur et sa mère. La vieille Oulita, les manches retroussées sur ses bras vigoureux et hâlés, étalait sur une table basse tatare le raisin et le poisson sec » le lait caillé et le pain. Le khorounji essuya ses mains, ôta son bonnet, fit le signe de la croix et s’approcha de la table. Le petit garçon saisit la cruche et but avidement. La fille et la mère s’assirent sur leurs jambes repliées. À l’ombre même, la chaleur était suffocante ; l’air sentait le brûlé. Le vent chaud qui pénétrait à travers les branches n’apportait aucune fraîcheur et courbait uniformément les cimes des poiriers, des pêchers et des mûriers. Le khorounji dit encore une prière, prit un cruchon de vin, porta le goulot à ses lèvres, but quelques gorgées et passa le cruchon à sa femme. Il était vêtu d’une chemise déboutonnée qui laissait voir sa poitrine poilue. Son visage fin et malicieux était riant ; il n’y avait aucune affectation ni dans ses manières, ni dans son parler : il était naturel et gai.

La famille était satisfaite et gaie. L’ouvrage avançait, il y avait bien plus de raisin, et de meilleur qu’on ne s’y attendait.

Marianna, après avoir dîné, donna de l’herbe aux bœufs, roula son bechmet en guise de coussin, le mit sous sa tête, et se coucha sous l’arba, sur l’herbe aplatie et molle. Elle avait un mouchoir en soie rouge sur la tête et une chemise bleue qui avait déteint. Elle avait excessivement chaud ; son visage était échauffé, ses yeux voilés par la fatigue et le sommeil ; ses lèvres étaient entr’ouvertes, sa poitrine se soulevait péniblement. La saison ouvrière avait commencé depuis quinze jours, des travaux incessants et rudes remplissaient les journées de la jeune fille. Elle se levait avec l’aube, se lavait d’eau froide, s’enveloppait d’un mouchoir et courait pieds nus dans l’étable. Puis elle se chaussait à la hâte, passait son bechmet, attelait les bœufs, faisait provision de pain et s’en allait passer la journée dans les vergers. Après s’y être reposée une petite heure, elle coupait les ceps, et le soir, fatiguée, mais le cœur à l’aise, elle traînait les bœufs après elle à une corde et, les excitant avec une longue branche, les ramenait à la stanitsa. Elle s’occupait du bétail au crépuscule, puis elle remplissait sa large manche de graines et allait se divertir avec les autres filles au coin de la rue. Mais, dès que les dernières lueurs du couchant s’éteignaient, elle rentrait, soupait avec ses parents et son jeune frère. Elle s’asseyait sur le poêle et écoutait les récits du locataire. Quand il s’en allait, elle se jetait sur son lit et dormait profondément d’un sommeil calme jusqu’au matin. Le lendemain, elle recommençait la même existence. Elle n’avait pas vu Lucas depuis ses fiançailles et attendait avec calme le jour du mariage. Elle s’était habituée à Olénine et voyait avec plaisir ses regards sans cesse attachés sur elle.


XXX


Malgré la chaleur suffocante et les essaims de moucherons qui bourdonnaient à l’ombre de l’arba, malgré les mouvements de son frère qui la poussait, Marianna, couverte de son mouchoir, allait s’endormir, quand Oustinka accourut et, se glissant sous l’arba, se coucha auprès d’elle.

« Dormons ! dormons ! dit Oustinka, s’arrangeant près de sa compagne.

— Attends ! s’écria-t-elle, ce n’est pas bien ainsi. »

Elle sauta sur ses pieds, courut chercher quelques branches vertes, en couvrit les roues de l’arba des deux côtés et jeta par-dessus les bechmets.

« Laisse-nous ! cria-t-elle au petit garçon, en se glissant sous le chariot ; est-ce ici la place d’un Cosaque ? Va-t’en ! »

Restée seule avec sa compagne, Oustinka l’enlaça soudainement de ses bras et se mit à l’embrasser sur le cou et les joues.

« Cher petit frère ! disait-elle, en riant de son rire sonore et perçant.

— Voyez donc ce que le diédouchka lui a appris ! dit Marianna, sans la repousser. Mais cesse donc ! »

Et elles riaient si haut toutes les deux, que la vieille mère se mit à gronder.

« C’est l’envie qui la pousse, dit tout bas Oustinka.

— Assez radoter ! dormons. Pourquoi es-tu venue ? »

Oustinka continuait ses agaceries.

« Ce que j’ai à te dire ! ah ! »

Marianna se souleva sur le coude et arrangea son mouchoir.

« Eh bien, que me diras-tu ?

— Ce que je sais de votre locataire.

— Il n’y a rien à savoir, dit Marianna.

— Ah ! coquine que tu es ! s’écria Oustinka, la poussant du coude en riant. Tu fais la discrète ! Il vient chez vous !…

— Il vient, et après ? demanda Marianna, en rougissant subitement.

— Je suis simplette, je dis mes secrets ; pourquoi les cacherais-je ? » dit Oustinka, et son visage vermeil devint rêveur. « Fais-je du mal à quelqu’un ? Je l’aime, voilà tout.

— Qui ?… le diédouchka ?

— Mais oui.

— C’est un péché, dit Marianna.

— Ah ! Machenka ! quand donc jouir de la vie si ce n’est tant qu’on est libre ! Plus tard j’épouserai un Cosaque, j’aurai des enfants, des soucis. Quand tu auras épousé Loukachka, tu n’auras plus le cœur de t’amuser ; viendront les enfants et l’ouvrage.

— Pourquoi cela ? d’autres vivent heureuses, même mariées. C’est égal ! dit Marianna avec calme.

— Dis-moi, ne fût-ce qu’une fois, ce qui s’est passé entre toi et Loukachka ?

— Mais rien ; il m’a demandée en mariage, mon père a exigé qu’il attendît un an ; maintenant qu’il a renouvelé sa demande, on nous a fiancés, et on nous mariera en automne.

— Mais que t’a-t-il dit ?

— Ce qui se dit ordinairement, qu’il m’aime ; il me demande toujours d’aller avec lui dans le verger.

— Quelle peste ! tu n’y es pas allée, je suppose. Quel beau garçon il est devenu ! c’est le premier des djighites. Il s’en donne, à sa sotnia ! Kirka est arrivé dernièrement et a raconté qu’il a troqué un cheval superbe. Il s’ennuie sans toi, probablement. Que t’a-t-il encore dit ?

— Tu veux tout savoir ! dit Marianna en riant. Il est arrivé une nuit à cheval sous ma fenêtre, il était ivre et demandait à entrer.

— L’as-tu laissé entrer ?

— Certainement pas ; je lui ai signifié une fois pour toutes que non ! et je tiendrai parole, dit sérieusement Marianna.

— Quel beau garçon ! il n’y a pas de fille qui lui résistât

— Il n’a qu’à aller les chercher, dit fièrement Marianna.

— Est-ce que tu ne l’aimerais pas ?

— Si, je l’aime, mais je ne ferai pas de sottises pour lui. C’est mal. »

Oustinka laissa tomber sa tête sur le sein de sa compagne, elle l’enlaça de ses bras et riait au point qu’elle tremblait de tout son corps.

« Sotte que tu es ! s’écria-t-elle ! c’est le bonheur que tu repousses ! »

Elle se mit à chatouiller Marianna.

« Aïe ! laisse-moi donc ! criait Marianna en riant.

— Ces diables de filles qui s’ébattent ; elles n’en ont pas assez ! murmura la voix endormie de la vieille.

— Tu repousses ta bonne chance, répéta Oustinka à voix basse et en se levant. Es-tu heureuse, mon Dieu ! Tu es une vilaine et on t’aime tout de même. Ah ! si j’étais toi, quelle carotte j’aurais tirée au locataire ! Je l’observais quand vous étiez chez nous, il te dévorait des yeux. Mon diédouchka, que ne m’a-t-il pas donné ! et le tien est, dit-on, un des plus riches. Son valet dit qu’il a des serfs. »

Marianna se souleva et sourit d’un air rêveur.

« Si tu savais ce que le locataire m’a dit une fois ! dit-elle en mordillant un brin d’herbe ; il m’a dit qu’il voudrait être le Cosaque Loukachka, ou bien mon petit frère Lazoutka. Que voulait-il dire ?

— Mais rien ; il rabâche ce qui lui vient à l’esprit, répondit Oustinka ; le mien m’en dit tant, qu’on pourrait le croire fou. »

Marianna se recoucha sur le bechmet et posa une main sur l’épaule d’Oustinka.

« Il voulait venir aujourd’hui travailler avec nous dans le verger ; mon père l’a invité, » dit-elle après un moment de silence, puis elle s’endormit.


XXXI


Le poirier ne jetait plus son ombre sur l’arba, et les rayons obliques du soleil brûlaient à travers les branches le visage des jeunes filles qui dormaient. Marianna se réveilla et arrangea sa coiffure. Jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut le locataire, la carabine sur l’épaule, avec son père. Elle donna un coup de coude à Oustinka et lui montra en souriant le jeune homme.

« Je n’en ai pas trouvé un seul hier, disait Olénine, cherchant des yeux avec inquiétude Marianna, cachée par les branches.

— Allez de l’autre côté, faites le demi-cercle et vous arriverez à un verger abandonné qu’on nomme « le désert » ; vous y trouverez des lièvres en abondance, dit le khorounji, reprenant son style fleuri.

— Comment aller à la recherche des lièvres pendant la saison ouvrière ? Venez plutôt nous aider et travailler avec les filles, dit gaiement la vieille femme. Allons, enfants, debout ! »

Marianna et Oustinka chuchotaient et avaient de la peine à réprimer leurs rires.

Depuis qu’Olénine avait donné à Loukachka un cheval de cinquante roubles, ses hôtes étaient devenus bien plus aimables ; le khorounji le voyait avec plaisir auprès de sa fille.

« Je ne sais pas travailler, dit Olénine, évitant de regarder du côté de l’arba, où il avait aperçu à travers les branches la chemise bleue et le mouchoir rouge de Marianna.

— Viens, je te régalerai d’abricots, dit la vieille.

— C’est l’ancienne coutume hospitalière, la vieille y tient par bêtise, dit le khorounji, comme pour excuser sa femme ; ce ne sont pas les abricots qui vous manquent, en Russie ; vous avez dû manger à satiété des confitures et des conserves d’ananas.

— Il y a donc des lièvres dans le verger abandonné ? demanda Olénine ; j’y vais. »

Et, jetant un rapide regard à travers les branches, il souleva son bonnet et disparut dans les rangées irrégulières des vignes.

