Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 20

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 152-159).
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XX


Le lendemain, Olénine, sans le vieillard, partit seul pour l’endroit où, avec le vieux, il avait effrayé un cerf. Au lieu de sortir par la porte cochère, il grimpa, comme tous le faisaient dans la stanitza, par la haie épineuse, et il n’avait pas encore réussi à défaire les épines qui s’étaient accrochées à son habit, que son chien, qui courait en avant, fit lever deux faisans. Aussitôt entré dans le buisson d’épines, à chaque pas se levèrent des faisans. (Le vieux ne lui avait pas montré la veille cet endroit qu’il réservait pour la chasse au piège.) Olénine tua cinq faisans en douze coups, et à les poursuivre à travers les épines, il se fatiguait tant, que la sueur coulait sur son corps. Il appela le chien, baissa la gâchette, serra les balles, et, en se défendant des mouches par les manches de son caftan, doucement, il se dirigea vers le même endroit que la veille. Cependant, il ne pouvait retenir les chiens qui, à chaque pas, trouvaient des traces, et il tira encore une paire de faisans, si bien, que perdant ainsi son temps, il était déjà près de midi quand il reconnut l’endroit où il était venu la veille.

Le jour était tout à fait clair, calme et chaud ; la fraîcheur matinale, même dans la forêt, avait disparu, et des myriades de moucherons enveloppaient littéralement son visage, son dos et ses mains. Le chien noir était devenu gris ; tout son dos était couvert de moucherons. Les vêtements, à travers lesquels ils piquaient, étaient aussi tout à fait gris. Olénine était déjà prêt à s’enfuir loin des moucherons, déjà il lui semblait impossible de vivre dans la stanitza durant l’été, déjà il voulait aller à la maison, mais en songeant que, cependant, des hommes y vivaient, il résolut de tout supporter et de se laisser piquer. Et, chose étrange, vers midi, cette sensation lui devint même agréable. Il lui semblait même que, sans cette atmosphère de moucherons qui l’enveloppait de toutes parts, sans cette pâte de moucherons qui s’écrasaient sous la main sur le visage en sueur, et sans cette démangeaison par tout le corps, la forêt perdrait pour lui son caractère et son charme. Ces myriades d’insectes allaient si bien à cette végétation sauvage et puissante, à cette multitude de bêtes et d’oiseaux qui emplissaient la forêt, à cette verdure sombre, à cet air parfumé et chaud, à ces petits fossés d’eau trouble qui surgissaient partout du Terek et clapotaient quelque part sous le feuillage, qu’il trouvait maintenant agréable, ce qui, auparavant, lui semblait terrible et insupportable. Arrivé à l’endroit où, la veille, il avait trouvé la bête, et, n’y rencontrant rien, il voulut se reposer. Le soleil était droit au-dessus de la forêt, et lui chauffait le dos et la tête dès qu’il sortait dans la clairière ou sur la route. Sept lourds faisans lui tiraient les reins jusqu’à le faire souffrir, Il découvrit les traces du cerf d’hier, il s’installa sous un buisson de la forêt au même endroit où, la veille, le cerf s’était couché et s’allongeait près de son gîte.

Il regarda autour de lui la verdure sombre, l’endroit couvert de sueur, de fumier de la veille, la trace des genoux du cerf, une motte de terre noire déplacée par le cerf en fuite et l’empreinte de ses propres pas. Il avait frais, se sentait à l’aise, il ne pensait à rien, ne disait rien. Mais, tout à coup, il fut envahi sans cause par un tel sentiment de bonheur et d’amour universel que, par une habitude d’enfance, il se signa et se mit à remercier quelqu’un. Tout à coup, avec une clarté extraordinaire, lui venait en tête ceci : « Moi, Dmitrï Olénine, un être si différent de tout, maintenant, je suis étendu, seul, Dieu sait où, dans cet endroit qu’habite un beau vieux cerf qui, peut-être jamais, n’a vu un homme. Je suis dans un endroit où jamais personne ne s’est assis et n’a pensé comme moi. »

« Je suis assis ; autour de moi il y a des arbres jeunes et vieux, et l’un d’eux est entouré de pampres sauvages ; autour de moi s’agitent des faisans qui se pourchassent, sentant peut-être leurs frères tués ». Il touchait ses faisans, les examinait, et essuyait à son caftan sa main couverte de sang encore chaud.

« Les chacals sentent peut-être, et avec des faciès mécontents, passent de l’autre côté. Près de moi, volant parmi les feuilles qui leur semblent d’énormes îles, d’innombrables moucherons bourdonnent dans l’air : un, deux, trois, quatre, cent, mille, un million, et tous bourdonnent autour de moi, dans un but quelconque, et chacun est aussi particulier que moi, Dmitrï Olénine ». Et il se représente clairement ce que pensent les moucherons et pourquoi ils bourdonnent. « Par ici, ici, camarades ! Voilà qui l’on peut piquer», — bourdonnent-ils en l’entourant. Et il était clair pour lui, qu’il n’était nullement un gentilhomme russe, membre de la société de Moscou, ami et parent de tel et tel, mais tout simplement le moucheron, le faisan, le cerf, comme ceux qui vivaient maintenant autour de lui. « Comme eux et l’oncle Erochka, je vivrai, je mourrai. Et il dit vrai : l’herbe seulement poussera dessus. »

