Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 27

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 208-213).
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XXVII


Avant les vendanges, Loukachka vint à cheval trouver Olénine. Il avait l’air encore plus brave qu’à l’ordinaire.

— Eh bien, tu te maries ? — demanda Olénine en le rencontrant gaîment.

Loukachka ne répondit pas directement.

— Voilà, de l’autre côté de l’eau, j’ai échangé votre cheval. Voilà un cheval ! Un vrai cheval de Kabardine, marque de Lov[1]. Je suis un grand connaisseur.

Ils examinèrent le nouveau cheval, l’essayèrent dans la cour. Le cheval était en effet très beau : un hongre de race, bai, large et long, avec un pelage lustré, une queue épaisse, et la crinière soyeuse, fine. Il était si bien nourri que sur son dos, selon l’expression de Loukachka, il n’y avait rien à faire qu’à dormir. Les sabots, les yeux, les dents, tout était élégant, parfait comme on ne le rencontre qu’aux chevaux pur-sang. Olénine ne pouvait se lasser de l’admirer. Il n’avait pas encore rencontré au Caucase un si beau cheval.

— Et comme il marche ! — dit Loukachka en le tapant sur le cou. — Quel trot ! Comme il est intelligent ! Il va partout derrière son maître.

— As-tu beaucoup ajouté ? — demanda Olénine.

— Je n’ai pas compté, — répondit en souriant Loukachka. — C’est un kounak qui me l’a donné.

— C’est un merveilleux cheval ! Combien prendrais-tu pour lui ? — demanda Olénine.

— On m’a proposé cent cinquante pièces, mais à vous je le donnerai pour rien, — fit Loukachka gaîment. — Dites un mot, et je vous le donnerai. J’ôterai la selle et prenez-le ; pour moi, pour servir, n’importe lequel suffit.

— Oh ! non, je ne voudrais pas.

— Eh bien, alors, je vous ai apporté un poignard. Loukachka, ôtant sa ceinture, prit l’un des deux poignards qui y étaient suspendus.

— Je l’ai pris au delà du fleuve.

— Eh bien, merci.

— Ma mère m’a promis de vous apporter elle-même du raisin.

— Ce n’est pas nécessaire, nous ferons encore nos comptes. Je ne te donnerai pas d’argent pour le poignard.

— Mais, sans doute, c’est impossible ! Nous sommes des kounak ! Au delà du fleuve, Guireï-Khan m’a emmené chez lui et m’a dit : « Choisis ce que tu veux ». J’ai pris ce sabre ; c’est chez nous l’habitude.

Ils entrèrent dans la cabane et burent du vin.

— Eh bien, quoi, tu resteras ici ? — demanda Olénine.

— Non, je suis venu dire adieu. Maintenant on m’envoie au cordon, dans une centaine au delà du Terek. Je pars aujourd’hui même avec mon camarade Nazar.

— Et quand donc sera le mariage ?

— Voilà, je viendrai bientôt pour les fiançailles, et de nouveau, je partirai au service, — répondit de mauvaise grâce Loukachka.

— Comment cela ? Alors tu ne verras pas ta fiancée ?

— Mais c’est comme ça ! Que voir ? Quand vous serez en expédition, vous demanderez chez nous, dans la centaine, Loukachka Chirokï. Il y a là-bas une masse de sangliers ! J’en ai tué deux. Je vous guiderai.

— Eh bien, adieu ! Que le Christ t’accompagne !

Loukachka monta à cheval, et, sans aller voir Marianka, sortit en caracolant dans la rue où déjà l’attendait Nazarka.

— Eh bien ! N’irons-nous pas ? — demanda Nazarka en clignant les yeux du côté de la demeure de Iamka.

— Tiens, — dit Loukachka, — prends le cheval et amène-le chez elle. Si je ne viens pas bientôt, tu donneras le foin au cheval. Le matin, de toute façon, je serai à la centaine.

— Et le junker ne t’a pas donné encore autre chose ?

— Non ! je suis content de m’être débarrassé de lui avec le poignard, autrement il m’aurait demandé le cheval, — dit Loukachka en descendant de cheval et le donnant à Nazarka.

Sous la fenêtre même d’Olénine, il se glissa dans la cour, s’approcha de la fenêtre de la cabane des propriétaires. Il faisait déjà tout à fait sombre. Marianka, en chemise, peignait sa tresse et se préparait à se coucher.

— C’est moi, — chuchota le Cosaque.

Le visage de Marianka était sévère, indifférent, mais il s’anima aussitôt qu’elle entendit son nom. Elle ouvrit sa fenêtre, et, joyeuse et effrayée, s’y montra.

— Quoi ! Qu’y a-t-il ? — demanda-t-elle.

— Ouvre la fenêtre. Laisse-moi entrer pour un moment, — dit Loukachka. — Ah ! comme je m’ennuie, c’est terrible !

Par la fenêtre il prit sa tête et l’embrassa.

— Vraiment, laisse-moi.

— Quelle sottise dis-tu. Je te dis que je ne te laisserai pas entrer. Tu es venu pour longtemps ?

Il ne répondait pas, mais continuait à l’embrasser.

Elle ne parlait plus.

— Voilà, par la fenêtre, tu ne peux même pas bien m’embrasser, — dit Loukachka.

— Marianouchka, — se fit entendre la voix de la vieille. — Avec qui es-tu ?

Loukachka enleva son bonnet pour ne pas être remarqué et s’accroupit au-dessous de la fenêtre.

— Va-t’en plus vite, — chuchota Marianka.

— Loukachka est venu, — répondit-elle à sa mère. Il demande le père.

— Eh bien ! Envoie-le ici.

— Il est déjà parti, il a dit qu’il n’avait pas le temps.

En effet, Loukachka, à pas rapides, en se courbant, s’éloignait de la cour et se dirigeait vers chez Iamka. Olénine seul le vit. Après avoir bu deux coupes de vin, Loukachka et Nazarka quittèrent la stanitza. La nuit était chaude, sombre et douce.

Ils marchaient en silence. On n’entendait que le pas des chevaux.

Loukachka entonna la chanson du Cosaque Mingal, mais sans finir le premier couplet il s’interrompit et dit à Nazarka :

— Elle ne m’a pas même laissé entrer.

— Oh ! — répondit Nazarka, — je m’en doutais. Tu sais, Iamka m’a dit que le junker va souvent chez eux. L’oncle Erochka s’est vanté d’avoir reçu du junker une carabine contre Marianka.

— Il ment, le diable ! — fit avec colère Loukachka. — Ce n’est pas une fille pareille. Mais quand même je lui frotterai les côtes au vieux diable !

Et il reprit sa chanson favorite :

« Du village d’Ismaïlov,
» Du jardin favori du maître,
» S’est envolé le beau faucon.
» Après lui, vite, courut un jeune chasseur.
» Il invitait le beau faucon à venir sur sa main
droite.
» Le faucon lui répondit :
» Tu ne sus pas me retenir dans la cage dorée.
» Tu n’as pu me tenir sur ta droite.
» Maintenant je m’envolerai par-dessus la mer bleue.
» Je tuerai pour moi le cygne blanc.
» Je me régalerai de la chair douce du cygne. »

  1. La marque des chevaux de Lov est très estimée au Caucase, car c’est l’un des meilleurs haras du pays. — N. A.