Le soleil descendait derrière les haies des jardins, et ses rayons interceptés brillaient à travers les feuilles transparentes, quand Olénine rejoignit ses hôtes. Le vent tombait, l’air commençait à fraîchir, il reconnut de loin la chemise bleue de Marianna parmi les ceps de vigne ; il alla vers elle, cueillant des grains de raisin en passant ; son chien altéré saisissait de sa gueule baveuse les grappes inclinées. Marianna coupait rapidement les lourdes grappes et les jetait dans un panier. Elle s’arrêta sans lâcher le cep qu’elle tenait, et sourit d’un air caressant. Olénine s’approcha, rejeta sa carabine sur le dos pour avoir les mains libres et voulait lui dire : « Dieu t’assiste !… Es-tu seule ? » Mais il ne dit rien et souleva seulement son bonnet. Il se sentait mal à l’aise en tête-à-tête avec la jeune fille ; pourtant, martyr volontaire, il se rapprocha encore d’elle.

« Tu risques de tuer quelqu’un avec ta carabine, lui dit Marianna.

— Non, je ne tirerai pas. »

Ils se turent tous les deux.

« Pourquoi ne m’aides-tu pas ? »

Il prit un petit couteau de sa poche et se mit à l’ouvrage. Il tira de dessous les feuilles une grosse grappe d’au moins trois livres, dont tous les grains étaient étroitement collés les uns aux autres, et la montra à Marianna.

« Faut-il la couper ? Est-elle mûre ?

— Donne-la-moi ! »

Leurs mains se touchèrent ; Olénine prit celle de la jeune fille, qui le regardait en souriant.

« Vas-tu bientôt te marier ? »

Elle lui jeta un regard sévère et se détourna,

« Aimes-tu Loukachka ?

— Est-ce que cela te regarde ?

— Je l’envie !…

— Dis donc !

— Je te jure…, tu es si belle ! »

Il eut subitement conscience de ce qu’il disait : c’était si banal ! Il rougit, perdit contenance et saisit les deux mains de la jeune fille.

« Belle ou laide, je ne suis pas pour toi ; pourquoi te moquer de moi ? »

Mais les yeux de Marianna démentaient ses paroles ; elle sentait bien qu’il parlait sérieusement.

« Je suis loin de me moquer ; si tu savais comme je… »

Ses paroles sonnaient creux, et il les trouvait encore plus banales, encore plus en désaccord avec ses sentiments ; pourtant il continua.

« Je ne sais ce que je ne ferais pas pour toi !

— Va-t’en ! peste que tu es ! »

Mais les yeux brillants de Marianna, sa large poitrine disaient le contraire.

Olénine se dit qu’elle comprenait la banalité de ses paroles, mais qu’elle était au-dessus de ces petitesses, et qu’elle savait depuis longtemps ce qu’il sentait sans pouvoir l’exprimer. « Comment ne le saurait-elle pas, quand c’est d’elle que je veux parler ? Elle fait semblant de ne pas me comprendre et ne veut pas répondre. »

« A-ou ! » cria tout à coup Oustinka, à quelques pas d’eux, et ils entendirent son rire perlé. « Viens m’aider, Mitri Andréitch ! » cria-t-elle à Olénine, et sa petite face ronde et naïve parut au milieu de la feuillée.

Olénine restait immobile et muet, Marianna continuait son travail, tout en regardant sans cesse le jeune bomme. Il voulait parler, mais s’interrompit brusquement, haussa les épaules, reprit sa carabine et s’éloigna à grands pas.


XXXII


Il s’arrêta plus d’une fois pour écouter le rire sonore de Marianna et sa conversation avec Oustinka, puis il s’en alla dans la forêt, où il passa la soirée à chasser. Il revint au crépuscule, sans avoir rien tué. En passant par la cour, il vit la porte du garde-manger ouverte et aperçut un béret de chemise bleu. Il appela avec intention à haute voix Vania, pour annoncer son retour, et s’assit sur le perron.

Les maîtres de la maison étaient rentrés ; il les vit passer sans qu’ils l’invitassent à aller chez eux.

Marianna franchit deux fois la porte cochère ; il lui parut qu’elle l’avait regardé ; il suivait avidement chacun de ses mouvements, mais il n’osait l’accoster. Quand elle rentra dans sa cabane, il descendit du perron et se mit à marcher dans la cour, mais Marianna ne reparut plus. Olénine passa toute la nuit à errer dans la cour, prêtant l’oreille au moindre bruit dans la cabane de ses hôtes ; il les vit souper, remuer leurs plumeaux et se coucher ; il entendit rire Marianna, puis tout devint silence.

Olénine rentra chez lui. Vania dormait tout habillé. Il le regarda avec envie et recommença sa promenade dans la cour, attendant sans cesse quelqu’un ; mais personne ne paraissait, rien ne bougeait, on n’entendait que la respiration égale de trois personnes. Olénine écoutait le souffle de Marianna, qu’il connaissait, et écoutait aussi les battements de son propre cœur.

Tout était silence dans la stanitsa ; la lune était levée, on pouvait voir le bétail remuer dans les étables. Olénine se demandait avec angoisse ce qu’il voulait, et ne pouvait s’arracher à ses pensées. Il crut entendre craquer le plancher dans la cabane du khorounji et se jeta vers la porte ; mais tout était tranquille, et il n’entendait qu’une respiration égale et le bruit de la bufflonne qui remuait dans retable et mugissait sourdement.

Il se demanda encore : « Que vais-je faire ? » Et il se décidait à regagner son lit, lorsqu’il entendit derechef un léger bruit de pas, et son imagination lui dessinait Marianna paraissant à la lueur de la lune ; il se jeta vers la fenêtre et entendit marcher de nouveau.

Un peu avant l’aube, il s’approcha de la fenêtre, poussa le volet et courut vers la porte. Marianna poussa un soupir. Il heurta légèrement. Des pieds nus s’approchaient avec précaution de la porte, le plancher craquait doucement. Les gonds grincèrent, un parfum de plantes aromatiques et une odeur de courge s’échappèrent de la porte entrebâillée. Marianna parut sur le seuil. Il ne la vit qu’un clin d’œil à la clarté de la lune ; elle referma vivement la porte en murmurant ; il l’entendit s’éloigner.

Il frappa de nouveau, mais personne ne répondit. Il s’approcha de la fenêtre et prêta l’oreille. Une voix d’homme, stridente et flûtée, retentit soudain près de lui.

« C’est bien ! lui dit à brûle-pourpoint un petit Cosaque à bonnet blanc ; j’ai tout vu ! c’est bien ! »

Olénine reconnut Nazarka et garda le silence, ne sachant que dire ni que faire.

« C’est joli ! J’irai chez le chef de la stanitsa, chez le père ; ils sauront tout. Ah ! la belle a trop peu d’un seul galant !

— Que veux-tu dire ?… Que te faut-il ? articula enfin Olénine.

— Rien du tout, je ferai mon rapport. »

Nazarka parlait haut avec intention.

« Est-il avisé, le porte-enseigne ! »

Olénine pâlissait, éperdu.

« Viens ici ! »

Il saisit le bras du Cosaque avec violence et l’entraîna vers sa cabane…

« Il n’y avait rien,… elle ne m’a pas laissé entrer… Elle est honnête !

— Nous verrons cela !

— Je te payerai… Attends ; tu verras. »

Nazarka se tut. Olénine courut à sa chambre et en porta dix roubles.

« Il n’y avait rien… Tout de même je suis coupable ; je te paye, mais, au nom de Dieu, que personne n’en sache rien ! Il ne s’est rien passé…

— Dieu vous bénisse ! » dit Nazarka en riant, et il s’éloigna.

Il avait été envoyé par Lucas pour préparer une cachette à un cheval volé ; passant devant la maison du khorounji, il avait pris l’éveil. Il retourna à sa sotnia et se fit fort, vis-à-vis de ses camarades, d’avoir adroitement extorqué dix roubles.

Le lendemain, Olénine remarqua que le khorounji ne se doutait de rien. Il n’adressa pas la parole à Marianna, qui riait sous cape en le regardant. Il passa de nouveau la nuit à errer dans la cour. Il alla à la chasse le surlendemain, et passa la soirée chez Béletsky pour s’échapper à lui-même. Il se promit de ne plus retourner chez ses hôtes. Le sergent vint le réveiller dans la nuit ; la compagnie partait pour une expédition. Olénine fut heureux de ce prétexte pour s’éloigner et ne plus revenir.

L’expédition dura quatre jours. Le chef désira voir Olénine, qui était de ses parents, et lui proposa de rester à l’état-major ; mais Olénine refusa : il ne pouvait vivre loin de la stanitsa et demanda l’autorisation d’y retourner. Il reçut la croix de soldat, qu’il avait passionnément désirée autrefois, et à laquelle il était maintenant parfaitement indifférent, ainsi qu’au grade d’officier, auquel il allait être promu. Il repartit avec Vania, précédant de quelques heures sa compagnie. Il passa la soirée sur son perron en contemplation devant Marianna, et la nuit à errer devant la cour, sans but ni idée arrêtée.


XXXIII


Olénine se leva tard le lendemain ; ses hôtes n’y étaient plus. Il n’alla pas à la chasse. Tantôt il prenait un livre, tantôt il sortait sur le perron, puis rentrait et se couchait. Vania le crut malade. Vers le soir, Olénine se leva, se mit à écrire et écrivit toute la nuit. Il acheva une lettre, mais ne la mit pas à la poste, persuadé que personne ne comprendrait ce qu’il voulait dire, et qu’il était même inutile que quelqu’un le comprît, excepté lui-même. Voici ce qu’il disait :

« On m’écrit de Russie qu’on a pitié de moi. On craint que je ne me perde entièrement dans cette solitude sauvage, que je ne me rouille, que je ne m’adonne à la boisson. On craint même que je n’épouse une Cosaque. Le général Yermolow avait raison de dire que tout homme qui avait passé dix ans au Caucase, ou bien devenait ivrogne, ou bien épousait une femme perdue. C’est affreux, et il est vraiment à craindre que je ne me perde, tandis que j’aurais pu avoir le rare bonheur d’épouser la comtesse B…, de devenir chambellan ou maréchal de la noblesse ! Que vous êtes tous mesquins et méprisables ! Personne de vous ne connaît la vie et le bonheur ! Il faut avoir éprouvé une fois du moins son charme pur. Il faut avoir vu et senti ce que je vois et ce que je sens tous les jours, avoir vu les montagnes avec leurs neiges éternelles et une femme superbe, d’une beauté primitive, telle qu’elle a dû sortir la première fois des mains du Créateur ; ils sauraient alors, ceux qui me plaignent, lequel de nous est dans le vrai. — Si vous saviez combien je méprise vos trompeuses illusions ! Quand je regarde ma cabane, ma forêt, mon amour, et que mes pensées se reportent vers les salons, vers les femmes aux faux cheveux, aux lèvres mensongères, aux formes débiles adroitement dissimulées, à ce bégayement informe qui prétend être un échange de pensées et qui n’est rien de moins que cela, mon cœur se soulève de dégoût. Je vois de loin ces visages hébétés, ces riches promises, qui semblent dire : « Je te permets de m’approcher, bien que je sois riche », ces accouplements hideux, ces éternels commérages et cette constante hypocrisie, — ces conventions ridicules qui consistent à savoir à qui donner la main, à qui faire un signe de tête, à qui dire un mot, — et cet ennui éternel qui s’infiltre dans le sang et passe de génération en génération, avec l’idée que tout cela est indispensable.