« Eh bien, que signifie : l’herbe poussera ? » pensa-t-il. « Il faut vivre quand même, il faut être heureux, car je ne désire qu’une chose, le bonheur. Qu’importe ce que je puisse être : le même animal sur lequel, comme sur tous, l’herbe poussera, et pas plus, ou un cadre dans lequel est placée une partie de la divinité ; il faut quand même vivre le mieux possible. Comment donc faut-il vivre pour être heureux et pourquoi ne l’étais-je pas auparavant ? » Et il commença à se rappeler sa vie passée et il se faisait horreur. Il se trouvait lui-même égoïste, exigeant, tandis qu’en réalité rien ne lui était nécessaire. Et toujours il regardait autour de lui la verdure transparente, le soleil couchant, le ciel clair, et il se sentait heureux comme auparavant. « Pourquoi suis-je heureux, et pourquoi vivais-je auparavant ! » pensa-t-il. « Comment ai-je été exigeant pour moi et n’ai-je rien fait pour moi sauf honte et douleur ? Et voilà, pour être heureux, il ne me faut rien ! » Et, tout à coup, devant lui, brille une lumière nouvelle. « Le bonheur, le voilà, — se dit-il, — c’est de vivre pour les autres. C’est clair. En l’homme se trouve le besoin du bonheur, donc il est légitime. En le satisfaisant d’une façon égoïste, c’est-à-dire en cherchant pour soi richesse, gloire, commodité de la vie, amour, il peut arriver que les circonstances surgiront telles qu’il sera impossible de satisfaire à tous ses désirs. Alors ces désirs sont illégitimes, mais le besoin du bonheur, lui, n’est pas illégitime. Quels sont donc les désirs qui peuvent toujours être satisfaits malgré les conditions extérieures ? Lesquels ? L’amour, le sacrifice de soi-même ! Il devint si joyeux et si ému en découvrant ce qui lui semblait une vérité nouvelle, qu’il bondit, et, impatient, se mit à chercher pour qui il pourrait se sacrifier au plus vite, à qui faire le bien, qui aimer ? « Pour soi-même, il ne faut rien, alors pourquoi ne pas vivre pour les autres », pensait-il encore.

Il prit son fusil, et, avec l’intention de rentrer au plus vite à la maison afin de réfléchir à tout cela et de trouver l’occasion de faire le bien, il sortit de l’épaisseur de la forêt. Quand il fut sur la clairière, il se retourna : derrière le sommet des arbres, déjà l’on n’apercevait plus le soleil, l’air devenait plus frais et le paysage lui semblait tout à fait inconnu et tout différent de celui qui entourait la stanitza. Tout se changeait d’un coup, et le temps et le caractère de la forêt. Le ciel se couvrait de nuages, le vent bruissait dans les arbres, autour on ne voyait que des roseaux et le bois pourri, brisé. Il appela son chien qui s’éloignait de lui à la poursuite de quelque animal, et sa voix lui répondit comme dans un désert ; soudain il se sentit terriblement angoissé. Il se prit à avoir peur. Il songeait aux Abreks, aux meurtres qu’on lui avait racontés, et il attendait… Voilà ! de chaque buisson surgira un Tchetchenze, et il devra défendre sa vie et mourir ou trembler. Il pensait à Dieu, à la vie future, comme il ne l’avait pas fait de longtemps. Et autour de lui, c’était la même nature sombre, sévère, sauvage. « Vaut-il de vivre pour soi, — disait-il, — quand on meurt ainsi, sans faire rien de bon, si bien que personne ne s’en aperçoit ? » Il montait dans la direction où, croyait-il, se trouvait la stanitza. Il ne pensait déjà plus à la chasse. Il sentait la fatigue meurtrière, et surtout attentivement, presqu’avec horreur, il observait chaque buisson, chaque arbre, attendant à chaque moment la fin de sa vie. Après avoir erré assez longtemps, il se trouva le long d’un fossé dans lequel coulait l’eau froide du Terek, et pour ne plus errer, il résolut de suivre ce fossé. Il allait, ne sachant lui-même où ce chemin le mènerait. Tout à coup, derrière lui, craquèrent les roseaux. Il tressaillit et saisit son fusil. Il eut honte. Le chien, en respirant lourdement, se jeta dans l’eau froide du fossé et commença à barboter.

Il but avec lui et marcha dans la direction où coulait le fossé, en supposant qu’elle le mènerait à la stanitza. Mais malgré la compagnie du chien, autour de lui, tout lui semblait encore plus triste. La forêt s’assombrissait, le vent soufflait de plus en plus fort dans les sommets des vieux arbres crevassés. Quelques grands oiseaux, en poussant des cris, volaient autour de leurs nids construits sur ces arbres. La végétation devenait plus pauvre, plus fréquents devenaient les roseaux bruissants, et les clairières nues, sablées, creusées par les traces des bêtes. Au bruit du vent s’ajouta encore un houlement triste, monotone. En général, son âme était prise de torpeur. Il tâta les faisans qui étaient derrière lui, un manquait. Le faisan était tombé et perdu, seule sa petite tête ensanglantée restait attachée à la ceinture. Saisi d’effroi comme jamais, il se mit à prier Dieu et ne craignait qu’une seule chose : mourir sans avoir fait rien de bon. Et il voulait tant vivre, vivre pour faire acte de sacrifice !