Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 96-107).
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XIII


À ce moment, sur la place, on sonnait la retraite. Le peuple revenait du travail. Dans les portes cochères les troupeaux mugissaient en se pressant dans un nuage de poussière dorée. Les jeunes filles et les femmes couraient dans les rues et les cours pour faire rentrer leurs bêtes. Le soleil était tout à fait caché derrière la lointaine chaîne de neige. Seule, l’ombre bleue s’étendait sur la terre et sur le ciel. Au-dessus des jardins, dans l’ombre, à peine visibles, se montraient les étoiles, et le bruit, peu à peu, se calmait dans la stanitza. Après s’être occupées des bêtes, les femmes sortaient aux coins des rues, et, assises sur le terre-plein, faisaient craquer des graines de tournesol. Marianka, après avoir trait deux vaches et une bufflonne, s’adjoignit à l’un de ces groupes.

Il était composé de quelques femmes et filles et d’un vieux Cosaque.

On parlait de l’Abrek tué. Le Cosaque racontait, les femmes l’interrogeaient.

— J’espère qu’il aura une grande récompense ! — dit une Cosaque.

— Assurément. On dit qu’il aura une décoration.

— Mocev a voulu être injuste envers lui et lui a pris le fusil, mais les autorités à Kizliar l’ont appris.

— Quelle canaille, ce Mocev !

— On dit que Loukachka est de retour, — fit l’une des filles.

— Oui, il est chez Iamka (Iamka était une Cosaque célibataire, très dépravée, qui tenait un cabaret ) ; ils font la noce là-bas avec Nazarka. On dit qu’ils ont bu déjà un demi-seau.

— En voilà une chance pour cet Ourvan ! — dit quelqu’un. — Un vrai Ourvan. Mais quoi ! C’est un brave garçon. Comme il est adroit ! Son père, le père Kiriak était pareil ; il est tout à fait comme son père. Quand on l’a tué, toute la stanitza a pleuré. Voilà, ils viennent, — dit celle qui parlait en désignant les Cosaques qui, de leur côté, marchaient dans la rue. — Ergouchov est avec eux. En voilà un ivrogne !

Loukachka, Nazarka et Ergouchov, après avoir bu un demi-seau, venaient près des filles. Tous les trois, surtout le vieux Cosaque, étaient plus rouges qu’à l’ordinaire. Ergouchov titubait et, à chaque instant, en riant très haut, poussait de côté Nazarka.

— Pourquoi ne chantez-vous pas de chansons ? — cria-t-il aux filles. — Je vous dis de chanter pour notre plaisir.

— Bonjour, comment vous portez-vous ? — disait-on pour les féliciter.

— Quel chant ? Est-ce une fête ? — dit une femme. — Tu as goinfré, alors chante.

Ergouchov éclata de rire et poussa Nazarka.

— Joue, toi, hein ! Moi, je chanterai. Je suis habile, te dis-je.

— Quoi, les belles ? Vous dormez, — dit Nazarka. — Nous sommes venus du cordon pour prier[1] et voilà. Nous avons prié Loukachka.

Loukachka, en s’approchant du groupe, lentement, soulevait son bonnet et s’arrêtait en face des jeunes filles. Ses larges pommettes et son cou étaient rouges. Il était debout et parlait doucement, lentement, mais dans cette lenteur et dans la mesure du mouvement, il y avait plus d’animation et de force que dans le bavardage et l’agitation de Nazarka. Il était comme un étalon qui, la queue au vent, et reniflant, s’arrête cloué sur ses quatre pattes. Loukachka était là, calme, devant les jeunes filles ; ses yeux riaient ; il parlait peu et regardait tantôt ses camarades ivres, tantôt les jeunes filles. Quand Marianka s’approcha du coin, d’un mouvement régulier, mais sans se hâter, il souleva son bonnet, se recula un peu, et, de nouveau, s’arrêta devant elle, les jambes un peu écartées, sa large main passée dans sa ceinture et jouant du poignard. En réponse à son salut, Marianka inclina lentement la tête, puis elle s’assit sur le banc de terre et prit dans son jabot des graines de tournesol. Loukachka, sans baisser les yeux, regardait Marianka, lui aussi faisait craquer des grains et en crachait l’enveloppe. À l’arrivée de Marianka tous se turent.