« Comprenez et croyez. Comprenez le vrai et le beau, et toutes vos autres convictions tomberont en poussière. Le bonheur, c’est vivre avec la nature, la voir, la sentir, lui parler.

« Avec quelle commisération ces gens-là parlent de leur crainte de me voir épouser une Cosaque ! Et moi, je désire uniquement me perdre à leurs yeux ; je veux épouser une simple Cosaque, mais je ne saurais le faire, car ce serait le comble du bonheur, et j’en suis indigne.

« Trois mois se sont passés depuis que j’ai vu Marianna pour la première fois. Les préjugés de la société que je quittais étaient encore vivants en moi. Je ne me croyais pas capable d’aimer cette femme ; je l’admirais comme j’admirais la beauté des montagnes, la splendeur du ciel, et je ne pouvais faire autrement, car elle est belle comme la nature. Plus tard je sentis que la contemplation de cette beauté me devenait indispensable, et je me demandais si je l’aimais réellement. Mais je n’éprouvais rien de ce que je croyais être l’amour. Ce n’était ni le sentiment de l’isolement, ni le désir de l’épouser, ni amour platonique, encore moins amour charnel. J’avais soif de la voir, de l’entendre, de la sentir près de moi, et alors j’étais, non pas heureux, mais calme.

« Après la soirée où je l’ai approchée pour la première fois, j’ai senti qu’il y avait entre nous un lien indissoluble, qu’on ne pouvait plus rompre. Pourtant j’ai encore lutté avec moi-même, je me suis demandé si je pouvais réellement aimer une femme, une statue, uniquement pour sa beauté ? Et je l’aimais déjà, sans m’en douter !

« Après que je lui eus parlé pour la première fois, nos rapports ont changé : jusque-là elle m’était étrangère, elle ne faisait qu’un tout avec la majestueuse beauté de la nature ; maintenant elle est une femme. Je la rencontre souvent, je vais au verger de son père, je passe des soirées entières chez lui. Malgré ces rapports plus intimes, elle est aussi pure, aussi majestueuse, aussi inaccessible que par le passé. Elle est toujours calme, fière, indifférente. Elle a quelquefois l’air caressant, mais chacun de ses regards, de ses mouvements, chacune de ses paroles témoigne d’une froideur qui pourtant n’est pas du mépris et qui est pleine de charme.

« Chaque jour, un sourire simulé sur les lèvres et le cœur dévoré de passions, je tâche de lui plaire et j’essaye de plaisanter. Elle voit mes faibles tentatives et me répond avec candeur et simplicité. Cet état m’est insupportable. Je voulais ne plus mentir et lui dire ce que je sens et ce que je pense. C’était dans le verger ; je lui parlai de mon amour en termes dont j’ai honte… Je n’aurais pas dû me permettre de parler ainsi ; elle est à mille lieues au-dessus de tout ce que j’ai dit et de ce que j’éprouve. Je me suis tu, et depuis je n’ai plus de repos. Je ne suis pas digne de l’approcher, et je me demande avec désespoir : Que faire ? Dans mes rêves stupides elle est tantôt ma maîtresse, tantôt ma femme : je repousse ces idées avec dégoût. Faire d’elle ma maîtresse serait affreux. Ce serait l’équivalent d’un meurtre. L’épouser serait encore pire. Ah ! si je pouvais être Cosaque, comme Loukachka, voler des chevaux, assassiner, m’enivrer et me glisser, pris de vin, sous sa fenêtre, sans réfléchir, — nous nous comprendrions et je pourrais être heureux. J’ai essayé de cette existence, et j’ai vu ma faiblesse et ma corruption. Je ne puis oublier mon passé compliqué et monstrueux, et l’avenir me paraît sans espoir. Je contemple cette chaîne de montagnes neigeuses, cette magnifique femme, et je me dis avec douleur que le seul bonheur possible sur la terre n’est pas pour moi, et que cette femme ne sera jamais à moi ! Ce que j’éprouve de plus cruel et de plus doux à la fois, c’est que je comprends cette femme, et qu’elle ne me comprendra jamais, car elle est comme la nature, belle, impassible, concentrée. Et moi, créature faible et infirme, j’ose désirer qu’elle comprenne ma difformité et mes tourments ! J’ai passé des nuits sans sommeil à errer sous ses fenêtres, sans pouvoir me rendre compte de ce qui se passait en moi.

« Le 15 août, notre compagnie est allée en expédition ; j’ai été absent pendant quatre jours. J’étais triste et indifférent à ce qui se passait autour de moi ; la campagne, les cartes, les fêtes, les discussions sur les récompenses à recevoir, tout me répugnait plus qu’à l’ordinaire. Je suis rentré ce matin, je l’ai revue, j’ai retrouvé ma cabane, diadia Jérochka, mon perron, d’où j’admire les cimes neigeuses, et j’ai été saisi d’un sentiment de joie si nouveau, que je me suis enfin compris : j’aime cette femme d’un amour vrai, immense, unique. Je ne crains pas de m’abaisser par cet amour, j’en suis fier ; — je ne l’ai pas appelé, il s’est emparé de moi, contre ma volonté même ; j’ai voulu le fuir, m’offrir en holocauste, me réjouir des amours de Marianna et de Lucas, et je n’ai fait qu’aiguillonner mon affection et ma jalousie. Ce n’est pas un sentiment idéal, comme j’en éprouvais autrefois, ce n’est pas un entraînement créé par mon imagination et caressé à loisir, c’est encore moins un amour sensuel. Peut-être est-ce la nature entière, la personnification du beau que j’aime en elle. Ce n’est pas par ma propre volonté que je l’aime, c’est par la force des éléments, de Dieu même ; c’est le monde entier qui m’impose cet amour et me crie : Aime ! — Je l’adore de tout mon être. En l’aimant, je me sens une parcelle indivisible de la nature.

« Je parlais autrefois de nouvelles convictions écloses dans ma solitude : personne ne se doute de ce que j’ai eu de peine à les former, et comme j’étais heureux de la nouvelle voie qu’elles m’ouvraient, et combien elles m’étaient chères !… Mais l’amour vint, ces convictions s’évanouirent et je ne les regrette pas ! Je ne comprends même pas que j’aie pu me livrer à un travail aussi froid : la beauté m’apparut dans toute sa splendeur, et mon travail intellectuel tomba en poussière : je n’en ai aucun regret. Se sacrifier ? Quelle sottise ! Ce n’est que de l’orgueil, c’est vouloir échapper à une souffrance méritée, à la jalousie qu’inspire le bonheur d’autrui. Vivre pour son prochain ? Faire le bien ? Pourquoi ? quand je n’aime que mon propre moi, et que je n’ai qu’un seul désir, celui de l’aimer, elle, et de vivre de son existence. Je ne désire plus le bonheur d’autrui ni celui de Lucas, — je ne les aime plus, ces autres ! Autrefois je me serais reproché ces pensées, je me serais tourmenté à l’idée de ce que deviendrait Lucas ; — maintenant j’y suis indifférent. Je n’existe plus par moi-même, je suis entraîné par une force irrésistible. Je souffre, mais j’existe ; — autrefois j’étais mort.

« Aujourd’hui même j’irai la trouver et je lui dirai tout. »


XXXIV


Il était tard quand, après avoir achevé sa lettre, Olenine entra chez son hôte. La vieille était assise sur un banc et filait de la soie. Marianna, tête nue, cousait à la lueur d’une chandelle. Elle sauta de sa place en voyant entrer Olénine, et, prenant un mouchoir, alla vers le poêle.

« Reste avec nous, Marianouchka ! »dit la mère.

« Non ! je suis nu-tête. » Et elle grimpa sur le poêle.

Olénine pouvait voir son genou et sa jambe fine. Il régala la vieille de thé, et elle lui offrit de la caillebotte, que Marianna apporta par son ordre ; après avoir placé l’assiette sur la table, elle remonta sur le poêle. Olénine sentait son regard. Il causa ménage avec la vieille, qui, saisie de générosité, lui offrit du raisin trempé et l’engagea à goûter de son vin avec cette rude hospitalité que possèdent les gens qui gagnent leur pain à la sueur de leur front. Cette vieille femme, dont la grossièreté avait frappé jadis Olénine, le touchait maintenant par la tendresse avec laquelle elle parlait de sa fille.

« Dieu soit loué ! nous avons tout ce qu’il nous faut, et du vin, et des salaisons ; nous avons trois tonnes de raisin à vendre, et nous en aurons assez pour notre propre consommation. Reste encore, ne t’en va pas. Tu viendras t’amuser chez nous à la noce.

— À quand la noce ? » demanda Olénine.

Tout son sang se porta au visage, et les battements de son cœur devinrent précipités et douloureux.

Il entendit remuer et craquer des graines derrière le poêle.

« Mais il faudrait que ce fût la semaine prochaine. Nous sommes prêts, dit la vieille avec calme et simplicité, comme si Olénine n’existait pas pour elle. J’ai tout préparé pour Marianouchka ; nous la dotons bien. Le mal est que notre Loukachka se dérange ; il boit et fait des sottises. Un Cosaque de sa sotnia est venu nous dire, l’autre jour, qu’il était allé chez les Nogaïs.

— Il s’aventure beaucoup, dit Olénine.

— C’est ce que je dis. « Prends garde, Loukachka », lui ai-je dit. Il est jeune et fait le fanfaron, mais il y a mesure à tout. Il a volé des chevaux, tué un Abrek ; eh bien ! cela suffit, il devrait se tenir tranquille maintenant, mais non, il pousse les choses trop loin.

— Je l’ai vu une couple de fois pendant l’expédition ; il a encore vendu un cheval », dit Olénine en jetant un regard vers le poêle.

De grands yeux noirs étincelants le regardaient avec une sévère inimitié.

« Eh bien ! dit subitement Marianna, c’est son propre argent qu’il dépense, il ne fait de mal à personne. »

Elle sauta à terre et quitta la chambre en frappant la porte avec violence.

Olénine la suivait des yeux. Quand elle eut disparu, il continua à regarder la porte sans plus écouter la vieille Oulita.

Quelques moments après vinrent des visites : un vieux frère d’Oulita et diadia Jérochka ; ils étaient suivis de Marianna et d’Oustinka.

« Bonjour, dit Oustinka de sa voix flûtée s’adressant à Olénine ; que fais-tu dehors ?

— Je m’amuse », répondit-il.

Il était confus et mal à l’aise. Il aurait voulu s’en aller et n’en avait pas le courage ; il lui était aussi impossible de se taire. Le vieux Cosaque le tira d’embarras ; il lui demanda du vin, et ils en burent chacun un verre ; puis Olénine en prit encore avec Jérochka ; mais, plus il prenait du vin, plus il sentait le poids de son cœur s’alourdir. Les deux vieux devenaient bruyants. Les jeunes filles s’étaient blotties sur le poêle et chuchotaient en regardant boire les hommes. Olénine buvait plus que les autres. Les vieux Cosaques criaient ; la vieille tâchait de les mettre dehors et refusait de servir encore du vin.

Il était dix heures quand les convives quittèrent la chambre, demandant à Olénine d’achever la fête chez lui. Oustinka retourna chez elle en courant. Jérochka mena le vieux Cosaque chez Vania ; la vieille mère alla ranger son garde-manger ; Marianna resta seule. Olénine était frais et dispos comme s’il venait de s’éveiller ; il laissa passer les deux Cosaques et rentra dans la cabane.

Marianna se mettait au lit. Il s’approcha d’elle, voulut parler, mais la voix lui manqua. Elle s’accroupit sur le lit, repliant sous elle ses pieds et se serrant contre le mur ; elle le regardait en silence, d’un œil farouche et épouvanté : il lui faisait peur, et Olénine le sentait. Il eut honte et pitié, et pourtant il était content de lui inspirer ne fût-ce que ce sentiment.

« Marianna ! dit-il, n’auras-tu jamais pitié de moi ? Je ne saurais dire combien je t’aime ! »

Elle se recula encore vers le mur.

« C’est le vin qui parle en toi, tu n’obtiendras rien !

— Non, je ne suis pas ivre. Refuse Loukachka, je t’épouserai. »

« Qu’ai-je dit ? pensait-il en prononçant ces paroles ; les répéterai-je demain. — Oui, certes, maintenant et après ! » répondait sa conscience.

« M’épouseras-tu ? »

Elle le regardait d’un air sérieux, son effroi avait passé.

« Marianna ! je deviens fou ! ordonne, — je ferai ce que tu voudras. »

Et des paroles passionnément insensées sortaient à flots de sa bouche.

« Que radotes-tu ? interrompit-elle en saisissant la main qu’il lui tendait ; elle ne la repoussait pas et la serrait dans ses mains dures et vigoureuses. Est-ce qu’un gentilhomme peut épouser une fille cosaque ? Va-t’en !

— M’épouseras-tu ? tout au monde…

— Et que ferons-nous de Loukachka ? » demanda-t-elle en riant.

Il dégagea la main qu’elle tenait et serra la jeune fille dans ses bras, mais elle se dégagea, sauta pieds nus à terre et s’enfuit comme une biche effarouchée. Olénine revint à lui avec effroi : il eut horreur de lui-même, mais n’eut pas l’ombre de repentir. Rentré chez lui, il ne jeta pas un regard aux Cosaques attablés, mais se coucha et s’endormit d’un profond sommeil, qu’il ne connaissait plus depuis longtemps.


XXXV


C’était fête le lendemain. La population de la stanitsa, en habits de gala brillants au soleil, était toute dans la rue. La vendange avait été abondante, les travaux étaient achevés, les Cosaques devaient bientôt se mettre en campagne ; il y avait noce dans plusieurs familles.

Le soir, la foule se pressait, principalement sur la place publique, autour des boutiques de friandises et de toiles imprimées. Les vieux Cosaques en cafetan gris et noir, sans ornements ni galons, restaient assis sur le remblai de la cabane de la direction et parlaient gravement entre eux de la récolte, des jeunes gens, des affaires militaires, du bon vieux temps, et regardaient avec calme et majesté la nouvelle génération.

Les femmes et les filles inclinaient la tête en passant devant eux ; les jeunes gens ralentissaient le pas et se découvraient, tenant leur bonnet levé au-dessus de leur tête. Les tout vieux se taisaient ; les uns regardaient les passants amicalement, les autres avec sévérité, leur rendant lentement leur salut.

Les femmes n’avaient pas encore commencé leur ronde ; réunies par groupes, vêtues de bechmets à couleurs brillantes et coiffées de mouchoirs blancs qui leur couvraient la tête et les yeux, elles étaient assises sur des remblais à l’abri des rayons obliques du soleil et bavardaient bruyamment. Des enfants jouaient sur la place, lançant leurs balles dans les airs et courant les reprendre avec des cris perçants. Les adolescentes dansaient des rondes de l’autre côté de la rue et chantaient d’une voix flûtée. Les employés et les jeunes gens venus pour la fête, tous également vêtus de cafetans rouges à galons, se promenaient gaiement à deux et à trois, allant dans les groupes des femmes et taquinant les filles. Un marchand arménien, en cafetan bleu de drap fin et à galons d’or, se tenait sur le seuil de sa boutique de marchandises bigarrées et attendait les chalands avec la gravité d’un Oriental qui sait garder sa dignité. Deux Tcherkesses, pieds nus et à barbe rouge, étaient assis sur leurs pieds croisés à la porte d’un ami ; ils étaient venus d’au delà du Térek voir la fête et fumaient négligemment leur pipe en se communiquant leurs observations. À de rares intervalles, un soldat en redingote usée traversait rapidement la foule endimanchée. On entendait de temps en temps quelque ivrogne chanter ; les cabanes étaient closes, les perrons soigneusement lavés depuis la veille. Les vieilles femmes même étaient dans la rue. Les graines de melon, de tournesol et de courge traînaient partout dans la poussière. L’air était doux et immobile, le ciel bleu et transparent. Le blanc mat des montagnes s’élevant au-dessus des toits paraissait très rapproché et prenait des teintes rosées au coucher du soleil. On entendait de temps à autre un coup de canon gronder sourdement au delà du fleuve, mais les bruits de la stanitsa se fondaient tous en un seul et joyeux bruit de fête.

Olénine avait passé la matinée à attendre Marianna dans la cour ; mais, les soins du ménage achevés, la jeune Cosaque était allée à la chapelle, puis elle s’était établie sur le remblai avec les autres filles et grignotait des graines. Elle était accourue plusieurs fois à la maison avec des marchandes ambulantes et jetait en passant un regard caressant à Olénine. Il n’osait lui adresser la parole devant témoin, mais tenait à achever sa conversation de la veille et à obtenir une réponse décisive. Il attendait un moment opportun, mais ce moment ne venait pas, et il n’avait pas la force d’attendre encore. Il la suivit, mais passa le coin de la rue où elle était assise, sans l’approcher ; il l’entendit rire derrière lui, et son cœur se serra. En passant devant la cabane de Béletsky, qui donnait sur la place publique, Olénine s’entendit appeler, et il entra.

Après avoir causé un moment, les jeunes gens se mirent à la fenêtre.

Jérochka, vêtu d’un cafetan neuf, les rejoignit et s’assit à terre.

« Voilà le groupe aristocratique, dit Béletsky en souriant et en indiquant un groupe bigarré ; la mienne y est : la voyez-vous en rouge ? C’est une robe neuve… Eh bien, vous ne commencez pas les rondes ? cria-t-il par la fenêtre. Quand il fera sombre, nous irons les rejoindre, nous les mènerons chez Oustinka et nous leur donnerons un bal.

— J’irai, dit Olénine d’un ton décidé. Marianna y sera-t-elle ?

— Certainement ! répondit Béletsky nullement étonné. N’est-ce pas pittoresque ? ajouta-t-il, parlant de la foule bigarrée.

— Charmant, dit Olénine, affectant l’indifférence. Quand je vois de pareilles fêtes, je me demande toujours pourquoi ces gens se mettent en joie parce que c’est tel ou tel jour du mois ? Tout a un air de fête : leurs visages, leurs mouvements, leurs costumes, l’air, le soleil même paraissent joyeux. Nous n’avons rien de pareil chez nous.

— C’est vrai, dit Béletsky, qui, au fond, n’aimait pas ces raisonnements. Pourquoi ne bois-tu pas, vieux ? » demanda-t-il à Jérochka.

Celui-ci fit signe à Olénine et dit :

« Est il fier, ton ami ! »

Béletsky leva son verre et dit : Allah birdy (Dieu l’a donné), et le vida.

« Saoul boul ! (porte-toi bien), répondit Jérochka en souriant et en vidant son verre.

— Tu dis que cela a l’air d’une fête ? dit le vieux Cosaque à Olénine, et en s’approchant de la fenêtre ; — ceci se nomme une fête ? Si tu avais vu celles d’autrefois ! Les femmes alors paraissaient en sarafane à galons d’or, la poitrine couverte de deux rangs de pièces d’or, sur la tête le kakochnik en or ; quand elles passaient, quel frou-frou faisait leur robe ! Elles avaient l’air de vraies princesses. Elles venaient toute une horde ! Quand elles chantaient, c’était un roucoulement continuel, et elles s’amusaient ainsi toute la nuit. Les Cosaques roulaient des tonneaux de vin dans la cour et buvaient jusqu’à l’aube. Ou bien ils allaient bras dessus bras dessous, traversant la stanitsa comme une avalanche ; ils saisissaient les passants et les entraînaient avec eux, allant de maison en maison. Ils faisaient bombance pendant trois jours. Je me souviens que mon père rentrait rouge, sans bonnet, ayant tout perdu. Ma mère savait à quoi s’en tenir ; elle apportait de l’eau-de-vie et du caviar pour le faire revenir à lui, et courait elle-même chercher son bonnet. Mon père s’endormait alors pour quarante-huit heures. Voilà ce qu’étaient alors les hommes ! Et maintenant, qu’est-ce ?