— Eh bien, quoi ? Vous êtes venus pour longtemps ? — demanda une Cosaque pour rompre le silence.

— Jusqu’au matin, — répondit lentement Loukachka.

— Eh bien ! Que Dieu te fasse bonne chance, — dit le Cosaque, — je suis heureux, je le disais tout à l’heure.

— Et moi, je le dis aussi, — reprit l’ivrogne Ergouchov en riant. — Que d’invités ! — ajouta-t-il en désignant les soldats qui passaient. — Elle est bonne l’eau-de vie des soldats, je l’aime !

— On nous a envoyé trois diables, — fit l’une des Cosaques, — le grand-père est déjà parti se plaindre à la chancellerie de la stanitza, mais on dit qu’il n’y a rien à faire.

— Ah ! ah ! Est-il arrivé un malheur ? — demanda Ergouchov.

— Ils enfument tout avec leur tabac, n’est-ce pas ? — interrogea l’autre Cosaque. — S’ils fumaient dans la cour, ça bien, tant que tu voudras, mais dans l’izba nous ne leur permettrons pas, même si le chef venait en personne, je ne les laisserais pas ; et encore ils voleront par dessus le marché. Lui, le fils du diable, le chef, il n’en a pas logé chez lui.

— Ah, tu ne l’aimes pas ! — fit de nouveau Ergouchov.

— On raconte encore qu’il est ordonné aux jeunes filles de préparer des lits pour les soldats, et de leur donner à boire du vin avec du miel, — dit Nazarka en écartant les jambes comme Loukachka et en mettant comme lui son bonnet sur la nuque.

Ergouchov éclata de rire, et, attrapant une jeune fille qui était près de lui, il l’embrassa. — C’est vrai, je te le dis.

— Ibou ! goudron ! — cria la fille. — Je le dirai à ta femme.

— Si tu veux, — cria-t-il. — Nazarka a dit la vérité : c’était dans la lettre, il sait lire. C’est exact. Et il se mit à embrasser une autre fille en suivant le rang.

— Quel crampon !… Canaille ! — cria en riant Oustenka, une fille au visage rouge et rond, en levant la main sur lui.

Le Cosaque se recula et faillit tomber.

— Voilà, on dit que les jeunes filles n’ont pas de forces et elle a failli me tuer tout à fait.

— Quoi, goudron ! C’est le diable qui t’a ramené du cordon, — prononça Oustenka, et, en se détournant, de nouveau, elle éclata de rire. — Tu as manqué l’Abrek ? S’il t’avait tué, ça vaudrait mieux.

— Tu pleurerais, hein ! — dit en riant Nazarka.

— Attends un peu, je te pleurerais !

— Voilà, pas même de chagrin ! Elle sangloterait, elle gémirait, hein, Nazarka ? — fit Ergouchov.

Loukachka, en silence, regardait tout le temps Marianka… Son regard semblait gêner la jeune fille.

— Eh bien, Marianka, on dit que le chef est logé chez vous ? — dit-il en s’approchant d’elle.

Marianka, selon son habitude, ne répondit pas tout de suite et lentement leva les yeux sur le Cosaque. Loukachka riait des yeux comme si, en ce moment, se passait entre lui et la jeune fille, quelque chose de particulier, indépendant de la conversation.

— Oui, pour eux ça va, quand on a deux cabanes, — répondit pour Marianka la vieille. — Mais voilà, chez les Fomouchkine, on dit qu’on a aussi placé un chef, alors, il paraît qu’il a encombré toute la chambre de ses bagages, et eux n’ont pas où se mettre avec leur famille. A-t-on jamais vu cela ? Ils ont jeté une horde entière sur la stanitza ! Que faire ! — dit-elle. — Et que diable viennent-ils faire ici ?

— On dit qu’un pont sera construit sur le Terek, — fit une jeune fille.