— Bravo ! Et les filles en sarafane s’amusaient-elles seules ? demanda Béletsky.

— Seules ! non ; les Cosaques arrivaient à cheval, criant : Fendons les rondes ! et poussaient leurs chevaux vers elles ; les filles s’armaient de bâtons et bâtonnaient Cosaques et chevaux. On rompait les rangs, on saisissait sa bien-aimée, on partait au galop. « Ma belle ! ma chérie ! » On pouvait l’aimer à son aise. Mais aussi étaient-elles belles, ces créatures, de vraies reines ! »


XXXVI


Deux cavaliers débouchaient en ce moment de la rue latérale : c’étaient Lucas et Nazarka. Lucas était assis un peu de côté sur son beau cheval de la Kabarda, qui trottait légèrement sur la terre durcie du chemin et secouait sa belle tête et sa fine crinière. L’attirail de Lucas témoignait de sa tenue de camp ; la carabine était dans sa housse, le pistolet derrière le dos, et la bourka roulée et attachée à la selle. La pose assurée du jeune Cosaque, la manière nonchalante dont il frappait de la nagaïka les flancs de sa monture, ses grands yeux noirs et brillants exprimaient le contentement de lui-même, la conscience de sa jeunesse et de sa force. « Avez-vous jamais vu plus galant cavalier ? » semblait-il dire. Son beau cheval caparaçonné d’argent, ses belles armes, et lui-même attiraient l’attention générale ; Nazarka, petit et chétif, était bien plus mal vêtu. En passant devant les vieillards, Lucas s’arrêta et souleva son bonnet à longs poils blancs.

« Combien de chevaux as-tu enlevés aux Nogaïs ? demanda un petit vieux au regard sombre.

— Les aurais-tu comptés, diédouchka ? répondit Lucas en se détournant.

— Tu as tort de prendre ce gars avec toi, continua le vieux d’un air plus sombre encore.

— Diable ! il sait tout ! » murmura Lucas inquiet ; mais, apercevant les jeunes filles à l’angle de la rue, il se dirigea vers elles.

« Bonjour, les filles ! cria-t-il de sa voix forte en arrêtant son cheval. Vous avez vieilli sans moi, sorcières que vous êtes !

— Bonjour, Loukachka ! bonjour, frère, crièrent de joyeuses voix ; nous as-tu apporté beaucoup d’argent ? Es-tu revenu pour longtemps ? Il y a des siècles que nous ne t’avons vu.

— J’arrive avec Nazarka pour une seule nuit, répondit Lucas en faisant siffler sa nagaïka et en avançant vers les jeunes filles.

— Marianka a eu le temps de t’oublier », dit Oustinka, en poussant Marianna du coude et en riant de son rire perçant.

Marianna recula devant le cheval, et, rejetant la tête en arrière, regarda le Cosaque de ses yeux calmes et étincelants.

« C’est vrai, il y a longtemps que tu n’es venu… Vas-tu nous écraser sous les sabots de ton cheval ? » dit-elle tout à coup sèchement et en se détournant.

Lucas était arrivé en très belle humeur ; son visage rayonnait de bonheur et d’orgueil ; la froideur de Marianna le piqua au vif ; il fronça les sourcils.

« Mets-toi sur mon étrier, ma mie ! je t’enlèverai dans les montagnes ! » s’écria-t-il subitement, comme pour chasser de noires pensées, et, caracolant parmi les jeunes filles, il se pencha vers Marianna : « Je m’en vais t’embrasser ! oh ! comme je t’embrasserai ! »

Marianna leva les yeux vers lui, rencontra son regard et rougit.

« Va-t’en ! tu m’écrases les pieds, dit-elle, baissant la tête et regardant ses jambes fines tendues de bas bleus à flèches brodées et ses souliers rouges galonnés d’argent.

— Je m’en vais soigner mon cheval, dit Lucas, et je reviens, avec Nazarka, faire bombance toute la nuit. »

Il donna un coup de nagaïka à son cheval et tourna dans la rue latérale. Il arriva, suivi de Nazarka, aux deux cabanes de front.

« Nous y voilà ! reviens vite ! cria-t-il à son compagnon. qui descendait à la cabane voisine et passait avec précaution par la porte cochère.

— Bonjour, Stepka ! » cria Lucas à la muette qui, en toilette du dimanche, venait recevoir le cheval ; il lui fit signe de lui donner du foin sans le desseller.

La muette rugit bruyamment et embrassa le museau du cheval, pour exprimer qu’elle le trouvait beau.

« Bonjour, mère ! n’es-tu pas encore sortie ? » cria Lucas, soulevant son fusil et montant l’escalier.

La vieille ouvrit la porte.

« Je ne t’attendais nullement, dit-elle. Kirka m’avait assuré que tu ne viendrais pas encore.

— Apporte du vin, mère ; Nazarka va venir ; il faut chômer un peu.

— À l’instant, Loukachka, à l’instant ! répondit la mère ; toutes nos femmes sont à la fête ; la muette y est aussi probablement. »

Saisissant les clefs, elle courut précipitamment vers le garde-manger.

Nazarka vint rejoindre Lucas après avoir rentré son cheval.


XXXVII


« Salut et santé ! dit Lucas, prenant des mains de sa mère une tasse pleine de vin, et, la portant avec précaution à ses lèvres.

— Vois-tu, observa Nazarka, le vieux se doute de quelque chose : l’as-tu entendu demander combien de chevaux tu as volés ?

— Sorcier ! dit brièvement Lucas ; mais quoi ! les chevaux ont passé le fleuve, il n’a qu’à les chercher !

— C’est inquiétant tout de même.

— Pourquoi ? Porte-lui demain un pot de vin, il se taira. Maintenant, vive la joie ! Bois, cria-t-il du même ton que diadia Jérochka. Allons retrouver les filles, et va chercher du miel, — ou bien j’enverrai la muette. Faisons bombance jusqu’au jour. »

Nazarka sourit.

« Resterons-nous longtemps ici ?

— Laisse-moi m’amuser. Cours acheter de l’eau-de-vie, voici de l’argent. »

Nazarka obéit. Jérochka et Yergouchew entrèrent l’un après l’autre dans la cabane.

« Encore un demi-seau ! cria Lucas à sa mère, en réponse au salut des arrivants.

— Raconte, diable, où tu les as volés ! cria Jérochka ; tu es un brave ! je t’adore !

— Ah ! tu m’adores ? dit Lucas en riant, et tu portes des cadeaux aux filles de la part des porte-enseigne, satané vieux !

— C’est un mensonge ! c’est un mensonge. (Le vieux éclata de rire.) Ce diable de porte-enseigne m’a instamment supplié de lui bâcler l’affaire. « Va, disait-il, je te donnerai une carabine. » Mais non. Dieu le bénisse ! je ne veux pas te faire tort. Eh bien ! dis donc où tu es allé. »

Le vieux se mit à parler tatare. Lucas lui répondait vivement dans la même langue.

Yergouchew parlait mal le tatare et y mêlait des mots russes.

« Je sais avec certitude que tu as volé les chevaux, disait-il. Combien as-tu reçu d’arrhes !

— J’ai la somme entière », répondit Lucas, frappant sur sa poche.

Il s’interrompit ; la vieille entrait.

« Bois donc, cria-t-il.

— C’est ainsi que j’allais un jour avec Guirchik…, commença Jérochka.

— Eh ! tu n’en finiras jamais ! dit Lucas ; je m’en vais. » >

Il vida sa coupe et, serrant la courroie autour de sa taille, sortit.


XXXVIII


Il faisait sombre quand Lucas reparut dans la rue. C’était une nuit d’automne fraîche et calme. Le disque de la lune paraissait au-dessus de la cime des sombres platanes qui s’élevaient d’un côté de la place publique. La fumée du garde-manger se confondait avec le brouillard ; quelques lumières brillaient aux fenêtres. Les chants, les rires, le craquement des graines se confondaient et s’entendaient plus distinctement que de jour. On entrevoyait dans l’obscurité les mouchoirs blancs des femmes et les bonnets à longs poils des hommes.

Vis-à-vis de la boutique éclairée était une foule de Cosaques et de femmes qui riaient et chantaient. Les jeunes filles, se tenant par la main, dansaient des rondes. La plus maigre et la moins jolie donnait le ton.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


À qui me donnerai-je ?
Est-ce au blond ? est-ce au blond ?


Les vieilles écoutaient, les enfants couraient dans l’obscurité. Les Cosaques agaçaient les filles et rompaient les rondes. Olénine et Béletsky, en uniforme cosaque, se tenaient du côté obscur de la porte et causaient à demi-voix, voyant qu’ils attiraient l’attention. La grassouillette Oustinka avançait dans la ronde à côté de la majestueuse Marianna. Olénine et Béletsky se concertaient sur le moyen d’emmener les deux filles hors de la ronde. Béletsky croyait à de la légèreté de la part d’Olénine, tandis que celui-ci attendait la solution de tout son avenir. Il voulait à tout prix obtenir une réponse décisive de Marianna : serait-elle sa femme ou non ? Il était persuadé qu’elle dirait non, mais il espérait pouvoir lui dire ce qu’il sentait et être compris d’elle.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? disait Béletsky, j’aurais tout arrangé par Oustinka. Êtes-vous étrange !

— Que faire ? Un jour,… bientôt peut-être, je vous dirai tout, mais, au nom du ciel, faites qu’elle vienne chez Oustinka !

— Mais oui ! c’est très facile. — Eh bien ! Marianna, est-ce au blond que tu te donneras, hein ? pas à Loukachka ? » dit Béletsky, faisant allusion aux paroles de la chanson.

Il s’adressait à Marianna pour sauver les apparences et s’approchait d’Oustinka, à laquelle il chuchota d’amener avec elle sa compagne. Il n’avait pas achevé de parler que les jeunes filles entonnaient une autre chanson et recommençaient la ronde, en se tirant l’une et l’autre par la main :

« Un beau garçon marche derrière le jardin ; il passe la première fois par la rue et fait signe de la main, passe une seconde fois et fait signe de son chapeau, passe une troisième fois et s’arrête : — Je voulais te voir, ma mie, te gronder de ce que tu ne descends pas au jardin ; me méprises-tu, ma mie ? Prends garde ! je t’épouserai et te ferai verser bien des larmes ! »

Loukachka et Nazarka vinrent rompre la ronde et la reprirent avec les jeunes filles. Lucas entra dans le cercle et se mit à chanter d’une voix perçante, en agitant les bras.