— Et on m’a dit à moi, qu’on allait faire un trou pour mettre toutes les filles qui n’aiment pas les jeunes gens, — fit Nazarka en s’approchant d’Oustenka. Et, de nouveau, il fit son mouvement favori ; après quoi tous éclatèrent de rire, et aussitôt Ergouchov se mit à embrasser une vieille femme en sautant Marianka qui était assise dans le rang.

— Eh, pourquoi n’embrasses tu pas Marianka ? Il fallait suivre tout le rang, — dit Nazarka.

— Non, ma vieille est plus douce, — cria le Cosaque en embrassant une vieille qui se débattait.

— Il m’étouffera ! — criait-elle en riant.

Le bruit de pas cadencés au bout de la rue interrompit le rire. Trois soldats en capote, le fusil sur l’épaule, montaient au pas pour aller relever la sentinelle qui gardait la trésorerie de la compagnie. Le caporal, un vieux cavalier, en regardant méchamment les Cosaques, conduisit les soldats de telle façon que Loukachka et Nazarka qui se tenaient sur la route, devaient s’écarter. Nazarka se recula, mais Loukachka, cligna seulement des yeux, tourna la tête et son large dos, mais ne bougea pas.

— Tu vois qu’il y a du monde, fais un détour ! — prononça-t-il, en faisant un signe de tête de mépris à l’adresse des soldats.

Sans rien répondre, les soldats passèrent devant, en marchant en cadence sur la route poussiéreuse.

Marianka éclata de rire, après elle toutes les jeunes filles firent de même.

— Comme ils sont élégants ! — dit Nazarka. — On dirait des chantres en robe longue, — et il marcha sur la route en les singeant.

Tous, de nouveau, éclatèrent de rire.

Loukachka s’approcha lentement de Marianka.

— Et le chef, où loge-t-il chez vous ? — demanda-t-il. Marianka réfléchit un moment.

— On lui a cédé la cabane neuve, — fit-elle.

— Est-il vieux ou jeune ? — demanda Loukachka en s’asseyant près de la jeune fille.

— Lui ai-je demandé ? — répondit-elle — je suis allée lui tirer du vin, et par la fenêtre, j’ai vu, assis avec l’oncle Erochka, un roux quelconque. Et des bagages on en a amené un chariot entier. Elle baissa les yeux.

— Comme je suis content d’avoir pris congé du cordon — dit Loukachka, en se rapprochant de la jeune fille et toujours la regardant dans les yeux.

— Eh bien ! Es-tu venu pour longtemps ? — demanda Marianka en souriant un peu.

— Jusqu’au matin. Donne-moi des graines, — ajouta-t-il en tendant la main.

Marianka sourit tout à fait et ouvrit le col de sa chemise.

— Ne prends pas tout, — fit-elle.

— Vraiment, j’étais ennuyé, sans toi. Je trouvais le temps long, je te le jure, chuchota doucement Loukachka en prenant des graines dans le jabot de la fille ; puis se penchant encore plus près d’elle il se mit à lui murmurer quelque chose tout en riant des yeux.

— Je n’irai pas, c’est dit ! — prononça tout à coup à voix haute Marianka, en s’écartant de lui…

— Vraiment… qu’ai-je encore à te dire, au nom de Dieu ! Viens, Marianka, — murmura-t-il.

Marianka secouait négativement la tête, mais souriait.

— Marianka ! eh, Marianka ! Maman t’appelle pour souper ! — cria le petit frère de la jeune fille en courant vers le groupe.

— J’y vais tout de suite, — répondit-elle — retourne seul, mon chéri, j’irai tout de suite.

Loukachka se leva et souleva son bonnet.

— Je vois qu’il me faut aussi aller à la maison, ce sera mieux, — fit-il, feignant la négligence, mais retenant un sourire. Et il disparut au coin de la maison.