« Avancez l’une de vous ! » dit-il.

Les jeunes filles poussaient Marianna, qui refusait d’avancer. On entendait des rires, des tapes, des baisers et des chuchotements.

Lucas, en passant devant Olénine, lui fit un signe de tête amical.

« Tu es aussi venu voir la fête, Mitri Andréitch ! lui dit-il.

— Oui », répondit sèchement Olénine.

Béletsky se pencha vers Oustinka et lui dit quelques mots à l’oreille. Elle n’eut pas le temps de répondre, et ce ne fut qu’en repassant devant lui qu’elle dit :

« C’est bon, nous viendrons.

— Et Marianna ! »

Olénine se baissa vers la jeune fille :

« Viendras-tu ? viens, ne fût-ce que pour un moment ; j’ai à te parler.

— Si les autres filles y vont, j’irai.

— Me répondras-tu ? demanda-t-il en se baissant de nouveau vers elle ; comme tu es gaie aujourd’hui ! »

Elle s’éloigna, il la suivit.

« Me répondras-tu ?

— À quoi répondre ?

— À ce que je t’ai demandé avant-hier ; m’épouseras-tu ? » lui dit-il à l’oreille.

Marianna parut réfléchir.

« Je te répondrai ce soir », dit-elle.

Le jeune homme, malgré l’obscurité, vit les beaux yeux de Marianna arrêter un regard caressant sur lui.

Il continua à la suivre ; il lui était doux de s’incliner vers elle. Mais Lucas, qui continuait à chanter, la saisit par le bras et la força d’entrer avec lui dans le milieu du cercle.

Olénine n’eut que le temps de dire : « Viens chez Oustinka ! » Et il rejoignit son camarade.

Les chants cessèrent ; Lucas s’essuya la bouche, Marianna fit de même ; ils s’embrassèrent.

« Non, non, c’est cinq baisers qu’il me faut », s’écria Lucas.

Le mouvement lent et cadencé de la ronde avait fait place aux rires bruyants, aux allées et venues.

Lucas était très animé ; il distribuait des friandises aux jeunes filles.

« J’en donne à toutes, dit-il d’un ton comique et solennel. — Quant à celle qui aime les militaires, qu’elle quitte la ronde ! » ajouta-t-il en jetant un regard haineux à Olénine.

Les jeunes filles lui arrachaient les friandises. Béletsky et Olénine s’éloignèrent.

Lucas ôta son bonnet, s’essuya le front de sa manche et s’approcha de Marianna et d’Oustinka.

« Me méprises-tu, ma mie ? » dit-il, répétant les paroles de la chanson. Il ajouta avec colère, s’adressant à Marianna, seule : « Prends garde, je t’épouserai et je te ferai verser bien des larmes ! » Il prit les deux jeunes filles dans ses bras.

Oustinka se dégagea et lui donna un coup si violent dans le dos, qu’elle se fit mal à la main.

« Danserez-vous encore ? demanda-t-il.

— Si les autres filles le veulent, répondit Oustinka, elles peuvent danser ; quant à moi, je m’en vais à la maison et j’emmène Marianna. »

Le Cosaque tenait toujours Marianna dans ses bras ; il l’attira vers l’angle obscur de la maison.

« Ne va pas avec elle, Machinka, va à la maison, et j’irai te rejoindre.

— Qu’ai-je affaire à la maison ? Il faut s’amuser tant qu’il y a fête ; j’irai chez Oustinka.

— Je t’épouserai donc, tout de même !

— C’est bon, dit Marianna, nous verrons cela.

— Iras-tu à la maison ? demanda sérieusement Lucas, serrant plus fort la jeune fille et la baisant sur la joue.

— Va ! laisse-moi ! »

Et Marianna se dégagea vivement et s’éloigna.

« Oh ! la fille ! dit Lucas en hochant la tête avec reproche, cela finira mal ! Je te ferai verser bien des larmes ! » Il lui tourna le dos et cria aux autres filles : « Allons jouer ! »

Marianna s’arrêta, effrayée.

« Qu’est-ce qui finira mal ? demanda-t-elle.

— Mais ce que tu fais.

— Quoi donc ?

— Tu fais l’amour avec ton locataire et tu ne m’aimes plus.

— Je fais ce qui me plaît, cela ne te regarde pas : tu n’es ni mon père ni ma mère. J’aime qui bon me semble.

— C’est donc vrai ? dit Lucas. Eh bien ! souviens-t’en ! »

Il revint vers la boutique.

« Holà ! les filles ! cria-t-il, chantons encore une ronde. Nazarka ! cours apporter de l’eau-de-vie. »

« Viendront-elles ? demandait Olénine.

— À l’instant, répondit Béletsky ; allons faire les préparatifs du bal. »


XXXIX


La nuit était fort avancée quand Olénine quitta la cabane de Béletsky avec Marianna et Oustinka. Le mouchoir blanc de la jeune fille s’apercevait malgré l’obscurité. La lune disparaissait à l’horizon, un brouillard argenté enveloppait la stanitsa. Les lumières étaient éteintes, le silence régnait partout, on n’entendait que le pas léger des deux femmes qui s’éloignaient. Le cœur d’Olénine battait violemment ; l’air froid de la nuit ranima son visage brûlant. Il regarda le ciel, regarda la cabane qu’il venait de quitter et où tout était déjà sombre, et se tourna vers le mouchoir blanc, qui s’effaçait dans le brouillard. Il craignit de rester seul ; il était si heureux. Il sauta à bas du perron et courut rejoindre les jeunes filles.

« Va-t’en ! on te verra ! dit Oustinka.

— Cela ne fait rien ! »

Olénine saisit Marianna et la serra dans ses bras ; elle ne résista pas.

« N’en as-tu pas assez ? dit Oustinka. Une fois marié, tu auras le temps de l’embrasser ; attends jusque-là.

— Adieu, Marianna ! Demain, j’irai me déclarer à ton père ; ne lui dis rien en attendant.

— Qu’ai-je à lui dire ? » répondit Marianna.

Les jeunes filles s’enfuirent.

Resté seul, Olénine récapitula ses souvenirs. Il avait passé la soirée en tête-à-tête avec Marianna dans un coin, derrière le poêle. Oustinka, les autres filles et Béletsky n’avaient pas quitté la chambre. Olénine parlait tout bas à Marianna.

« M’épouseras-tu ?

— C’est toi qui ne voudras pas de moi ! répondait-elle avec calme et en souriant.

— M’aimes-tu ? réponds, au nom de Dieu.

— Pourquoi ne t’aimerais-je pas ? Tu n’es pas borgne, disait Marianna en riant et en serrant les mains du jeune homme dans ses mains vigoureuses.

— Je ne plaisante pas, réponds, consens-tu ?

— Pourquoi pas ? si mon père y consent.

— Si tu me trompes, je deviens fou. Je parlerai demain à tes parents. »

Marianna éclata de rire.

« Pourquoi ris-tu ?

— C’est que c’est drôle !

— Je dis vrai ; j’achèterai une cabane, un jardin ; je me ferai Cosaque.

— Prends garde ! ne va pas faire l’amour avec d’autres femmes : je suis très jalouse. »

Olénine se rappelait ces paroles avec transport. Il perdait la respiration de bonheur, mais il souffrait de l’entendre parler avec tant de calme. Elle n’était nullement émue, elle ne paraissait ni ajouter foi à ses paroles ni avoir conscience de la nouvelle position qu’il lui offrait. Peut-être l’aimait-elle en ce moment, mais il n’y avait pas d’avenir pour elle. Il était pourtant heureux qu’elle consentît à l’épouser, et il cherchait à croire à sa parole.

« Oui, pensait-il, nous nous comprendrons quand elle sera à moi. Pour un amour comme le mien, quelques paroles ne suffisent pas, il faut une existence entière. Demain tout s’expliquera ; je ne puis plus vivre ainsi ; — demain je dirai tout à son père, à Béletsky, à tout le monde !… »

Lucas, en attendant, après deux nuits d’insomnie, s’était gorgé de tant de vin que pour la première fois de sa vie il ne tenait plus sur ses jambes et dormait dans le cabaret de Jamka.


XL


Olénine se réveilla le lendemain plus tard que de coutume ; il se rappela ce qui l’attendait, et il se souvint avec transport des baisers de la veille, et des mains dures qui serraient les siennes, et des paroles « comme tes mains sont blanches » ! Il sauta à bas de son lit et comptait aller aussitôt faire sa demande en mariage, lorsqu’un tumulte inusité dans la rue le frappa : on courait, on parlait, des chevaux piétinaient. Olénine passa à la hâte sa redingote et courut sur le perron. Cinq Cosaques à cheval discutaient bruyamment ; Lucas, monté sur son beau cheval, était en avant des autres. Les Cosaques criaient tous à la fois ; on n’y comprenait rien.

« Allez au poste principal !

— Sellez et courez les rejoindre !

— Par où passer ?

— Il y a bien de quoi se disputer ! criait Lucas ; sortez par la porte du milieu.

— C’est vrai, ce sera le chemin le plus court », dit un des Cosaques, couvert de poussière et monté sur un cheval robuste.

Le visage de Lucas était rouge et enflé par suite des excès de la veille ; son bonnet avait glissé sur la nuque.

« Qu’est-ce ? Où allez-vous ? demanda Olénine, ayant de la peine à se faire entendre.

— Nous allons saisir des Abreks dans les brisants ; nous partons à l’instant, mais nous sommes trop peu nombreux. »

Les Cosaques avançaient tout en parlant et en criant. Olénine se fit un devoir de les accompagner, espérant être bientôt de retour. Il s’habilla, chargea sa carabine, sauta sur son cheval, sellé à la hâte par Vania, et courut rejoindre les Cosaques. Ils s’étaient arrêtés et tiraient du vin d’un baril qu’on venait d’apporter ; ils en versaient dans une écuelle de bois et buvaient, après une courte prière au succès de leur entreprise. Le commandement des Cosaques avait été pris par un khorounji jeune, élégant, arrivé par hasard. Mais le jeune khorounji avait beau se donner des airs de chef, les Cosaques n’obéissaient qu’à Loukachka, et, quant à Olénine, personne ne faisait attention à lui. Quand ils se remirent en selle et partirent, Olénine s’approcha du khorounji et lui demanda de quoi il s’agissait, mais le jeune chef, ordinairement affable, lui répondit du haut de sa grandeur. C’est avec peine qu’Olénine comprit ce qui était arrivé : la patrouille envoyée à la recherche des Abreks en avait surpris plusieurs dans les brisants, à huit verstes de la stanitsa. Les Abreks, blottis dans un enfoncement, tiraient sur les Cosaques.