La nuit s’étendait sur la stanitza. Des étoiles brillantes se montraient sur la voûte sombre. Les rues étaient noires et désertes. Nazarka resta sur le banc de terre, avec les jeunes filles dont on entendait les rires. Loukachka s’éloignait des jeunes filles à pas lents, comme un chat, et tout à coup, sans bruit, en retenant son poignard qui se balançait, il s’inclina et courut, non vers sa maison, mais dans la direction de celle du khorounjï. Ayant parcouru deux rues, et tourné dans la petite ruelle, il souleva son manteau, s’assit à terre, dans l’ombre de l’enclos. « Voilà, cette fille du khorounjï ne veut même pas plaisanter, diable ! » — se dit-il en pensant à Marianka. « Attends un peu ! »

Il fut distrait par les pas d’une femme qui s’approchait.

Il se mit à écouter et rit en lui-même. Marianka, la tête baissée, à pas rapides et réguliers, en frappant d’une gaule la clôture, marchait droit vers lui. Loukachka se souleva. Marianka trembla et s’arrêta.

— C’est toi, maudit diable ! Tu m’as effrayée ! Et voilà, il n’est pas allé à la maison — dit-elle ; et elle éclata de rire.

Loukachka, d’une main étreignit la jeune fille et de l’autre lui prit le visage.

— Que voulais-je te dire ?… Je te jure !… — Sa voix tremblait et se coupait.

— Voilà quelle conversation il a trouvé la nuit ! — répondit Marianka. — Ma mère m’attend, et toi, va chez ta belle.

Et en se débarrassant de sa main, elle fit en courant quelques pas. Arrivée à l’enclos de sa cour, elle s’arrêta et se tourna vers le Cosaque qui courait près d’elle en continuant à la supplier de rester une heure.

— Eh bien ! que voulais-tu dire, noctambule ? — Et elle rit de nouveau.

— Ne ris pas de moi, Marianka ! Je te le jure ! Qu’importe si j’ai une belle ? Qu’elle aille au diable ! Dis un mot seulement, je t’aimerai tant, je ferai ce que tu voudras. Voilà ! (il fit sonner l’argent qu’il avait dans sa poche). Maintenant nous pourrons vivre. Les autres s’amusent et moi, quoi ! Je n’ai de toi aucune joie, Marianka !

La fille ne répondit rien, elle était debout devant lui, et d’un mouvement rapide des doigts, brisait sa gaule en petits morceaux.

Loukachka, tout à coup, serra les poings et les dents.

— Eh quoi ? Toujours attendre, attendre ! Est-ce que je ne t’aime pas, ma chérie ! Fais de moi tout ce que tu voudras — dit-il en fronçant méchamment les sourcils. — Il lui prit les deux mains.

Sans aucun changement dans l’expression tranquille du visage et de la voix, Marianka, sans retirer ses mains et sans s’éloigner du Cosaque, répondit :

— Ne bavarde pas, Loukachka, mais écoute mes paroles : bien que je sois fille, c’est connu, tu entends, ce n’est pas ma volonté, et si tu m’aimes, voici ce que je te dirai : laisse mes mains, je te dirai moi-même, que je t’épouserai, mais qu’avant tu n’auras de moi aucune faveur.

— Quoi, tu m’épouserais ? Le mariage n’est pas en notre pouvoir. Tu m’aimes de toi-même, Marianka — dit Loukachka en souriant et la regardant très près dans les yeux et devenant soudain doux, soumis et tendre.

Marianka se serra contre lui et le baisa fortement aux lèvres.

— Petit frère ! — chuchota-t-elle, en le serrant contre elle. Puis s’arrachant subitement, elle s’enfuit et, sans tourner la tête, franchit la porte de sa maison.

Malgré les supplications du Cosaque, d’attendre encore un moment et d’écouter ce qu’il voulait dire, Marianka ne s’arrêta pas.

— Va ! on nous verrait, — prononça-t-elle. — Voilà, on dirait que ce diable, notre locataire, marche dans la cour.

« Ah ! la fille du khorounjï ! » pensa Loukachka. « Elle se mariera ! Le mariage, mais tu dois m’aimer. »

Il rejoignit Nazarka chez Iamka. Après avoir fêté avec lui, il se rendit chez Douniachka, et malgré son infidélité, coucha chez elle.

  1. « Prier, » en langage cosaque, signifie boire au succès de quelqu’un, lui souhaiter le bonheur, et en général boire beaucoup de vin. (Note de l’Auteur.)