L’ouriadnik avait laissé deux Cosaques en sentinelle et était venu chercher du renfort.

Le soleil se levait ; à trois verstes de la stanitsa les steppes se déroulaient ; de tous côtés on ne voyait qu’une plaine uniforme, triste, aride, sillonnée de rares sentiers ; l’herbe était fanée ; on apercevait quelques roseaux dans les enfoncements et quelques tentes de nomades à l’horizon. L’absence d’arbres et la teinte mélancolique du paysage frappaient partout. Dans les steppes le soleil se lève et se couche comme un globe rouge ; le vent y soulève des tourbillons de sable ; quand l’air est calme, comme ce jour-là, tout est immobile et silencieux. La journée était grise, malgré le soleil levant, l’air doux ; pas un souffle, — on n’entendait que le pas des chevaux et leur ébrouement. Les Cosaques avançaient en silence ; leurs armes ne faisaient aucun bruit : un Cosaque aurait honte d’une arme à cliquetis. Deux Cosaques de la stanitsa les rejoignirent sur la route et échangèrent deux ou trois mots. Le cheval de Lucas butta contre une herbe sèche : c’était un funeste présage. Les Cosaques s’entre-regardèrent et se détournèrent bien vite sans relever l’incident, qui était en ce moment d’une gravité insolite. Lucas fronça les sourcils, serra les dents, tira violemment la bride et leva sa nagaïka ; la noble bête se cabra, comme si elle voulait s’envoler ; Lucas lui donna deux ou trois coups, et le cheval, mordant le mors, et la queue au vent, se cabra plus violemment encore et se détacha du groupe.

« Oh ! la belle bête ! dit le khorounji.

— Un vrai lion », dit un des anciens.

Les Cosaques continuaient leur route tantôt au pas, tantôt au trot, et ce petit incident rompit seul le silence solennel des cavaliers.

Sur l’espace de huit verstes ils ne rencontrèrent qu’une kibitka nogaï, une charrette couverte qui avançait lentement. C’était un Nogaï nomade avec sa famille ; deux femmes rassemblaient du fumier pour en faire du kiziak. Le khorounji, connaissant mal leur langue, les questionna sans pouvoir se faire comprendre des femmes, intimidées et terrifiées.

Lucas s’approcha et les salua du dicton d’usage ; les femmes, heureuses de comprendre, lui répondirent volontiers, comme à un compatriote.

« Aï, aï, aï, cop Abrek ! » disaient-elles d’un ton plaintif, montrant au doigt le but où se dirigeaient les Cosaques.

Elles voulaient dire qu’il y avait beaucoup d’Abreks en embuscade. Olénine ne connaissait de pareilles expéditions que par les récits de Jérochka, et il tenait à ne pas rester en arrière et à tout voir. Il admirait les Cosaques, qui prêtaient l’oreille au moindre bruit et ne laissaient pas échapper le moindre détail. Olénine avait pris des armes ; mais, voyant que les Cosaques l’évitaient, il se décida à rester témoin neutre de l’engagement, — et puis il était si heureux !

Une détonation éclata subitement.

Le khorounji s’agita, donna des ordres, mais personne ne l’écoutait : on ne regardait que Lucas, on n’obéissait qu’à lui. Lucas était calme et solennel. Il avançait au grand pas de son cheval, que les autres ne pouvaient suivre de la même allure, et regardait au loin en clignant des yeux.

« Voilà quelqu’un à cheval ! » dit-il, serrant la bride en s’alignant.

Olénine ne voyait personne encore ; les Cosaques avaient avisé deux cavaliers et se dirigeaient vers eux.

« Sont-ce les Abreks ? » demanda Olénine.

On ne daigna même pas répondre à cette absurde question. Les Abreks n’étaient pas si bêtes de passer le fleuve avec leurs chevaux.

« Il paraît que c’est Radkia qui nous fait signe, dit Lucas, en montrant les cavaliers qu’on distinguait déjà clairement ; il vient à nous. »

Au bout de quelques instants on pouvait s’assurer que les cavaliers étaient réellement les Cosaques de la patrouille. L’ouriadnik s’approcha de Lucas.


XLI


« Sont-ils loin ? » demanda Lucas.

Une courte détonation retentit à trente pas. L’ouriadnik sourit.

« C’est notre Gorka qui tire sur eux », dit-il avec un signe de tête de côté.

Après quelques pas ils aperçurent Gorka rechargeant son fusil derrière un monticule de sable : il s’amusait à tirer sur les Abreks blottis derrière un autre monticule.

Une balle siffla. Le khorounji, blême, perdait la tête. Lucas descendit de cheval, jeta la bride à l’un des Cosaques et alla vers Gorka. Olénine le suivit. Deux balles sifflèrent à leurs oreilles. Lucas se retourna en riant vers Olénine et se baissa.

« On te tuera, Andréitch, dit-il, va-t’en ; tu n’as que faire ici. »

Mais Olénine voulait voir les Abreks ; il aperçut leurs bonnets et leurs carabines à deux cents pas ; puis, une légère fumée, et une balle siffla de nouveau. Les Abreks se tenaient dans un marais au pied d’un monticule. Olénine était stupéfait de l’endroit qu’ils avaient choisi : c’était une plaine comme le reste des steppes, et la présence des Abreks la signalait singulièrement à l’attention de l’ennemi, et pourtant Olénine se disait qu’ils n’avaient pu choisir un autre endroit. Lucas revint vers son cheval : Olénine ne le quittait pas.

« Il faut une arba avec du foin, dit Lucas ; autrement nous serons tous tués ; prenons le chariot du Nogaï, là, derrière la colline. »

Le khorounji et l’ouriadnik exécutèrent son ordre. On amena le chariot, les Cosaques se blottirent derrière. Olénine gravit la colline, d’où il pouvait voir ce qui se passerait. Le chariot avançait, les Cosaques le suivaient.

Les Abreks, au nombre de neuf, étaient à genoux, serrés l’un contre l’autre, sur une ligne, et ne tiraient pas.

Le silence était profond ; tout à coup on entendit s’élever un chant étrange et lugubre dans le genre de l’« Aida-la-laï » de Jérochka : les Tchétchènes, sachant qu’ils ne pouvaient échapper aux Cosaques, s’étaient liés l’un à l’autre par de fortes courroies pour ne pas céder à la tentation de fuir ; ils avaient chargé leurs carabines et entonnaient leur chant de mort.

Les Cosaques approchaient toujours ; Olénine attendait la première décharge, mais le silence n’était troublé que par le chant lugubre des Abreks. Le chant cessa subitement, une courte détonation éclata, une balle frappa le chariot ; on entendit les jurons et les cris des Abreks. Les coups de fusil se répétaient, une balle après l’autre s’enfonçait dans le foin. Les Cosaques ne ripostaient pas, — ils étaient à cinq pas.

Encore un instant, et les Cosaques sortirent de derrière le chariot en poussant des cris sauvages. Lucas était en avant. Olénine entendait des coups de fusil, des cris, des gémissements ; il crut voir de la fumée et du sang. Il sauta à bas de son cheval et courut se joindre aux Cosaques ; ses yeux se voilèrent d’horreur… Il ne comprenait encore rien, mais devinait que tout était fini. Lucas, pâle comme un linceul, avait saisi un Tchétchène blessé et criait : « Ne le tuez pas ! je le prendrai vivant ! » C’était le frère de celui que Lucas avait tué et qui était venu racheter le corps. Lucas le garrottait.

Le Tchétchène fit un mouvement désespéré et lâcha la détente d’un pistolet. Lucas tomba ; son sang coulait. Il se releva vivement, mais retomba, jurant en tatare et en russe. Son sang coulait à flots. Les Cosaques détachèrent sa ceinture. Nazarka voulait lui venir en aide, mais ne parvenait pas à remettre le poignard dans sa gaine ; la lame était couverte de sang.

Les Tchétchènes étaient massacrés ; un seul, celui qui avait blessé Lucas, était encore en vie. Pareil à un vautour blessé (le sang coulait de son œil droit), les dents serrées, pâle et sombre, il roulait des yeux hagards et tenait son poignard, prêt encore à se défendre. Le khorounji s’approcha de côté, l’évitant de face, et lui tira un coup de pistolet dans l’oreille. Le Tchétchène fit un soubresaut et tomba mort.

Les Cosaques, essoufflés, séparaient les morts et les dépouillaient de leurs armes.

On coucha Lucas sur le chariot ; il ne cessait de jurer.

« Tu mens ! je l’étoufferai de mes mains, tu ne m’échapperas pas ! Anna céni !  » criait-il en s’agitant violemment.

Il tomba en faiblesse et se tut.

Olénine revint à la maison. Le soir, on lui dit que Loukachka était à la mort : un Tatare s’était chargé de le traiter avec des simples.

On avait traîné les cadavres des Abreks dans la direction de la stanitsa ; les femmes et les enfants accouraient de toutes parts pour les voir.

Olénine était rentré au crépuscule. Il était comme égaré ; mais bientôt ses souvenirs revinrent en foule ; il se mit à la fenêtre. Marianna passait de la cabane au garde-manger, occupée des soins du ménage. La mère était à la vigne, le père à la direction. Olénine ne put y tenir : il alla trouver la jeune fille. Elle était dans sa chambre et lui tournait le dos. Olénine crut que c’était par pudeur.

« Marianna ! dit-il, puis-je entrer ? »

Elle se retourna tout à coup. Elle avait les larmes aux yeux, son visage était beau de tristesse ; elle regardait le jeune homme avec hauteur.

« Marianna ! je viens…

— Laissez-moi tranquille ! » interrompit-elle.

Son visage ne changea pas d’expression, mais des flots de larmes coulèrent de ses yeux.

« Qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ?

— Pourquoi ? s’écria-t-elle d’une voix dure et rude ; on a massacré les Cosaques, et tu demandes pourquoi ?…

— Loukachka… ? dit Olénine.

— Va-t’en ! que te faut-il encore ?

— Marianna !

— Tu n’obtiendras jamais rien de moi !

— Marianna ! ne parle pas ainsi !

— Va-t’en ! indifférent que tu es ! » cria la jeune fille, en frappant du pied avec colère, et elle avança vers Olénine avec un geste menaçant.

Il y avait tant de colère, de mépris, d’horreur, dans l’expression de son visage, qu’Olénine comprit qu’il n’avait plus rien à espérer.

Il ne répondit rien et s’enfuit hors de la cabane.


XLII


Rentré chez lui, il resta une couple d’heures immobile sur son lit, puis il alla chez le chef de la compagnie et demanda à se rendre à l’état-major. Il ne prit congé de personne et chargea Vania de régler ses comptes avec l’hôte. Il partait pour la forteresse où se trouvait son régiment. Dadia Jérochka seul vint le reconduire.

Ils prirent plusieurs verres de vin ensemble. Une troïka de poste se tenait devant la porte, comme au moment du départ de Moscou ; mais Olénine n’analysait plus ses sentiments comme alors ; il ne rêvait plus une nouvelle existence : il aimait Marianna plus que jamais, et savait qu’elle ne partagerait jamais son amour.

« Adieu, père ! lui disait Jérochka. Quand tu feras une campagne, sois plus sage que moi ; écoute les conseils d’un vieillard : quand tu seras en face des fusils ennemis, ne reste pas dans les rangs ! Dès que vous êtes intimidés, vous autres, vous vous serrez les uns contre les autres ; c’est là qu’est le danger : on tire toujours dans le tas. Quant à moi, je m’isolais constamment, c’est pourquoi je n’ai jamais été blessé.

— Et la balle que tu as dans le dos ? observa Vania, qui rangeait la chambre.

— Oh ! ce n’est qu’une polissonnerie des Cosaques, répondit Jérochka.

— Comment ! des Cosaques ? demanda Olénine.

— Oui ! ils étaient tous ivres. Vanka Sitkne m’a flanqué un coup de pistolet là !

— C’était-il bien douloureux ? dit Olénine. — Vania, seras-tu bientôt prêt ?

— Eh ! pourquoi te hâter ? laisse-moi achever… La balle n’a pas touché l’os et est restée dans les chairs. Je lui dis : « Tu m’as tué, frère ! Qu’as-tu fait ? Nous ne sommes pas quittes : tu me dois pour cela un demi-seau d’eau-de-vie. »

— Souffrais-tu beaucoup ? demanda Olénine, qui écoutait à peine.

— Laisse-moi donc achever ! Il donna l’eau-de-vie, nous nous mîmes à boire, — et le sang coulait toujours, — le plancher en était couvert. Le vieux Bourdak disait : « Ce gars va passer ». « Donne encore un flacon d’eau-de-vie ou je te traduis en justice !… » On apporte le flacon, et avons-nous bu !…

— Est-ce que cela ne te faisait pas de mal ? demanda de nouveau Olénine.

— Quel mal ? Ne m’interromps pas, je n’aime pas cela ; laisse-moi achever ! Nous avons donc bu jusqu’au jour ; je me suis endormi sur le poêle. Le matin, pas moyen de remuer les membres !

— Cela faisait donc bien mal ? recommença Olénine, attendant toujours la réponse à sa question.

— Tu crois que cela faisait mal ? Non, mais j’avais les membres engourdis et ne pouvais marcher.

— Tu en es revenu, dit Olénine, qui n’avait pas le courage de sourire, tant son cœur était gros.

— J’ai guéri, mais la balle y est encore ; tâte par ici. »

Et le vieux, ouvrant sa chemise, découvrit ses larges épaules, où l’on sentait une petite balle, près de l’os.

« Sens-tu comme elle remue ? La voilà qui descend ! dit le vieux, qui s’amusait de cette balle comme d’un joujou.

— Loukachka restera-t-il en vie ? demanda Olénine.

— Dieu sait ! Il n’y a pas de médecin ; on est allé en chercher un.

— Où le prendra-t-on ? À Groznoïa ? dit Olénine.

— Oh non ! père ! Si j’étais tsar, il y a longtemps que j’aurais fait pendre tous vos docteurs russes. Ils ne savent que faire jouer le couteau ; ils ont coupé la jambe à notre Cosaque Baklaschew ; ils l’ont estropié, preuve qu’ils sont bêtes. À quoi Baklaschew est-il bon maintenant ? Non, père ! on est allé dans les montagnes chercher un vrai médecin. Autrefois, un de mes amis a été blessé à la poitrine ; vos docteurs l’ont condamné. Alors on a amené Saïb, qui l’a guéri. Ceux des montagnes connaissent les simples.

— Allons donc ! ce ne sont que des billevesées ! répondit Olénine ; Je vous enverrai un médecin de l’état-major.

— Billevesées ! dit le vieux, en le contrefaisant ; imbécile ! imbécile ! tu enverras un médecin. Mais, si les vôtres avaient le sens commun, nos Cosaques iraient se traiter chez vous, tandis que ce sont vos officiers qui font venir nos médecins des montagnes. Tout est mensonge chez vous, tout ! »

Olénine ne répondit pas : il était lui-même d’avis que tout n’était que mensonge dans la société qu’il avait quittée et qu’il allait retrouver.

« As-tu vu Loukachka ? Comment va-t-il ?

— Il est comme mort ; il ne mange, ni ne boit ; il prend seulement de l’eau-de-vie. Il me fait de la peine ; c’est un brave garçon, un djighite comme moi-même. Je me mourais un jour, les vieilles femmes hurlaient autour de moi, ma tête brûlait, on m’avait déjà étendu sous les saintes images. Je reste immobile et j’entends une foule de petits tambours qui battent la retraite sur le poêle ; je leur crie de cesser, et eux de tambouriner de plus belle ! (Le vieux se mit à rire.) Les femmes amènent un de nos prêtres pour m’enterrer. C’était un galant qui faisait l’amour, pervertissait le monde, mangeait gros et jouait de la balalaïka. Je me confesse à lui : « J’ai péché », dis-je. Il me parle de la balalaïka. « Montre-moi le maudit instrument, que je le brise, me dit-il. — Je n’en ai pas », que je réponds. Je l’avais caché dans le garde-manger, sachant qu’on ne l’y trouverait pas.

« Enfin, on m’a laissé tranquille, et j’en suis revenu, et j’ai recommencé à jouer de la balalaïka. Mais que te disais-je donc ? Oui ! suis mon conseil : ne reste pas dans les rangs, on te tuerait, et tu me fais pitié. Tu bois sec, j’aime cela. Tes compatriotes aiment à escalader les monticules ; un des vôtres était venu de Russie ; dès qu’il voyait une colline, il courait. Un jour il courut à cheval, et était très content d’y être ! Mais voilà qu’un Tchétchène le vise et l’abat. Et ces Tchétchènes sont adroits ; il y en a de plus lestes que moi. Je n’aime pas qu’on tue un homme inutilement. Je suis tout stupéfait en regardant vos soldats ; sont-ils bêtes ! ils vont tous en masse, ces chers cœurs, et portent des collets rouges : comment ne pas être tués ? L’un tombe, on l’emporte ; un autre prend sa place ; est-ce bête ! répétait le vieux en hochant la tête. Pourquoi ne pas s’éparpiller, s’isoler ? Ce serait bien plus raisonnable. Fais ce que je te dis, l’ennemi ne te touchera pas.

— Merci, diadia, dit Olénine en se levant et allant vers la porte ; nous nous reverrons un jour, si Dieu veut. »

Le vieux Cosaque restait assis à terre.

« Est-ce qu’on se sépare ainsi, imbécile ? lui dit-il. Nous nous sommes tenu compagnie une année entière, et adieu ! tout est dit ! Et moi, qui t’aime tant, tu me fais de la peine, pauvret que tu es, et toujours seul ! Insociable que tu es ! Il m’arrive de ne pas dormir la nuit et toujours penser à toi, tellement tu m’as fais pitié. La chanson dit vrai : « Il est pénible, cher frère, de vivre en pays étranger ! »

— Adieu donc », dit Olénine.

Le vieux se leva et lui tendit une main, qu’il serra.

« Non, donne-moi la tête, » dit le vieux, et il prit la tête d’Olénine dans ses grosses mains, l’embrassa trois fois et fondit en larmes.

« Je t’aime, adieu ! »

Olénine prit place dans la charrette.

« Eh bien ! tu pars sans me rien donner en souvenir ? Donne-moi une de tes carabines, tu en as deux », disait le vieux, en versant des larmes.

Olénine prit une de ses carabines et la lui donna.

« Que n’avez-vous pas déjà donné à ce vieux ! grommela Vania ; il n’a jamais assez, ce vieux grigou !

— Tais-toi ! lui cria le vieux en riant ; avare, va ! »

Marianna sortait en ce moment du garde-manger ; elle jeta un regard indifférent sur les partants, leur fit un léger salut de la tête et entra dans la cabane.

« La fil ! dit Vania, avec un clignement d’œil et un rire bête.

— Partons ! cria Olénine en colère.

— Adieu, père ! adieu ! je penserai à toi ! » criait Jérochka.

Olénine se retourna : Diadia Jérochka et Marianna causaient entre eux de leurs affaires ; ni le vieux Cosaque ni la jeune fille ne lui jetèrent un dernier regard.

  1. Chariot rustique des peuples nomades.
  2. Circassiens hostiles à la Russie.
  3. Platanes d’Orient.
  4. De grebène, qui veut dire « cime de montagne ».
  5. Tcherkesse.
  6. Fumer le tabac est strictement défendu aux schismatiques, qui le regardent comme un péché.
  7. Langue nationale des Tcherkesses et des Tchétchènes.
  8. Jaquette brodée.
  9. Village tcherkesse.
  10. Officier supérieur, chef de centaine.
  11. Premier grade d’officier.
  12. Petite cabane.
  13. Terme familier pour grand’mère.
  14. Ourvane, du mot ourvate, « arracher » : il avait arraché un enfant à la mort.
  15. C’est ainsi qu’on nomme dans le peuple les gens chargés d’une demande en mariage.
  16. Tchétchènes hostiles aux Cosaques.
  17. Soldat-chef.
  18. Oncle, terme familier.
  19. Monter la garde de nuit à un endroit secret pour épier l’ennemi.
  20. Manteau de fourrure sans manches qui se porte le poil en dehors.
  21. Petite âme.
  22. Endroit réservé pour la pêche.
  23. Eau-de-vie.
  24. Ami.
  25. Femme ou fille d’officier.
  26. Frère, cousin, sont des petits mots de tendresse parmi le peuple.
  27. Les Cosaques appellent mineurs ceux qui n’ont pas encore servi à cheval dans les rangs.
  28. Les Dons du Térek, poésie très connue, de Lermontow.
  29. Combustible qui se prépare avec le fumier des chèvres et des moutons.
  30. Espèce de guitare rustique à trois cordes.